LES ESPAGNOLS
DANS LA GRANDE ARMÉE
N i l ' a r m é e e u r o p é e n n e n i le dessein d'un « bloc occidental » ne sont des n o u v e a u t é s . . . I l y a cent quarante-deux ans, dans l'été de 1812, N a p o l é o n entrait en Russie à l a t ê t e de sept cent mille hommes, groupés sous vingt-deux drapeaux différents, et é t r o i t e m e n t
« intégrés » à l'échelon de l a division. Dans cet é n o r m e rassem- blement de troupes, le plus puissant qu'on e û t encore connu, seuls les r é g i m e n t s conservent leur i d e n t i t é nationale. L'amalgame des u n i t é s et des chefs commence à l a brigade et au-dessus.
Sur plus d'une soixantaine de g é n é r a u x commandant des d i v i - sions d'infanterie et de cavalerie, vingt-sept sont é t r a n g e r s , savoir : quinze Allemands (dont deux Prussiens), cinq Polonais, quatre Autrichiens, trois Italiens. Ils sont pour l a plupart à l a t ê t e d ' u n i t é s de leurs pays respectifs, mais quatre d'entre eux : un Polonais, un Westphalien, un Italien et un Wurtembergeois ont sous leurs ordres des divisions mixtes, où figurent m ê m e des r é g i m e n t s français.
Quant aux trente ou trente-cinq divisionnaires français, ils com- mandent, pour leur part, soit des troupes purement nationales, soit des divisions mixtes où l ' é l é m e n t français domine. A l'échelon du corps d ' a r m é e , les chefs é t r a n g e r s se font plus rares. Sur les quinze corps o ù s'encadrent ces divisions, treize sont confiés à un m a r é c h a l ou à un général français. Deux sont, l ' u n polonais : le corps Poniatowski, dont les troupes françaises forment un tiers, l'autre, le corps Schwarzenberg, exclusivement autrichien.
Cette formidable machine de guerre fonctionne sous les seuls ordres de l'Empereur, dont l ' é t a t - m a j o r comprend quelques élé- ments é t r a n g e r s , à l a v é r i t é peu nombreux.
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P a r m i les divisionnaires ou les brigadiers é t r a n g e r s , on compte de nombreux officiers qui, lors des campagnes p r é c é d e n t e s , ont combattu dans les rangs ennemis : les Prussiens Y o r k et Grawert, le Badois Hochberg, le Bavarois Deroy, les princes de Hesse et de W r è d e . Certains savent à peine le français, et tout un service d ' i n t e r p r é t a r i a t est nécessaire.
L'armement, le recrutement, l'instruction, le ravitaillement ont été, dans toute l a mesure possible, unifiés et organisés par l ' é t a t - major i m p é r i a l . Les troupes françaises forment, à peu près, le tiers des effectifs à pied et de l'artillerie, et l a moitié de l a cavalerie.
Or, dans cette a r m é e cosmopolite, et bien que le roi d'Espagne fût alors un prince français, les Espagnols ne sont r e p r é s e n t é s que par un unique r é g i m e n t , à gros effectif, ainsi r é p a r t i : un bataillon dans une des divisions mixtes de l a Garde, laquelle, sous les ordres directs de l'Empereur, comprend vingt r é g i m e n t s français et quatorze é t r a n g e r s , savoir cinq polonais, quatre italiens, deux hessois, un suisse, un portugais, un hollandais, plus le bataillon en question. U n second bataillon fait partie d u corps D a v o u t , dans une division en m a j o r i t é française, c o m m a n d é e par F r i a n t , où figurent é g a l e m e n t des Mecklembourgeois. Les trois autres appartiennent au corps d u prince E u g è n e de Beauharnais et sont mêlés à des r é g i m e n t s français et italiens.
Mais ces quatre ou cinq mille soldats et leurs cent officiers ne sont, à l a v é r i t é , que le résidu, d e m e u r é fidèle, de toute une division espagnole d'environ quatorze mille hommes, qui a fait partie de l a Grande A r m é e en 1807 et 1808, q u i s'y est fort brave- ment c o m p o r t é e , et qui a fini par rentrer en Espagne dans les conditions honorables que nous allons relater.
Car ce que N a p o l é o n réalisait en 1812 sur une t r è s vaste échelle, et suivant un p l a n s y s t é m a t i q u e et minutieusement m û r i , i l l ' a v a i t d é j à é b a u c h é en 1806, au lendemain de l a campagne de Prusse.
L ' i d é e d'une « fédération des E t a t s d'Europe » — c'est le terme textuel dont i l se servira lors de son abdication et, plus tard, dans le Mémorial — l u i é t a i t venue à l'esprit sitôt que les succès é c l a t a n t s
fixés par l a paix de Presbourg l u i avaient fait entrevoir l a nécessité d'assurer, u n jour ou l'autre, l a défense de « l'Occident contre l'Orient » — autre expression que l'on retrouve dans sa bouche à diverses reprises, et notamment à l a veille des préliminaires d'Amiens.
E n réalité, le blocus continental et l a lutte contre l'Angleterre ont é t é imposés à N a p o l é o n par l'hostilité tenace d u cabinet de Saint-James, tandis que l a notion d'un i n é v i t a b l e conflit avec l a Russie correspondait, chez l u i , à une vue d'avenir et singulière- ment p r o p h é t i q u e . P o u r y parvenir sans trop ouvrir son jeu, l'Empereur a c o m m e n c é par incorporer à l a Grande A r m é e , au fur et à mesure de ses annexions d u d é b u t , des r é g i m e n t s et des u n i t é s westphaliennes, hollandaises et p i é m o n t a i s e s , et c'est en sep- tembre 1806 q u ' i l s'avise de jeter ses regards sur l'Espagne.
A cette é p o q u e , i l n'est pas encore question de toucher à son i n d é p e n d a n c e . Mais, en v e r t u d u t r a i t é de Saint-Ildefonse (1796), qui n ' é t a i t l u i - m ê m e qu'une survie de l'ancien pacte de famille conclu sous Louis X V , l a monarchie espagnole est l'alliée de l a R é p u b l i q u e et l u i doit, en cas de guerre commune, 24.000 soldats et 25 vaisseaux. Des vaisseaux, i l ne peut plus ê t r e question : Trafalgar en a eu raison en m ê m e temps que des n ô t r e s . Mais les troupes de terre, à peine é p r o u v é e s par une petite guerre contre le P o r t u g a l , en 1801, sont solides, convenablement a r m é e s , pourvues de bons cadres, avec une haute tradition militaire et un renom de vaillance établi.
P a r son ambassadeur F r a n ç o i s de Beauharnais, l'Empereur r é c l a m e de Charles I V , sur les 24.000 hommes d u t r a i t é , deux contingents : un de 9.000 hommes, à envoyer d'Espagne m ê m e , un autre de 5.000 à prendre en Toscane, où ils forment l a minuscule a r m é e de l'infante Marie-Louise, que N a p o l é o n a faite reine d ' E t r u r i e , mais dont le royaume vient d ' ê t r e a n n e x é à l a France.
Godoy, alors tout puissant à l a Cour, mais g a g n é à l a cause française, organise l u i - m ê m e ce corps e x p é d i t i o n n a i r e , q u ' i l confie à un officier de ses amis, le lieutenant g é n é r a l D o n Pedro Caro y Sureda, marquis de l a Romana, âgé de quarante-cinq ans et fort populaire dans l ' a r m é e royale.
C'est un fort b r i l l a n t soldat que ce marquis de l a R o m a n a , dont Vicente Lopez a fixé les traits dans u n tableau qu'on voit au Musée romantique de M a d r i d : des yeux noirs t r è s vifs, une figure maigre e n c a d r é e de sombres favoris et c o u p é e d'une mous-
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tache épaisse, le cheveu rare et flottant au vent... Comme beaucoup de jeunes nobles espagnols alors a t t i r é s par le rayonnement intel- lectuel de l a France, i l a fait ses p r e m i è r e s é t u d e s a u fameux collège des B é n é d i c t i n s de Sorèze, près de Castres, devenu école royale militaire, et dont i l a p o r t é l'uniforme bleu à parements pourpres et à boutons blancs. A p r è s avoir servi quelque temps dans l a marine, i l prend une compagnie d'infanterie et se distingue dans l a guerre de Catalogne contre l a Convention. A u lendemain de l a paix de B â l e , i l visite longuement Paris, B e r l i n , M i l a n , R o m e , A m s t e r d a m , s'y intéresse aux arts, aux sciences, à l a musique.
N u l n'est mieux désigné que l u i pour commander une division dans l'embryon de cette a r m é e e u r o p é e n n e à laquelle s'attache déjà le génie d u vainqueur d'Austerlitz et d ' I é n a .
N a p o l é o n l u i aurait p e u t - ê t r e préféré C a s t a ñ o s , le futur v a i n - queur de B a y l e n , ou O ' F a r r i l l , qui sera, l ' a n n é e suivante, ministre de l a Guerre du roi Joseph. L ' u n et l'autre, moins jeunes que L a R o m a n a , sont mieux confirmés comme chefs. Mais i l s'en est tenu finalement à celui-ci, à cause de sa parfaite connaissance d u français.
* *
L a division espagnole, dès mars 1807, quelques jours a p r è s l a bataille d ' E y l a u , se trouve r e g r o u p é e à Hanovre, sous les ordres s u p é r i e u r s de Bernadotte, q u i y commande le 1e r corps de l a Grande A r m é e . C'est une fort belle troupe et qui a fait impression sur le g é n é r a l Molitor, c h a r g é de l'inspecter. I l parle, dans son rapport à l'Empereur, au milieu de grands éloges, de « l'esprit d'honneur qui anime cette u n i t é ». E l l e comprend quatre r é g i m e n t s de ligne : Princesse, Asturies, Zamorre et Guadalajara ; deux bataillons de chasseurs catalans ; trois r é g i m e n t s de cavalerie lourde : R o i , Infant et Algarve ; deux de dragons : A l m a n z a et V i l l a v i c i o s a ; et enfin 500 artilleurs, avec 30 pièces de canon, et une compagnie de sapeurs.
Signe assez curieux de cette é t r a n g e é p o q u e : le colonel d u r é g i m e n t d'Algarve est un ancien émigré nîmois, royaliste fervent, n o m m é Lacoste.
Les uniformes espagnols sont clairs et brillants et tranchent sur l a t o n a l i t é sombre des uniformes français. Les fantassins de ligne sont v ê t u s de blanc, avec des parements vert clair, rouges,
violet ou orange, suivant les r é g i m e n t s , et coiffés d'un shako, pour les fusiliers, d'un bonnet à poil pour les grenadiers. Les chas- seurs ont un dolman é m e r a u d e à tresses jaunes et un petit casque de cuir à chenille. Les cavaliers portent l'habit bleu turquoise, l a culotte grise et un grand bicorne g a l o n n é d'argent ; les dragons lihabit vert foncé à tresses blanches, l a culotte à l a hongroise et un shako à plumes vertes. Les artilleurs, enfin, sont en bleu franc, avec un collet é c a r l a t e , et les sapeurs en bleu clair avec un collet noir.
E n m a i 1807, l a division espagnole est a c h e m i n é e sur H a m - bourg, et Bernadotte ne tarde pas à l'employer contre les Suédois, qui se sont r e t r a n c h é s dans Stralsund, en P o m é r a n i e . E l l e s'y distingue par l a plus grande bravoure : dix-neuf de ses officiers sont cités à l'ordre de l ' a r m é e et r e ç o i v e n t l a Légion d'honneur.
L e second de L a R o m a n a , le g é n é r a l D o n J u a n de K i n d e l a n , irlandais d'origine, élevé l u i aussi au collège français de Sorèze, a combattu sabre au poing, ayant à ses côtés son jeune fils José, âgé de dix-huit ans.
A p r è s avoir subi de lourdes pertes dans d'autres affaires, et fort é p r o u v é par un hiver vigoureux, le petit corps espagnol est r a m e n é à H a m b o u r g , d ' o ù on le dirigera ensuite (mars 1808) sur diverses garnisons de France et d u J u t l a n d . L a R o m a n a se fixe à Nyborg.« C ' é t a i e n t de beaux et bons soldats, dit Thiers dans son Histoire de VEmpire, au teint b r u n et aux membres secs... Vifs, a n i m é s , bruyants, ne sachant que l'espagnol, ils v i v a i e n t exclusi- vement entre eux, se d é l a s s a n t , a p r è s le combat, en jouant de l a guitare, et s t u p é f i a n t par leur g a i e t é les graves habitants de Hambourg. »
Les Danois, à leur tour, se prendront de sympathie pour ces m é r i d i o n a u x si différents d'eux. « B i e n pris dans leur taille, écrit l'historien K o r n e r u p , avec une mine hautaine, des y e u x noirs et brillants, des dents t r è s blanches, ils fumaient des cigares, aimaient les enfants et ne manquaient pas d'assister à leur messe quotidienne, célébrée en plein air. »
U n officier danois, le capitaine Frisenberg, r e n c h é r i t encore.
« Ces Espagnols, note-t-il dans ses M é m o i r e s , sont pieux, courageux et o b é i s s a n t s , et i l faut les compter parmi les meilleurs soldats du monde. Ils le prouvent chaque fois qu'ils sont bien c o m m a n d é s . . . C'est une chose solennelle et imposante de voir et d'entendre lenr.
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prière en commun, quand ils se réunissent, le soir, sur le m a r c h é d'Aalborg. »
Quelques mois après, voici que les guitares se taisent brus*- quement... A u d é b u t de j u i n 1808, les Espagnols ont appris, coup sur coup, l ' é m e u t e d'Aranjuez, l'afTaire de Bayonne, l'abdication de Charles I V , l'occupation sanglante de M a d r i d par M u r â t , l a proclamation de Joseph Ie r.
U n drame de conscience v a commencer pour L a R o m a n a , que l'Empereur, moins par gratitude que par calcul, vient de nommer commandeur de l a Légion d'honneur. Quitter l a Grande A r m é e , c'est manquer à sa parole de soldat ; continuer à l a suivre, c'est trahir sa patrie insurgée. L a troupe, elle, a choisi... Des d é s e r t i o n s se produisent, les murs se couvrent d'inscriptions injurieuses, des rixes à coup de couteau é c l a t e n t dans les tavernes. « Les Espagnols jurent comme des enragés, dit un rapport militaire à l'Empereur.
Ils sont furieux de ce qui se passe là-bas et sont p r ê t s à toutes les diableries. »
L a situation est d'autant plus p r é o c c u p a n t e que les vaisseaux anglais croisent dans le Kattegat et que l'amiral Keats, qui les commande, est e n t r é en relations avec L a Romana par l'entremise d'un p r ê t r e catholique gallois, James Robertson, qui s'est fait déposer sur une plage d u G r a n d Belt.
Sur l'entrefaite, et pour triompher des h é s i t a t i o n s de L a R o m a n a , un émissaire secret de l a d é p u t a t i o n des Asturies, t r a n s p o r t é sur une frégate anglaise, le capitaine de vaisseau D o n R a f a ë l Lobo, parvient au quartier général de L a R o m a n a et l'exhorte à ramener sa division en Espagne pour y combattre l'envahisseur français.
Des tiraillements sérieux commencent. Les r é g i m e n t s Guadala- jara et Asturies, conduits par leurs officiers, ont q u i t t é leurs cantonnements de l'intérieur pour avancer vers le littoral. Ils trouvent l a route b a r r é e . Bernadotte, n'osant pas sévir plus dure- ment, condamne ces r é g i m e n t s à porter un brassard noir et un crêpe à leurs fanions...
Les cavaliers d'Algarve sont allés plus loin. Lacoste a v o u l u les embarquer s e c r è t e m e n t , mais l a garnison franco-danoise est intervenue et les en a e m p ê c h é s . L e pauvre Lacoste, p l u t ô t que
de faire tirer sur les F r a n ç a i s , se suicide d'un coup de pistolet en criant à ses hommes : « Je vous ai t r o m p é s : je me fais justice 1 »
A peu de temps de là, L a Romana, d é b o r d é , livre aux Anglais la place de N y b o r g , o ù i l s'est enfermé avec 3.000 hommes. D'autres u n i t é s espagnoles viennent l ' y rejoindre. A u p r i x de quelques escarmouches sanglantes, les troupes françaises les d é s a r m e n t , et L a R o m a n a est saisi et incarcéré.
C'est alors que N a p o l é o n , plus avisé que Bernadotte, et com- prenant q u ' i l est impossible de compter désormais sur le loyalisme d'une troupe q u i a les raisons les plus louables de l u i refuser son service, ordonne qu'on libère L a R o m a n a et qu'on laisse les E s p a - gnols se r é e m b a r q u e r . I l est entendu cependant que ceux d'entre eux q u i voudront épouser l a cause d u roi Joseph auront toute latitude de ne point suivre leurs camarades.
L e 23 a o û t 1808, L a R o m a n a et 7.000 hommes, soit l a m o i t i é de son effectif d'origine, s'embarquent à Langeland, sur des bateaux anglais, à destination de Santander. Compte tenu des pertes de guerre et des d é s e r t i o n s , i l ne reste plus de l a division L a R o m a n a , après ce d é p a r t massif, que 4.000 hommes, dont 120 officiers, lesquels demeureront volontairement dans les rangs de l a Grande A r m é e . P a r m i eux et à leur t ê t e , le propre commandant en second du contingent : le général Kindelan.
A v e c ces é l é m e n t s é p a r s , l ' E m p e r e u r forme un r é g i m e n t à cinq bataillons, le Royal-Napoléon, qui combattra sous le drapeau espagnol, et dont i l confie le commandement à K i n d e l a n , n o m m é à cette occasion par le roi Joseph lieutenant général au titre de l ' a r m é e royale. U n s é n a t u s - c o n s u l t e en date du 13 février 1809 crée cette nouvelle légion, dont l'uniforme est blanc à parements verts et à boutons jaunes, avec le shako noir à plumet rouge de l'infanterie i m p é r i a l e . Sa garnison et son d é p ô t sont fixés à A v i g n o n . J u s q u ' à l a fin de 1811, le Roy al-Napoléon est e n v o y é dans diffé- rentes places des Alpes, du Milanais et des Pays-Bas, et n'est e m p l o y é q u ' à des o p é r a t i o n s secondaires.
A u moment o ù se p r é p a r e l a campagne contre l a Russie, i l est dirigé sur U t r e c h t et i n t é g r é dans « l ' a r m é e e u r o p é e n n e » en formation. N a p o l é o n , qui le passe en revue, s'en déclare e n c h a n t é .
« Je vous donne, écrit-il à D a v o u t , de superbes bataillons espagnols, avec un excellent g é n é r a l . Les soldats sont t r è s bons. Ils sont engagés de leur v o l o n t é et voici plusieurs a n n é e s qu'ils sont sous
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les armes. Mettez-les dans l a division F r i a n t . Je suis s û r que vous en serez content. »
E t l a lettre entre ensuite dans tous les détails auxquels N a p o l é o n se m o n t r a i t si attentif : l a tenue, le logement, l a nourriture, l a c o m p t a b i l i t é , les a u m ô n i e r s , les malades, l'esprit de l a troupe...
Dès mars 1812, sitôt conclue l'alliance russo-suédoise, le Royal- Napoléon est engagé à fond contre les Suédois. L e 2e et le 3e bataillon s'emparent une autre fois de Stralsund, qui capitule. L e 1e r, le 4e et le 5e sont c o n c e n t r é s entre T i l s i t t et K o v n o .
K i n d e l a n a é t é n o m m é général de division au titre français et fait partie de l ' é t a t - m a j o r de l'Empereur. L e r é g i m e n t passe aux ordres de son second, le major von Tschudi, d'origine suisse.
Une t r è s belle page v a s'ouvrir pour l u i . . .
L e gros d u r é g i m e n t ayant passé le N i é m e n le 24 j u i n , avec tout le corps du prince E u g è n e , est lancé en avant-garde contre les Cosaques et les pourchasse au prix de grandes pertes et de fatigues é c r a s a n t e s . I l s'illustre à W i t e p s k , à Smolensk et, surtout, à L a M o s k o v a , l a plus m e u r t r i è r e des batailles de l ' E m p i r e , où, c h a r g é d'attaquer de front la redoute en flèche de B a g r a t i o n , i l d é g a g e et sauve le 3e de ligne français, a t t a q u é à l a lance par les cuirassiers russes de D o u k a . Dans cette seule affaire, i l a 350 t u é s et blessés, parmi lesquels D o n R a m o n Ducer, major du 2e bataillon.
L e 14 septembre, l a vaillante troupe bivouaque dans un faubourg de Moscou, mais pour recommencer a u s s i t ô t . L e 4 octobre sous Moscou, le 18 novembre à K r a s n o ë , elle perd 160 hommes et 14 offi- ciers. U n autre chef de bataillon, Doreille, d'origine p r o v e n ç a l e , est t u é les armes à l a m a i n .
A p r è s le passage de l a B é r é s i n a , i l ne reste plus debout d u b r i l l a n t Roy al-Napoléon que 28 officiers au lieu des 100 d u d é b u t , et 2.038 soldats au lieu de 4.000. N a p o l é o n ordonne de le r é d u i r e de cinq bataillons à deux... I l n'en demeure pas moins sur l a b r è c h e pendant toute la campagne de Saxe, et i l s'illustre encore à L ù t z e n , à B a u t z e n , à H a n a u , à L e i p z i g . H u i t officiers sont cités et décorés de l a L é g i o n d'honneur.
Mais, le 24 d é c e m b r e 1813, N a p o l é o n , ayant besoin d ' é q u i p e - ments et de fusils pour ses propres soldats, se r é s o u t à d é s a r m e r
les derniers corps é t r a n g e r s de l a Grande A r m é e et à en faire des u n i t é s de pionniers d e s t i n é s aux ouvrages de fortification. L e fier r é g i m e n t de K i n d e l a n le prend fort m a l . Les soldats espagnols refusent de troquer leurs fusils contre des pioches, et l'on se voit contraint de les garder encore quelque temps à l ' é t a t de troupe combattante, jusqu'au moment où Louis X V I I I les licenciera com- p l è t e m e n t et les autorisera à rentrer en Espagne. Mais l a plupart d'entre eux, par g o û t professionnel ou parce qu'ils se sentent compromis aux yeux d u roi F e r d i n a n d V I I , p r é f è r e n t se fixer en France et continuer à servir.
A u retour de l'île d ' E l b e , nouvelle reconstitution é p h é m è r e du r é g i m e n t espagnol sous le n o m de 6e Etranger, dont les 1.800 sur- vivants tiennent garnison à Tours. Puis, avec l a seconde Restau- ration, licenciement définitif, à l a suite de quoi 172 hommes seule- ment et 15 officiers s'en retournent en Espagne par l a frontière catalane.
E n ce t e m p s - l à , l a valeur militaire gardait toujours ses droits.
L e gouvernement de F e r d i n a n d V I I , si rancunier q u ' i l se fût m o n t r é par ailleurs, ne t i n t aucune rigueur à ces enfants prodigues d'avoir combattu sous un drapeau contre lequel, à l a m ê m e é p o q u e , s'était dressée leur propre patrie.
Quant aux autres, ils furent incorporés dans l ' a r m é e française, y compris les K i n d e l a n p è r e et fils, qui r e ç u r e n t , en 1816, des lettres de naturalisation. L e p è r e mourut en 1822. L e fils commanda successivement, comme colonel, le 4 8e, le 14° et le 4 0e de ligne, et fut fait, en 1827, chevalier de Saint-Louis et baron.
Dans l'intervalle, q u ' é t a i e n t devenus L a R o m a n a et ses 7.000 hommes ?
S i t ô t d é b a r q u é s à Santander a p r è s d i x - h u i t jours de navigation, ils avaient é t é versés dans le corps d ' a r m é e du général B l a k e , autre Irlandais au service de l'Espagne, qui allait se faire écraser par le m a r é c h a l V i c t o r à Espinosa, puis à Morvicdro. S é p a r é de ses r é g i m e n t s décimés, le brave L a R o m a n a participa à la retraite d é s a s t r e u s e de l ' a r m é e anglaise du général Moore, en 1809, fit ensuite sa jonction, sur le Tage, avec le général I l i l l , et mourut de maladie au P o r t u g a l en 1811.
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L ' a v e n t u r e du marquis de l a R o m a n a a inspiré à M é r i m é e , dans les d é b u t s de sa c a r r i è r e l i t t é r a i r e , une pièce m é d i o c r e en trois j o u r n é e s et douze tableaux, les Espagnols en Danemark, laquelle fait partie de ce t h é â t r e imaginaire de Clara Gazul dont i l se donne prudemment comme le modeste traducteur. E s t - i l besoin d'indiquer que son i n t é r ê t historique est n u l et que l a seule réflexion qu'elle suscite est que le futur courtisan d u Second E m p i r e s'y montre assez malveillant pour le Premier ? I l est v r a i qu'on est alors (1825) au lendemain de l ' e x p é d i t i o n d u T r o c a d é r o et que l'Espagne bourbonienne est fort à l a mode...
Les Espagnols de L a R o m a n a ne furent pas les seuls, en quittant les rangs de l a Grande A r m é e , à décevoir les espérances que N a p o l é o n avait fondées sur l a force et l a cohésion d'une a r m é e « e u r o p é e n n e » levée, instruite et organisée pour un b u t commun.
L e plus grand capitaine de l'histoire ne manquait cependant pas des moyens techniques propres à assurer l a valeur m a t é r i e l l e d'un pareil instrument. Mais les a r m é e s ne v i v e n t point que de technique. I l leur faut un moral, une v o l o n t é , un esprit, qui ne sauraient trouver leur place que dans une seule et m ê m e â m e . C'est cette â m e qui les soutient et les endurcit dans l a mauvaise fortune comme elle les exalte dans l a bonne.
Une victoire de N a p o l é o n sur les Russes n ' e û t pas é t é , au v r a i , celle des Prussiens n i des Saxons, et c'est bien pourquoi ils déser- t è r e n t sa défaite. Ce fut l'honneur des Espagnols d'avoir fait le contraire... S i les uns, par patriotisme, l ' a b a n d o n n è r e n t au sommet de sa gloire, les autres, par d é v o u e m e n t , le servirent dans l ' a d v e r s i t é .
F R A N Ç O I S P I E T R I .