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Édition scientifique du Jeu des échecs d'Engreban d'Arras

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Academic year: 2022

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Édition scientifique du Jeu des échecs d’Engreban d’Arras

Bechtel Renaud 2020-2021

Master Littératures, langues, patrimoines et civilisations Parcours Lettres

Sous la direction de Mme Pinto-Mathieu Élisabeth

Membres du jury Pinto-Mathieu Élisabeth | Professeure de langue et littérature médiévales Le Nan Frédérique | MCF HDR en langue et littérature du Moyen Âge

Soutenu publiquement le :

27 mai 2021

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L’auteur du présent document vous autorise à le partager, reproduire, distribuer et communiquer selon les conditions suivantes :

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RE MER C IE MENTS

Je tiens avant tout à remercier ma directrice, Madame Élisabeth Pinto-Mathieu, pour la confiance qu’elle m’a accordée et la très grande disponibilité dont elle a fait preuve, ainsi que pour tous ses conseils, corrections et réponses qui m’ont été d’une aide précieuse dans la réalisation ce travail.

Je souhaite également remercier Madame Frédérique Le Nan, grâce à qui j’ai pu découvrir la langue du Moyen Âge et qui me fait l’honneur d’évaluer ce mémoire.

Je remercie mes parents pour leur soutien, ma mère, Geneviève Winling, pour m’avoir accordé une confiance indéfectible dans mes études, et mon père, Roland Bechtel, pour m’avoir transmis le goût du jeu des échecs dès mon plus jeune âge.

Je remercie mes camarades et amis, qui ont rendu cette année d’étude plus agréable en ces temps compliqués.

Enfin, je remercie Mathilde Auffret, pour son aide, ses encouragements et son soutien sans faille depuis des années.

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Sommaire

INTRODUCTION LE JUS DES ESQIÉS

1. Le texte

2. Le manuscrit

3. L’auteur

ÉDITION DU MANUSCRIT

1. Éditions précédentes

2. Résolution des abréviations

3. Corrections

ANALYSE LINGUISTIQUE

1. Phonétique et graphie

1.1. Voyelles

1.1.1. -alis > -eus, -es

1.1.2. a tonique + yod > ai (principalement), a 1.1.3. -aucu > -eu, -oi

1.1.4. yod + ata > ie

1.1.5. dĕus > dius (principalement), dieus 1.1.6. ĕ tonique entravé > e

1.1.7. ĕ, ĭ tonique + ll > iau

1.1.8. ē, ĭ tonique libre + nasale > ain 1.1.9. -illis > -ieus

1.1.10. ŏ tonique + l + consonne > au, o, eu (dans veut) 1.1.11. lŏcu, fŏcu, iŏcu > liu, fu, ju

1.1.12. ọ tonique libre > ou, eu

1.1.13. e initial libre atone > i (dans certains mots) 1.1.14. e initial atone entravé > e (principalement), a

1.1.15. o, i initial atone ou protonique interne > e (dans certains mots) 1.1.16. *damnaticu > damage

1.2. Consonnes

1.2.1. c initial ou postconsonantique interne + a > c (principalement), k, ch, qu, q

1.2.2. c initial ou postconsonantique + e, i, yod ; t postconsonantique + yod > c (principalement), ch 1.2.3. g initial + a > g

1.2.4. -ebile > -eule 1.2.5. l + yod final > -l

1.2.6. groupe consonantique vr : apparition d’un e svarabhaktique au futur et au conditionnel 1.2.7. l, n + r : pas d’épenthèse

1.2.8. h initial

1.2.9. Consonnes géminées 1.2.10. botina > bonne

2. Morphologie

2.1. Articles définis 2.1.1. Enclises

2.2. Pronoms personnels

2.3. Pronoms relatifs et interrogatifs 2.4. Possessifs

2.5. Démonstratifs 2.5.1. Ecce hoc 2.5.2. Ecce ille 2.5.3. Ecce iste

2.6. Substantifs et adjectifs 2.6.1. Présence du -s de désinence 2.6.2. Bases multiples

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2.6.3. Accord des adjectifs et participes 2.7. Conjugaison

2.7.1. Présent de l’indicatif 2.7.2. Parfait de l’indicatif 2.7.3. Futur et conditionnel 2.7.4. Présent du subjonctif 2.7.5. Participe passé

3. Syntaxe

3.1. Noms et adjectifs 3.1.1. Interpellation

3.1.2. Complément de comparaison

3.2. Verbes

3.2.1. Règle de proximité 3.2.2. Syllepse

3.2.3. Impératif

3.3. Systèmes hypothétiques 3.4. Négation

4. Lexique

5. Versification

5.1. Métrique

5.2. Rimes

TRANSCRIPTION TRADUCTION

CONTEXTE HISTORIQUE : LA FIN DU XIIIE SIÈCLE 1. Arras, monument économique et littéraire 2. Les échecs, au sommet de leur popularité 2.1. Règles aux temps médiévaux

ANALYSE LITTÉRAIRE

1. Des rimes et des échos

2. Dire le bien

3. Une allégorie échiquéenne diffuse

4. Une critique acérée et une menace spirituelle CONCLUSION

GLOSSAIRE BIBLIOGRAPHIE

1. Éditions précédentes

2. Littérature générale

3. Histoire et civilisation

4. Langue

5. Manuscrits

TABLE DES MATIÈRES TABLE DES ILLUSTRATIONS

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Introduction

Il aurait été intéressant de voir s’affronter aux échecs des joueurs de différentes époques. Qu’aurait donné un duel entre Philidor, pour qui « les pions sont l’âme des échecs », et Mikhaïl Tal, réputé pour ses sacrifices nombreux et osés ? Comment aurait réagi Hikaru Nakamura, au jeu rapide et agressif, face à Emmanuel Lasker, fervent amateur de la guerre psychologique ? Poussons le vice plus loin encore : aurions-nous seulement pu faire s’affronter un joueur de la toute fin du XVIIIe siècle et un autre du XIIIe ? Au-delà des règles — en plus des siècles — qui les séparent, ce sont deux conceptions du monde radicalement différentes qui s’affronteraient. Le jeu des échecs a bien souffert après la Révolution française, lorsque celui-ci s’est fait mettre à l’index en 1793 pour son

« contrast[e] avec le système républicain »1, et proposer à un républicain investi de cette époque de jouer avec un individu empreint du système féodal n’aurait pas manqué de faire des étincelles. Cela n’a rien de surprenant : des siècles durant, les échecs ont servi le symbolisme royal, les pions n’étaient vus que comme des éléments secondaires, bons à sacrifier, devant laisser la place aux grandes et nobles pièces au-dessus d’elles ; et une bonne partie de la littérature médiévale sur les échecs ne manque pas de rappeler leur supériorité. Pourtant, si c’est là la pensée dominante du Moyen Âge, il y a un homme contre qui Philidor avec ses pions aurait apprécié jouer. Dans le manuscrit français 25566 conservé à la Bibliothèque nationale de France, un petit texte obscur propose en effet une vision qui tranche avec son époque : le Jus des esqiés, composé par un certain Engreban d’Arras, se montre bien critique envers les grandes pièces qui n’ont que faire des petits pions, qui méritent une attention autant que ceux qui les gouvernent. Ce texte, seule œuvre connue signée par Engreban d’Arras, se distingue par deux aspects : d’une part, sa subversivité dans une époque où les grands de ce monde sont respectés et complimentés. De l’autre, la complexité de son déchiffrage, aussi ardu que la plus difficile des parties d’échecs. Aujourd’hui, seules deux éditions ont été consacrées à ce texte que Victor Le Clerc qualifiait en 1856 de « plus affecté et […] plus obscur de tous ces Enseignements2 » : la première par Félix Lecoy en 19513, la deuxième par Mauro Azzolini en 20164. Bien que chacune de ces deux éditions ait apporté des connaissances nouvelles sur ce texte et son auteur, il est regrettable qu’aucune traduction n’ait encore été donnée pour une œuvre si originale et si complexe ; c’est pourquoi nous avons estimé intéressant d’en proposer une, accompagnée d’une synthèse des connaissances actuelles sur Engreban d’Arras et sa période d’écriture. Pour ce faire, nous nous sommes d’abord penchés sur une étude du manuscrit BnF fr. 25566 puis de son auteur et des éditions qui lui ont été consacrées, avant d’exposer notre approche de la transcription du manuscrit et de procéder à une analyse linguistique du texte. Nous les avons fait suivre d’une transcription du Jus des esqiés (accompagnée d’un glossaire en fin de mémoire) et de notre traduction, puis d’une courte étude du contexte de la période à laquelle a vraisemblablement vécu Engreban d’Arras ainsi qu’une brève analyse littéraire de son poème.

1 Didier RENARD, « Jeu des échecs, société politique et art de la guerre. Les révolutions du XVIIIe siècle », Politix, 2002, no 58, p. 100.

2 Victor LE CLERC, « L’image du monde et autres enseignements », dans Histoire littéraire de la France, Paris, Firmin Didot et Treuttel et Wurtz, t. XXII, 1856, p. 291.

3 Félix LECOY, « Le Jeu des échecs d’Engreban d’Arras », dans Mélanges de philologie romane et de littérature médiévale offerts à Ernest Hoepffner par ses élèves et ses amis, dir. Ernest Hoepffner, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Publications de la Faculté des Lettres de l’Université de Strasbourg », 1949, p. 307-312.

4 Mauro AZZOLINI, « Scacchi moralizzati. Edizione e studio linguistico de Li jus des esqies di Engreban d’Arras », Medioevi, 2, 2016, p. 269-305.

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Le Jus des esqiés

1. Le texte

Dans le ms. fr. 25566 de la Bibliothèque nationale de France, le Jus des esqiés s’étend des fos 239v à 241v. La réglure est encore bien visible, encadrant chaque vers et chaque initiale. Une lettre historiée débute le texte, un C bleu dans un carré rouge, au cœur duquel sont visibles deux personnes assises de part et d’autre d’un échiquier bicolore, toutes deux observant le plateau de jeu. Le roi tend sa main gauche pour bouger une pièce, tandis que son adversaire (en lequel Arthur Dinaux voit une dame5 et Alison Stones un homme6) repose sa tête sur sa main droite (voir fig. 1). Peut-être pouvons-nous y voir l’illustration des v. 78-79 décrivant les rois et les comtes qui « s’i deduisent par mainte fie ». D’après A. Stones, le scripteur qui s’est occupé de la partie du manuscrit contenant

l’œuvre d’Engreban utilise différentes teintes d’encre7 ; il se sert pour notre texte d’une encre marron jusqu’au milieu de la vingt-cinquième ligne du fo 241c avant d’en changer pour une teinte plus sombre.

Le Jus des esqiés est un dit de 298 vers à rimes plates non-strophique, ce qui le situe dans la “norme” des dits, quoiqu’il soit plus court que la moyenne8. Genre extrêmement plastique, la nature du dit au Moyen Âge est difficile à cerner : dans Le Dit et sa technique littéraire, Monique Léonard le définit globalement comme un bref texte versifié à la première personne, d’inspiration principalement religieuse ou morale, qui a pour but d’agir sur son lecteur en transmettant une senefiance par le biais d’allégories9. Dans cette définition nous retrouvons parfaitement le Jus des esqiés où, tout en prenant le jeu des échecs comme matière de son allégorie, Engreban d’Arras s’adresse personnellement à son interlocuteur :

mais poi sevent que senefie, et j’en sai le senefïance,

si le vou dirai par fïance. (v. 80-82)

L’énonciateur se présente comme le détenteur d’une connaissance peu répandue sur un jeu qui, au contraire, l’est ; il se positionne dans une attitude didactique, prêt à enseigner la science secrète d’un divertissement apprécié. Pour ce faire, le dit s’articule ainsi : aux v. 1-75, une première moralisation se fait sur l’importance de l’acte de parole par une opposition de la bienveillance d’un homme à la malveillance d’un autre, et les conséquences néfastes d’une mauvaise conduite. Aux v. 76-164, l’énonciateur s’attaque au vif du sujet en développant une allégorie du jeu d’échecs comme une représentation de la société. Aux v. 165-298, l’allégorie des échecs devient anecdotique, la moralisation se concentrant alors sur l’opposition des grands du monde au

5 Arthur DINAUX, Les Trouvères artésiens (1843), Genève, Slatkine Reprints, 1969, p. 169.

6 Alison STONES, Gothic Manuscripts, Londres, Harvey Miller Publishers, t. I-2, 2013, p. 171.

7 Ibid., t. I-2, p. 167.

8 Monique LÉONARD, Le Dit et sa technique littéraire. Des origines à 1340, Paris, Honoré Champion, 1996, p. 68-73 : 62 % des dits recensés par Monique Léonard sont non-strophiques, pour une longueur moyenne de 480 vers et avec une large majorité à rimes plates.

9 Ibid., p. 343-344.

Figure 1 : Incipit du Jus des esqiés.

Source : gallica.bnf.fr / © BnF

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petit peuple qu’ils oppriment. Si ce principe moralisateur n’a rien de particulièrement original au Moyen Âge (et encore moins quand il s’agit d’un dit), notre auteur se distingue en revanche par la particularité d’offrir un texte versifié presque entièrement en rimes équivoquées, ce qu’Arthur Dinaux ne manque pas de qualifier de « tour de force10 », et qu’il enrichit parfois en les doublant de rimes grammaticales. Il en offre un exemple dès ses premiers vers :

Chiex ki sens a du bien retraire il ne s’en doit mie retraire car, par le bien ki est retrais, est-il aucuns ki est retrais de ce k’il eüst vilené. (v. 1-5)

Pour quatre occurrences d’un même verbe retraire décliné sous deux formes, nous obtenons trois sens différents :

« exprimer » (v. 1), « se mettre à l’écart » (v. 2 et 4) et « extraire » (v. 3), ce qui ne manque pas de faire s’interroger le lecteur jonglant entre les différentes acceptions pour en déchiffrer le sens. Cette difficulté s’amplifie encore quand l’auteur joue de la langue pour parvenir à ses fins, et peut même se doubler d’une autre difficulté avec la graphie choisie par le scripteur qui découpe parfois les mots d’une curieuse manière, comme au v. 6 où nous avons dû recomposer en vile ne en envilené ou au v. 134 où nous avons reformé ma tere en matere. Comme le formule Georges Lote, « si parfois [le poète qui use de rimes équivoquées] arrive à produire ainsi de curieux effets de surprise, le plus souvent il accroche ces mots l’un à l’autre de la manière la plus pénible, en mettant la langue à la torture11 ». Un effet de cette langue torturée se retrouve, par exemple, dans les v. 165-171 :

S’aucuns rois, d’Espaigne u de France, […]

n’uevre point ensi, li bes taille du Roi ; s’est molt faus ki la tent.

Les v. 170-171 notamment posent problème : li est-il un article ? Un pronom ? Taille est-il un nom ? Un verbe ? Quelle est la signification du complément du Roi qui les suit ? Et notre ponctuation est-elle seulement correcte ? Toutes ces interrogations sont loin d’être pleinement élucidées, et la traduction que nous fournissons ne donne qu’une proposition d’interprétation parmi bien d’autres possibles.

Mais au-delà de la difficulté de lecture que pose une telle écriture, il est indéniable que l’auteur a dû puiser dans des trésors d’ingéniosité pour parvenir à de telles mêlées de mots. D’après Georges Lote, « les vers équivoques, d’assez bonne heure, ont été considérés comme le comble de l’art12 », et il va sans dire que le Jus des esqiés a dû faire forte impression dès son époque.

2. Le manuscrit

Avant de cerner plus précisément l’identité d’Engreban d’Arras, commençons par nous intéresser au seul ouvrage gardant la trace d’un texte signé de son nom, le ms. fr. 25566. Celui-ci comprend 283 folios de 25,6 × 17,6 cm.

(21 × 13,6 cm. pour les fos 2r-9v, ajoutés a posteriori13) et sa rédaction a été menée par quatre mains

10 DINAUX, op. cit., p. 169.

11 Georges LOTE, Histoire du vers français, Paris, Boivin et Cie, t. II, 1951, p. 156.

12 Ibid., p. 156-157.

13 Sylvia HUOT, From Song to Book: The Poetics of Writing in Old French Lyric and Lyrical Narrative Poetry, Ithaca, Cornell University Press, 1987, p. 66-67.

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différentes14 à Arras ou ses environs15 entre 1291 et 129716. Chacune de ses pages se divise en deux colonnes de trente-quatre lignes (vingt-sept pour les fos 2r-9v). Le fr. 25566 est un manuscrit de luxe, composé avec une très grande application : l’écriture est soignée et élégante, notamment dans la première moitié du manuscrit, régulièrement agrémentée de capitales ornées ou historiées, ainsi que de plusieurs partitions parfois sur des pages entières, comme aux fos 34v-37r. À cela s’ajoutent de nombreuses illustrations en lien avec les textes qu’elles accompagnent, souvent garnies de motifs feuillés typiques de la ville d’Arras17. En plus de ces petites enluminures qui étoffent le manuscrit, il est également important de noter la présence de trois illustrations de pleine page aux fos 175r, 178v et 220v : d’une part, ces riches illustrations marquent d’autant plus l’attention toute particulière portée à la réalisation de ce manuscrit. De l’autre, elles sont flanquées de deux blasons précis qui se répètent sur leurs bordures (fig. 2).

Figure 2 : Armoiries au fo 220v.

Source : gallica.bnf.fr / © BnF

La présence de ces blasons est importante car nous y reconnaissons les armoiries de deux grandes familles de la noblesse picarde, le comté de Flandres (d’or au lion de sable) et la famille d’Hangest (d’argent à la croix de gueules, chargée de cinq coquilles d’or) : leur présence permet de supposer que ce manuscrit a dû à l’origine être commandé par un riche membre de ces deux familles18. Aurait-il été particulièrement amateur des chansons d’Adam de la Halle ? En effet, le manuscrit met principalement en avant les œuvres de ce dernier : au fo 1v, une rubrique indique « Chi coommencent les canchons maistre Adan de le Hale », et le début du codex jusqu’au fo 68 consiste en une compilation de courtes œuvres du Bossu d’Arras. D’après Sylvia Huot, la mise en avant des œuvres d’Adam de la Halle forme une sorte de prologue au codex, annonçant des thèmes liés à l’Artois, à l’amour et à la satire sociale19. Ses onze chansons ne composent en effet qu’une petite partie du manuscrit et sont accompagnées de trente-trois autres textes, dont dix sont attribués nominativement : nous trouvons deux œuvres avec le nom de Jehan Bodel d’Arras (fos 83r et 283r), deux de Richart de Furnival (fos 83r et 106v), deux de Baudouin de Condé (fos 109r et 217r), une de Nichole de Margival (fo 218r), une de Baude Fastoul d’Arras (fo 253r), une de Jehan Petit d’Arras (fo 273r) et une de Nevelot Amion (fo 278r). En plus de ces noms, nous pouvons en

14 STONES, op. cit., t. I-2, p. 167 : les textes auraient été rédigés par deux mains différentes (respectivement les fos 10r-165v et 165v-283v), ainsi que deux autres pour des tâches mineures (l’une pour les fos 2r-9v, l’autre pour les rubriques du fo 209r jusqu’à la fin du manuscrit).

15 Ibid. : A. Stones suggère que le manuscrit aurait aussi pu être réalisé à Lille.

16 Henri ROUSSEL, Renart le Nouvel par Jacquemart Giélée, publié d’après le manuscrit La Vallière (B. N. fr. 25 566), Paris, A. et J. Picard et Cie, p. 8-9 : « Si des relations amicales entre un d’Hangest et Guy de Dampierre peuvent expliquer la réunion de ces écussons sur le même manuscrit, elles n’ont pas dû survivre à 1297. Notre manuscrit V aurait donc été copié avant 1298 ; il ne peut pas être antérieur à 1291 puisque le Dit dou Vrai Aniel, qui y occupe les folios 232 à 235 fait allusion à la prise de Saint Jean d’Acre qui eut lieu le 18 mai 1291. »

17 Ibid., p. 172.

18 Ibid.

19 HUOT, op. cit., p. 73.

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deviner d’autres grâce à la présence de leur texte dans d’autres manuscrits : c’est le cas de Jacquemart Gielée (Renart le nouvel, fos 109r-177r), Huon de Mery (Li tournoiemens Antecrist, fo 182v-207v) et de deux autres textes de Richard de Fournival (Li consaus d’amours, fos 207v-217r, et Li poisanche d'amours, fos 258r-273r), pour donc un total de vingt-cinq textes que nous pouvons attribuer sur les quarante-quatre du ms. fr. 25566.

Mais à ces noms s’ajoute un dernier : si tous ces auteurs sont annoncés en rubrique, en explicit de leur texte ou dans le sommaire du fo 1r, un autre nom est présent dans le manuscrit, au sein même d’un vers : celui d’Engrebans d’Arras, au fo 241v de son Jus des esqiés. Engreban se distingue ici des autres compositions, étant le seul à se citer dans son œuvre, ce qui fait d’ailleurs dire à Victor Le Clerc qu’« il faut […] que l'auteur ait été bien content de lui-même ; car, tandis que les petites pièces de ce genre sont presque toutes anonymes, il a pris soin de se nommer20 ». La remarque n’est pas tout à fait exacte : à cette époque où le genre connaît son plus grand essor21, pas plus de la moitié des dits sont anonymes (alors qu’ils n’étaient qu’environ 30 % à l’être jusqu’en 1280)22. Il est pourtant bien vrai que dans le cas du ms. fr. 25566 la majorité des dits sont anonymes, et ce fait est d’autant plus frappant qu’une bonne partie du manuscrit leur est dédiée : alors que jusqu’au vingt-troisième texte la plupart des œuvres sont attribuées, aucun nom n’est donné pour les seize pièces suivantes des fos 221r à 253r, alors que le manuscrit se clôt sur cinq autres textes dont chaque auteur est nommé. Le Jus des esqiés s’inscrit dans cette suite de dits anonymes. Sa position anecdotique au sein de ces dits, encadrés par des noms nettement mis à l’honneur en début et en fin de manuscrit, montre qu’il n’y occupe pas une place notable, comme l’avait également remarqué Mauro Azzolini23. Nous ne devons finalement la connaissance de son identité d’auteur qu’à ce seul choix d’avoir inclus son nom dans son œuvre, Engreban d’Arras n’étant annoncé nulle part ailleurs dans le manuscrit24.

Bien qu’une partie des auteurs demeure anonyme, les différents noms qui sont présentés ou que nous pouvons déduire apportent d’autres informations sur la façon dont a été élaboré le manuscrit. Une nette majorité sont des trouvères d’origine picarde, plus précisément artésienne pour certains, et ce trait est particulièrement mis en avant pour les noms de Jean Bodel, Baude Fastoul et Jean Petit qui sont précisés comme étant originaires d’Arras.

En plus l’espace géographique auxquels ils appartiennent, ces noms nous renseignent sur l’empan chronologique des créations incluses dans le ms. fr. 25566 : si certains auteurs semblent contemporains ou quasi-contemporains de la rédaction du manuscrit, comme Adam de la Halle (mort en 128825) ou Engreban d’Arras lui-même (probablement contemporain de la création du manuscrit, comme nous le verrons par après), d’autres sont morts bien avant sa composition ; c’est le cas notamment de Baude Fastoul (en 127226) ou plus encore de Jean Bodel (en 121027). Cette vaste sélection de textes fait du ms. fr. 25566 un intéressant panorama littéraire du XIIIe siècle.

Concernant le style des œuvres réunies, six textes sont en prose, contre trente-huit en vers. Plus particulièrement, Azzolini remarque que, sur les dits compilés dans la deuxième moitié du codex, cinq sont en rimes équivoquées28,

20 LE CLERC, op. cit.

21 LÉONARD, op. cit., p. 190-191 : près de 70 % des dits recensés par Monique Léonard ont été rédigés entre 1280 et 1340.

22 Ibid., p. 201.

23 AZZOLINI, art. cit., p. 275.

24 Au fo 1r, la table liminaire indique simplement « Des eskiés », et la rubrique du fo 239 « Ch’est li jus des esqiés ».

25 Normand R. CARTIER, « La Mort d’Adam le Bossu », Romania, no 353, janvier-mars 1968, p. 116-124.

26 Hermann SUCHIER, Adolphe GUESNON, « Deux trouvères artésiens : Baude Fastoul et Jacques le Vinier », dans Mélanges de philologie romane et d'histoire littéraire offerts à Maurice Wilmotte (1913), dir. Maurice Wilmotte, Genève, Slatkine Reprints, 1972, p. 739.

27 Albert HENRY, Le Jeu de saint Nicolas, Jehan Bodel, Genève, Librairie Droz, 1981, p. 21.

28 À savoir D’un equivoque (Baudouin de Condé, fo 109r), trois versions du dit Des III mors et des III vis (Baudouin de Condé, fos 217r-218r ; Nichole de Margival, fos 218r-219v ; anonyme, fos 223r-224v) et Li Jus des Esqiés (Engreban d’Arras, fos 239v-241v).

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et attire notamment l’attention sur quelques points communs que partagent le Jus des esqiés et le dit anonyme Des III mors et des III vis aux fos 222v-224v : tous deux ont pour seul témoin le ms. fr. 25566 et ont la particularité d’être en rimes équivoquées29 ; ce à quoi nous pouvons ajouter l’obscurité de certains passages et la critique adressée à des instances supérieures30. Azzolini, sans aller jusqu’à prétendre identifier Engreban comme l’auteur du dit anonyme Des III mors et des III vis, interroge la similarité du style des deux œuvres : nous avons peut-être là non pas une mais deux œuvres d’Engreban d’Arras. Mais l’approfondissement de cette question demanderait d’abord une enquête plus poussée et une analyse comparée du style des deux dits.

3. L’auteur

Comme nous l’avons vu, nous n’avons connaissance du nom de l’auteur du Jus des esqiés que grâce à son propre choix de se citer dans son œuvre, plus précisément aux v. 270-271 :

Ciex ki a le gambe retraite, Engrebans d’Arras, fist ce dit.

Bien que ces vers ne réunissent que peu d’indices, ces derniers, joints à l’étude du ms. fr. 25566, nous fournissent en réalité un bon socle de connaissances :

• Dans ce manuscrit qui fait la part belle à des compositions d’auteurs artésiens, Engreban lui-même se dit originaire d’Arras, une restriction géographique bien précise et donc utile à nos recherches.

• Comme nous l’avons vu, le manuscrit a été réalisé dans la dernière décennie du XIIIe siècle (bien que ses compositions s’étendent sur tout le siècle), une borne temporelle à ajouter à la borne géographique.

• L’auteur a jugé nécessaire de s’identifier plus précisément en mentionnant une gambe retraite comme un défaut physique qu’il porte.

Engreban est un nom rare, quelle que soit l’époque. Dans le domaine de l’onomastique, nous n’avons trouvé cet anthroponyme qu’à cinq autres occurrences dont deux seulement peuvent lui être liées31, comme nous le verrons par après. En toponymie, nous pouvons le rapprocher d’un pont d’Engrebant, anciennement appelé pont d’Ingreban32) dans la commune de La Couture (Pas-de-Calais) et d’une rue du Pont d’Engrebant dans la commune de Richebourg sa voisine. Outre ces noms, nous n’en avons trouvé aucun autre similaire à celui d’Engreban, toutes époques confondues33.

Le premier lien que nous pouvons tisser avec un autre nom se trouve dans le ms. Douce 308 de la Bibliothèque Bodléienne d’Oxford, composé à Metz entre 1309 et 1316 d’après A. Stones34, dont les fos 239-250 compilent vingt-deux Sottes chansons contre amours. Comme l’avaient déjà remarqué Félix Lecoy et Mauro Azzolini, au

29 AZZOLINI, art. cit., p. 278.

30 Stefan GLIXELLI, Les cinq poèmes des trois morts et des trois vifs, Paris, E. Champion, 1914, p. 16 : « Au point de vue esthétique la pièce [Des III mors et des III vis] est très médiocre, le style en est bizarre, hérissé d'obscurités. Quant au fond, c'est une satire des ecclésiastiques indignes. »

31 Les trois autres sont deux bourgeois lillois du XIVe siècle, Jehan Ingrebant (ou Jehans Yngrebans) de Linsielles et Willfaumje Ingrebant (ou Willaumes Ingheleran) de Linsielles dans le Premier registre aux bourgeois de Lille, enregistrés respectivement en 1335 et 1339 (Martine AUBRY, 4000 bourgeois de Lille au XIVe siècle (1999), éd. Bernard Delamaire et Roger Berger, Villeneuve d'Ascq, Publications de l’Institut de recherches historiques du Septentrion, 2012, p. 135, 242), ainsi qu’un habitant de Béthune au XVIIIe siècle, Sohier Engreban (Denis-François SECOUSSE, Louis-Guillaume de VILEVAULT, Ordonnances des rois de France de la troisième race, Paris, Imprimerie royale, 1755, p. 483).

32 Auguste DE LOISNE, Dictionnaire topographique de la France, Paris, Imprimerie nationale, t. 24, 1907, p. 470.

33 En conséquence, il est difficile d’estimer quelle pouvait être la prononciation de son nom, que nous devrions peut-être agrémenter d’un accent en l’écrivant Engréban, comme que le fait, par exemple, Daniel POIRION, Précis de littérature française du Moyen Âge, Paris, Presses Universitaires de France, 1982, p. 320.

34 STONES, op. cit., t. II-1, p. 41.

(12)

fo 241r se trouve l’envoi d’une sotte chanson adressée à une figure que nous pouvons associer sans peine à Engreban d’Arras (fig 3) :

Figure 3 : Engreban au tort talon dans le Douce 308.

Source : medieval.bodleian.ox.ac.uk / © Bodleian Libraries, University of Oxford Engreban au tort talon

envoi ma chanson jolie, l’autre jambe ait il brisiée, il vuelt ma dame estuper, si ke j’ai oï conteir.

Outre la rareté du nom d’Engreban, le qualificatif au tort talon qui lui est attribué ne fait aucun doute quant au fait que nous pouvons identifier cet individu dans notre Engreban ki a le gambe retraite. Cette présence dans le ms. Douce 308 fait supposer à Lecoy que « notre auteur appartenait aux cercles poétiques bourgeois de la grande ville artésienne, et même qu'il y jouissait d'un certain renom35 » et qu’elle nous « autoris[e] à le placer dans les dernières années du XIIIe siècle36 ». En effet, la présence du nom d’Engreban dans un manuscrit d’une autre région et plusieurs années après le fr. 25566 laisse penser que la réputation d’Engreban devait être certaine à son époque. Impossible cependant de tirer autre chose de cette sotte chanson, dont il ne nous reste presque que ce seul envoi : curieusement, le fo 240v qui le précède concerne un tout autre texte, et hormis cet envoi il ne subsiste de ce poème que trois autres vers tout au plus37.

Mais pour obtenir plus d’informations sur l’identité d’Engreban, il nous faut aller plus loin. Et c’est ce qu’a fait Azzolini en 2016 en s’intéressant aux publications de Roger Berger. En effet, tout comme le remarque Azzolini, un parallèle est fait par Berger dans Littérature et société arrageoises au XIIIe siècle entre l’auteur du Jus des esqiés, qu’il classe dans les « Poètes et bourgeois sans liens connus avec le Puy », et un nom inscrit dans un autre manuscrit d’Arras38 : « Le nom porté par ce poète est connu à Arras : un Guillaume Engreban est inscrit au Nécrologe entre le 2 février et le 16 juin 130539 ». Berger sait bien de quoi il parle : lui-même a édité dans les années 1960 le manuscrit qu’il évoque40, et qui apporte en effet d’intéressantes informations pouvant être liées à Engreban d’Arras. Ce manuscrit, qui est le fr. 8541 de la Bibliothèque nationale de France, consiste essentiellement une longue liste de noms, suivie des statuts de la Confréries des jongleurs et bourgeois d’Arras.

35 LECOY, op. cit., p. 307-308.

36 Ibid., p. 308.

37 Leonard ARNAUD, « The Sottes Chansons in MS. Douce 308 of the Bodleian Library at Oxford », Speculum, no 19, janvier 1944, p. 78-79.

38 AZZOLINI, art. cit., p. 282-283.

39 Roger BERGER, Littérature et société arrageoises au XIIIe siècle : les chansons et dits artésiens (1979), dir. Pierre Le Gentil et Philippe Ménard, Arras, Commission départementale des monuments historiques du Pas-de-Calais, coll. « Mémoires de la Commission départementale des monuments historiques du Pas-de-Calais », 1981, p. 441.

40 Roger BERGER, Le Nécrologe de la confrérie des jongleurs et des bourgeois d’Arras (1194-1361), Arras, Imprimerie Centrale de l'Artois, coll.

« Mémoires de la Commission départementale des monuments historiques du Pas-de-Calais », t. I et II, 1963-1970.

(13)

Dans cette suite de noms, nous voyons apparaître un certain Engrebans Will[aumes]41, auquel sont adjoints trois traits en éventail, vers le milieu de la colonne centrale du fo 35r (fig. 4).

Figure 4 : Engrebans Will dans le fr. 8541.

Source : gallica.bnf.fr / © BnF

La nature de ce manuscrit a souvent été interrogée : registre quelconque ? Livre d’admission à la confrérie ? Nécrologe ? Cette dernière possibilité avait déjà été mise en avant par Adolphe Guesnon en 189942, mais la démonstration la plus convaincante a été fournie par Berger dans son édition du manuscrit, en se basant notamment sur la mention de corps anonymes ou de funérailles43 ou par les concordances entre certaines entrées et d’autres attestations de la mort de citoyens arrageois entre 1197 et 135744. Outre la nature du texte, la raison exacte des inscriptions pose davantage de difficultés : d’après Berger, chaque nom correspond à la perception du droit d’un denier et parfois plus, ce qui est alors indiqué par un nombre équivalent de traits ajoutés à côté du nom45 (comme c’est ici le cas pour Engreban), comme « un tarif des funérailles dressé par la carité46 », ce qui supposerait pour notre auteur une certaine pauvreté à la fin de sa vie.

Tous ces noms sont groupés sous trois types d’inscription qui correspondent au moment de l’année où ils ont été inscrits, au terme de la Saint-Rémi, de la Purification et de la Pentecôte. Celui d’Engreban se situe dans l’année 1304 sous la section Potus Purificationis, situant donc sa mort entre la Saint-Rémi (soit le 2 février) et la Purification (6 juin pour l’année concernée) de l’an 1304 (soit 1305 dans notre calendrier moderne)47. La présence de cet Engreban dans ce nécrologe de la ville d’Arras, le fait qu’il soit le seul à y porter ce nom et la proximité entre la date de sa mort et la date de rédaction du fr. 25566 rendent bien séduisante l’hypothèse qu’il s’agit là d’un même individu.

41 Ibid., t. I, p. 67.

42 Adolphe GUESNON, « Le Registre de la confrérie des jongleurs et des bourgeois d'Arras : note sur le ms. fr. 8541 de la Bibliothèque nationale », Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris, Imprimerie nationale, no 4, juillet-août 1899, p. 464-475.

43 BERGER, Nécrologe, t. II, p. 31-37.

44 Ibid., t. II, p. 121-136.

45 Ibid., t. I, p. 5.

46 Ibid., t. II, p. 34. Berger dit que la possibilité du tarif pour les funérailles est son hypothèse « la moins invraisemblable ».

47 Ibid., t. I, p. 67.

(14)

Édition du manuscrit

1. Éditions précédentes

La première édition à avoir été proposée, bien que très brève et partielle, est celle d’Arthur Dinaux, dans Les Trouvères artésiens en 1843. Le temps de deux pages d’introduction, Dinaux expose quelques généralités sur les échecs et le manuscrit qui porte à cette époque la cote 2736 du fonds La Vallière, avec quelques erreurs minimes

— par exemple en attribuant 397 vers au texte, ou en supposant qu’il avait été traduit en prose dans le ms. 275 de la Bibliothèque de la Bourgeoisie de Berne (en réalité une traduction du Liber de moribus hominum de Jacques de Cessoles48) — suivies d’une transcription de cinquante-cinq vers tirés du début et de la fin du texte.

Il faut attendre le siècle suivant pour qu’apparaisse une édition complète du texte, opérée par Félix Lecoy dans un mélange littéraire en l’honneur d’Ernest Hoepffner en 1951 et republiée 34 ans plus tard dans la revue Le Moyen français49. Si son introduction au texte est bien courte, elle a tout de même le mérite de fournir plusieurs déductions que nous pouvons tirer sur l’auteur du Jus des esqiés, telle que sa mention dans le ms. Douce 308, ou quelques notes d’ordre linguistique ou littéraire qui ne manquent pas d’éclairer l’obscurité profonde de certains passages. Dans sa transcription du texte, Lecoy a procédé à quelques corrections qu’il jugeait nécessaires : si nous rejoignons son avis sur certaines (comme au v. 237 la correction de liretare en l’iretaje), nous nous sommes abstenus de le suivre sur d’autres altérations du texte. Nous notons aussi la présence d’une seule et minime erreur de transcription, à savoir un article la au lieu de li au v. 298. Comme nous l’avons fait, Lecoy prend parfois la liberté de s’éloigner de la graphie du manuscrit, comme il le fait au v. 9 en remplaçant vile nie par vilenie. En complément de sa transcription, Lecoy propose un glossaire, très utile à l’interprétation des rimes souvent alambiquées du texte.

L’édition de Mauro Azzolini, parue en ligne dans la revue italienne Medioevi, se veut bien plus complète que celle de Lecoy. Son étude fournit en effet une analyse plus approfondie du ms. fr. 25566 et de l’apparition du nom d’Engreban dans le Nécrologe de Roger Berger, dans l’optique de cerner l’identité de l’auteur du Jus des esqiés, à laquelle il joint une analyse linguistique particulièrement axée sur la phonétique. Si sa transcription du manuscrit est enrichie de plusieurs notes littéraires et linguistiques à l’intérêt certain, nous remettons toutefois en question la justesse de la transcription en elle-même, qui contient plusieurs erreurs. Si certaines sont minimes (comme ne pour ni v. 66, assommés pour assonmés v. 223), d’autres sont plus problématiques lorsqu’elles altèrent la morphologie des mots (telles que demoustrerent pour demoustrent v. 124, cascun pour cascuns v. 244). De même, certaines erreurs de transcriptions influencent la partie dédiée à la phonétique et graphique proposée, et nous relevons d’autres erreurs dans cette même partie (comme vŏlūerunt donné pour étymon de vauront, p. 285). Néanmoins, ces défauts n’enlèvent rien à la qualité de l’étude donnée aux origines d’Engreban.

48 Jean RYCHNER, « Les Traductions françaises de la Moralisatio super ludum scaccorum de Jacques de Cessoles. Étude comparée des traductions en tant que telles », dans Recueil de travaux offert à M. Clovis Brunel par ses amis, collègues et élèves, dir. Clovis Brunel, Paris, Société de l’École des Chartes, 1955, p. 481.

49 Félix LECOY, « Le Jeu des échecs d’Engreban d’Arras », Le Moyen français, no 12, 1983, p. 37-42.

(15)

2. Résolution des abréviations

En transcrivant le texte du Jus des esqiés, nous avons conventionnellement adapté les i et u consonantiques en j et v, et mis en forme le texte en lui conférant une ponctuation moderne en suivant autant que possible la ponctuation occasionnellement présente dans le manuscrit.

Les abréviations ont été résolues ainsi :

• Les voyelles nasalisées abrégées õ, ẽ, ĩ et ũ ont été résolues par l’ajout d’un n, ou bien d’un m lorsqu’elles étaient suivies d’un p ou d’un b, conformément à l’usage le plus fréquent dans le manuscrit : assonmés 223 ; desmenbrer 15, ramenbrer 16, samble 122, 279, ensemble 134, gambe 270, ensemble 280 ; empris 23, emporte 63, comparer 208.

• De même, a été résolu en con ou com selon sa position.

• L’exposant a été résolu en us, à l’exception des abréviations p résolues en puis.

• Les abréviations en x ont été laissées.

• L’exposant e a été résolu en re.

p en per ou par.

p² en pri.

pƧ en pour, basé sur pour 31, 38, 92, 97, 104, 154, 179 et pourciaus 164.

m̃ en mem.

p̃ en pre.

q̃ en que.

t̃ en tra.

g’ en gier dans la finale d’infinitifs, en nous basant sur la forme de jugier 158 et bleciés 173. À noter que nous trouvons aussi blecé 246.

s’ en ser.

t’ en ter ou tre.

v’ en ver.

z en et.

bñ en bien.

ch’r en cevalier. Bien que ch’r comprenne un h, nous avons jugé qu’il ne s’agit là que d’une convention d’abréviation, puisque nous trouvons effectivement les formes picardes ceval 39 et cevalier 176.

fñce en france.

gñt et gñs en grant et grans.

ih’u en Jhesu.

ml’t en molt, basé sur molt 9, 171.

qñt en quant.

st̃ en sont.

(16)

3. Corrections

Dans son édition, Lecoy estime que « l’obscurité d’un vers, ici plus encore qu’ailleurs, est loin d’être le signe d’une altération50 ». Nous rejoignons ici cette opinion, en gardant autant que possible la graphie originale de chaque vers, et nous ne sommes ainsi intervenu qu’à trois endroits :

• v. 102 et 106 : nous avons inversé deux mots en remplaçant ros 102 par rois et rois 106 par ros. En effet, l’incise des v. 100-102 permet probablement d’expliquer la réaction du roi qui, voyant le danger s’approcher, appelle les cavaliers à son aide (v. 99-100). Le changement de rois en ros v. 106 est justifié par le lien entre la reine et la tour évoqué aux v. 97-98 : la tour “nettoie” la cour de la reine, mais c’est cette dernière qui devra venir au secours du roi si la tour est trop occupée.

• v. 237 : liretare a été corrigé en l’iretaje pour correspondre à la rime du vers suivant (lire ta ie, v. 238).

Ces rectifications ont également été effectuées par Lecoy et Azzolini, mais nous avons en revanche choisi de ne pas suivre leurs autres corrections, dans la volonté d’être aussi fidèle que possible au manuscrit. Toutefois, nous avons pris soin de préciser en note infrapaginale toute correction supplémentaire de leur part ou transcription qui serait différente de la nôtre (hormis les erreurs ou des résolutions d’abréviations différentes).

À plusieurs reprises, nous avons aussi pris la liberté de ne pas respecter le découpage des mots opéré par le scripteur, notamment en fin de vers. À droite, nous avons donc indiqué la forme notée dans le manuscrit à chaque fois que notre transcription en diffère.

50 LECOY, op. cit., p. 308.

(17)

Analyse linguistique

1. Phonétique et graphie

1.1. Voyelles

1.1.1. -alis > -eus, -es

La terminaison -alis trouve deux évolutions différentes avec talis dans le Jus des esqiés : nous avons d’une part un exemple de la vocalisation du [l] dans teus 22, et de l’autre le résultat plus rare de la chute du [l] dans tes 174, caractéristique du Nord et du Nord-Est51.

1.1.2. a tonique + yod > ai (principalement), a

Le résultat de la diphtongue [ai] est dans la quasi-totalité des cas graphié ai : faire 43, mais 114, aidier 259, etc.

La seule exception est a (< habeo) 238 (dans iretaje : ire t’a je 237-238) au lieu de la graphie ai qu’on retrouve à six reprises (77, 251, 272, etc.). D’après Charles Gossen, pour les scribes picards les graphies ai et a semblaient être interchangeables52.

1.1.3. -aucu > -eu, -oi

L’évolution de la terminaison -aucu est observable par deux résultats différents de paucu > peu 53, 120, 274 et poi 80, 213.

1.1.4. yod + ata > ie

La rencontre d’un yod avec [ata] aboutit à [ie̥] en picard (contre [iẹe̥] en francien), visible avec fie < *vīcata dans la rime fie : senefie (< sīgnĭfĭcat) 79-80.

1.1.5. dĕus > dius (principalement), dieus

Dĕus aboutit à dieus en francien, mais la triphtongue a tendance à se simplifier en iu en picard. À Arras, la forme dieus est globalement plus fréquente que dius53, mais notre manuscrit prend la tendance inverse avec six occurrences de dix 187, 214, 288, etc. et une seule de diex 238.

1.1.6. ĕ tonique entravé > e

Gossen note à ce sujet qu’à Arras le résultat de [ĕ] entravé est généralement noté e, parfois ie54. Cette idée semble se confirmer dans notre manuscrit, où seule la première graphie est présente : terre < tĕrra 175, 222, 280, perte < pĕrdĭta 57, aperte < apĕrta 58, infer < īnfĕrnu 286.

51 Geneviève JOLY, Précis d’ancien français (1998), Paris, Armand Colin, coll. « U Linguistique », 2009, p. 89.

52 Charles Théodore GOSSEN, Grammaire de l’ancien picard (1970), Paris, Klincksieck, coll. « Bibliothèque française et romane. Série A, Manuels et études linguistiques », 1976, p. 53.

53 Ibid., p. 55.

54 Ibid., p. 59.

(18)

1.1.7. ĕ, ĭ tonique + ll > iau

La rencontre de [ĕ] avec [ll] résulte en une triphtongue notée iau (franc. eau), visible dans biaus < bĕllus 83, 116, oisiaus < aucĕllus 116 et pourciaus < pōrcĕllus 164. Le même résultat s’observe avec [ĭ] dans le démonstratif ciaus < ecce ĭllos 163.

Les seules exceptions sont les représentants de ĭllos qui sont eus 105, qui reprend la forme francienne, et aus 255, forme constatée dans d’autres dialectes dont ceux du nord.

1.1.8. ē, ĭ tonique libre + nasale > ain

Le [ē] ou [ĭ] tonique libre suivi d’une consonne nasale évolue en une diphtongue nasalisée notée ain (franc. ein), dont la prononciation et la graphie se confond avec celles de [a] tonique suivi d’une nasale, comme l’indique la rime mains (< manus) : mains (< mĭnus) 101-102. Le même résultat se retrouve dans plaines < plēnas 198.

1.1.9. -illis > -ieus

Après amuïssement du [i] final, [l] est vocalisé par [s], aboutissant à -ius ou -ieus en picard (bien qu’ils coexistent avec la graphie -ils). La graphie -ius ne semble jamais apparaitre à Arras, -ieus lui étant préféré55, ce que confirme notre manuscrit où ecce ĭlle + -s analogique aboutit à sept occurrences de ciex 32, 188, 270, etc., une de cieus 68 et une de chiex 1.

1.1.10. ŏ tonique + l + consonne > au, o, eu (dans veut)

Après la vocalisation de [l] en [u], la diphtongue qui en résulte est notée au en picard, mais prend parfois la graphie francienne ou, ol ou o. À Arras, la répartition des graphies au et ou, ol, o est à peu près égale56, ce qui semble se confirmer dans notre manuscrit : caus < *cŏlpos 107, tautes < *tŏltas 195, cop < *cŏlpo 137, 185.

Le phénomène se retrouve également lorsque la voyelle n’est pas accentuée : cauper < *cŏlpare 111, vauront <

*vŏlere habent 111.

Bien que d’une origine différente, les graphies au et o dans aufin 101 et offins 241 (< espagnol alfil) laissent penser que leur prononciation était similaire, la graphie au n’ayant une valeur qu’étymologique en plus par rapport à o.

Cas particulier : pour la P3 de l’indicatif présent du verbe voloir, nous avons aux côtés de deux vaut < *vŏlet 235, 261 quatre occurrences de veut 25, 51, 215, 277, peut-être sous influence de la graphie francienne.

1.1.11. lŏcu, fŏcu, iŏcu > liu, fu, ju

Par analogie avec les autres désinences en -ieu, -iu, la triphtongue dans lieu (< lŏcu) et la diphtongue dans feu (< fŏcu) et jeu (< iŏcu) ont pu se réduire à -iu, -u. Les graphies -ieu, -eu sont plus fréquentes que -iu, -u à Arras57 mais, comme pour dieu, notre manuscrit inverse la tendance en ne présentant que des formes -iu, -u avec une occurrence de liu 291, une de fu 55, quatre de jus 1, 83, 85, 211 et deux de ju 139, 149. La rime jus (<

iŏcu) : jus (< iūs) 211-212 tend à confirmer que cette analogie n’est pas seulement graphique mais touche également la prononciation.

55 Ibid., p. 70.

56 Ibid., p. 74.

57 Ibid., p. 78.

(19)

Notons que l’analogie se prolonge aux dérivés de iŏcu : c’est le cas pour les substantifs, avec une occurrence de jüer 120 et une au féminin pluriel jüerres 160 ; l’analogie se fait également même quand la voyelle n’est pas tonique, comme pour le verbe à l’infinitif jüer 120, 293, à la P3 de l’indicatif présent jüe 214, à l’impératif jüe 268 et à la P6 de l’indicatif présent jüent 275.

1.1.12. ọ tonique libre > ou, eu

Le [ọ] tonique libre se diphtongue en [ọu] avant de se réduire à [œ̣] au début du XIIIe siècle, mais la rime moullier (< *mŏlliare) : moullier (< mŭlier) 261-262 laisserait supposer une réduction en [u]. Les textes littéraires picards emploient régulièrement la graphie ancienne ou aux côtés de eu58, mais le scribe semble ici avoir une légère préférence pour ou :

eu : preudom, preudonme < prōde hŏmĭnem, prōde hŏmo 27, 34, 48, 230 ; deliteus < *dēlēctōsus 117, 118 ; dolereus < dŏlōrōsus 286.

ou : honnour, onnour < hŏnōrem 39, 90, 219 ; jounes < jŭvĕnis 44 ; sour < sŭper 101, 105 ; segnour

< sĕniōrem 181 ; entour < *īntōrn[are] 201 ; laboure < labōrat 203 ; amour < amōrem 254 ; moullier

< mŭlier 262.

À cette liste nous devons ajouter cinq occurrences de lor < īllōrum 93, 147, 183, etc. qui conserve le o latin.

1.1.13. e initial libre atone > i (dans certains mots)

Le passage de e initial libre atone à i n’est attesté que dans iretaje < hērēdĭtate 237 (: ire t’a je 238).

1.1.14. e initial atone entravé > e (principalement), a

L’évolution de rĕtrahere et ses dérivés donne dans la quasi-totalité des cas un e, avec sept occurrences : retraire 1, 2 ; retrais 3, 4 ; retraite 269 ; retraient 7, 8, mais nous trouvons également une occurrence du mot avec un a dans ratrait 100. Notons toutefois que le vers précédent donne a trait 99, la rime pouvant expliquer la graphie.

1.1.15. o, i initial atone ou protonique interne > e (dans certains mots)

Si la réduction de o, i initial atone ou protonique à e existe aussi en francien, elle est plus fréquente en picard59 et touche dans notre manuscrit les mots anemis < ĭnĭmīcus 228, demaine < dŏmĭniu 175 et dolereus < dŏlōrōsus 286.

1.1.16. *damnaticu > damage

Le passage de am à om ne s’est pas fait dans damage < *damnatĭcu 296, fait pourtant caractéristique du picard60.

1.2. Consonnes

1.2.1. c initial ou postconsonantique interne + a > c (principalement), k, ch, qu, q

[k] initial ou postconsonantique interne suivi de [a] se palatalise en [š] en francien mais garde son caractère vélaire en picard, ce qui semblerait se confirmer par la rime que nus (< quia) : quenus (< canūtus) 43-44, mais

58 Ibid., p. 80.

59 Ibid., p. 91.

60 Ibid., p. 90 : « *damnaticu : damage, dans tous les textes pic. Le passage de -am- à -om- n’a pas eu lieu. »

(20)

une autre rime pose problème : ceval (< caballum) : ce val (< ecce) 39-40, où il serait nécessaire de prononcer la consonne initiale [š] à la francienne pour ceval et à la picarde pour ce. Néanmoins, Lecoy note que « les rimes de ce type sont bien connues et on en rencontre de semblables dans un grand nombre de textes du XIIIe siècle61 ».

Sur le plan graphique, le résultat de cette évolution présente des graphies très variées en picard62. Le scripteur donne ici une très nette préférence pour c (cascun < cascūnum 118, bouce < būcca 185, catel < capĭtalem 210, etc.) mais nous trouvons aussi quelques occurrences de k avec keüs < cadētus 153, eskievins < scabīnos 194, deux de ch dans chavist < *capīvit 232 et cha < ecce hac 263, une de qu dans quenus (< canūtus), et nous pouvons aussi mentionner le q pour esqiés (< catalan escac) dans la rubrique.

1.2.2. c initial ou postconsonantique + e, i, yod ; t postconsonantique + yod > c (principalement), ch

Si le résultat de [k] initial ou postconsonantique + [e], [i], [j] ou [t] postconsonantique + [j] devrait donner [š]

en picard, l’auteur fait rimer façon (< factionem) : face on (< faciam) 191-192, en opposant une prononciation picarde [š] à une prononciation francienne [s]. Nous pouvons néanmoins supposer que ce problème est similaire à celui de ceval : ce val 39-40, avec un mélange de la prononciation des deux dialectes.

Chez les Artésiens, la graphie c est préférée à ch pour cette évolution63, une tendance que le manuscrit suit, n’étant que presque exclusivement notée c : commence < *cōmĭn(ĭ)tiat 29, cil < ecce ĭlli 151, pourciaus <

pŏrcĕllus 164, etc. La seule occurrence de ch se trouve au tout début du manuscrit, dans le démonstratif chiex <

ecce ĭlle 1.

Le cas de visse < vĭtiu 49 est un problème à part, du fait qu’il s’agit d’un emprunt savant64. 1.2.3. g initial + a > g

Le peu d’exemples présents dans le manuscrit ne nous permettent pas de trouver une rime pouvant confirmer la conservation du [g] initial devant [a] en picard (contre la palatalisation vers [ž] en francien). Sur le plan graphique, le g latin a en tout cas été conservé dans galie < galĕa 227, galie < *galat 228 et gambe < gamba 270. La graphie seule ne nous permet pas d’en déduire la prononciation, puisque nous la retrouvons aussi bien avec la valeur de [g] que [ž], comme dans grange < *granĭca 54.

1.2.4. -ebile > -eule

L’évolution de -abile vers -aule, fréquente en picard et notamment très fréquente dans les chartes d’Arras65, trouve un écho dans notre manuscrit avec feules < flēbĭlis 87.

1.2.5. l + yod final > -l

L’évolution de [l] + [j] à la finale en [l] (franc. [j]) n’est constaté que par un seul exemple dans notre manuscrit, avec consel < cŏnsĭlium 183.

61 LECOY, op. cit., p. 308.

62 GOSSEN, op. cit., p. 95.

63 Ibid., p. 92.

64 Édouard BOURCIEZ, Précis historique de phonétique française (1900), Paris, C. Klincksiek, coll. « Nouvelle collection à l’usage des classes.

Seconde série III », 1955, p. 84.

65 GOSSEN, op. cit., p. 111.

(21)

1.2.6. groupe consonantique vr : apparition d’un e svarabhaktique au futur et au conditionnel Un [e̥] de soutien a tendance à apparaître dans les groupes [vr] en picard, particulièrement au futur et au conditionnel. Nous trouvons un contre-exemple avec le substantif souvrains 202, tandis que le phénomène s’observe bien au futur avec avera 162 et averés 243, et au conditionnel avec deveroit 15.

1.2.7. l, n + r : pas d’épenthèse

L’absence de consonne épenthétique dans les groupes [lr] ou [nr] oppose le picard et d’autres dialectes au francien, qui fait apparaître un [d] dans ces groupes. Le phénomène se rencontre ici dans trois cas, vauront (avec vocalisation du [l]) 111 pour [lr], amenra 109 et reponre 147, 148 pour [nr].

1.2.8. h initial

Le h étymologique latin se conserve dans hui < hŏdiĕ 215, mais pas dans ostel < hōspĭtalu, Espaigne < Hĭspania 165 ni iretaje < hērēdĭtate 237. La conservation est irrégulière pour hŏmo, qui donne hom 17 contre omme <

hŏmĭne 24, 32, 60. Nous le retrouvons néanmoins dans ses dérivés hommel 131 et hommage 236. Même irrégularité pour hŏnōre > honnour 39, onnour 90, 219.

Le h germanique se maintient en revanche bien dans *hatjan > haïr 14, haïst 46, comme celui issu du latin médiéval huticas > huces 198.

Nous retrouvons également un h analogique dans honmel < ulmus 132, haus, haut < altus 154, 267 et haussage

< *altiatus 153.

1.2.9. Consonnes géminées

En comptant les abréviations telles que ꝯ pour con, com ou õ pour on, om, quasiment toutes les géminations de consonnes nasales se font après o, la seule autre géminée nasale étant femme 231, 232. Hormis les consonnes nasales, on trouve un certain nombre de s géminés, digramme du son [s]. Une seule irrégularité se trouve à la rime 125-126, avec assaut et asaut. Nous trouvons une autre irrégularité pour [f] avec aufin 101 et offins 241.

1.2.10. botina > bonne

Bien que les groupes secondaires [δn] aboutissent à [rn] en picard, le représentant de bŏt(ĭ)na dans notre manuscrit est la forme francienne bonne 121 (: bonne < bŏna 122).

2. Morphologie

2.1. Articles définis

Si les articles définis masculins gardent rigoureusement la répartition CS li, CRS le, CRP les, le féminin est moins stable : on trouve au CSS huit occurrences de li 123, 124, 169, 180, 213, 214, 248, 278, majoritaires par rapport à deux la 108, 135 et à un seul le 162, typique de l’ancien picard. Au CRS, six occurrences de le 42, 81, 149, 161, 252, 270 prédominent légèrement, contre deux li 50, 298 et un la 204.

2.1.1. Enclises

On note les formes contractées suivantes :

a + le = au 109, 120, 147, 156, 209, 211, 245, 261, 275, 277, 296.

a + les = as 91, 101, 137, 217.

(22)

de + le = du 1, 47, 53, 148, 149, 171, 203, 276 ; dou 206.

de + les = des dans la rubrique, 76, 86, 115, 253, 298.

en + le = u 37, 141, 163, 218, 285, 286 ; eu 291 ; el 148.

en + les = es 237.

2.2. Pronoms personnels

À la P1, nous trouvons quatre occurrences de je 130, 138, 238, 246 ainsi que quatre j 77, 81, 251, 272 élidés devant voyelle. Nous avons également une occurrence de jou 252 devant voyelle, et une de ge 136 (cette graphie est cependant probablement influencée par la rime du vers précédent, fierge 135). Un seul exemple du pronom tonique de la P1 est présent, mi, dans l’amour de mi 254.

Tu est la forme tonique utilisée pour la P2, au v. 264 et tu rices.

Au CRS indirect atone, il y a pour la P3 neuf occurrences de li 20, 33, 49, 52, 71, 72, 97, 170, 235 lorsqu’il est seul, et six occurrences de lui 89, 95, 98, 151, 201, 259 lorsqu’il est précédé d’une préposition. Lui sert également de pronom tonique, tel qu’il se retrouve dans le v. 232 chavist lui et enfans et femme.

Au pluriel, le pronom de la P6 est dépourvu de -s : il 8, 40, 111, 126, 140, 141, 164, 285. Au CRP, deux formes toniques sont présentes, eus 105 et aus 255.

2.3. Pronoms relatifs et interrogatifs

Le pronom relatif sujet est généralement ki (quarante occurrences), élidé k 52 devant i initial. Nous le trouvons aussi deux fois graphié qui 108, 176.

Le relatif objet peut être que devant consonne 7, 80, 163, 285 et devant voyelle 69 (remarquons que, dans ce dernier cas, il est abrégé : q̄ on 69), mais peut aussi devenir k 5, 164, 245 devant il. Nous avons aussi un exemple de kë 231 en hiatus devant il pour les besoins de la versification.

Sont aussi présents deux cui 83, 152 au CR indirect.

2.4. Possessifs

Dès leurs débuts, les formes picardes du possessif masculin men, ten, sen se sont fait concurrencer par les franciennes mon, ton, son, ces premières semblant peut-être trop vulgaires aux yeux des scribes, tandis qu’au féminin les picardismes me, te, se étaient préférés à ma, ta, sa66. Cette attitude se confirme dans notre manuscrit : nous trouvons quatre occurrences de son 17, 71, 179, 189 et une de mon 210, contre une seule de sen 25. Au féminin, ce sont dix occurrences de se 13, 21, 25, 98, 121, 191, 233, 258, 277, 288, un te 269 et un me 243, contre deux sa 234, 260 et un ma 134.

2.5. Démonstratifs

Tous les démonstratifs du manuscrit sont au masculin uniquement.

66 Ibid., p. 125-126.

(23)

2.5.1. Ecce hoc

Ecce hoc en tant que pronom aboutit à onze occurrences de ce 5, 27, 31, 40, 52, 92, 154, 231, 245, 273, 298 et deux élidées c 52, 75. Nous observons également dans la rubrique un ch élidé, ainsi qu’une occurrence de chou 273 devant voyelle.

En tant que déterminant, quatre occurrences donnent ce 58, 246, 271, 272.

2.5.2. Ecce ille

Nous trouvons au CSS six occurrences de ciex 32, 34, 54, 63, 188, 270 et un cieus 68, contre un chiex 1. Au CSP, le seul exemple présent est cil 151. Au CRS direct, nous trouvons cel 292 mais également celui 23 dans :

[…] il ne laisse

parler celui ki a empris (v. 22-23)

Pour le CRS indirect, ce sont cinq occurrences de celui 10, 71, 73, 74, 294. Au CRP, une seule occurrence de ciaus 163.

2.5.3. Ecce iste

Ecce iste ne retrouve qu’un seul écho dans notre manuscrit, cis 255 au CSS, forme simplifiée de *ciste.

2.6. Substantifs et adjectifs

2.6.1. Présence du -s de désinence

Le système de déclinaison à deux cas est bien respecté, malgré quelques anomalies ponctuelles.

L’adjectif substantivé povre est, à trois reprises, décliné avec un -s analogique au CSS povres 75, 172, 229, mais la flexion est étymologique au v. 205 demeure povre doutans bien que le participe soit accordé. Dans la même catégorie des masculins en en -re, pour les substantifs, pere a un CSS non marqué : Jhesu Cris ki nous est com pere (v. 155).

Au féminin, nous trouvons une forme cours (< cŭrtem) 65 au CRS à côté d’autres substantifs correctement accordés :

ne vient en maison ni en porte en ostel de roi ni en cours (v. 64-65)

Mais cet accord peut s’expliquer par la nécessité de rimer avec le vers suivant, cours (< cŭrsu) 66. Au CRS également, nous avons une occurrence de riens :

[…] li mons

riens ne vaut (v. 273-274)

Mais la présence d’un -s au CRS de rien n’est pas particulièrement anormale67. 2.6.2. Bases multiples

Quatre mots présentent une alternance de base entre le CSS et un autre cas :

• CSS hom 17 ; CRS onme 24, 32, 60.

• CSS preudom 27, 48, 230 ; CRS preudonme 34.

• CSS quens 175, 178 ; CSP conte 79.

67 JOLY, op. cit., p. 30. Nous

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