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La traduction par « derechief » dans la Genèse extraite de la Bible Historiale de Guyart-des-Moulins

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Academic year: 2021

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Submitted on 16 Feb 2010

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de la Bible Historiale de Guyart-des-Moulins

Xavier-Laurent Salvador

To cite this version:

Xavier-Laurent Salvador. La traduction par “ derechief ” dans la Genèse extraite de la Bible Historiale de Guyart-des-Moulins. Texte et discours en moyen français: actes du XIe Colloque international sur le moyen français, Feb 2004, Anvers, Belgique. pp.102-115. �halshs-00457240�

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Xavier-Laurent Salvador

Université de Paris IV

La traduction par « derechief » dans la Genèse extraite de la Bible Historiale de Guyart-des-Moulins

Le présent article abordera les particularités du fonctionnement de l’adverbe

«derechief» dans la traduction du Livre de la Genèse de Guyart-des-Moulins au regard des particules présentes dans les textes antérieurs de la Bible, afin de démontrer que la dynamique du discours traduit réside dans l’expression d’une voix spécifiquement française introduite au sein de la polyphonie du texte sacré.

Cette description participe à la définition du travail opéré par les traducteurs pour couler la poétique des textes anciens dans le « carcan de la syntaxe » et se place dans la lignée des travaux d’Annie Bertin lorsqu’elle écrivait :

On peut […] déduire que l'apparition de car en prose n'est pas liée à un souci du détail [et que] c'est bien plutôt un palliatif pour compenser la désintégration du système rassurant du vers : à la cohésion assurée par la rime, l'octosyllabe, le distique succède une cohésion fondée sur la multiplication des outils de liaison […] pour mieux entrer dans le carcan de la syntaxe. (Bertin, 1997, 150–152)

1. Exemples de la stratification des formes de la répétition dans les tra- ductions anciennes

L’expression utilisée dans le texte hébreu du Bereshit pour exprimer la répéti- tion est «!"#$(owd) » (« encore »). Il y a trente-deux occurrences de «!"#%(owd) » (« encore »)%dans le Bereshit, sachant que le mot peut aussi bien être utilisé pour exprimer la répétition d’un procès que pour insister sur son imperfection en contexte négatif (comme en Gn 9,11 : «&'()*% !"#% +,-+.,/01&234%» (maboul owd velo- yiheyeh), c’est-à-dire plus ou moins littéralement « et ne sera pas encore le déluge » ou encore en Gn 17,5 «5+6789.1*%:).;%+,8+634%5789.1*%:).;<0=1>%!"#%17?@6,/01&234 » (averaham shimekha vehayah averam shimekha et owd velo-yiqare), « et ne sera encore ton nom Abram mais Abraham ») ou pour préciser la persistance, comme

« encore » en français moderne (ainsi en Gn 29,7 «&"!A8%5"B+*%!"#%C+D%7)>1BE3F» (gadol hayom owd hen vayomer), « et il dit : "le jour est encore grand" »). Sur cet ensemble, seule la moitié des occurrences exprime la répétition. Dans le texte grec des Sep- tante, «!"# (owd)» (« encore ») est traduit systématiquement soit par l’adverbe

«!"#» (« encore ») soit par l’adverbe à valeur temporelle «$%&'#(» (« en arrière »), soit par la conjonction «)!» (« et »). Par exemple, en Gn 18,29 le Bereshit dit : «!"#%GH>BI3F» (owd vayosseph), « (et) il ajouta à nouveau » que les Septante traduisent : «*%#+,$-./!&01*!(,!2"#». En Gn 29,33 le Bereshit dit : «!"#%7+*J*3F»

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owd vatahar»), « elle conçut de nouveau » que les Septante traduisent par le tour composé exprimant l’itération : «*%# /3(!'%4!( $%'#(». Enfin, l’expression hébraïque «"#% 5!816% #!FB?3F» («owd adam vayeda»), « et Adam aima encore » est traduite en grec : « 56(7, )!+, 8)%9». L’expression la plus représentée demeure cependant le premier adverbe, dont nous recensons en tout quarante-quatre occurrences1, contre neuf pour le second. La conjonction quant à elle n’est utilisée que quatre fois pour traduire le «!"#$(owd) » (« encore ») original.

Le texte latin de son côté fait preuve d’une plus grande fidélité au texte hébreu qu’au texte grec, même si parfois Jérôme semble suivre la voie des Sep- tante. Ainsi, le «!"# (owd) » (« encore ») en Gn 4,25 est-il traduit par l’adverbe

«quoque» (« aussi »), alors que le texte grec des Septante ignorait presque le mot hébreu en le traduisant par la conjonction de sens faible «)!» (« et »). L’adverbe hébreu, avec sa valeur de répétition, est tantôt traduit dans la Vulgate par

«quoque» (« aussi ») (Gn 4,25), par «enim» (« en effet ») (Gn 7,4), «autem» (« et ») (Gn 8,10), «-que» (« et clitique ») (Gn 8,12), «rursum» (« de nouveau ») (ainsi Gn 18,29 «!"# GH>BI3F» («owd ledaberet», « [Abraham] parla encore » et sur le même modèle Gn 29,33, Gn 29,34, Gn 29,35, Gn 30,7, Gn 30,19, Gn 38,4, Gn 38,5) tantôt par une préfixation du verbe ( comme « recurrit» (« revenir ») en Gn 24,20) ou encore par «iterum» (« de nouveau ») en Gn 35,9. Cet appareil log- ico-discursif extrêmement divers par rapport au texte grec rend compte de préférence des emplois de «!"#» (« encore ») dans le texte grec, excepté en Gn 29,33 où «rursum» (« de nouveau ») traduit à la fois le grec «$%'#(» (« en arrière ») et l’hébreu «!"#$(owd) » (« encore »). Notons à ce propos que les syn- tagmes grecs formés sur «$%'#(» (« en arrière »), ne traduisant pas «!"#$(owd) » (« encore ») mais un tour spécifique de la langue hébraïque (voir notamment Gn 42,24, Gn 43,2 et Gn 44,25), ont pour équivalent dans la Vulgate :

– soit la série des formes verbales issues de «revertor» (« revenir »), comme en Gn 42,24 par exemple : «reversus locutus est ad eos», « et il leur dit à nouveau » prenant appui sur une forme lexicale du type «5+>&D1K% 7(D!F,43» («vayedaber alehem» , « il parla ?à eux ») sans modalisation adverbiale.

– soit un tour adverbial latin, comme en Gn 30,31, où l’expression «iterum pascam» (« je ferai paître de nouveau ») traduit en même temps le grec «$%&'#(,$.#9%(7? » (« je ferai paître de nouveau ») et le verbe hébreu dont le sème principal est « retourner ».

La série des occurrences Gn 29,33–35 est exemplaire de la traduction de la Vulgate dans la mesure où elle donne lieu à une série d’explicitations latines car-

1. Nous trouvons d’autres tours dans le texte hébreu qui ont entraîné l’expression syntaxique d’une itération dans le texte grec ou le texte latin. Ainsi, il nous semble qu’en Gn 26,18 l’expression grecque «*%#+, $%&'#(, :/%%*, 72-3;!(» (« et Isaac retourna creuser »), que Jérôme traduit

«rursum fodit» (« Il creusa de nouveau »), trouve sa source non pas dans une expression lexicale localisée mais dans un tour répétitif du texte original. En effet, le verset hébreu 26,17 se termine sur l’expression suivante : «L5;6% 9;>B?3F» (« Il s’arrêta là ») et reprend au verset suivant avec le même verbe : «MN6O.,/%9;6B83F» (« Il s’arrêta là »), c’est-à-dire que littéralement le verset se lit : « il s’arrêta là. Il s’arrêta là et creusa les puits) ».

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actéristiques. Le texte hébreu a construit ses trois versets de façon parallèle :

«vatahar owd vateled ben», c’est-à-dire « elle conçut (vatahar) encore (!"#$(owd)) et enfanta (vateled) un fils (ben) ». Le texte grec quant à lui opère une variation à des fins stylistiques en introduisant une modalisation grâce aux adverbes $%'#(

(« en arrière », Gn 29,33) et !"# (« encore », Gn 29,34–35) là où l’hébreu employait simplement !"#$(owd) (« encore »). Jérôme, lorsqu’il traduit, opère une explicitation supplémentaire en ajoutant comme élément d’information l’ordre des enfantements : «rursum […] tertio [et] quarto concepit» (« de nouveau […] puis une troisième fois […] et une quatrième fois »). Cette traduction est imposée par une contrainte de langue puisque rursum ne peut exprimer qu’une seconde et dernière opération et ne pourrait être répété. Il fallait donc que Jérôme inventât un moyen d’expression particulier et qu’il hiérarchisât les enfantements. Mais il est significatif que la traduction par les ordinaux trahisse la visée informative que poursuivent les traducteurs, Jérôme y compris. L’utilisation des adverbes dans un tel cadre de traduction permet de dénoncer le texte en tant qu’il est répétitif. Le traducteur, le seul à pouvoir assumer l’énonciation modalisée, anticipe donc le déchiffrage de son énoncé : le lecteur ignorant la manipulation dont le texte a fait l’objet lit un récit qui exhibe la répétition comme un fait acquis. Or cette lourdeur du texte original (lourdeur au regard de la conception poétique du monde occidental) a fait l’objet des commentaires des éxégètes hébreux dès l’origine. En français, celle-là est non seulement évacuée, mais également pour ainsi dire excusée par la traduction.

2. La forme de la répétition exprimée par «derechief» en ancien français

«Derechief» n’est pas le plus classique des marqueurs retenus par les ouvrages théoriques, il a disparu du français moderne et son sens n’est plus évident pour un sujet parlant contemporain. Les grammairiens et les lexicographes s’accord- ent à le classer dans la catégorie des adverbes, mais la construction périphras- tique qui a donné lieu à sa formation affleure pour ainsi dire dans son emploi. Il semble à première vue évident que son sens dérive du sens temporel du nom

« chief », lui-même issu du latin «caput» (« tête ») qui a repris une partie des sens du grec «*!<%'1» (« tête »). Vraisemblablement par transfert de continuité métonymique de la tête à l’extrémité qu’elle incarne, de « tête d’homme ou d’animal », sens spécialisé de l’Antiquité, le mot et ses dérivés en sont venus à désigner toute forme de commencement, tant spatial que temporel. Ainsi, « le chief d’une journée » désigne-t-il le début d’un voyage dans les textes du Moyen Âge et la table de « chevet », la table située près de la tête du dormeur. La struc- ture morphologique de «derechief» laisse paraître une construction préposition- nelle périphrastique « de °rechief », conforme à ses premiers emplois : le mot apparaît en effet en langue dans le premier tiers du douzième siècle sous la forme d’un tour prépositionnel composé « de °rechief », et même si aujourd’hui

« °rechief » ne peut plus être senti comme un morphème autonome, il semble que l’on identifie toujours à la fois la préposition et un morphème préfixe itératif re-. Nous pourrions le gloser de la façon suivante : « à l’occasion (de) d’un nou-

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veau (re) commencement (chief) ». Pourtant, cela ne nous éclaire guère sur le sens de «derechief» et ne nous renseigne pas plus sur l’unique question posée par cette forme hybride : de quel « °rechief » s’agit-il ? Itération d’un procès syntactisé à l’intérieur d’un énoncé ou réitération de l’énonciation elle-même ? Et s’agit-il d’une répétition présente dans l’original ou d’un commentaire du traducteur sur sa traduction ? Le problème se pose donc de comprendre le fonctionnement métaénonciatif de l’adverbe et de quelle manière cet opérateur effectue une syn- dète plus ou moins explicite et marque la conjonction de deux énonciations impliquées dans une relation argumentative, l’une présentant un commencement à proprement parler et l’autre dépendant chronologiquement (mais il s’agit d’une chronologie discursive, du temps de l’énonciation indépendant du présent narra- tif) de la première.

3. Synthèse des occurrences de «derechief» et « encore » dans la Bible Historiale

Dans la Bible historiale, soit «derechief» est utilisé comme modalisateur d’énoncé soulignant l’itération du procès systématiquement subséquent, soit au contraire il est marqueur de l’énonciation et modalise les liens métaénonciatifs.

Dans le premier cas il est intégré à l’énoncé, dans le second cas il est marque de connexion. Lorsque le texte latin présente une expression de la répétition, cette répétition est conservée en français sous des formes variées ; mais le constat répétitif peut être ajouté dans la traduction latine et être conservée en français sous une forme adverbiale.

Pour l’expression fidèle de la répétition, premier cas, nous trouvons chez Guyart-des-Moulins soit «derechief» soit «encore». Le premier traduit «quoque» (« aussi ») en Gn 1,24, Gn 2,18, Gn 17,15, Gn 30,12, Gn 41,41 ; «rursu(m/s)que» (« et de nouveau ») en Gn 4,2, Gn 9,8, Gn 18,29, Gn 29,33, Gn 30,7, Gn 30,19, Gn 38,4 ; «porro» (« ensuite ») en Gn 10,8 et «iterum» (« de nouveau ») en Gn 17,9. Le second traduit, en dehors de «adhuc» (« encore ») auquel il corre- spond exactement, «quoque» (« aussi ») en Gn 41,44, Gn 37,9, Gn 4,25 et

«semel» (« de même ») en Gn 18,31. Rien ne motive en apparence la distribution des deux mots, qui semblent synonymes lorsqu’il s’agit de traduire fidèlement le texte original. Le contexte de prédilection de l’avénement de «derechief» dans le discours semble particulièrement lié à sa nature argumentative : ainsi, le mot est employé dans la plupart des cas à l’initiale d’un verset et toujours dans le dis- cours du narrateur. Jamais un personnage ne dit «derechief», ce qui souligne par- ticulièrement que si le traducteur peut envisager d’employer le mot dans le discours élaboré qu’il produit, il ne l’associe jamais au discours « véritable » de la langue parlée : «derechief» est un mot de registre élevé. Dans la Bible historiale, le couple «iterum» (« de nouveau ») et «rursum» (« de nouveau ») représente plus de 50% des sources de «derechief» dans la traduction française. «Quoque» (« aussi »), qui est à l’origine de l’apparition du mot français dans 33% des cas, est également une source saillante de la traduction. Si nous rapportons les deux textes l’un à l’autre, nous pouvons imaginer que le spectre traductologique de

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«derechief» réunit de façon majoritaire «rursum» (« de nouveau »), «iterum» (« de nouveau ») et «quoque» (« aussi »). Le mot n’est également jamais ajouté, et son usage demeure rigoureux. Il a de même une représentation relativement uni- forme dans l’autre grande traduction en ancien français (la Bible du treizième siècle2) dans la mesure où il traduit presque de manière systématique «rursum» ou «iterum» (« de nouveau ») et qu’il n’est jamais ajouté. Réciproquement, la tra- duction par l’adverbe français représente !80% des traductions des deux mots latins dans la Bible du treizième siècle.

Notre adverbe a donc une base traductologique relativement stable et il est certain qu’il appartient au vocabulaire de la rhétorique argumentative soutenue.

Souvent à l’initiale du verset, il modalise l’énonciation du verset lorsque celle-ci est prise en charge par le traducteur. Il apparaît sous l’impulsion d’un mot latin dont le sens autonome oscille entre l’expression de l’itération d’un procès et l’insistance sur une répétition. Il est en cela un synonyme de «rursum» (« de nouveau »). Cependant, il est difficile d’y associer une traduction systématique.

C’est donc dans la dynamique autonome du discours français qu’il faut trouver la raison de l’apparition du mot en contexte, et plus particulièrement dans le souci du traducteur de focaliser l’attention du lecteur en transformant l’itération d’un passage en objet d’information présentée de manière élégante et susceptible d’être commentée au même titre que la répétition pouvait être objet de commen- taire dans les exégèses hébraïques.

4. Un exemple : Gn 1,1 – Gn 2,4

Un phénomène a retenu notre attention. En effet, cet adverbe « derechief », qui est plutôt rare et qui semble avoir un comportement relativement figé, est présent de manière remarquable au début de la traduction de Guyart-des-Mou- lins, ce qui ne manque pas d’être en même temps un phénomène de style et également un fait de langue significatif. Le passage des versets Gn 1,1 à Gn 2,4 présente le récit des paroles divines à la source de la création des objets du monde durant les six premiers jours et si nous choisissons d’isoler le texte en Gn 2,4, c’est parce que ce verset est le premier du début du Bereshit à ne pas être introduit par la conjonction de coordination «3 waw» (« et »).

Dans la langue de Guyart-des-Moulins l’emploi de «derechief» est caractéris- tique de l’uniformisation à laquelle procède le passage en français. Nous identi- fions ainsi à l’initiale des versets et en dehors du discours direct attribué à Dieu un ensemble de tours introductifs du type ‘marque de connexion+verbe de parole au prétérit’, introduisant la parole divine : «dixitque, et dixit, appellavitque, dixit quoque, dixit vero, et ait, dixit autem, dixit quoque, dixit etiam» (« et il dit », « et il dit », « et il appela », « Il dit également », « puis il dit », « et il ajouta », « Il dit », « Il dit également », « Il dit aussi »). Seul Gn 1,22 est à isoler puisqu’il présente un tour

2. Pour le texte de la Bible du treizième siècle, voir notamment QUEREUIL (1988). Pour une analyse com- parée systématique des deux bibles, voir SALVADOR (2006, 320–553).

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participial «Benedixitque eis dicens» (« et il les appela en disant »). À l’exception de

«quoque» (« aussi » en Gn 1,6) et «etiam» (« aussi » en Gn 1,20), les marques de connexion présentes dans le texte latin ont un sens très faible, toutes étant suscep- tibles de traduire la conjonction grecque )! (« et ») et toutes tentant simplement de représenter dans le discours latin la présence du «3 waw» (« et ») qui est, à l’orig- ine, plus ornemental que significatif3. Pourtant, dans cet ensemble de prolepses, la Bible historiale présente quatre occurrences de l’adverbe «derechief», en Gn 1,9, Gn 1,14, Gn 1,20, Gn 1,24 traduisant respectivement «vero» (« mais »), «autem» (« et »), etiam (« ensuite ») et «quoque» (« également »). Ce qui est considérable au regard des statistiques que nous rapportions précédemment. Dans ce contexte,

«etiam» (« ensuite ») et «quoque» (« aussi ») ont un sens temporel ; «etiam» (« ensuite ») est intégré à l’énoncé et modalise l’expression du procès en soulignant avec insistance la durée, «quoque» (« aussi ») est de même intégré à l’énoncé et en deuxième position d’un syntagme, et opère une extraction dans la chaîne énoncia- tive d’un des constituants à des fins de soulignement. «Autem» (« et ») et «vero» (« mais »), quant à eux, sont deux conjonctions à très faible valeur d’opposition.

Notons enfin que ces quatre mots sont situés après le verbe recteur de l’énoncé latin et qu’ils sont donc fortement intégrés dans le syntagme verbal. La traduction par la marque française «derechief» est alors particulièrement intéressante : lorsqu’il traduit les marques latines à valeur temporelle, il opère une extraction informative de l’énoncé latin et l’impose comme élément premier de l’énonciation au détri- ment de la place implicite qu’il occupait à l’origine. Et dans la mesure où

«derechief» est systématiquement placé à l’initiale du verset en position de mar- queur, il modalise l’énonciation en focalisant tout son enjeu non pas sur ce qui est énoncé, mais sur la monotonie avec laquelle cela est fait. Lorsque «derechief» tra- duit les conjonctions «autem» (« et ») et «vero» (« mais »), il est le fait d’une surin- terprétation des liens que le traducteur croit percevoir dans le texte source ; il est la transcription dans le texte des impressions de lecture du traducteur qui viennent parasiter l’énoncé original. «Derechief» est donc l’élément caractéristique du travail orthologique du traducteur : il transforme en élément explicite et informatif ce qui était à l’origine tacite dans le texte. L’élégance du choix de l’adverbe souligne l’importance de ce procédé dans l’œil du traducteur, qui relaie le mécanisme lin- guistique qui a présidé à la manifestation de la marque française par un fait stylis- tique qui en amplifie l’importance et dont le rôle est de signifier au lecteur que l’enjeu interprétatif du passage, c’est le rite répétitif et magique de la parole divine bien plus que le récit de ce qui est dit ; le parallélisme de la profération des for- mules bien plus que les énoncés formulés auxquels tous les croyants sont ainsi invités à renoncer.

Un tel type d’usage trahit le masque du traducteur qui « excuse » ou tout du moins « maîtrise » la répétition de son texte en faisant surgir dans l’énoncé

3. Il est admis que dans la composition de la page hébraïque du livre du Bereshit, le «waw» (« et ») est surtout utilisé comme un trait vertical séparant chaque verset plus que comme une véritable conjonction.

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français la marque de la répétition déchiffrée. Jérôme avait opéré de même dans le texte latin en prétextant un «quoque» (« aussi ») ou un «etiam» (« ensuite ») pour éluder la difficulté de lecture que représente tout au long du premier livre la symétrie de l’amorce de chacun des versets. Et c’est bien là l’enjeu de la modalisa- tion introduite par les marques de connexion qui substituent manifestement à la fidélité de la retranscription du récit original une fidélité à l’impression de lecture du texte. Mais il convient alors d’être encore plus précis : c’est dans le texte latin que nous identifions les traces premières de ce travail d’explicitation. Ainsi, lor- sque Jérôme, qui est toujours confronté à une même syntaxe hébraïque

«waw+verbe+5,+<&21P» (« et »+verbe+« Dieu »), traduit tantôt par «dixit vero»,

«dixit quoque», «dixit autem», «dixit etiam» (« mais il dit », « il dit aussi », « et il dit », « il dit ensuite »), il est le premier à engager ce type d’explicitation qui évacue la spécificité monolithique du texte au profit d’une expression littéraire. Ainsi, en Gn 1,20 le texte hébreu dit «5,+<&21P% 7)>1BE3FFF» (Eloqim vayomer, « Dieu dit »), que Jérôme a traduit «dixit etiam Deus», c’est-à-dire « Dieu dit à nouveau » avec une mention de la répétition spécifique de la première traduction. Le texte latin intro- duit donc un intéressant phénomène de polyphonie puisque si le narrateur est bien celui qui rapporte la parole divine et l’insère dans le déroulement du texte, c’est le traducteur/locuteur qui modalise la parole du narrateur/énonciateur en introduisant une distance à l’égard de cette même parole. Le «etiam» latin (« ensuite ») est un fait de lecture, de commentaire de l’œuvre, une explicitation qui renseigne le lecteur sur ce que pense le locuteur (le traducteur de l’occur- rence) de l’énonciation, alors que le syntagme «dixit Deus» est un fait d’écriture qui s’attache à restituer le texte à proprement parler. À l’objection qui pourrait être faite, que la connexion latine pourrait trouver son origine dans le «3 waw» (« et »), il faut opposer que ce «3 waw» (« et ») est systématique et qu’il faudrait au moins, dans la perspective d’un texte fidèle jusque dans l’ordre des mots, qu’à chaque «3 waw» (« et ») corresponde une seule et même marque de connexion lat- ine. Nous avons bien ici un médium d’explicitation qui constitue l’un des moyens fondamentaux par lequel le traducteur procède à l’autorisation de son texte : en modalisant l’énoncé de façon à surenchérir sur les procédés de répétition, le tra- ducteur prend un temps d’avance sur le lecteur en le renseignant sur sa propre expérience de lecture cursive. Et c’est là que s’opère la substitution des chronolo- gies qui caractérise évidemment la polyphonie du texte. En effet, lorsque la Vul- gate dit «dixit etiam Deus» (« Dieu dit ensuite »), elle ouvre deux canaux d’information, l’un à destination de la compréhension du lecteur et l’autre à l’uptake4 (« saisie implicite ») de ce dernier. Dans un premier temps, elle rapporte le dit du texte d’origine et dans le deuxième temps, par la modalisation introduite par la marque de connexion, elle confirme de façon implicite non pas, comme

4. Nous prenons le mot uptake au sens que les linguistes pragmatiques à la suite d’Austin lui ont attribué, à savoir la compréhension par l’auditeur de la force illocutionnaire dont le locuteur a doté son énonciation.

Le locuteur/traducteur de la Bible produit un message dont il est parfois l’énonciateur à destination d’un auditeur plus ou moins conforme à la coénonciation construite par le discours argumentatif de l’ouvrage.

La démonstration du vrai dans les discours en prose française des Bibles médiévales s’inscrit à la charnière des notions d’énonciation/acte d’argumenter et d’énoncé/argumentation.

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nous pourrions nous y attendre, l’identité informative de l’original et de sa traduc- tion, mais l’identité des impressions produites par les deux textes grâce à laquelle le lecteur en reconnaît l’authenticité. C’est en ce sens que la traduction apparaît comme un discours rapporté ; le fait de l’ajout de l’adverbe introduit une distance à l’égard du texte comparable à la mention le locuteur dit dans les exemples pris par Sperber et Wilson5.

5. Conclusion

L’usage de «derechief» en français renoue avec la monotonie des textes premiers en réintroduisant dans le corps du texte sacré l’utilisation systématique et répétitive de certains mots. Mais ce n’est là qu’une heureuse coïncidence. De toute la pensée hébraïque attachée à la forme des mots employés par Dieu au moment de la création, il ne reste en français qu’une impression de répétition, impression de répétition qui engendrera certes à son tour une pensée exégétique originale et à proprement parler occidentale (les commentaires de la Glose et de Comestor sur le Commencement), mais qui est déconnectée de la réalité informative du texte traduit. Tout l’enjeu d’une telle analyse réside donc là : questionner la permanence de la transmission du message antique. Henri Meschonnic rappelle que la sagesse hébraïque avait pour coutume de penser que

« les anges ont pleuré lorsqu'ils ont appris que la Torah avait été traduite6».

Notre contribution voudrait illustrer l’idée que la traduction, en plus d'avoir permis la translation de la loi fondamentale des hébreux aux chrétiens, a forcé le passage de la pensée de l’histoire des uns dans le courant logique de la philosophie des seconds.

Textes cités

[1] GUYART-DES-MOULINS, Le Livre de la Genèse de la Bible Historiale, SALVADOR, Xavier-Laurent (éd.) (2006), Vérité & écriture(s), Paris, Champion, pp. 155–226.

[2] La Bible française du XIIIe siècle, QUEREUIL, Michel (éd.) (1988), Genève, Droz.

Ouvrages consultés

[1] BERGER, Samuel (1902), Les Préfaces jointes aux livres de la Bible dans les manuscrits de la Vulgate, Paris, Imprimerie Nationale.

[2] BERGER, Samuel (1889–1899), « La Bible romane au Moyen Âge : Bibles provençales, vaudoises, catalanes, italiennes, castillanes et portugaises », Romania XVIII–XXVIII.

[3] BERGER, Samuel (1893), Histoire de la Vulgate pendant les premiers siècles du Moyen Âge, Paris, Hachette.

[4] BERGER, Samuel (1887), De l’histoire de la Vulgate en France.Leçon d’ouverture faite le 4 novembre 1887, Paris, Fischbacher.

[5] BERGER, Samuel (1887), Des Essais qui ont été faits à Paris au treizième siècle pour corriger le texte de la Vulgate, Paris, Fischbacher.

[6] BERGER, Samuel (1884), La Bible française au Moyen Âge: étude sur les plus anciennes versions de la Bible écrites en prose de langue d’oil, Paris, 1884.

[7] BERGER, Samuel (1879), La Bible au seizième siècle: étude sur les origines de la critique biblique, Paris, Berger-Levrault.

5. SPERBER et WILSON, 1989, pp. 371–372.

6. Douzième assises de la traduction littéraire, 1996, p. 250.

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La traduction par « derechief » dans la Genèse 183

[8] BERTIN, Annie (1997), L’Expression de la cause en ancien français, Genève, Droz.

[9] Douzième assises de la traduction littéraire, Actes des journées organisées à Arles en 1995, ATLF (éd.) (1996), Paris, Atlas.

[10] SALVADOR, Xavier-Laurent (2006), « La réécriture argumentative impliquée par la traduction du livre de la Genèse : l'exemple des énoncés car q», The mediaeval translator (Paris, 23–24 juillet 2004), X, pp.

185–194.

[11] SALVADOR, Xavier-Laurent, « Une autre définition de l’étymologie : dire le Vrai dans la Bible au Moyen Âge » in THOMASSET, Claude et JAMES-RAOUL, Danièle (2004), Par les mots et les textes, Mélanges en l’honneur de Claude Thomasset, Paris, PUPS.

[12] SALVADOR, Xavier-Laurent, « L’enceinte sacrée des traductions vulgaires de la Bible au Moyen Âge » in SALVADOR, Xavier-Laurent (2004), La Clôture, Actes du colloque UNI(DI)VERSITE (8,9 et 10 mais 2003), Bologne, CLUEB.

[13] SALVADOR, Xavier-Laurent, « Les “biblismes”, un système de définition original du lexique dans le discours pédagogique de la Bible Historiale » in MINERVA, Nadia (2006), Lessicologia e lessicografia ,ella storia degli insegnamenti linguistici, Bologne, CLUEB, pp. 79–94.

[14] SPERBER, Dan & WILSON, Deirdre (1989), La Pertinence (2e éd.), Paris, Éditions de Minuit.

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