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Le regardeur et la matérialité des

photographies :

une posture engagée devant des images

Anne-Cécile Guilbard

Résumé

On propose ici d’examiner, dans des textes critiques et littéraires sur la photographie, l’activité du regardeur, celui qui rencontre et regarde des images fixes. Ce dernier se distingue à la fois du lecteur et du spectateur d’images animées. Il se caractérise par l’expérience critique de sa rencontre physique avec les objets photographiques et par la responsabilité dont il est entièrement investi par l’image de « faire le tableau ».

Mots clés : regardeur ; image fixe ; photographie ; objets photographiques ; matérialité ; corps ; rencontre

Abstract

The Regardeur (onlooker) is the one who stands in front of pictures. We analyze his activity within fiction and non-fiction writing about photography. The Regardeur differs from the reader as well as from the moving images spectator. Facing photographic objects, he experiments the situation as a physical and critical encounter, which leads him to assume his entire responsibility for creating the image.

Keywords : regardeur, onlooker, pictures, photography, photographic objects, materiality, body, encounter

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« Ce sont les REGARDEURS qui font les tableaux » (Duchamp, 1994, 247). La formule de Marcel Duchamp en 1957 est bien connue. Elle réactive un mot ancien, « regardeur », qui désignait « celui qui regarde ». La personnification de cette activité qu’est le regard consiste en une incarnation physique particulière. Le regardeur est ainsi une posture théorique que l’on trouve dans les textes qui portent sur l’image fixe dès lors que celle-ci est envisagée dans sa matérialité, en tant qu’objet physique que le regardeur rencontre. Dans l’écriture, il s’agit d’une posture littéraire que distingue l’incarnation de la focale énonciative en personnage de récit. Dans l’expérience, il s’agit d’une posture imposée par les images fixes, à la différence des images animées qui, se donnant en spectacles, appellent, différemment, un spectateur.

Posture à chaque fois car il s’agit bien d’une certaine attitude du corps, singulière, et choisie par les écrivains qui forment ainsi un personnage là où le discours sur l’image n’a, en tant que discours, pas forcément besoin de solliciter, de décrire une expérience physique. L’expérience ordinaire des images fixes confère au regardeur une responsabilité inédite, non-pertinente dans les autres régimes d’images, qui passe par les choix de durée et de mouvements, d’attention qu’il doit exercer à leur égard. En somme le regardeur est un éthos, figure construite dans certains textes mais aussi figure imposée à qui fait l’expérience des images fixes.

L’image fixe désigne ici des produits de techniques différentes : dessin, peinture, gravure aussi bien que photographie, mais cette dernière pourrait légitimement en constituer l’archétype en ce que sa prolifération depuis le XIXe siècle, son invasion des lieux publics comme privés, et sa dévalorisation consécutive, en fait le modèle générique d’une expérience pratique des images commune, familière à tous, bien qu’à chaque fois singulière.

Un corps en regard des photos

« Un jour, il y a bien longtemps, je tombai sur une photographie […] » (Barthes, 1980, 13). L’ouverture de La

Chambre claire de Roland Barthes met d’emblée en scène un personnage de roman : c’est le regardeur qui part

en quête de l’essence de la photographie. La narrativisation du regard à la première personne échappe à certaine forme de discours critique, théorique ou poétique sur les images en versant dans le récit :

Le roman du regardeur est la mise en pratique de [la] distanciation du discours sur la photographie par rapport aux autres discours sur l’image, en même temps que du regardeur par rapport aux photos elles-mêmes. (Guilbard, 2008, 272)

Dans l’écriture en effet, la mention d’objets photographiques (plaques, papiers, écrans) a pour conséquence (parfois vaine mais imparable) de faire un corps — s’il n’en avait pas — au narrateur qui devient regardeur en les rencontrant, en tombant sur eux, en les découvrant. Le regardeur fait apparaître

bien plus qu’une fonction énonciatrice : devant la photographie, la première personne fait se lever […] un « imaginaire partiel, dérivé et impur (tout mêlé de réel) » que Barthes identifiait comme l’essence du roman (Guilbard, 2008, 263).

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Faire un corps, mettre en scène un personnage pour regarder les photographies, c’est doter d’une localisation et d’une temporalité singulières ce qui devient le sujet animé de l’action du regard ; incarner le point de vue en personnage, le doter même, souvent, de mains, pour fouiller dans le tiroir ou le carton à photos, saisir et approcher de la lumière ou de ses yeux tel ou tel format. Là, les temps du récit (imparfait, passé simple, passé composé ou présent de narration) se substituent au présent de vérité générale qu’on attendait dans le genre de l’essai ou de la critique : quelqu’un raconte sa rencontre avec une photographie.

De fait, on sait que l’image, toute image, n’a pas besoin pour être décrite d’un point de vue incarné, et ceci permet toutes sortes de jeux poétiques avec l’énonciation dans l’ekphrasis. Parmi les plus remarquables de ces derniers figurent par exemple les poèmes de Raymond Roussel. Ainsi Jean-François Jeandillou observe-t-il au début de son étude de l’espace énonciatif dans ces poèmes que :

[…] le très prégnant embrayage énonciatif est […] fondé sur une déliaison systématique, qui fait de l’hic

et nunc un pur simulacre, une convention guère plus réaliste ou véridique que celle qui commande la

description poétique des mondes imagés. […] Valant a priori pour tout observateur en toutes circonstances, ce dernier constitue un foyer neutre, ni subjectivé ni individualisé, conditionné une fois pour toutes par les « choses » censément fixées sur le papier. (Jeandillou, 2012, 292-294)

Ce « foyer neutre », remarque le commentateur, outre qu’il donne lieu à « l’instance d’un observateur plutôt qu’à un narrateur stricto sensu » (Jeandillou, 2012, 291), se monnaye d’une occultation de la matérialité des images décrites :

Il est remarquable que le médium ne fasse, en tant que tel, l’objet d’aucune caractérisation spécifique : ne sont évoqués ni le grain ou le contraste de la photographie en noir et blanc, ni l’aspect des traits qui dans les dessins figurent tel personnage. Le statut phénoménal – sinon proprement matériel – de l’artefact iconique se trouve occulté de façon aussi subreptice que définitive, au bénéfice de la stricte visualisation par le verbe. (Jeandillou, 2012, 294)

En effet, la matérialité de l’objet photographique implique en regard un corps de personnage, non seulement pour l’observer, mais aussi pour s’en approcher physiquement, pour le saisir comme pour le jeter. Le regardeur n’est ainsi pas l’angle de vue sous lequel une scène se voit construite comme telle, c’est-à-dire comme image, dans le roman (Lojkine, 2002), ni « un spectateur de cinéma, un corps de spectateur de cinéma pris dans le corps du cinéma » (Bellour, 2009, 642) ; le regardeur est cette fabrication narrative que postule, voire qu’impose, la matérialité des images fixes.

Par exemple, lorsque Susan Sontag dans Sur la photographie introduit l’écart qu’il y a entre photographies privées et images du photojournalisme, elle dresse pour commencer l’esquisse de quatre petits récits :

La photographie de l’amant, cachée dans le portefeuille de la femme mariée, le poster de la vedette de rock, punaisé audessus du lit de l’adolescent, le badge au portrait de l’homme politique, épinglé sur le manteau de l’électeur, l’instantané des enfants du chauffeur, agrafé au paresoleil du taxi, toutes ces photos utilisées comme des talismans témoignent à la fois de sentimentalisme et d’une croyance implicitement magique : ce sont des tentatives pour entrer en contact avec une autre réalité et se prévaloir de droits sur elle (Sontag, 1993, 29).

La femme mariée, l’adolescent, l’électeur et le chauffeur de taxi sont ainsi autant de personnages auxquels l’activité photographique – qui n’est pas ici de faire des photos – confère une épaisseur, les éléments d’une histoire que l’autrice pourrait raconter : leurs pratiques des photos se font indices de leurs désirs. Mais là n’est

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pas le sujet de Susan Sontag, et le texte embraye sur un pluriel globalisant, « Les photos », qui ne donnent plus

lieu d’être, au sens fort, à quelque regard incarné que ce soit, mais à une réflexion générale sur l’image

médiatique. Là, quand bien même il peut y avoir description d’une image précise (la fillette au napalm), il semble qu’il n’y a plus personne pour regarder, plus de corps (ni femme, ni adolescent, ni homme), plus de lieu où regarder (ni dans l’intimité du portefeuille ou de la chambre, ni sur le col de la veste, ni à l’arrière du taxi) : il n’y a plus, au niveau moral où se situe le discours de Susan Sontag sur les photographies, que la conscience politique qu’elle appelle : « Ce qui conditionne la possibilité d’être affecté au niveau moral par des photographies, c’est l’existence d’une conscience politique à leur sujet » (Sontag, 1993, 29).

Cette conscience politique, débarrassée de son corps et de son lieu, regarde les images à la troisième personne, « on », parfois « nous ». Elle emprunte souvent la voie passive. Mais plus loin, un nouveau personnage intervient, la première personne, pour raconter son histoire de petite fille qui tombe sur des photos un jour chez un libraire, et dont la vie bascule.

La première rencontre que l’on fait de l’inventaire photographique de l’horreur absolue est comme une révélation, le prototype moderne de la révélation : une épiphanie négative. Ce furent, pour moi, les photographies de BergenBelsen et de Dachau que je découvris par hasard chez un libraire de

Santa Monica en juillet 1945. Rien de ce que j’ai vu depuis, en photo ou en vrai, ne m’a atteinte de

façon aussi aiguë, profonde, instantanée. De fait, il ne me semble pas absurde de diviser ma vie en deux époques celle qui a précédé et celle qui a suivi le jour où j’ai vu ces photographies (j’avais

alors douze ans), bien qu’il me fallût encore plusieurs années avant de pouvoir comprendre

complètement leur signification. […] je me sentis irrémédiablement endeuillée, blessée, mais une partie de mes sentiments commença à se raidir ; ce fut la fin de quelque chose ; ce fut le début de larmes que je n’ai pas fini de verser. (Sontag, 1993, 29, je souligne)

On sait la suite et la thèse de l’inefficacité politique, immorale selon l’autrice, des images-chocs, mais si l’embardée narrative dans cet essai a valeur d’argument, il n’en reste pas moins que l’expérience, narrée à la première personne, convoque, entre les photographies du début et les larmes de la fin, l’événement singulier d’une rencontre entre un regardeur et des photographies, par hasard et dans un lieu précis, à un moment fixé. Après le récit de ce moment décisif, le « je » ne reviendra plus dans le texte de Sontag, qui se concentre – ou plutôt se décentre –, pour les dénoncer, sur les effets politiques et éthiques de la publication massive des images d’atrocités.

En même temps, la matérialité des images, leur format, le lieu et le moment exact où elles sont découvertes (dans la rue, dans un journal, dans un livre, dans une exposition), disparaîtront de même : des photographies qui étaient autant des objets que des images, Sontag ne retiendra plus que les images débarrassées de leur support, et leur violence. Exit le regardeur, et les conditions de ses découvertes. Exit le récit, dont cet exemple parmi d’autres montre qu’il n’est pas indispensable à l’écriture sur la photographie, et c’est la raison pour laquelle il constitue un choix intéressant.

En effet, cette singularité (personnage, lieu, instant du récit de la rencontre entre un regardeur et une photo) suggère une analogie avec la photographie elle-même, c’est-à-dire non plus en tant qu’objet mais en tant qu’image faite.

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Indicialité

La connexion physique qui produit l’image photographique, l’indicialité, semble en effet fonctionner à ce second niveau qu’est le récit de la rencontre entre le regardeur et une photo. La description de l’index dans la sémiotique de la photographie permet ainsi de préciser différentes caractéristiques du récit de la rencontre avec l’objet photographique. En effet, on peut considérer que c’est le même principe de connexion physique qui s’effectue à deux niveaux : rencontre des objets représentés dans la photographie (l’image) avec l’appareil/Operator, qui donne lieu à l’image ; et rencontre des objets photographiques (papiers, plaques, écrans) avec le regardeur, qui donne lieu au récit. Ce récit partage avec la photo le quadruple principe de l’index tel que Philippe Dubois l’a distingué dans l’application à la photographie de la définition du signe peircien (Dubois, 1990, 47-48).

Principe de connexion physique : l’empreinte lumineuse qui fait la photographie se trouve convoquée dans le récit avec la co-présence nécessaire, c’est-à-dire la rencontre physique de la fillette et des photos chez Susan Sontag. L’événement ne peut être virtuel, de la même manière que dans le récit amusé de Nadar à qui un Marseillais désirait commander son portrait à distance : « la photographie dépend d’un échange entre deux corps dans un même lieu », reformule Rosalind Krauss (Krauss, 1991, 22). De manière similaire encore, mais jusqu’au scandale, car réfutant l’importance du visible au profit de la seule présence physique, Barthes affirme : « La voyance du photographe ne consiste pas à voir, mais à se trouver là » (Barthes, 1980, 80). On ne peut pas davantage photographier à distance que découvrir à distance un objet photographique, et l’on retrouvera dans les récits de rencontres toutes les contingences et les contraintes propres à la réalité (qualité de la lumière, positions du regardeur et des objets, défauts).

Principe de singularité : l’instant de l’empreinte, la prise de vue photographique est unique, même si les épreuves sont reproductibles ; comme l’instant raconté n’a lieu qu’une seule fois, même si on peut le raconter de multiples fois1. Le hasard trouve ici sans doute la place majeure qui est la sienne dans toute question liée à la photographie, puisque la nature événementielle de la rencontre est liée à l’imprévisibilité et à l’infinie variété des situations possibles de rencontres avec des photos. Philippe Ortel isole là une particularité du regardeur qui le distingue du spectateur — différence sur laquelle on reviendra : « La photo […] n’est pas assujettie à un lieu précis, contrairement au film et à l’image télévisuelle qui dépendent respectivement d’une salle de projection et d’un récepteur » (Ortel, 2006, 45). Il en va donc de l’événement, et de l’aventure, pour tout photographe qui trouvera à déclencher comme pour tout regardeur qui trouvera à tomber sur une photographie, que ce soit dans un salon, dans la rue ou sur un quelconque écran.

Principe d’authentification – d’existence et non de sens, précise Philippe Dubois : la photo renvoie à un référent réel. Bien sûr ici se distinguent la photo et le récit de la rencontre, car la rencontre peut tout aussi bien n’avoir jamais eu lieu que dans une fiction. Elle participe néanmoins au réalisme du récit, notamment quand les objets photographiques sont historiquement cohérents (la fameuse Photo du Jardin d’Hiver que le narrateur barthésien retrouve présente, par exemple, des « coins mâchés, d’un sépia pâli » qui corroborent son authenticité de photo ancienne (Barthes, 1980, 106)). Toutefois la valeur de cette rencontre a ceci de commun

1Sophie Calle exploite précisément ce phénomène dans son ouvrage Parce que (éd. Xavier Barral, 2018). Le dispositif mis en œuvre

dans le livre force à dé-couvrir les images – il faut, après avoir lu le texte qui en parle, sortir l’image d’une pochette opaque. Le dispositif révèle le caractère jamais reproductible à l’identique de cette expérience de la découverte : après celle-ci, première, et la bascule du sens qui était lié à la lecture préalable du texte, les observations suivantes deviennent l’expérience plus ordinaire d’un dispositif phototextuel qui n’est plus conduit par cette exceptionnelle préséance de la description. Le dispositif fait magistralement apparaître l’impérieuse singularité du visible par rapport au dicible.

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avec la photographie que c’est souvent le hasard qui l’amène, imitant en cela dans le récit la présence obtuse des objets dans la réalité. De même cette précision d’attestation d’existence et non de sens peut renvoyer à un phénomène courant dans ces récits de rencontre : les photos rencontrées ne sont pas nécessairement décrites en tant qu’images (ayant un sens), mais souvent au contraire en tant qu’objets seulement (ayant une existence), qui imposent leur matérialité obtuse.

Enfin, quatrième et dernier principe de l’index en photographie selon Philippe Dubois, la désignation : la photo désigne un référent hors d’elle, c’est un démonstratif, un déictique qui pointe quelque chose au-dehors. Le récit de la rencontre d’un regardeur et d’une photographie a lui aussi valeur d’embrayeur vers une autre histoire, un autre récit, rétrospectif ou fantasmé, dont la photo rencontrée fournit le point de départ narratif.

Ainsi le récit de rencontre entre un regardeur et une photographie reprend-il, pour l’exploiter, le quadruple principe de l’index : connexion physique, singularité, authentification et désignation. La photographie désignée en tant qu’objet matériel paraît dicter à l’écriture ses propres caractéristiques : celles-ci sont reportées dans le récit sur l’événement de la rencontre photographique qui pouvait bien désigner la prise de vue réalisée par le photographe, mais signale aussi l’incidence du contact d’une photographie avec un regardeur.

Topos

François Brunet a justement remarqué, dans la nouvelle américaine du XIXe siècle, que c’est sous la forme spécifique de la rencontre que la photographie sert d’élément perturbateur :

Il s’agit de l’intervention dans le récit – le plus souvent sous la forme d’une rencontre – de la photographie, non pas tant comme idée que sous l’espèce de l’image photographique aperçue, trouvée, découverte au hasard d’un mouvement du personnage ; et l’on repère plus particulièrement la récurrence de cette rencontre dans la nouvelle et ce qu’on appelle parfois la « forme courte ». (Brunet, 2006, 102).

La forme courte est sans doute justifiable du fait que la rencontre du regardeur et d’une photo constitue en littérature ce qu’on appelle un topos, suffisamment riche pour faire la matière d’un récit bref, et pas tout à fait assez pour produire à lui seul tout un roman. Ce lieu commun, dont le dispositif, répété à l’identique au travers de ses multiples variations, observe les règles du régime indiciel qu’on a vues. Celles-ci donnent au récit de rencontre (comme à l’image photographique) son apparence de trace d’un événement, donné comme vécu, et qui ne se reproduira pas. De là son potentiel narratif. Et ce « réalisme indiciel », que repère Anne Reverseau dans la poésie moderne, tend aussi dans la littérature contemporaine « vers un horizon déictique où "je suis ici" l’emporte sur "je vois cela" » (Reverseau, 2018, 458)2. Le corps l’emporte sur la vue dans une présence aveugle qui, en incarnant le personnage du regardeur, le rapproche de l’objet photographique. Barthes formule l’impasse radicale de ce face-à-face qui est comme une contagion de la cécité, du mutisme et de l’immobilité de l’objet photographique. Celui-ci dresse le regardeur selon ses propres caractéristiques : « Voici de nouveau la Photographie du Jardin d’Hiver. Je suis seul devant elle, avec elle. La boucle est bouclée, il n’y a pas d’issue. Je souffre, immobile » (Barthes, 1980, 140-141).

Pure présence, sans rien à dire en plus, de l’objet photographique et du corps du regardeur, également saisis par l’immobilité et l’aphasie. Il faut de fait, afin d’éviter cet écueil médusant, que le regardeur passe

2 Anne Reverseau : « En poésie, la "vision photographique" peut être qualifiée de réalisme indiciel. Il s’agit de dépasser la mimésis en

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outre la matérialité de l’objet et s’adresse, en voyant qu’il est, à l’image portée par cet objet. Mais ce retour à l’ordre du visible ne dispense pas pour autant le regardeur de son corps devant l’image : dans le livre de Barthes, on sait que c’est l’épreuve d’une fracture temporelle, « ça a été », qui caractérise l’expérience du regardeur ; dans l’œuvre d’Hervé Guibert, L’Image fantôme, qui est comme le pendant délibérément narratif de

La Chambre claire, avec ses courts récits également à la première personne, c’est d’une autre manière

qu’advient une fracture topologique par laquelle le regardeur ne décroche jamais tout à fait de sa position locale devant l’image, ne confond jamais sa place et celle du photographe qui l’a produite ailleurs. Cadrage et angle de vue fournissent les éléments majeurs de cette expérience toujours décalée de la mise en abyme, par laquelle regarder une photo n’est jamais chez Guibert, se fondre dans l’espace sur quoi elle ouvre.3

La mise en abyme subit un double décalage, spatial et temporel, qui s’appuie sur cette vérité que Barthes découvrait face aux tableaux de Cy Twombly : « mon corps ne sera jamais le tien » (Barthes, 1995, 1042). En effet, pas plus que de croire pouvoir répéter les gestes du peintre dont la trace est visible sur la toile, il s’avère impossible pour le regardeur de se couler dans le regard du photographe : l’expérience qui est la sienne est toujours maintenue dans une tension entre l’ici et l’ailleurs, le maintenant et l’avant. Parce que l’image de l’ailleurs et de l’avant, qu’il tient entre ses mains ou devant ses yeux, est un objet. C’est lui, l’objet (papier, plaque, écran), qui garantit la fracture du regard photographique en repoussant, chacun dans son lieu et son moment, le regardeur devant l’image, et l’image avec tout ce qu’elle présente.

Avec cet objet, le regardeur partage encore quelques caractéristiques physiques : la nécessité de la lumière, la précarité, la sensualité. Ainsi Proust évoque-t-il « ces clichés qui ne montrent que du noir tant qu’on ne les a pas approchés d’une lampe » (Proust, 1971, 454)4, Barthes se rappelle aussi qu’il allait

seul, dans l’appartement où elle venait de mourir, regardant sous la lampe, une à une, les photos de ma mère, remontant peu à peu le temps avec elle, cherchant la vérité du visage que j’avais aimé. Et je la découvris » (Barthes, 1980, 105, je souligne).

Le personnage du regardeur est comme les photographies : un corps qui apparaît à la lumière – en ceci distinct du spectateur dans la salle obscure, et il faudra revenir sur les conséquences de cette caractéristique.

Dans La Vie matérielle, Marguerite Duras destinait aux photographies argentiques un sort tout à fait différent de celui des images selon Annie Ernaux. On a retenu la belle formule de cette dernière, « toutes les images disparaîtront » (Ernaux, 2008, 11), qui introduit une longue liste d’images de nature très variée (photographique, télévisuelle, imprimée, mémorielle…). Mais à l’ère argentique dans les années 1980, Duras observe, elle, ce qu’il advient des objets :

C’est pendant les déménagements que les photos se perdent. […] Les photos glissent derrière les tiroirs et elles restent là et, au mieux, on les retrouve au nouveau déménagement. Au bout de cent ans elles se cassent comme du verre. (Duras, 1987, 99).

Cette concrétude des restes insignifiants (les objets), plutôt que des traces lisibles ou pas (les images), distingue la posture singulière de regardeur, personnage dont le corps, charnel, est également précaire. Hervé

3 Pour l’analyse mieux approfondie de ces deux fractures, temporelle et topologique, qui fondent l’expérience du regardeur, je me

permets de renvoyer à mon article : « Le roman du regardeur en 1980 : Roland Barthes et Hervé Guibert ».

4 J’ai commenté le rapport du regardeur proustien aux plaques de verre dans La Recherche : « Proust à travers les photographies »,

Photolittérature, n° 1, Ut photographia poesis, s. dir. J.-P. Montier et E Wicky, 2017, en ligne :

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Guibert écrit enfin : « Regarder un petit format, c’est comme regarder une bouche juste avant de l’embrasser » (Guibert, 1981, 111). L’écrivain rend manifeste la sensualité du rapport à l’objet, sa tactilité – son altérité, aussi. Topos donc en ce que la rencontre entre le regardeur et un objet photographique active dans le récit une incarnation réciproque : le regard se transforme en corps quand l’image se donne comme matérielle, et inversement.

Aussi, toutes les photos qu’on a évoquées ici sont des images fantômes dans les différents textes, essais ou récits ; les images ne sont jamais reproduites, et cette pure textualité dans laquelle photographie et regardeur sont pris justifie sans doute de leur identité matérielle, voire charnelle. Il en va autrement dans les phototextes, dont les images visibles, reproduites dans le texte, sollicitent le regard du lecteur sur la page imprimée ou l’écran, et instaurent un dialogue, une interpellation, parfois même une interlocution entre le narrateur et le lecteur.

Phototextes 

Deux récits phototextuels contemporains mettent en scène le regardeur à l’ère numérique en prise avec des objets photographiques. Dans le Madeleine project de Clara Beaudoux, aussi bien que dans Un mage en été d’Olivier Cadiot, les deux récits ont pour personnage principal la narratrice ou le narrateur, et pour matière l’invention, chez l’une, du personnage de Madeleine à partir de ce que la vieille dame, précédente locataire de l’appartement, a laissé dans la cave de la narratrice ; chez l’autre, l’invention d’une identité autobiographique qui passe par une recherche généalogique polymorphe, des vieux papiers à Internet. Dans les deux cas, les images reproduites, sont autant d’indices pour les narrateurs qui les commentent, à la première personne, en décrivant, voire en photographiant, les gestes de leur manipulation.

Clara Beaudoux met ses doigts partout dans le cadre de ses photos prises au smartphone ; ils saisissent tel ou tel objet, telle ou telle photo retrouvée dans les affaires de Madeleine. Un selfie avec la loupe de Madeleine la représente partiellement elle-même, parmi les objets, photos et autres petites choses qu’elle photographie, dans un « cap d’engagement physique » qui, par l’image reproduite, réalise le portrait du personnage du regardeur parmi les objets infra-ordinaires qu’il manipule dans la cave (Beaudoux, 2016, 170).

Olivier Cadiot donne, lui, très différemment, la formule de l’écrivain-regardeur 2.0 : « je peux mélanger mes images préférées à celles de tous, c’est merveilleux » (Cadiot, 2010, 17). Et, dans ce vertige, il convoque loupe, compte-fils aussi bien qu’accélérateur de particules comme machines à produire des images qu’il s’agit d’actionner. Ce regardeur interactif manipule tant d’images différentes, elles-mêmes fabriquées par tant d’appareils différents, que la représentation de son propre corps tend au polymorphisme fluide. Il se décrit ainsi dans l’excipit :

Je nage. / Un mage énorme et barbu se glisse dans l’eau froide. / C’est moi. / Comme on plonge un bâton dans l’eau, je m’amincis. / Je me spirale. / Je rajeunis. / Sous l’eau. / Lamantin. / Comme ça. / Je suis un poisson. / Je nage / Je rajeunis sous l’eau. / Je nage. / Vous n’imaginez pas ce que peut un corps. (Cadiot, 2010, 156).

Du bâton dans l’eau de la dioptrique de Descartes à l’affirmation spinoziste des derniers mots du livre, la recherche a conduit le regardeur à se découvrir un corps aussi fluide que sa pratique des images. Leur dématérialisation dans le mouvement hyper rapide des multiples gestes du regardeur pour les faire et les

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regarder a pour conséquence de représenter de même ce corps de narrateur en puissance, en force qui déborde l’opposition matérielle qu’on décrivait plus haut, et déplace dès lors le face-à-face dans un espace deleuzien où l’image fixe se découvre, est conçue et décrite comme un champ dynamique d’énergies mobiles. Servanne Monjour pouvait parler ainsi d’« ekphrasis de la navigation en ligne » (Monjour, 2015, 222), et cette pratique ultra-moderne a cette conséquence de produire, de la même manière que chez les narrateurs de l’ère argentique, un regardeur avec son corps toujours à l’image de ses objets.

Les deux ouvrages sont des phototextes qui sollicitent directement le lecteur en tant que lecteur d’images : « Et ça, c’est quoi ? » (Cadiot, 2010, 51), ou bien « Et alors, ça, devinez, qu’est-ce que c’est ? » (Beaudoux, 2016, 39). Pratique élémentaire des images : il s’agit d’en identifier le référent. Ce qui apparaît avec la reproduction des images, c’est l’interpellation, sous forme de question, du lecteur qui doit changer de système sémiotique : passer du lire au voir pour trouver la réponse. L’image est le lieu impossible d’un partage entre narrateur et lecteur : le premier dans la fiction qu’il s’est fabriquée, le second dans sa réalité face au livre qu’il a entre les mains. Cette collusion des espaces sans rapport (de la photo et du texte) a déjà été analysée dans

Bruges-la-morte ou dans Nadja, mais l’audace nouvelle consiste ici dans la question directement adressée au

lecteur, sommé non de vérifier l’adéquation de l’illustration au texte (et la somme de tous les écarts qu’il y a entre le nom de quelque chose et sa photo), mais de nommer lui-même. Voici comment un lecteur devient locuteur dans l’espace littéraire, ce sujet dont Blanchot disait qu’il s’anéantissait dans l’écriture. Mais il faut pour ce faire que le lecteur approche encore l’objet, ici le livre, de ses yeux pour chercher dans l’image, pour essayer de répondre à la question posée. Il est appelé par la question à adopter une certaine attitude : cette attention arrêtée, cette durée différente qui fonde l’expérience du regardeur dans son rapport avec l’image. Le lecteur est ainsi sollicité comme regardeur, nouveau corps en son lieu rencontrant l’objet photographique disposé pour lui depuis l’espace littéraire5.

Photos trouvées

Ainsi toute photo selon le regardeur est une photo trouvée. C’est cela qui irritait tant William Klein à la découverte de La Chambre claire : exclu du rapport qu’inventait Barthes Spectator à ses photos, le photographe disparaissait en tant qu’auteur (Klein, 1990, 30-31). Il y a là bien sûr l’équivalent pour l’image de cette mort de l’auteur annoncée pour l’écriture en 1968 par le même Barthes (1984, 61-67) et par Foucault (1969, 73-104) : dans cet espace laissé vacant, le lecteur serait amené à prendre position, à assumer son rôle d’interprète. C’est la même chose qui se joue devant l’image pour le regardeur. Et à cet égard, l’historien de la photographie Michel Frizot constate à son tour, comme les littéraires, l’essentielle narrativité de la photo trouvée. « Toute photographie fait énigme » (Frizot, 2015), en raison de son isolement, de cette puissante décontextualisation caractéristique du fragment tiré d’on ne sait où, cadré dans on ne sait quoi, enregistré on ne sait quand, parfois même par on ne sait qui. Au texte, et à lui seul, est dévolu le récit manquant, vrai ou faux, sincère ou trompeur, du photographe ou du regardeur, pour combler la lacune. Et dans l’expérience propre au

5 Le Madeleine project est d’abord une œuvre twittéraire, postée entre 2015 et 2017 sur Twitter. On n’en considère ici que la version

ultérieure, plus traditionnelle, publiée aux éditions du sous-sol en 2016 qui présente les deux premières saisons. Pour les différences à l’égard de l’énonciation que produit la transmédiation du web au livre, je me permets de renvoyer à l’étude que nous en avons faite avec Stéphane Bikialo : « Les ailleurs du hic et nunc. Poétique de l’absence sur Twitter dans le Madeleine project de Clara Beaudoux », dans la revue Marge. Input pictura poesis. Photographie et Littérature numérique (dir. G. Bonnet et J. Thélot),

https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=297. Signalons sur la même œuvre dans la même revue l’étude de Marta Caraion, « Mémoire matérielle, photographie, indicialité. Le cas Madeleine project » ; si l’article s’intéresse ici à un corpus contemporain, la réflexion sur ces mêmes thèmes est développée à propos de la littérature du XIXe siècle par Marta Caraion, dans Comment la

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regardeur, ce récit manquant se double inévitablement de sa réciproque autobiographique. Barthes encore le disait en Spectator : « [J]e suis le repère de toute photographie, et c’est en cela qu’elle m’induit à m’étonner, en m’adressant la question fondamentale : pourquoi est-ce que je vis, ici et maintenant » (Barthes, 1980, 131). Même question donc pour la photo trouvée et pour le regardeur, également fondamentalement isolés, chacun se faisant l’indice muet d’une singularité aussi énigmatique qu’irrémédiable.

Dans la prise de vue photographique, pour l’écrivain-photographe Hervé Guibert aussi bien que pour celui que fut Pierre Mac Orlan6, le regard photographique est d’abord l’expérience d’une étrangeté, par laquelle le monde révèle, selon les termes propres à chaque auteur dans son époque, sa surnaturalité, son fantastique ou sa fiction, son décalage avec la réalité en tout cas. Ainsi Guibert distingue-t-il l’angle, la distance où il se trouve et le « côté réel (de l’action et non de la vue) » (Guibert, 1981, 85), conférant à la vue une nature singulière, différente, à part du réel et de l’action. Dans un autre texte de L’Image fantôme, « la fovéa », en se plaçant cette fois du côté du regardeur de photographies et non plus du photographe, il décrit à nouveau l’expérience faite sous le regard d’une « image détachée sur les bords absolument flous du contexte, et du réel », et conclut : « le regard photographique est une espèce de fétichisme de la vue, une seconde fovéa à l’intérieur de la fovéa, un enfant monstrueux, un abîme minuscule, un superconcentré […] » (Guibert, 1981, 110).

C’est le même geste, détachement et concentration à l’égard du réel, qui produit et que produit l’image, et pour le photographe et pour le regardeur. Partant, l’image construite en décalage avec la réalité, qui doit cet écart à la position du photographe, renvoie moins à une subjectivité, signifiante, qu’à une singularité d’ordre topologique et temporel : la position physique d’un corps, les choix qu’il effectue à l’égard d’une image à faire ou d’une image déjà faite.

Ainsi le photographe règle, cadre, se déplace, pour faire l’image. Le regardeur aussi s’avance ou s’éloigne par rapport à une photo posée, placée ici ou là, prend ou ne prend pas, peut passer à côté sans même la voir. Cependant, si l’expérience du regardeur, lorsque ce dernier s’attache à un objet photographique, ne consiste pas à faire une image comme le photographe, sans doute peut-il en envisager le geste original.

Voir faire

Dans les courtes vidéos qu’a fabriquées Louise Merzeau en commentaires visuels de ses adoptions d’images orphelines, photos trouvées sur Internet qu’elle intègre par montage numérique à ses propres photos, il est ainsi très remarquable (et très touchant) d’observer le léger mouvement des photos adoptées, qui signale ce geste de l’adoption, qui rend visible le montage comme récit de sa fabrication. Les oscillations des photos différenciées par ce petit mouvement sont comme l’hésitation du geste quant à la place à leur donner sur l’autre image en fond. Ce sont ainsi comme ses mains en action que Louise Merzeau fait voir dans ses montages, et, de cette manière, elle les signe, comme un Duane Michals écrivait à la main les textes accompagnant ses photographies, se réappropriant par ce qui relève du toucher, du dessin, de la caresse du papier, les images dédiées à la seule vue distante. Elle et lui invitent par conséquent à reconstituer en fiction la production de l’image comme petit récit, avec ce personnage qui serait l’Operator dont les gestes ont laissé des traces, des indices de présence : léger mouvement dans la vidéo du montage numérique, écriture manuscrite, mais aussi bien dans chaque photo son angle de vue, son cadrage, le choix de sa focale, etc.

6 Pierre Mac Orlan : « La photographie est, à cette heure, l’art le plus accompli, propre à réaliser le fantastique et tout ce qu’il y a de

curieusement inhumain dans l’atmosphère qui nous entoure et dans la personnalité même de l’Homme. », Écrits sur la photographie, 2011, p. 55.

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Cette attention portée à la photo comme résultat d’un geste (érotique, esthétique, politique) dont le récit est à produire, correspond en tous points à ce que Georges Didi-Huberman a démontré dans Images malgré tout. Les photos, les « quatre bouts de pellicules arrachés à l’enfer » (Didi-Huberman, 2003, 11) dans les camps d’extermination nazis, doivent être re-gardées, c’est-à-dire conservées intègres en leur état d’objets avec leurs défauts de fabrication qui sont autant d’indices qui trahissent, dénoncent ou encore rétablissent la responsabilité d’un corps à l’origine de l’image. Le regardeur est ainsi celui qui cherchera dans les images les conditions dans lesquelles elles ont pu être faites à partir des conditions dans lesquelles il les trouve. La magnifique formule, « pour savoir, il faut (s’) imaginer », dit aussi clairement le recours à la fiction, indispensable en même temps qu’inévitable et précaire, que l’engagement du regardeur dans cet effort d’imagination singulier et solitaire.

Là se trouve la possibilité d’une résistance à l’inefficacité des images-chocs dont Sontag dénonçait l’immoralité, sans doute parce qu’après l’expérience qu’en a fait la petite fille dans cette librairie californienne un jour de 1945, elle a cessé d’être un regardeur, elle est devenue seulement lectrice, intelligente aux significations atroces construites dans certaines images, et ne s’interrogeant plus jamais en tout cas sur le récit sollicité par chaque photo. Il ne s’agit pas de cette manière d’essayer d’assagir le choc de ces sortes d’images, mais de les considérer comme issues d’une expérience faite par quelqu’un quelque part. Souvent il y a là le lieu d’une empathie possible avec le personnage du photographe plutôt que de sa dénonciation comme prédateur (Sontag, 1977, 150). L’attention portée au regard du photographe dans les conditions imaginées de sa prise de vue, fournit le lieu d’une réhabilitation possible de la sensibilité aux photographies dont Sontag dénonçait l’anéantissement en 1977. Car cette attention mène à s’interroger, par exemple, sur le nécessaire hors-champ du cadrage de « La fillette et le vautour » de Kevin Carter dont la composition iconique et centripète tend à occulter la complexité de toute réalité au profit d’une image immédiatement lisible, dès lors immédiatement réduite par les lecteurs à sa signification. Ces règles de composition d’un photojournalisme académique, encore un peu courues aujourd’hui, cherchent à réactiver les symboles des vieux arts de la graphé qui inventent des figures, dans lesquels toute complexité est patiemment construite à la main. Le résultat du dessin donné à lire n’est pas, comme c’est le cas en photographie, celui d’un essai de négociation avec le désordre ordinaire du monde.

Le regardeur est donc celui ou celle qui prendra ce temps, ou pas, mais à qui cette responsabilité est dévolue, de former le récit imaginaire de la photo : d’abord, inventer qui l’a prise et comment, pour quoi : chaque détail en est l’indice ; puis, inventer ce qu’il fait lui-même là devant à se trouver avec cette photo. Qu’est-ce qui change, ou pas, pour lui, et pour quoi ? Dans les choix qu’il effectuera se tient une tout autre « conscience politique » que celle que décrivait Sontag, celle qu’implique toute expérience esthétique, toute attention aux formes singulières (de l’objet comme de l’image). Elle requiert que le sujet qui regarde (le regardeur) cerne les conditions exactes de sa présence aux objets : ceux-ci peuvent médiatiser le monde, comme c’est le cas en photographie, mais ils sont aussi, immédiatement, le monde.

Dès lors l’activité du regardeur le distingue radicalement à la fois de celle du lecteur d’images et de celle du spectateur. Il s’oppose au lecteur, consommateur de symboles disposés pour lui dans l’espace du cadre, en s’inquiétant de l’objet photographique, des conditions de sa production et de sa circulation, de son tirage ou de sa post-production, pour envisager la photo en tant qu’ouvrage, avec les gestes qui l’ont faite – ceux du photographe et du tireur –, et puis menée jusqu’à cet endroit où il se trouve, toujours sur le site de quelqu’un, au sens numérique aussi bien que physique du mot « site » : chez le parent, le voisin, le brocanteur, dans le

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journal du service photo de la rédaction, dans le livre de l’éditeur, dans la salle du commissaire d’exposition, dans la rue où quelqu’un a perdu cette photo.

Le regardeur s’oppose au spectateur auquel est livré, par le jeu de la séquence et du montage dans la durée, un discours articulé, pour rendre lisible ce à quoi il assiste. La durée du spectacle l’accueille, le prend en charge, l’entraîne. Devant une photo, monument d’étrangeté et d’altérité fixe, nul déroulement n’advient, si ce n’est celui que le regardeur – s’il le veut – organisera lui-même. Quitter la salle, arrêter le film, ces privilèges du spectateur, n’ont aucun rapport avec l’unique responsabilité du regardeur qui peut décliner l’invitation que produit une image fixe à s’arrêter devant elle : lui tourner le dos, fermer l’album, la retourner n’y fera rien car sa fixité forge son statut d’objet (y compris à l’écran) et lui confère une identité spatiale et non temporelle. C’est ainsi essentiellement la durée choisie de l’attention qu’on lui porte (ou non) qui fait le regardeur, car l’image fixe, qu’on l’ignore ou qu’on la contemple, qu’on l’interroge, reste là, identique à elle-même, indifférente : elle dure sans varier. La quitter des yeux n’est renoncer qu’à la seule suite qu’elle pourrait avoir, uniquement en présence, uniquement pour le regardeur. À lui donc la maîtrise de la seule durée variable qu’il incarne, qui consiste à choisir ce qu’il fait de ça, avec ça, de cette résistance primaire qu’impose l’invariabilité de l’image fixe.

Pas étonnant, au fond, qu’au début du siècle dernier le père de l’art contemporain Duchamp ait eu pour complice Stieglitz, le promoteur de la Straight Photography (contre les oripeaux de prestige que prétendait donner aux premiers pictorialistes l’imitation de la peinture) : la photo comme le ready-made est un objet d’art précaire, issue d’un choix de l’artiste que, souvent, manifestement n’importe qui aurait pu faire, mais que celui-ci a fait. L’objet se présente dans son invariabilité, son mutisme et son innocence – quel qu’en soit le sujet, l’objet matériel qu’est l’image fixe l’astreint à l’innocence : elle ne dit rien, elle ne fait rien, elle ne bouge pas, elle n’est que rigoureusement disponible. Si l’activité du regardeur se distingue tellement de celle du lecteur d’images ou du spectateur, c’est qu’à lui et à lui seul est dévolue toute la charge de « faire le tableau » (Duchamp, 1994, 247).

On pourrait parler avec la photographie d’un médium ou d’un art confiant tant il remet au regardeur ce qui relève toujours d’un dispositif critique où celui-ci ne doit pas (il fait comme il veut) mais est cependant à l’évidence sommé de choisir une posture devant l’image (distance, durée et activité) : bref coup d’œil du passant lecteur qui identifie le sujet, assigne à ce qui se trouve dans l’image telle ou telle identité lisible ; ou élaboration longue, patiente, attentive et précaire, par le regardeur de la fiction de la scène de la photographie – et cela à partir de ses indices, à commencer par l’objet qu’elle constitue sur sa propre scène de rencontre (papier, plaque, écran). Là où les photos ne signifieront rien, ce qui arrive fréquemment dans certaine photographie artistique, amateur ou défectueuse (respectivement pour cause de stratégie esthétique, de négligence ou d’accident), ces signes illisibles d’un geste pourtant avéré dont la signification résiste dans « le code vicié d’une esthétique photographique décalée du réel » (Guibert, 1981, 107), le regardeur sera renvoyé à sa propre situation devant le carton à photos, le livre, le journal, dans l’exposition ou la rue… Ce retour a tout d’une distanciation, au sens brechtien du terme. À l’égard de l’image, c’est l’épreuve critique de son altérité. Et, sans doute, finalement, est-ce cela même qui identifie le regardeur comme un corps distinct et à distance de l’objet photographique : l’irréductibilité de ce dernier à ce que le regardeur croit en savoir – le principe même de la rencontre.

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Anne-Cécile Guilbard est maître de conférences en littérature française du XXe siècle et en esthétique de l’image, spécialisée en photographie, au laboratoire FoReLLIS de l’Université de Poitiers, France.

Références

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