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Resituer et restituer la colère jaune . Le mouvement des Gilets jaunes, révélateur du rapport populiste à l’espace

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Texte intégral

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114 | 2020

Géographies de la colère

Resituer et restituer la colère jaune

Le mouvement des Gilets jaunes, révélateur du rapport populiste à l’espace

Resituate and restitute yellow anger: the movement of Yellow Vests, revealing the populist relation to space

Philippe Genestier et Claudine Jacquenod‑Desforges

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/gc/15071 DOI : 10.4000/gc.15071

ISSN : 2267-6759 Éditeur

L’Harmattan Édition imprimée

Date de publication : 1 juin 2020 Pagination : 113-134

ISBN : 978-2-343-22146-5 ISSN : 1165-0354 Référence électronique

Philippe Genestier et Claudine Jacquenod‑Desforges, « Resituer et restituer la colère jaune », Géographie et cultures [En ligne], 114 | 2020, mis en ligne le 08 avril 2021, consulté le 24 septembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/gc/15071 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gc.15071 Ce document a été généré automatiquement le 24 septembre 2021.

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Resituer et restituer la colère jaune

Le mouvement des Gilets jaunes, révélateur du rapport populiste à l’espace

Resituate and restitute yellow anger: the movement of Yellow Vests, revealing the populist relation to space

Philippe Genestier et Claudine Jacquenod‑Desforges

1 Il y a deux manières de poser la question du rapport entre l’espace et la colère sociale.

L’une cherche dans l’espace physique et/ou social au moins l’une des causes de cette colère (un environnant dégradé, un quartier relégué et discriminé, par exemple).

L’autre fait de l’espace un support matériel et symbolique d’expression de cette colère (le boulevard où se déroule une manifestation, la cour de l’usine occupée par des grévistes, la cité HLM où se déroule une émeute…).

2 Le mouvement des Gilets jaunes (GJ), qui a surgi au cours de l’hiver 2018‑19, nous interpelle précisément au sujet de ces deux manières d’interroger le rapport entre espace et colère, tout en mettant sous les projecteurs une protestation politique inédite1. En effet, alors que traditionnellement les revendications portées par les mouvements sociaux concernent les inégalités et les injustices sociales, les récriminations se faisant entendre sur les ronds-points routiers occupés par les GJ visaient essentiellement le gouvernement et fort peu le patronat, tout en n’abordant jamais la question du chômage. En outre, quand ont commencé l’occupation des ronds- points et les manifestations urbaines du samedi, l’action des GJ ciblait les contraintes supplémentaires, fiscales et réglementaires, imposées par les pouvoirs publics aux automobilistes.

3 Si beaucoup de choses ont été dites jusqu’à présent sur les GJ2, nous voudrions malgré tout dans ce texte développer une analyse particulière de la localisation des colères sociales en appréhendant le mouvement des GJ comme un révélateur de la distance culturelle qui sépare les habitants du périurbain3 des habitants des métropoles (Davezies, 2008), dans leur rapport au territoire et à la société. En effet, bien que ce mouvement soit devenu de plus en plus hétéroclite au fil des semaines, avec des revendications de plus en plus hétérogènes, de très nombreux observateurs ont

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remarqué la surreprésentation des ruraux, des suburbains et, surtout, des périurbains lors de son lancement. C’est auprès de ces derniers que porta l’enquête, menée à la fin de 2018, sur laquelle s’appuie cet article.

4 Nous posons l’hypothèse que c’est ce fossé culturel, plus encore qu’économique, relatif à la spatialité, qu’il convient d’analyser pour comprendre les raisons de la colère sociale, voire de la haine focalisée sur le président de la République (Ruffin, 2019).

5 Le mouvement des GJ, lancé par des pétitions en ligne, a été motivé par une hausse du prix du diesel, venant s’ajouter à la limitation à 80 km/h de la vitesse et à un durcissement des règles du contrôle technique des véhicules. Ces mesures ont en effet été perçues comme le fruit d’une ignorance des conditions matérielles de la vie en

« France périphérique » (Guilluy, 2014), voire comme un mépris de la « France centrale » envers celle-ci. Le sentiment d’indignation que cela a suscité s’est exprimé d’abord sous forme d’occupation de ronds-points, de péages d’autoroutes et de parkings de centres commerciaux périurbains, puis lors de manifestations hebdomadaires envahissant le cœur des villes (sur les Champs-Élysées à Paris, dans les rues piétonnes de Bordeaux, Toulouse, Nantes…).

6 L’espace géographique a ainsi constitué à la fois le vecteur d’expression de la colère et un facteur déterminant la cause et la nature de cette colère.

7 Dans ce qui suit, nous ne proposons pas une enquête sociogéographique d’une mobilisation locale de GJ – d’innombrables monographies ont été produites sur le sujet – mais le diagnostic d’une partie de ce mouvement, de celle qui nous est apparue prépondérante à son début, en spécifiant ce constat par opposition aux mouvements sociaux plus habituels, portés notamment par les ouvriers ou les descendants de l’immigration. Puis, en nous écartant des cadres traditionnels d’analyse fournis par la sociologie de la domination, nous nous servirons de ce diagnostic pour mettre au jour l’existence d’un système de valeurs et de représentations autonome, propre à certaines couches populaires et moyennes résidant dans les zones périurbaines4.

Ce qu’est et n’est pas le mouvement des « gilets jaunes »

8 Le mouvement des GJ ne s’apparente ni aux protestations ouvrières classiquement portées par des syndicats ni aux émeutes de « jeunes de banlieue » qui éclatent sporadiquement depuis les années 1980.

9 Il émane d’une configuration sociospatiale particulière, celle de la France périurbaine, dite aussi parfois « périphérique »5, qui interpelle les observateurs du territoire ainsi que les aménageurs. Il appelle surtout une démarche d’analyse nouvelle, tant le cadre traditionnel d’explication des mouvements sociaux paraît inapproprié.

10 Ce cadre traditionnel a été largement déployé dans nombre d’articles parus dans des journaux comme Libération, L’Humanité, L’Obs, Médiapart et sur le site AOC, qui interprètent le mouvement des GJ comme une révolte populaire pour « plus de justice sociale ». Suivant cette interprétation, il n’y aurait là rien de nouveau, si ce n’est un mode d’expression : l’occupation de points nodaux du réseau routier par des manifestants portant un gilet fluorescent.

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11 Dans ce même cadre, F. Dubet (2019) fournit un exemple d’analyse plus approfondie : l’heure serait à l’accroissement des inégalités et, dans le même temps, l’expérience de celles-ci ne procéderait plus d’un jeu social où les positions de classe, avec leur représentation politique, baliseraient le champ social, conférant à chacun une identité collective. Aujourd’hui, nous vivrions un régime d’inégalités individualisées et multiples. Face à ce qui serait ressenti comme une forme de mépris social par des individus à la fois dominés et atomisés, c’est-à-dire sans exutoire politique, les réactions deviendraient plus virulentes, nourrissant un climat de haine sociale, dont les GJ seraient la pure expression.

12 Si ce schéma explicatif est intellectuellement séduisant, car cohérent, il demeure charpenté par l’objectif de dénoncer des inégalités, en appliquant au mouvement des GJ des cadres interprétatifs préalablement élaborés à partir du « malaise des banlieues » où se concentre une population immigrée fortement frappée par le chômage… Or, en projetant sur les périurbains un tel cadre d’analyse, il ne peut en intégrer un aspect essentiel : la défiance envers toutes les mesures fiscales susceptibles d’accroître la redistribution en faveur des « assistés », desquels les GJ ont souvent et explicitement tenu à se différencier (Galland, 2018). Ainsi, les analyses de F. Dubet semblent relever de ce que l’on pourrait appeler un « anatopisme » (une erreur de lieu, correspondant pour l’espace à ce qu’est un anachronisme pour le temps).

13 En effet, lors des premières semaines tout au moins, les reporters ont constaté que se regroupaient sur les ronds-points très peu d’habitants des « quartiers populaires » de banlieue, mais beaucoup d’habitants des lotissements pavillonnaires6, très peu d’immigrés ou de chômeurs, mais surtout des salariés de petites entreprises du secteur privé, des employés du secteur des services, notamment à la personne, et des travailleurs indépendants artisans et commerçants et nombre d’autoentrepreneurs. Les professions intermédiaires et les cadres, les travailleurs des entreprises publiques, bien que très présents dans le périurbain, étaient sous-représentés, voire absents sur le rond-point observé (cf. supra note 1). Celui-ci ne reflétait donc pas de la composition sociologique du périurbain de la zone géographique concernée7. Certes, d’un point de vue structurel, les GJ peuvent être considérés comme relevant de groupes sociaux dominés, mais ils ne se considéraient pas comme tels, affirmant au contraire leur appartenance à la classe moyenne et leur volonté de s’y maintenir. Le sens de leur mouvement était précisément de lutter contre un processus lent de baisse de leur niveau de vie et, plus précisément, contre l’accélération de leur déclassement qu’aurait entraîné l’amputation de leur « reste à vivre » par la pénalisation de la circulation automobile. Cette pénalisation était ressentie comme une « assignation à résidence » semblable à celle des habitants des cités HLM enclavées, que certains d’entre eux avaient précisément choisi de fuir en accédant à la propriété dans le périurbain.

14 La colère des GJ n’était aucunement dirigée contre l’entreprise et l’économie de marché, mais contre le « racket de l’État sur les automobilistes ». En effet, nombre de GJ exprimaient d’abord un « ras-le-bol fiscal » (Fourquet, 2019), même si, dans un deuxième temps, des mères célibataires, des salariés précaires, des chômeurs ou des retraités dotés d’une culture syndicale et ne disposant que de modiques pensions ont rejoint le mouvement et si, au fil des semaines, des slogans contre « les fins de mois difficiles » et pour le « rétablissement de l’ISF » se sont multipliés8.

15 Par conséquent, l’interprétation en termes de révolte contre les inégalités apparaît inappropriée, bien qu’elle ait fait l’objet d’une tentative de réinterprétation par les

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partis et la presse de gauche, particulièrement par La France Insoumise, cherchant à infléchir les mots d’ordre du mouvement. Or, cette tentative a suscité le rejet d’une part des GJ, allergiques à tout ce qui s’apparente à de « la politique politicienne ». Cette part des GJ s’est alors progressivement désengagée, pour retourner à ses activités professionnelles d’abord, mais aussi parce qu’elle s’est sentie infériorisée par sa description en tant que ménages « modestes », voire « défavorisés », énoncée par les partis de gauche. Cette description lui a paru injurieuse alors que ces protestataires de la première heure se ressentaient surtout arbitrairement pénalisés par des mesures gouvernementales affectant la mobilité automobile, c’est-à-dire le socle de l’autonomie, du quant-à-soi social que l’acquisition d’un pavillon devait leur procurer. Pour les retenir, les militants politiques radicaux désireux de récupérer la protestation ont formulé des slogans reposant principalement sur la défiance politique ambiante, ce qui a permis d’obtenir un accord entre des attentes très hétérogènes. Ainsi, c’est au nom du

« référendum d’initiative citoyenne » et de « Macron démission ! Révocation ! » qu’ont défilé les cortèges du samedi.

16 Rappelons que cette démarche d’appropriation du mouvement par la gauche radicale ne s’est pas révélée fructueuse lors des élections européennes : d’après l’IFOP, les GJ ont voté pour le Rassemblement national à 44 %, contre 12 % pour La France Insoumise, et très peu pour les autres partis. En outre, refusant toute logique représentative ou toute identification collective, les GJ ont encore moins voté pour les listes estampillées

« jaune »9.

17 Une critique similaire à celle que nous avons faite pour F. Dubet, mais cette fois-ci portant sur son anachronisme pourrait être formulée à l’encontre de l’analyse du populisme proposée par Y. Algan, E. Beasley, D. Cohen et al. (2019). Ces auteurs transposent les résultats de leurs enquêtes sur le scrutin présidentiel de 2017 au mouvement des GJ. Ils considèrent que ce dernier a pour origine une « désocialisation » des individus et une méfiance interpersonnelle, mais, ce faisant, ils méconnaissent les réalités sociales et les modes de socialisation des GJ. En effet, ce diagnostic de désocialisation n’aurait de sens que par rapport à une forte « socialisation » antérieure.

Mais à quelles réalités ces auteurs se réfèrent-ils implicitement ? Au « temps béni » où la classe ouvrière vivait dans un milieu solidaire bénéficiant du socialisme municipal ? Un tel idéal type ouvriériste n’a toutefois été concrétisé que dans un nombre très réduit de municipalités (la ceinture rouge de Paris, Villeurbanne et quelques autres communes de première couronne de villes industrielles de province) et encore ne concernait-il alors qu’une fraction des habitants de ces communes. Une approche moins stéréotypée – et moins nostalgique – de la population de ces communes, soi- disant hauts lieux de socialisation, montrerait qu’une part importante, voire majoritaire, des populations concernées vivait dans des pavillons, fréquentait surtout un cercle relationnel à base familiale, et ne se sentait guère identifiée, socialisée, dignifiée par une commune appartenance de classe. La France a toujours été un pays faiblement syndicalisé, où au moins la moitié des emplois salariés sont répartis dans une multitude de petites et très petites entreprises et où, contrairement aux États-Unis, l’engagement associatif est toujours resté minoritaire. Adossés à leur conception mythique d’un âge d’or du monde ouvrier10, Y. Algan et ses coauteurs ne considèrent donc pas les représentations et les pratiques sociospatiales des GJ autrement que comme l’expression d’une situation carencée, marquée par un manque de confiance sociale et de cadres collectifs.

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18 D’autres explications ont été avancées, notamment celles rapportant le mouvement des GJ à la nouvelle géographie de la production industrielle, dont, comme le montre B.

Milanovic (2019), les victimes principales sont les couches populaires et moyennes des pays occidentaux. Celles-ci ont été les gagnantes de la phase fordo-keynésienne du capitalisme, qui leur avait accordé des satisfactions matérielles tout en leur conférant un statut stabilisé. Mais elles sont devenues les perdantes de la mondialisation. Le déclassement relatif et la fin de la progression du pouvoir d’achat des couches populaires et moyennes des pays occidentaux, du fait de la désindustrialisation, entraînent la déstabilisation du mode de vie de ces couches sociales forgé au cours des Trente glorieuses. La révolte actuelle atteste d’une fragilisation du statut salarial. La nouvelle répartition du travail dans la mondialisation a en effet entraîné en France une réduction de moitié du nombre d’emplois dans l’industrie manufacturière. Cette considérable régression des emplois globalement qualifiés, stables (en CDI) et la baisse durable du taux de croissance qui assurait une progression du pouvoir d’achat n’ont été que partiellement compensées par l’augmentation du nombre des emplois instables (en CDD) et peu rémunérateurs dans le secteur des services et du tertiaire ordinaire.

19 Cette analyse macrostructurelle paraît à première vue étayée par la carte des points de fixation ruraux du mouvement des GJ, qui semble coïncider avec celle de la désindustrialisation, avec les effets de déclin, voire de désertification que celle-ci a entraînés11. Mais on peut remarquer également, sur la carte des points de fixation du mouvement autour des métropoles, que figurent de très nombreux travailleurs périurbains occupant les emplois locaux de l’économie mondialisée : des salariés de la logistique et des services aux entreprises ou aux personnes. Cependant, cette nouvelle organisation de la production brise l’espoir d’une amélioration substantielle de la situation matérielle des ménages moyens et populaires, qui se voyant précarisés, sont sur la défensive. De plus, l’épée de Damoclès de la délocalisation ne permettant pas d’entrevoir une augmentation des salaires, la résistance à l’accroissement des dépenses préengagées et des prélèvements fiscaux devient la seule marge de manœuvre disponible. Face à ce déclassement, réel ou craint, émergent des attitudes néoconservatrices et malthusiennes, voire des propos xénophobes que l’on a pu entendre sur nombre de ronds-points12.

20 Conscient de l’inadaptation des catégories classiques de l’analyse sociologique pour appréhender le mouvement des GJ, L. Jeanpierre (2019) met en garde contre l’application d’une grille de lecture relevant d’un tropisme de gauche, selon laquelle les mouvements sociaux seraient toujours porteurs d’un espoir d’émancipation et de lutte pour la justice sociale. C’est la raison pour laquelle il plaide pour une démarche plus compréhensive qu’explicative à l’égard de ce mouvement. Toutefois, comme le fait remarquer J. Birnbaum13, L. Jeanpierre ne se confronte pas réellement aux tendances

« conservatrices et néofascistes » de ce mouvement. Certes, il les perçoit et les nomme, mais finalement les élude. Or, la prise en compte de ces tendances, malgré leur caractère dérangeant, nous semble impérative parce que c’est précisément ce populisme anti-fiscaliste des GJ qu’il faut examiner froidement et en profondeur si l’on entend saisir le sens de ce mouvement, notamment dans son rapport à l’espace et au territoire, comme dans la relation de ses membres à la culture et aux institutions.

21 En effet, ce qui est marquant avec le mouvement des GJ, c’est qu’il exprime une colère sociale, celle de gens qui sont certes depuis longtemps déstabilisés par le déclin de l’industrie et l’arrêt de la progression de leur pouvoir d’achat, mais qui, en

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l’occurrence, ne sont sortis de leur désintérêt ou défiance politiques qu’à partir du moment où a été mise en place une surtaxe les empêchant de continuer à vivre de manière indifférente aux affaires publiques. Cette mesure, conjuguée à d’autres de même orientation, les heurte alors qu’ils entendaient se mouvoir librement sans se soucier des injonctions de la vie sociale et institutionnelle. Ce qui a poussé cette population à s’extérioriser en endossant un gilet fluorescent, c’est l’injure faite à leur idéal de vie, c’est l’atteinte directe à l’équilibre sociospatial dans lequel est organisée leur quotidienneté. Nombre des périurbains enquêtés étaient indignés, car ils avaient le sentiment qu’avec la politique menée par un gouvernement influencé par « les bobos et les écolos », ils se retrouvaient dans la situation « de ne plus pouvoir ». Cette expression est revenue fréquemment : ne plus pouvoir ni circuler à leur guise ni de se payer des vacances ou un restaurant de temps en temps, ni de flâner dans leur centre commercial préféré. C’est que, propriétaires de leur logement et de deux voitures, travaillant régulièrement, disposant d’un revenu allant de 1,5 à 2,5 SMIC, la colère des ménages enquêtés portait sur la subite dégradation de leurs conditions de vie imposée par l’augmentation de la fiscalité, alors qu’ils conservaient « un gros appétit de consommer

»14. Cette colère n’était aucunement dirigée contre l’entreprise, le capitalisme, le libéralisme, mais contre les impôts, notamment locaux, et les taxes, les charges sociales, les dépenses pré-engagées de chauffage et de téléphonie, et le « racket de l’État sur les automobilistes ».

22 Il apparaît alors que ce mouvement s’inscrit dans la très longue lignée des révoltes populaires contre des mesures juridiques ou fiscales altérant un équilibre social antérieur (Tilly, 1986). Du retrait de la plèbe sur l’Aventin au Ve siècle av. J.-C. aux protestations des Bonnets rouges contre l’écotaxe en 2013, en passant par les jacqueries médiévales, ce type de révolte de citoyens modestes et de petits propriétaires ne relève pas d’une logique révolutionnaire, mais du refus d’une décision patricienne dégradant leur situation matérielle15. En ce sens, l’indignation des GJ proviendrait du fait que, à leurs yeux, les pouvoirs publics méconnaissent leurs conditions de vie et n’ont pas de considération pour le rapport qu’ils entretiennent avec leur espace quotidien.

23 Bref, le diagnostic porté sur les GJ par nombre d’analyses, même si celles-ci entendent dépasser une explication classiste et économiciste en introduisant le facteur de la subjectivation comme le font F. Dubet et Y. Algan et al., repose encore sur une lecture qui dépeint les groupes sociaux en termes de manque (de revenu) et de perte (de relations sociales). C’est la raison pour laquelle nous pensons utile de mobiliser, dans notre démarche compréhensive, deux outils analytiques aujourd’hui trop oubliés : la notion de « populisme » formulée par C. Grignon et J.-C. Passeron (1989) et la notion de

« rapport concret à l’espace » de R. Ledrut (1973).

Ce que révèle le mouvement des « Gilets jaunes » quant à leur rapport à l’espace et à la société

Espace domestique versus espace touristique

24 Sans doute faut-il donner toute sa portée au fait que le mouvement des GJ est ancré dans le périurbain, le suburbain et dans le mode de vie pavillonnaire. Sans doute convient-il de relever que les ronds-points, parkings de centres commerciaux, péages d’autoroutes… (autant de lieux inhérents à l’espace périurbain) ont été les supports et

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foyers de leurs manifestations. Dès lors, il faut tenter de comprendre la vision du territoire autant que le type de socialité qui animent les acteurs de ce mouvement, et pour cela, il convient de saisir ce qui les différencie du rapport à l’espace propre aux groupes sociaux que P. Bourdieu appelait « légitimes », c’est-à-dire détenteurs d’un capital matériel et symbolique valorisé et valorisant.

25 Les innombrables études sur les habitants du périurbain (cf. par exemple Cartier, Coutant et al. 2008 ; Dodier, 2007 ; Cailly, 2008 ; Rougé, 2005…) montrent que parmi ceux-ci, une part variable, mais surreprésentée sur le rond-point observé, a une prédilection pour des liens forts, mais peu nombreux, offerts par un ancrage familial et local, à l’inverse des citadins-citoyens friands d’« urbanité », avec les liens sociaux faibles, multiples et éphémères qu’offrent la centralité urbaine et ses « aménités » :

« Dans notre échantillon, certains ménages se caractérisent par une faible vie sociale et un vrai repli domestique, recevant très peu et essentiellement des membres de leur famille » (Dodier, op. cit., p. 36). Cependant, ces périurbains que l’on pourrait qualifier de « casaniers ordinaires » ne se sentent pas « captifs » au sens où L. Rougé le dit, du moins tant que le carburant reste à un prix abordable.

26 En reprenant la formulation de R. Ledrut (op. cit.), nous pouvons affirmer que les périurbains entretiennent un « rapport concret et ustensilaire à l’espace », valorisant l’échelle de la proximité, contrairement aux couches sociales dotées d’un plus fort capital culturel et aux professionnels de l’édilité qui ont, quant à eux, un rapport abstrait aux lieux, qu’ils appréhendent de manière esthétique, paysagère, selon un paradigme touristique16. J. Remy (2005), sociologue majeur de l’urbain, insiste sur la nécessité de penser autant la demeure (le cocon, le lieu du repli, voire de la fuite) que la ville (lieu de l’intensité et, peut-être, de la diversité). Autrement dit, de manière schématique, mais que nous croyons éclairante, dans la dialectique « rentrer dans sa demeure » / « sortir en ville », dans l’opposition entre l’attitude casanière et l’attitude touristico-mondaine, les citadins – bourgeois traditionnels ou gentrifieurs – privilégient la seconde option, alors que les périurbains en général – les adeptes du barbecue, tant en France qu’aux États-Unis – et ceux des ronds-points en particulier, optent pour la première. C’est la raison pour laquelle, pour capter le budget loisirs des Français, le secteur économique du bricolage et du jardinage rivalise avec celui du tourisme et de la culture. Rappelons que le bricolage (Jarreau, 1985), comme économie de « la débrouille » (Collectif Rosa Bonheur, 2019), mais également comme source de satisfaction personnelle, fait partie des motivations expliquant le choix d’un habitat pavillonnaire.

27 C’est la raison pour laquelle R. Ledrut et J. Remy invitaient les intellectuels et les décideurs institutionnels à ne pas projeter leurs catégories de pensée issues de leur expérience propre sur l’ensemble de la population et à ne pas ériger en standards normatifs des représentations de la vie sociale-urbaine qui leur sont spécifiques. Or, c’est bien cela qui est en jeu dans la surtaxation des carburants, avec ses justificatifs éthico-écologiques stigmatisant les « gars qui fument des clopes et roulent au diesel » (selon l’expression de Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, le 28 octobre 2018).

28 Certes, le phénomène des GJ apparaît comme une protestation contre la division internationale du travail dont ils sont les soutiers (magasiniers, chauffeurs-livreurs, par exemple, pour les hommes, et métiers du care pour les femmes, cf. J.-L Cassely et J.

Fourquet17) et contre l’impuissance des gouvernants à la réguler, c’est-à-dire à

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empêcher l’effritement du pouvoir d’achat des couches modestes et moyennes. Il est aussi une révolte contre la logique planétaire de mise en tourisme des territoires en général et des villes en particulier : le patrimoine architectural, les musées, mais aussi les restaurants avec terrasse, les cafés-concerts, les salles de théâtre et d’exposition18… qui émaillent les centres-villes s’adressent à d’authentiques touristes, mais aussi aux travailleurs du tertiaire supérieur qui utilisent les services urbains selon des critères identiques : au charme des lieux doit correspondre la convivialité des espaces de rencontre et la valeur distinguée-distinctive (pour le dire comme P. Bourdieu) des activités proposées19. Or, les périurbains s’excluent ou se sentent exclus de ce mode de vie et de ce rapport au monde hédoniste et fortement mercantilisé. Les périurbains enquêtés affirmaient ainsi fréquenter beaucoup plus les centres commerciaux périphériques que le cœur de ville de Meaux et ses rues piétonnes, où seuls leurs adolescents se rendent, notamment pour aller au cinéma UGC. De nombreux articles ont à cet égard relevé que Bordeaux, « métropole attractive et rayonnante », c’est-à- dire ville bourgeoise et patrimoniale par excellence, était devenue « un des bastions les plus virulents de France » et même « la capitale des “Gilets jaunes” »20.

29 Les périurbains enquêtés affirment peu fréquenter les institutions culturelles, ne pas se rendre dans les théâtres subventionnés, prendre peu, voire jamais, les transports en commun, bien que la sous-préfecture autour de laquelle ils résident soit desservie par le Transilien, car, pour toutes leurs activités, ils se déplacent surtout de banlieue à banlieue. En effet, les commerces comme les entreprises se sont desserrés pour s’implanter non en bordure de la ville historique, mais à proximité d’un nœud autoroutier. Il en résulte que les périurbains évitent le centre-ville avec ses encombrements, ses rues piétonnisées, ses boutiques franchisées qui ne leur sont pas destinées. Cet état de fait est encore accentué dans les régions peu touristiques, où souvent les impacts de la désindustrialisation sont plus forts, de sorte que les périurbains n’ont plus de raisons de se rendre dans le centre devenu dévitalisé de la ville moyenne la plus proche.

30 Dès lors, les périurbains perçoivent les politiques urbaines avec méfiance : par exemple, ils n’empruntent pas les tramways. Or, ces derniers ont nécessité des investissements considérables et représentent un coût de fonctionnement disproportionné au regard de leur vocation, consistant à véhiculer vers le centre-ville des gens appréhendant la ville selon des critères étrangers aux pratiques des périurbains. Pourtant, en s’acquittant de la part régionale, départementale et intercommunale de la taxe foncière, les périurbains contribuent largement à financer des politiques urbaines calibrées sur des aspirations qui ne sont pas les leurs.

31 Les périurbains interrogés s’estiment « pressurés » pour financer des mesures sociales et des équipements publics dont ils estiment qu’ils ne seront pas bénéficiaires, soit parce que leurs revenus sont au-dessus des seuils requis, soit parce qu’ils ne se sentent pas concernés par ces équipements notamment sportifs et culturels, ni par le mode de vie fortement socialisé auquel ils correspondent. Ainsi, il ne leur vient pas à l’esprit, sauf en cas de rupture dans leur cycle de vie (décès d’un conjoint, perte durable d’emploi, divorce), de déposer une demande de HLM, même si, probablement, comme les deux tiers des Français, ils sont en dessous des seuils d’éligibilité au logement social.

Il ne vient pas non plus à l’esprit des occupants du rond-point observé de s’inscrire à des associations ou à des activités communales.

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32 De fait, il existe un écart important entre, d’un côté, les paradigmes sociospatiaux et les idéaux sociopolitiques des « élites » et des pouvoirs publics blâmant l’étalement urbain et condamnant les maisons individuelles, et de l’autre les représentations implicites de nombre de périurbains. Car ceux-ci, comme le dit J. Lévy (2018), « ont fait des arbitrages, différents de ceux qui ont choisi d’être dans la banlieue ou dans le centre, mais des arbitrages tout à fait raisonnés, résultant d’un choix de mode de vie qui valorise le déplacement en voiture et l’espace privé. C’est ce que le sociologue Éric Charmes avait appelé la « clubbisation » de l’habitat : c’est-à-dire le fait qu’on aime maîtriser son lieu de vie dans tous ses aspects, et notamment de choisir ses voisins21… tout en ayant la possibilité de ne pas les fréquenter, si on le souhaite.

Légitimisme versus populisme

33 Le périurbain est souvent décrié par les élites et par les pouvoirs publics : « Les maisons individuelles sont les mal-aimées de bien des urbanistes. Elles portent avec elles l’image de l’anti-ville et d’un individualisme coupable. Elles sont associées à des images d’égoïsme, de repli sur la famille, d’entre-soi de groupes sociaux. Elles riment avec automobile, McDonald’s et nains de jardin… Et pourtant la plupart des Français en rêvent… » (Ascher, 2008, p. 99). En effet, ce choix résidentiel, accusé de rendre « la France moche »22 a souvent été associé à un positionnement « antisocial » et même

« réactionnaire ». Or, il serait plus judicieux de qualifier ce positionnement de

« populiste » et de « poujadiste », à condition d’accorder à ces termes une capacité heuristique23. Ils doivent en effet être délestés de leurs connotations péjoratives, qui les indexent à la « mentalité étriquée et mesquine » caractérisant « les gens de la boutique », comme les appelait Marx. La condamnation par les milieux sociaux dominants de l’individualisme et de l’égoïsme « petits bourgeois » et de la trivialité du rapport au monde qui caractériseraient la (sub)culture populaire et pavillonnaire, relève d’un ethnocentrisme refusant de percevoir « les bonnes raisons » propres à ce que l’on pourrait qualifier de « modèle culturel périurbain » : un modèle culturel qui englobe un mode d’habiter et que le mouvement des GJ exprimerait de manière brute et sans concession.

34 Si l’on dépasse ces préjugés, la notion de poujadisme peut être réinterprétée relativement à la longue tradition française des révoltes paysannes, des protestations des commerçants, artisans, marins-pêcheurs, camionneurs contre les pouvoirs publics, les taxes et les impôts. Cela permet d’appréhender le sens de l’éruption des groupes sociaux qui revendiquent une autonomie à la fois financière et culturelle, et qui se rebellent quand un pouvoir tutélaire les entrave ou les pénalise. Les poussées

« antisystème » des années d’après-guerre, comme le mouvement de Pierre Poujade, se nourrissent du ressentiment de couches sociales se sentant fragilisées par les mutations économiques globales et se voyant déstabilisées par des décisions politiques accroissant cette fragilisation. Ainsi, à l’insécurité de leur situation matérielle se surajoutent des mesures les pénalisant plus encore. C’est cette indifférence du gouvernement à leurs difficultés et cette incompréhension de leur mode de vie, qui est aussi leur idéal de vie, qui suscite l’indignation et la colère de ce mouvement. Il en résulte que, si ce dernier présente une singularité liée aux territoires dont il émane, il participe aussi en partie d’une mouvance populiste qui se répand dans l’ensemble des démocraties occidentales.

Et nous émettrons volontiers l’hypothèse que le mouvement des GJ en France, à l’instar du Brexit, du vote pour Donald Trump ou pour le parti de Matteo Salvini, exprime une

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révolte face à un sentiment de déclassement, certes, mais aussi de dépossession, c’est-à- dire de perte de contrôle sur son environnement et son mode de vie24.

35 Ce sentiment a pris une tournure syncrétique et « antisystème » avec une forte charge émotionnelle, voire irrationnelle, rendant le mouvement contradictoire, et in fine inapte à articuler des propositions politiques. Néanmoins, comme le poujadisme des années 1950, il procède d’une certaine lucidité quant aux tendances qui régissent l’ordre social : les petits commerçants mobilisés par Pierre Poujade avaient confusément, mais fortement, perçu que la concentration capitalistique s’amorçant dans le secteur de la distribution allait conduire à leur disparition progressive.

Disparition qui se parachève aujourd’hui par la dévitalisation des centres des petites et moyennes villes. Le poujadisme initial était porteur d’un diagnostic sur la tendance du système social et économique dominant à remettre en question les valeurs et les représentations individualo-corporatistes de groupes sociaux qui ne croyaient pas que l’abandon de l’état de travailleur indépendant allait être avantageusement compensé par les protections et droits collectifs attachés au statut salarial. De même, dans le poujadisme d’aujourd’hui, on compte parmi les GJ de la première heure nombre d’artisans et d’auto-entrepreneurs en situation précaire, protestant contre le fisc et l’Urssaf qui, selon eux, renforcent cette précarité. D’où des actions consistant à murer le centre des finances publiques près de chez eux, à détruire les radars sur les routes environnantes, à incendier une préfecture.

36 En tant que périurbains, ces GJ ont souvent fait le choix d’accéder à la propriété, même si ce choix fut placé sous contraintes25. Celui-ci découle de leur habitus les amenant à privilégier la sociabilité primaire, les activités domestiques, l’investissement dans la sphère privée, plutôt que dans l’espace public26. Le logement individuel constitue alors le dispositif spatial autorisant la mise en pratique de cet habitus. De même que le poujadisme constitue l’expression, dans le registre politique, d’une sensibilité marquée par la méfiance vis-à-vis des institutions, le périurbain exprime dans le registre spatial, au moins de la part de ceux rencontrés à Mareuil-les-Meaux, la valorisation de l’autonomie du groupe familial, une distance vis-à-vis de la culture légitime et de ses codes symboliques.

37 Continuant à voir dans l’automobile un symbole de liberté, par opposition aux contraintes étatiques, ces GJ déclarent avoir choisi le mode de vie périurbain. Ils affirment ainsi, inconsciemment, mais de manière concrète et quotidienne, une préférence pour « l’individualisme possessif », fondement de la démocratie libérale (Macpherson, 1971) et pour la « liberté négative » (Berlin, 1988), c’est-à-dire pour « la liberté des Modernes », selon Benjamin Constant, qui consiste à garantir la possibilité de se soustraire autant que faire se peut des affres du jeu social et des affaires de la Cité.

Cette attitude de retrait est le fruit d’une vision du monde et d’une idéologie, mais aussi le produit de l’intériorisation du fait que, dans un contexte de concurrence méritocratique, le combat pour accéder aux capitaux légitimes était perdu d’avance.

C’est peut-être pour cela que mes enquêtés affirmaient ne pas croire en la chance d’ascension sociale que l’éducation nationale est censée accorder à leurs enfants.

38 En plus de « poujadiste », les adeptes du système institutionnel qualifient cette aspiration à l’autonomie de « libertarienne », d’« ultra-individualiste », de

« propriétariste27 ». Mais cette aspiration découle de la volonté d’échapper au lien de subordination inhérent au salariat en se « mettant à son compte » et en devenant « son propre patron », ainsi que le désir de sécuriser le futur par l’acquisition de son

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logement, seul moyen de se constituer un capital. Ce faisant, certains, à gauche surtout, ignorent autant qu’ils dévalorisent l’idéal de vie des populations ainsi visées, en stigmatisant l’absence « d’esprit civique » et le refus de « vivre ensemble » des périurbains, ignorant ainsi la dimension autocentrée de leur propre jugement, fortement imprégné de la conception de la « vie bonne » calée sur les attentes, les goûts et les valeurs propres aux catégories sociales les plus culturellement légitimes et les mieux économiquement dotées.

39 Il résulte de ce détour par le poujadisme que, pour ne pas participer de l’incompréhension des ressorts et du sens du mouvement des GJ, ou pour ne pas y projeter ses aspirations politiques, il faut rompre avec une pensée totalisante et moniste, qui conduit à adopter une grille de lecture holistique et hiérarchique, en plaçant les groupes sociaux sur une unique échelle de mesure en fonction des capitaux économiques et culturels détenus par chacun d’eux. Autrement dit, en dépassant toute empathie ou antipathie pour ce que représentent les GJ, il s’agit de sortir du cadre analytique et du modèle idéologique dominant, en vue de saisir les ressorts matériels et idéels du mouvement. Pour cela, il faut accepter de donner toute sa place à la logique populiste et même poujadiste qui imprègne le mouvement des GJ (au moins au cours de ses premières semaines) afin de saisir le sens et la portée de ce mélange d’individualisme, de préférence pour les relations de proximité et d’aspirations anarchisantes (« antisystème », antifiscale et anti-élite), qui spécifient ce mouvement de l’hiver 2018-19.

40 L’adoption d’un cadre d’analyse qui ne reste pas axé sur le dévoilement de la domination requiert de se départir du schème traditionnel qui, comme l’ont montré C. Grignon et J.-C. Passeron (op. cit.) et P. Genestier (1994), perçoit le réel en termes misérabilistes (de manque, de carences, de déficiences, de privation, de subordination), ce qui conduit logiquement à rapporter ce qui est ainsi diagnostiqué à une réalité souhaitée, paraissant légitime, qu’implicitement l’on entend faire triompher à terme.

Ainsi, dans une forme de pensée où l’analyse ne vaut que par l’action qu’elle va susciter et guider, au misérabilisme du diagnostic correspond mécaniquement une thérapeutique légitimiste.

41 Comme le schème misérabilisme/légitimisme écrase les différences de références, de valeurs et de représentations propres aux groupes sociaux, il convient d’adopter la lecture inverse, c’est-à-dire populiste, des GJ, en donnant une acception épistémologique au terme « populisme » afin qu’il nous aide à appréhender ce qu’il y a d’autonome et de cohérent dans le rapport au monde qu’entretiennent les catégories populaires (Genestier, 1994). Si l’adjectif « populaire » revient encore une fois à qualifier ces populations par leur infériorité sociale, culturelle, et même morale, à l’inverse, le populisme épistémologique28 rejoint l’invitation à sortir du nationalisme épistémologique lancée par les chercheurs appartenant à l’école des Subaltern studies. Il renvoie également aux travaux de l’ethnologique urbaine, qui révèlent la cohérence et l’efficience globale, tant pratique que symbolique, des cultures vernaculaires et de leur rapport aux lieux, pour lequel la dimension visuelle des espaces compte moins que l’appropriation pratique.

42 Ce courant de recherche ethnologique se démarque de l’approche privilégiée par la sociologie française qui reste largement holistique et économiciste, c’est-à-dire légitimiste en ce qu’elle réfère les réalités observées à un modèle – notamment spatial – de normalité pour y voir des inégalités et les mesurer (Genestier et Jacquenod-

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Desforges, 2012). Or, les subaltern studies, tout comme l’ethnologie des populations des banlieues et des faubourgs – J. Remy et L. Voyé (1981), C. Pétonnet (1982), P. Willmott et M. Young (1983), P. Sansot (2002), R. Hogart (1970), J.-N. Rétière (2003), etc.29 – nous apprennent que les catégories d’analyse sont moins descriptives qu’appréciatives et normatives. Mais n’est-ce pas précisément contre des mesures gouvernementales procédant d’un jugement et de critères étrangers à leurs valeurs, représentations et expériences quotidiennes du territoire que les (premiers) GJ se sont mobilisés ?

Conclusion

43 L’origine de ce mouvement et son évolution nous apportent un double témoignage : d’une part, ils mettent en lumière une population et un mode de vie qui étaient jusqu’alors négligés sur la scène médiatique et politique, et, d’autre part, ils nous éclairent sur la difficulté pour les milieux institutionnels à percevoir et à comprendre la quête d’autonomie qui a motivé les périurbains, ou tout au moins une partie d’entre eux, à résider là où ils sont et à se mobiliser quand ils voient cette autonomie entravée.

44 Les analyses les plus courantes du mouvement des GJ procèdent en effet de deux points de vue distincts :

L’un perçoit dans le mouvement des GJ une logique poujadiste, ce qui revient à accuser ces derniers d’entretenir un rapport trivial au monde, donc culturellement illégitime.

L’autre voit dans les GJ de simples victimes de la mondialisation qui entraîne le déclin des classes moyennes.

45 Cependant, ces deux interprétations, l’une accusatoire, l’autre victimaire, minorent le fait que ce mouvement réagit à une atteinte portée à un équilibre associant mobilité individuelle et habitat pavillonnaire, et que cet équilibre correspond à un mode de vie doté d’une rationalité propre qui articule une organisation spatiale à un système de ressources et d’aspirations.

46 Pourquoi ce régime de sociospatialité est-il décrié ? Parce que les autorités institutionnelles portent un jugement dépréciatif sur le périurbain au nom d’un paradigme touristique les conduisant à faire de la ville dense un haut lieu culturel, un creuset de citoyenneté, un modèle de territorialité durable. Mais on peut alors se demander quelle est la part des préjugés de classe dans ce jugement, et, à l’heure de la distanciation sociale imposée par la crise sanitaire, quelle est la robustesse du modèle urbain légitime.

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NOTES

1. Ce texte, développant une problématique renouvelée, reprend et prolonge quelques éléments factuels et interprétatifs exposés dans trois articles publiés antérieurement (Genestier, 2018a, 2018b, 2019). Ces textes relataient une campagne d’entretiens menés en novembre et décembre 2018 avec les GJ rassemblés sur un rond-point à Mareuil-lès-Meaux. Cette enquête prit la forme d’une observation sur site, de manière discontinue et réitérée de semaine en semaine, en nouant le dialogue avec les personnes présentes sur le rond-point de Mareuil-lès-Meaux. Cependant, il convient de remarquer que les conditions d’une enquête sociologique n’étaient pas réunies. Le simple fait de se présenter comme un universitaire ou un journaliste posant des questions sur la CSP ou les préférences électorales suscitait la méfiance, voire l’agressivité des protestataires portés par un élan vindicatif envers toute forme de pouvoir institutionnel. De plus, le très important turnover au cours des semaines parmi les occupants de ce rond-point, l’évolution de leurs revendications et de leur profil socioprofessionnel révélé ou apparent ont découragé la mise en place d’un protocole d’enquête stabilisé et ont rendu inéluctable une appréhension pointilliste et interprétative de ce mouvement. Cette enquête a également consisté à observer (parfois en immersion et parfois d’assez loin car l’atmosphère pouvait être houleuse au milieu d’une circulation rapide et désordonnée) des occupations du péage de Coutevroult, sur l’autoroute A4. Partis parmi les premiers, ces protestataires de Seine-et-Marne ont été aussi parmi les derniers à renoncer puisque les occupations de ce péage se sont prolongées de manière ponctuelle jusqu’en septembre 2019. Le rond-point de Mareuil-lès-Meaux a été choisi car il est limitrophe de Meaux, sous-préfecture du département de la Seine-et-Marne, située à 40 km de Paris. Ce département est un des deux foyers originels du mouvement (l’autre se situant en Bretagne). Y résident Priscillia Ludosky, qui a lancé à la mi-2018 une pétition contre la hausse des carburants, et Éric Drouet, qui a activé et relayé le mouvement sur les réseaux sociaux.

2. Europresse référence près de 100 000 textes dont le titre comporte l’expression « gilets jaunes » sur la période du 01/11/2018 au 31/05/2019, dont 2 791 articles de la presse quotidienne nationale française.

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3. L’INSEE définit une commune de couronne périurbaine comme une entité dont les constructions ne sont pas continues (au moins 200 m entre deux ensembles de bâtiments) et dont au moins 40 % de la population active travaille hors de la commune.

4. Je ne dispose pas ici de l’espace que nécessiterait le développement d’un double débat contradictoire portant sur la thèse de Jacques Lévy, qui glorifie l’urbanité et stigmatise le périurbain, et sur celle de Christophe Guilluy, qui assimile de manière fluctuante le périurbain à

« la France périphérique ». Concernant l’imputation par J. Lévy à la ville de vertus morales, sociales et politiques, nous renvoyons au texte de P. Genestier (2010) sur l’urbanophilie. Quant aux critiques du déterminisme spatial à la fois fort et fluctuant de C. Guilluy, nous invitons les lecteurs à se rapporter aux nombreux textes sur ce sujet de Jean Rivière ou d’Éric Charmes.

5. Remarquons que, pour C. Guilluy (2014), la « France périphérique » n’inclut pas les zones périurbaines des métropoles, mais les villes petites et moyennes, que celles-ci soient en situation de déprise économique ou pas. De ce fait, la carte de la centralité ou de l’excentricité géographique ne se superpose pas à celle de la centralité ou excentricité socioéconomique.

6. Par des enquêtes de terrain effectuées par des journalistes (par ex. : Le Monde, « Les banlieues hésitent à rejoindre le mouvement des gilets jaunes », le 5 décembre 2018, ou Slate, « Les gilets jaunes ou la révolte de la France des ronds-points », 9 novembre 2018), et des observations de terrain effectuées par Genestier (2019).

7. L’aspect ultra-minoritaire du mouvement des GJ dans la population française, malgré un large soutien d’estime au début du mouvement dans l’opinion publique, ne peut donc relever d’une approche sociologique classique. Ni un déterminisme social s’exprimant en termes classistes, ni un déterminisme géographique, ni même une combinaison des deux ne permettent de saisir la rencontre de prédispositions matérielles, d’inclinations culturelles et d’étincelles conjoncturelles qui a conduit une frange des périurbains à entrer en résistance sur les ronds-points.

8. P. Birnbaum (1979) a montré la récurrence de la figure protopolitique et populiste de la poignée de détenteurs du pouvoir économique et politique écrasant le bon peuple, c'est-à-dire un peuple laborieux constitué tant d’ouvriers que de petits patrons, tant de paysans et d’artisans que de petits commerçants.

9. Cf. le sondage IFOP, Européennes de 2019 : profil des électeurs et clés du scrutin, mai 2019.

10. Cette glorification du mode de vie des ouvriers de la grande industrie est un tropisme répandu dans la culture académique française, alimenté notamment par l’ouvriérisme du parti communiste et des intellectuels qui lui ont été proches. Le livre de G. Noiriel (2018) en est une illustration.

11. Cf. « La carte des « Gilets jaunes » n’est pas celle que vous croyez », L’Obs, 21 novembre 2018.

12. Quant aux explications proposées par C. Guilluy ou J. Lévy faisant du périurbain le facteur explicatif du score électoral important de l’extrême droite dans ces territoires, renvoyons à l’analyse de leur superficialité par J. Rivière et F. Ripoll (2007). Il convient cependant de concéder que si le périurbain est un territoire d’une grande diversité sociale et politique, la part de la population périurbaine s’étant retrouvée sur le rond-point enquêté appartenait à celle qui vote pour des programmes populistes, de gauche marginalement, de droite plus fortement.

13. « “In girum” de Laurent Jeanpierre : situer les “Gilets jaunes” ? », Le Monde, 29 août 2019.

14. « Âge, profession, opinions politiques Âge, profession, opinions politiques… Qui sont les

“Gilets jaunes” ? », Le Figaro, 13 mars 2019, http://www.lefigaro.fr/social/

2019/03/13/20011-20190313ARTFIG00054-ge-profession-opinions-politiquesqui-sont-les-gilets- jaunes.php ; voir aussi « Avec deux salaires, on n’y arrive plus », Ouest-France, 17 novembre 2018, https://www.ouest-france.fr/societe/gilets-jaunes/temoignages-gilets-jaunes-avec-deux- salaires-n-y-arrive-plus-6075670

15. Si l’historiographie marxiste a tenté de ramener toutes les révoltes populaires à un mouvement révolutionnaire toujours latent, cela nous semble un anachronisme, ne serait-ce que parce que, dans une société d’ordres, l’idée même de révolution politique n’a guère de sens.

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16. La crise sanitaire du printemps 2020 montre de manière économiquement dramatique à quel point le rapport dominant et légitime à la ville et aux territoires a été formaté depuis une trentaine d’années par un ensemble de valeurs et de représentations, que l’on peut qualifier de manière synthétique de « touristique ». Ainsi, la remise en question de l’économie hédoniste du contact et de la distraction affecte profondément les axiomes des politiques urbaines comme des investissements immobiliers.

17. J. Fourquet 2019, « “Gilets jaunes” : radiographie sociologique et culturelle d’un mouvement », Le Figaro, 22 janvier 2019.

18. M. Guerrin, 2018, « Les “gilets jaunes”, ces exclus de la culture subventionnée », Le Monde, 14 décembre 2018.

19. Les notions de marketing urbain, d’attractivité territoriale, de classe créative, de ville de l’économie de l’intelligence, etc., si souvent utilisées par les élus et les professionnels de l’aménagement, relèvent d’un même paradigme à la fois touristique et néolibéral.

20. « “Gilets jaunes” : Bordeaux la bourgeoise paie ses fractures », Le Monde, 20 août 2019.

21. Les débats de doctrine dans le milieu de l’urbanisme au sujet de l’habitat pavillonnaire et de l’étalement urbain sont récurrents (Genestier, 2007). Ils témoignent de l’écart toujours maintenu entre le référentiel sociospatial des professionnels de l’aménagement et la population française dont toutes les enquêtes confirment la préférence à plus de 80 % pour la maison individuelle isolée sur sa parcelle dans un environnement peu dense (TNS-SOFRES, 2007).

22. X. de Jarcy et V. Remy, 2010, « Comment la France est devenue moche », Télérama, numéro du 12 février.

23. Si au périurbain correspondent une variété de trajectoires sociorésidentielles et une hétérogénéité de valeurs, de conceptions de soi dans son rapport au monde et aux institutions, il ne faut pas pour autant occulter le fait que la montée d’une attitude politique protestataire et qu’une perception pessimiste de l’avenir sont de plus en plus marquées dans les milieux populaires et intermédiaires français, qui résident en grande partie dans le périurbain. Sans avoir à se référer à des statistiques électorales nationales ou locales, une mentalité populiste et poujadiste était observable chez les périurbains rassemblés sur le rond-point de Mareuil-les- Meaux.

24. Cette hypothèse serait à confronter à l’analyse de « l’insécurité culturelle » développée par Laurent Bouvet (2015) et à celle opposant les Anywhere aux Somewhere de David Goodhart (2019).

25. À budget équivalent, les ménages de classe moyenne ont le choix entre de petites surfaces habitables en location en centre-ville, des surfaces un peu plus grandes en location dans une HLM ou dans un parc privé plus ou moins vétuste en proche périphérie des villes et des surfaces nettement plus confortables, sous forme de pavillons en accession à la propriété, en lointaine périphérie.

26. Depuis les travaux pionniers d’A. et N. Haumont et d’H. et M.-G. Raymond (2001) ainsi https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1968_num_9_2_1393 sur le pavillonnaire, on sait que celui-ci correspond à un modèle culturel cohérent associant les pratiques sociales à des espaces bâtis et non bâtis appropriables.

27. Définissons sommairement le propriétarisme comme une option politique et un imaginaire socio-historique qui conçoivent la propriété privée comme une expression et un garant de la liberté individuelle, et comme un stabilisateur des équilibres sociaux, même si la propriété légitime et enkyste les inégalités sociales (Capdevielle, 1986 ; Piketty, 2019) et en fait ainsi un fondement du capitalisme comme idéologie.

28. Nous sommes bien conscients que cette option suscitera une hostilité tant idéologique que scientifique, comme on peut le constater en consultant le Dictionnaire critique du marxisme : « Le populisme est […] l'idéologie du « petit producteur » utopiste et réactionnaire, il nie la lutte de

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classes et substitue au matérialisme historique/dialectique une sociologie « subjectiviste » » (Labica et Bensussan, 1982, p. 704).

29. L’ethnologie et la microsociologie urbaines furent vivaces dans les années 1970-80, en réaction aux lectures dominantes dans les décennies antérieures, qui écrasaient la dimension spatiale du réel pour en faire un simple produit des déterminations structurelles. Mais depuis cette époque, l’apport de ces disciplines ne s’est que peu renouvelé, notamment parce qu’elles ont été soumises à la pression du monisme de la sociologie de la domination.

RÉSUMÉS

Le caractère inédit du mouvement des Gilets jaunes, qui a surgi lors de l’hiver 2018-19, ne peut être interprété en utilisant les cadres classiques de l’analyse socioéconomique. Il faut en effet adopter une démarche compréhensive, qui intègre ce que l’on pourrait définir comme un modèle culturel proprement périurbain. Celui-ci privilégie la sociabilité primaire, un rapport pratique aux lieux et n’adhère pas au paradigme touristique qui, jusqu’à l’épidémie de COVID-19, régissait les valeurs et représentations légitimes de la ville. Ce modèle culturel a pu être qualifié de « poujadiste », mais il serait plus avisé de le dénommer « populiste », en donnant toutefois à ce terme la capacité de révéler l’aspiration à l’autonomie de ces populations qui ont été indignées par les entraves à leur mobilité que les pouvoirs publics avaient tenté de leur imposer.

The unique nature of the Yellow Vests movement, which emerged in the winter of 2018-19, cannot be understood by using the traditional frameworks of socio-economic analysis. We need a comprehensive approach that integrates a periurban cultural model. This model emphasizes primary sociability, a practical relationship with places and does not adhere to the tourism paradigm which, until the Covid-19 epidemic, governed the legitimate values and representations of the city and territory. It may have been referred to as “Poujadism”, but it would be wiser to call it “populist”, by giving however to this term the ability to reveal the aspiration to autonomy of these populations who have been outraged by the obstacles to their mobility which the public authorities have tried to impose on them.

INDEX

Mots-clés : mouvement social, Gilets jaunes, populisme, poujadisme, périurbain, habitat pavillonnaire, mobilité, automobile, mode de vie

Keywords : social movement, Yellow Vests, populism, Poujadism, periurban area, single family home, mobility, car, way of life

AUTEURS

PHILIPPE GENESTIER

Université de Lyon, ENTPE, CNRS UMR 5600 philippe.genestier@entpe.fr

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CLAUDINE JACQUENOD‑DESFORGES Université de Lyon, ENTPE, CNRS UMR 5600 claudine.desforges@entpe.fr

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