• Aucun résultat trouvé

Parentèle

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Parentèle"

Copied!
8
0
0

Texte intégral

(1)

Fixxion 18 (juin 2019) 238

Parentèle

Sur une page Facebook, trouver, le 8 mars, à Alger, la photo de jeunes gens qui tiennent une banderole sur laquelle on peut lire, en arabe, ce court poème traduit ainsi par Malika Rahal :

Nous n'émigrerons pas sur les barques de la mort Nous ne consumerons pas les coeurs de nos mères Nous se serons pas mangés par les poissons Nous reconstruirons l’Algérie

Trouver aussi, sur les réseaux sociaux, où j’ai vécu les journées du 22 février, du 1er et du 8 mars, cette inscription toute fraîche sur un mur : “pour la première fois, je n’ai pas envie de te quitter, mon Algérie”.

A l’automne, je suis allée sur le chemin des migrations des jeunes subsahariens.

A Alger, où ils restent un peu pour travailler, le plus souvent dans des chantiers dont les entrepreneurs sont chinois ou turcs. Difficile de les rencontrer à Alger, ces jeunes gens que je connaîtrai plus loin, après le Maroc, la mer et l’Espagne, à la frontière basque.

Difficile de les rencontrer à Alger parce qu’ils se cachent, fuyant rafles au faciès et refoulements au désert.

En revanche, il a été facile de rencontrer les jeunes Algériens qui disaient haut et fort qu’ils voulaient partir, brûler, brûler les papiers, en harragas. Ils le disaient trop haut et trop fort pour qu’on n’entende pas, dans ces déclarations de dépit, un grand amour.

Aimer un pays, même s’il faut y renoncer. En Algérie, pour des raisons d’Histoire, la question est particulièrement émouvante ; bouleversante, même. Depuis le 22 février, dans les grandes manifestations contre le 5ème mandat, le geste de reprendre ce qu’on aime s’exprime en chansons, en larmes, et en refus d’exil.

Refus de sortir, comme disent les subsahariens. De brûler, comme on dit en arabe. La question, ça va de soi, est posée ici depuis nos attachements. Aucune injonction, aucune morale. Aucun : tu ferais mieux de te battre pour ton pays, prononcé de loin, sans savoir ce qu’est un pays, ce que c’est de se battre, encore moins ce qui est mieux. Et puis : dire qu’on ne sortira pas, ne brûlera pas, ne veut pas dire qu’on ne sortira pas, ne brûlera pas. Le dire est quelque chose. Chercher du travail ou de la vie ailleurs qu’au lieu de sa naissance, quoi de plus ordinaire.

Puisqu’on est sur les routes et qu’il n’y a que tours et détours : le Sahara occidental, où ont été envoyés plusieurs jeunes gens qui tentaient de quitter le Maroc à Tanger. L’un d’eux, Moïse, a quinze ans. Quatre fois il a embarqué vers l’Espagne. En bateau ? non ; sur une sorte de matelas pneumatique, vite gonflé, qu’avec trois copains il a acheté.

Quatre fois, les garde-côtes ont ramené les garçons au Maroc. Cette fois, expulsion (collective) dans le Sud marocain, à Dakhla, à deux mille kilomètres de la côte. Ici, l’attente et l’absence totale de solutions. En effet, les accords entre le Maroc et l’Espagne rendent le passage d’un pays à l’autre encore plus difficile et risqué qu’il ne l’était.

Restent les passages par Ceuta, en voiture de passeur, puisque les grillages ont été rehaussés. Les mineurs qui auront réussi à les prendre seront, de toute façon,

(2)

239

désormais, renvoyés de l’autre côté. L’Espagne et l’Union Européenne en ont convaincu le Maroc, après avoir signé avec lui des accords de commerce et de pêche qui l’arrangent bien. Restent les Canaries, en face de Llayoune, au nord de Dakhla, mais il faut de l’argent pour sortir ainsi, l’océan est dangereux et la terre éloignée, on ne peut pas

“arranger” soi-même son voyage. Attente, donc. Dans cet espace loin de Tanger qui est le seul possible, même empêché.

Le temps, quand on a quitté le Togo en janvier 2016 et qu’on est, en mars 2019, coincé à Dakhla sans idée et sans argent, est une nasse sans contour, sans limites, il n’est pas le même temps que celui d’avant, au Togo, que celui d’un jeune garçon de quinze ans en France, celui où vont s’enchaîner, par exemple, même avec des ratés, les années scolaires. Pour autant, Moïse n’est pas affranchi de ce qui presse le temps, puisque ses capacités d’étudier dépendent de la rigueur et de la régularité dont il sera capable encore, plus tard, et de l’âge auquel il entrera en France, où l’école n’est obligatoire que jusqu’à 16 ans.

Moïse est pressé et pas pressé, angoissé et bien obligé de ne pas l’être, pour durer.

Le temps passe, il attend.

Il attend, conscient, dans la contradiction.

L’espace aussi est un drôle d’espace. Une fois qu’on a réglé la question du lieu où dormir, merci à l’hospitalité sahraoui, le lieu n’en reste pas moins sans attache, lieu de passage, avec ceci d’étonnant pour un lieu de passage : on ne peut pas passer, on ne peut pas le quitter.

Le temps et l’espace sont aussi flous l’un que l’autre.

Reste la frontière, seule limite. Elle est ce qui n’est pas flou, ce qui fait basculer. Il y a un avant et un après, un lieu puis un autre. Une succession. C’est vrai, par définition, une frontière tranche. Ici, la frontière géographique n’est ni ligne ni moment. Elle ne peut l’être. Du point de vue du temps, il faut attendre, pour l’aborder, de comprendre les pratiques marocaines après les accords passés avec l’Europe, que feront les garde-côtes, quelle sera la meilleure chance, le moins grand danger. Il faut de toute façon attendre le printemps. Et du point de vue de l’espace, elle commence à Dakhla, cette frontière, puisqu’il n’est pas question de s’approcher de Tanger, où on sera trop visible, trop noir, expulsable, raflé, raflable, expulsé. La frontière est frontière deux mille kilomètres avant la ligne.

Que faire, dans cette absence, dans cet espace-temps illimité, d’un choix, son choix ? J’ai quitté un pays. Il est hors de question pour Moïse d’entendre même la question : peux- tu rentrer chez toi, au Togo ? Pas un conseil, car personne ne peut donner de conseils, mais une vraie interrogation : peux-tu ? Il ne peut pas, quoi qu’on entende par pouvoir.

Cette route, ce départ, il l’a choisie comme on choisit quand on n’a pas le choix. La famille paternelle s’acharnait sur l’orphelin. Sur cette route choisie, on est ballottés par refoulement au désert, militaires marocains, on ne choisit pas. L’enfant dira deux choses contradictoires, aussi vraies l’une que l’autre. La première : je n’avais pas le choix. Je devais quitter mon pays car mon pays n’est pas possible. J’ai fui la mort. En même temps : c’est un choix, un courage héroïque, je suis sur cette route extrêmement déterminé, je rentrerai en Europe. C’est un choix parce que je n’ai pas le choix.

Justement un choix parce que je n’ai pas le choix. Moïse dit aussi : je suis noir, c’est un malheur. Je vis un pays de malheur.

(3)

240

Les jeunes Guinéens que j’ai rencontrés alors qu’ils avaient gagné ce qui pour nous semblait une première étape, qui était pour eux un aboutissement (ils étaient entrés), disaient fuir Alpha Condé, leur malheur-monstre, ne voulaient plus entendre parler des vieux pourris de leur pays pourri. Je suis noir, c’est un malheur, je n’ai pas demandé à naître noir dans un pays de malheur. Après quelques minutes de conversation avec Moïse, parce que la haine de soi et la colère inquiètent, on se doute qu’elles sont l’envers et la rage d’un amour qu’on ne peut pas dire, acquises et clamées pour rester valeureux malgré les intempéries et offenses, on se dit qu’elles sont une inversion qui se retournera encore, on n’en a pas fini avec les tours et des retours, après quelques minutes de conversation avec Moïse, il reconnaît, bien sûr, que la fierté d’être togolais, il ne l’a pas perdue.

Il est comme avec son choix, qui est fait de non choix, ou le contraire, il est avec un amour de soi contrarié, qui fait une colère.

Bien sûr, moi aussi.

Nous aussi.

Tout pareil.

Moi aussi, je suis avec des choix qui n’en sont pas ; ils engagent autre chose que la survie, c’est la grosse différence.

Moi aussi je suis avec des hontes de naissance qui sont aussi ou peuvent devenir des fiertés, tout ça en bazar.

Pareil.

Avant de voir venir les enfants, cette image. D’Algérie, pays qui bouleverse parce qu'il clame en douceur et politesse, paix et civilité, le désir de se faire un avenir, du 8 mars nous arrive, parmi de nombreuses autres, cette image : un jeune homme d’Alger (et les commentaires sur le réseau social qui partage son image disent son nom, on le reconnaît, il s’occupe de telle salle de sport), un jeune homme, enveloppé du drapeau et du pays, porte sa grand-mère au coeur de la manifestation, rue Didouche Mourad. Les deux visages, l’un sur l’autre, le jeune, l’air grave, prend soin de la vieille dame, qui est du temps des premiers combats, reprise du geste, l’enfant ou le petit enfant a suivi l’aïeule et porte l’aïeule. On n’a pas besoin de dire plus, devant l’image la voix s’enroue.

Si on a un jour parié sur la jeunesse, sur son élan, on avait raison. Le passé sur le dos, dans les bras, si tendre, pour demain.

Voyons venir les enfants. Quand ils arrivent, ils ont entre les mains des documents d’État civil qui ne servent à rien parce que tout en est mis en doute, pères, mères, oncles, grands-pères. Naissance en doute. Feuillets de papier, tampons précieux, trois ou quatre. Qui ne valent rien, volent au vent. Parfois les enfants n’ont qu’une photographie, sur le petit écran du smartphone, des feuilles tamponnées. Papiers virtuels de pères et mères, témoins de pays, toujours niés. En main pas grand-chose, en bouche des récits de ruptures familiales. Marâtres, parents morts, enfants confiés à des oncles et tantes qui dans un premier temps protègent puis abandonnent, versions variées, il y a cette histoire où un oncle verse de l’essence dans l’oreille du petit, comme dans Hamlet on tue le père d’Hamlet et le fils doit le venger. Cette autre où le garçon s’est perdu en forêt, on l’avait envoyé chercher du bois plutôt qu’à l’école à la mort de sa mère. Il y a quelque chose, c’est un invariant, entre les générations et les liens de famille, qui ne se passe pas bien. Nous sommes les petits et les chefs d’État pourris plus vieux que la vieillesse elle-

(4)

241

même, les voleurs de pays, nous assassinent exactement comme le font nos oncles et tantes, versant le poison dans nos oreilles, nous abandonnant dans un bus à Gao, nous privant de manger, nous fouettant au sang. De ces oncles et tantes on obtient les fameuses légalisations d’État civil, de nos États aussi, mais ce sont des faux, nous dit-on, ce sont de faux parents, nous sommes de faux enfants, nous avons de faux États.

Cela fait tourner la tête.

Quand arrivent les enfants, ils arrivent avec des espoirs de refondation, Guinée c’est derrière, ne me parle pas de Peuls et de Malinkés, je ne veux pas savoir Guinée qui est derrière. Quand ils arrivent, les enfants, pour eux c’est la dernière étape d’une lutte, en réalité la première d’une autre. Dangereuse, celle-là aussi, et parfois perdue : l’enfant n’est pas reconnu enfant, n’est pas protégé par l’Aide Sociale à l’Enfance, n’est pas scolarisé, dans des départements comme celui de l’Hérault ou des Pyrénées Atlantiques est attaqué au pénal pour escroquerie, faux et usage de faux, il fait de la prison, dans des départements comme celui des Yvelines est peut-être protégé, n’est pas nourri pour autant, en tout cas n’est pas scolarisé, dans d’autres, comme celui de Paris, dort des mois dehors avant d’être présenté à un Juge des Enfants après l’évaluation négative, au faciès, de sa minorité. Si vous êtes à Lille ou à Marseille, même protégés, vous n’aurez pas de toit, si bien qu’on se demande ce que veut dire protégé. L’étymologie grimace.

Ailleurs, ce sont des hôtels mal tenus, avec des éducateurs qui ne rentrent pas dans les chambres tellement l’odeur est nauséabonde. Ailleurs, encore, quand l’institution a bien voulu de leurs 15 ou 16 ans, reste le combat de la majorité, puisque, tiens donc, la minorité est une étape, pas un statut, elle ne dure pas. Il faut que le département signe un contrat jeune majeur, s’engage pour l’année à venir, la suivante. Si l’enfant est arrivé dans le département des Landes, par exemple, ou encore, des Yvelines, sûr, il n’en aura pas : il n’y en a plus. Avec ce contrat jeune majeur, maintenant adulte, il faut faire valoir ça en préfecture. Contrat jeune majeur, passeport non nécessaire, réclamé pourtant, impossible à obtenir car la Guinée ne les fournit pas, six mois de formation au moins derrière soi, promesse d’embauche devant, on peut aller au guichet et selon les préfectures, ce sera oui. Ou non. Si c’est non, on devient, après avoir été enfant héros sans limite, jeune sans papier, en système D, si c’est oui on fait des stages, obtient une formation en alternance, travaille dans le bâtiment ou l’électricité, dans un an on recommence. On se tient bien. On se tient aussi bien que possible.

Parfois, dans n’importe quel cas, non ou oui, on perd la tête. On déprime, lâche, s’enfuit, court, cherche des risques, de nouveaux risques, fait un séjour à Saint Anne après avoir dit qu’on voulait en finir. Le parcours en France est donc un parcours du combattant, résumé ici, à peu près impossible à accomplir sans aide.

L’enfant n’est protégé que si sa date de naissance le dit mineur.

Une date donc, quand on l’a vu, le temps glisse autant.

L’enfant n’est protégé que si ses parents attestent de lui en produisant un jugement, transcrit au registre d’État civil, remplaçant l’acte de naissance. Les parents doivent envoyer par DHL les papiers, et donc payer cher le transport. Cependant, dans la plupart des départements on mettra en doute l’isolement de l’enfant et son réel besoin de protection s’il a des parents capables de produire et d’envoyer ces documents.

L’enfant ne peut être protégé que si une association ou un groupe de personnes volontaires l’aide dans le département où il est arrivé. Or s’il est aidé, l’association

(5)

242

prestataire du département ne le reconnaîtra ni isolé ni mineur, puisque mineur et isolé vont de pair si on lit la circulaire de 2013, qui prévoit l’évaluation et le tri des enfants étrangers au guichet des conseils départementaux.

On continue avec la liste des paradoxes ?

On a commencé avec celui-ci : on aime un pays et on le quitte.

On n’a pas le choix et c’est un choix comme est un choix un premier pas, un premier geste.

On arrive enfant avec des histoires de familles compliquées. Des ruptures, ou des volontés de rupture, des pertes, un certain rapport à la mort, mort que l’adolescence et les risques vécus ont un peu déréalisée. Il faut répondre de son histoire, la présenter comme cohérente.

On tombe, tête la première, dans d’inextricables complexités administratives et judiciaires. Dans les grandes villes, des réseaux d’avocats bénévoles proposent des permanences, des recours. Les associations ou collectifs organisent les cours de français, quelques repas, des nuits au chaud. Dans les plus petites villes, les enfants, en attendant les recours, sont logés chez l’habitant. Il faut bien comprendre ce que ça veut dire : des familles constituées, dans un certain confort, qui ont des enfants eux-mêmes adolescents avec soucis d’adolescents, c’est à dire connaissant des ruptures, des mises en danger, reçoivent, sur un temps long, des enfants qui ont connu d’autres ruptures, d’autres mises en danger.

Hébergeurs et hébergeuses. Parfois des familles, parfois des femmes seules. Cette femme, 45 ans, vivant en famille : ma fille, 15 ans, n’est pas d’accord mais il faut qu’elle apprenne à partager. Cet adolescent, dans une famille hôte, qui fait de l’eczéma et se désintéresse de ses études jusque-là suivies avec passion. La vie manque de sens. Ceux qui arrivent sont à la fois trop proches (mêmes intérêts et mêmes goûts, mêmes envies d’objets de consommation) et trop loin (des oncles et des marâtres qui vous donnent des coups de bâton, des touaregs qui vous torturent avant que vous passiez à l’étape suivante, le matelas pneumatique pour traverser le détroit de Gibraltar), trop envahissants (que deviennent nos petits soucis devant le temps passé à du très grand, à du très grave, en famille on ne parle plus que de recours, de jugements supplétifs, de meilleures stratégies, de cartes consulaires, d’un voyage à Paris pour l’ambassade de Guinée, du rendez-vous en préfecture, de tests osseux, d’urgences, de crises d’angoisse, il s’agit d’y arriver à tout prix, à tout prix, la vie est en jeu).

Hébergeurs et hébergeuses. Cette jeune femme, 35 ans, quittant son mari et son fils pour s’installer avec celui qu’elle tentait d’aider jusque-là comme mineur isolé. Quittant tout. Emportée par la folie des situations, par le désir d’y mettre un terme, de toute son âme, de tout son corps. On ne sait plus très bien, quand l’engagement est si grand, ce qu’il signifie. Il est un amour, qui prend, ou peut prendre, n’importe quelle forme.

Cette hébergeuse, 60 ans : ils m’apprennent tant. Ils m’apprennent tout. On entend que les gamins apprennent à vivre à celles.ceux qui ont vécu, parfois 60 ans, de ce côté du monde, et ont fait elles.eux aussi des expériences, même si celle des gamins leur paraît grandiose, indépassable. L’expérience des gamins, les périls qu’ils ont traversés viennent inquiéter, balayer une expérience de soixante années de vie. Une tornade. On peut expliquer la tornade de plein de façons. Une des façons, j’en suis convaincue, c’est qu’on

(6)

243

se sent si impuissants à rendre les institutions meilleures que ce qu’elles sont, on n’en a pas les moyens, il faudrait un courage tout neuf et une expérience de plus de 60 ans de vie pour lutter pour les droits de tous, les droits des autres, étrangers isolés, enfants, mes propres droits et mes rêves de toujours. La vie qu’on a est la vie telle qu’on l’a acceptée, bon an mal an, on l’a acceptée, productrice de tellement d’inégalités, et on ne voulait pas ça, et on n’a jamais voulu ça, on a 60 ans et on est un peu découragé.e, on ne sait pas faire avec le combat juridique, d’ailleurs il est épuisé, on ne sait plus faire avec le combat politique, on est un peu découragé.e, on y va avec les affects, car eux, ils nous restent, une tornade de 16 ans est arrivée, arrivée de loin, du danger, elle nous fait renouer, si ce n’est avec la lutte pour les droits de tous, avec des valeurs, on les croyait perdues. Parfois, je dirais presque que c’est mon âme qui revient. Une âme.

On les voit venir, ces enfants perdus de famille, désaffiliés, portant sur leur dos ni vieux père ni dieux du foyer mais double problématique : une famille perdue et l’inégalité radicale du monde, avec des chefs d’État voyous voleurs qui font des accords et des affaires par-dessus les corps des copains tombés au désert ou bloqués loin des ports.

Familles et États, pareillement ennemis des enfants. On les voit venir, les enfants, dans nos maisons, ils nous portent un coup d’inégalité radicale, contre laquelle, inégalité, on s’offusque, on peut un peu ou ne peut plus lutter, c’est selon, dans tous les cas on se veut, impuissants, des puissances ; on en trouve. On en trouve en mettant justement en avant la famille. Ce qu’on a. De tout mon corps, mon âme, puisque je n’ai rien d’autre, je mettrai terme à l’injustice.

J’adopte.

De faux enfants, si on se souvient des départements, de faux enfants à faux papiers à faux parents, tout ce faux qui les nimbe, tout ce faux, qu’on va renverser. Il n’y a rien de plus vrai. C’est de l’amour, il n’y a pas à en douter.

C’est de l’amour, il n’y a pas à en douter. Comme l’amour, il balaie bien des choses sur son passage, inverse les temps, les espaces. Cette hébergeuse se donne corps et âme, en passion, dans tous les sens du terme. Telle autre est plus mère qu’elle n’a jamais été, celle qui pensait ne jamais l’être le devient, une autre l’est de cent vingt petits, comme Pétronille dans l’album de Claude Ponti. Les enfants non affiliés créent une nouvelle famille. Une tornade, avec transformations amicales, intérêts nouveaux, temps passé sur Google Maps pour voir d’où tu viens, quelle route tu as suivie, quels allers et quels retours on t’a fait faire.

On adopte.

D’abord, dit-on, pour régler ce qui ne se règle pas, pour en finir avec les aberrations. On adopte comme on se marie blanc ? On adopte blanc ? Difficile, un contrat qui nous unit à vie, bien plus qu’un mariage, de le penser en termes utilitaires. Il ne l’est pas : l’adoption ne donne pas de papiers. Par ailleurs, personne ne songe à poser l’utilité d’un côté, l’amour de l’autre.

On adopte.

On adopte surtout, derrière la plus ou moins grande utilité du geste, pour donner une forme à une relation qui n’en a pas. On adopte pour nommer, peut-être. Pour affirmer qu’on n’a pas de limite, on est comme l’hospitalité, on est l’hospitalité, on ne met pas de conditions. Il s’agit encore d’un coin de paradoxe, on t’a tellement dit faux que je te dis

(7)

244 non pas un enfant mais mon enfant.

Voici donc ma famille nouvelle. Cet enfant sans filiation, venu les mains vides, héritier d’un temps et d’un espace bouleversés, est mon enfant, il est dans ma maison. Installé soudain (soudain : c’est bien l’amour, ça, en tout cas ça vient flanquer un grand coup) dans une généalogie. Il acquiert un grand-père, une histoire, des frères. Une maison. Un avenir, mon maigre héritage, qui est un héritage quand même. A partager avec frères et soeurs. Un passé et un futur et un lieu de vie. Comme ça va vite. On est infiniment séduits par la rapidité de ce qui fait intrusion et nous renverse, et renverse les familles, il y a sans doute là quelque chose de chrétien et d’exalté, quitte tout et viens, suis-moi, ce qui nous tombe dessus nous transforme, transfigure. Sans doute même nos vies manquaient-elles de surprises, d’une bonne nouvelle, la bonne nouvelle s’est présentée.

Ici, parfois, les adolescents adoptés ou qui vont l’être protestent. Je ne veux pas prendre le bien de ton fils. Je ne suis pas venu pour prendre. Je ne suis pas venu pour rester dans ta maison. Je ne veux pas rester ici jusqu’à tes mille ans, mes mille ans.

J’ai moi aussi des failles, des décalages spatio-temporels, j’entre dans une nouvelle histoire, une de Guinée, elle est immense, elle devient la mienne, jamais jusque-là je n’avais vu aussi bien comment se nouaient intime et politique. En même temps, je suis happée par la puissance d’être mère, père, je ne sais pas regarder le passage, j’adore tant le passage que je voudrais que le passage reste, qu’il me reste. Bien sûr je sais qu’il n’y a pas de but en soi, de terme parfait ou achevé, qu’à tout moment, on peut décider de s’arrêter. Je sais que passer a un temps. Comme tout va vite.

On ne peut pas éviter de craindre les retours d’enthousiasme.

On ne peut pas éviter de craindre les renversements.

Parce que, dans cette histoire, tout est renversé, depuis le début.

Le petit faux est devenu brusquement (par un acte légal, celui de l’adoption) le vrai, le tout vrai, la vérité même.

L’absence de limite est arrivée chez moi, espace clos.

L’étranger est devenu plus que familier.

Le passage reste.

Je suis l’autre, c’est incroyablement joyeux quand c’est littéraire ; ici, c’est à vivre au quotidien. Autrement dit : avoir un enfant, ça dure. J’ai fait cette place de durée à l’hôte de passage. Pourquoi pas, si personne n’est endetté, ni figé par la suite. Pourquoi pas, si les questions sont posées : qui est l’hôte, à quoi ou à qui suis-je attaché, au passage, au péril, à l’enfant quand il n’est plus de passage, plus en péril, à ses caprices d’adolescent, à l’étranger, à ce qui n’est en lui plus étranger, à moi comme étranger.e, à lui comme phénomène, à lui comme singularité, à notre drôle de relation qu’on ne pouvait pas nommer, à mes efforts pour prendre soin de lui, à la puissance de braver les empêchements administratifs, à une vision du monde, au désir de nommer, à l’égalité radicale que je prône, que suis-je prêt.e à accepter de mon nouvel enfant, combien de peines, comme on en a toujours avec nos enfants, vais-je, sans les lui reprocher, supporter ?

Ce sont des questions que l’urgence des situations, et le rejet dramatique des migrants, que l’Europe préfère renvoyer dans des pays de torture ou voir périr en mer qu’accueillir raisonnablement, ne laissent pas le temps de poser.

(8)

245

Comme il est difficile de se tenir sur le seuil, de faire à demi, de faire entrer à demi. De dire : je ne suis pas ta mère, ne le serai jamais. Je suis quelqu’un qui a souci de toi, et qui par chance, a beau rêver d’illimité, d’inconnu, de métamorphoses, connais bien des limites. Je te fais entrer à demi, je débrouille ceci, cela, je te regarde passer et si les conditions sont réunies pour que tu cesses de passer, j’essaierai de t’accompagner - je suis de ta parentèle, comme le dit ton frère resté au pays, et ça me va.

Marie Cosnay Écrivaine

Références

Documents relatifs

Au-delà de la présence de millions de manifestants dans les rues brésiliennes, il est nécessaire de souligner le caractère national de ces manifestations qui ont eu

Trey: Oh, mais la philosophie de Yoda est plus intéressante que la philosophie existentialiste de La Nausée!. Tu es d'accord,

Nous avons choisi pour cette comparaison, un Lego en bois, sans aucune expression faciale ni corporel bien propre aux esclaves, qui ne possèdent aucune identité et ne sont, à cette

[r]

Après 1 mois de traitement, l’enfant ne présente plus de prurit oculopalpébral et la peau du visage a retrouvé une couleur normale sans

L’atteinte cutanée avec peau sèche, le double pli de Dennie-Morgan, l’infiltration du cul-de-sac conjonctival et la madarose traduisent une allergie oculaire sévère de

Les incidences des diarrhées de bas grade, de l’hypertension arté- rielle de grade supérieur ou égal à 3, des événements thromboemboliques et de l’asthénie sont plus élevées

TP « Le chimpanzé n’est pas l’ancêtre de l’homme : l’histoire de la lignée humaine » Premier problème - Mise en situation et recherches à mener.. Lors du précédent TP