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Chateaubriand mythographe: autobiographie et injonction du mythe dans les Mémoires d'outre-tombe

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Chateaubriand mythographe: autobiographie et injonction du mythe dans les Mémoires d’outre-tombe

Jean-Christophe Cavallin

To cite this version:

Jean-Christophe Cavallin. Chateaubriand mythographe: autobiographie et injonction du mythe dans les Mémoires d’outre-tombe. Revue d’histoire littéraire de la France, Presses universitaires de France (PUF), 1998, vol. no 98 (6). �hal-01766946�

(2)

U

CHATÉAUBRlAND MYTHGGRAPHE.

AÙTOBIOGRAPHIE

ET INJONCTION DU MYTHE,

DANS LES MÉMOIRES D'OUTRE -TOMBE

/

JËAN-CHRISTOPHECAVALLIN*

Dans une lettre de mars 1816 à madame Récamier, Ballanche critique l'épopée des Martyrs, à ses yeux trop imitée des anciens, et écrit de la composition de Chateaubriand

:

Elle n'est qu'une

mosaïque très belle à la vérité, mais une mosaïque. On y retrouve Homère et Virgile, la Bible

et

Ovide, traduits quelquefois textuellement1.

Homère et Virgile, la Bible et Ovide. Dans les Mémoires d'oulre-

tombe surabondent les traductions textuelles et non explicitées de grands textes classiques. Le

«

Maintenant adieu, souvenez-vous de mon fils

»2

que Charlotte Ives, devenue Lady Sutton, prononce en 1826 en quittant Chateaubriandest une traduction textuelle du

«

Jamque vale, et nati serva communis amorem

»3

que le fantôme de Creuse soupire à son époux Enée fuyant la ruine de Pergame. Le

«

mon frère n'avait pas encore quitté la robe

»4

appliqué à Jean-Baptiste Chateaubriand, frère du mémorialiste, lors de sa présentation à Louis XVI, est une traduction textuelle du

« neque adhuc projecerat héros virgineos habitus

»5

des Métamorphoses

;*

Université de Vérone,,

l.Af

Kettler,,Lettres ;de_ Ballanche à madame Récamier, Honoré Chanipïon, Paris, 19S6, 2;Chateaubriand, Mémoires;d'outre-tombe (abrév/: MOT),[p. 464, Édition -dû Centenaire, Flammarion;Paris, 1982, tome:1, p. 464.

3. Virgile, Enéide, Livrëll, y:-789. :

4.MOT,l,p:5. Ovide, Métamorphoses,

160.

XiK,y. 164-165.

RHLF, 1998,n° 6, p.. 1087-1098

/

:

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REVUE D'HISTOIRELITTÉRAIRE DE LA FRANCE

d'Ovide, appliquée à Achille travesti en jeune vierge parmi les filles de Lycomède. La description de la halte de l'homme des Mémoires et de madame de Récamier sur l'île de Maïnau

6,

dans l'été 1832, est une tra- duction littérale de la description que le Tasse donne des jardins enchan- tés d'Armide

7

dans le seizième livre de La Jérusalem délivrée. L'avant- dernier chapitre des Mémoires, rendant compte d'une promenade du mémorialiste autour des arches interrompues de l'aqueduc de Maintenon

8,

multiplie les références cryptiques à l'épisode de l'arche de Noé arrêtée sur le mont Ararat et interrompue dans sa traversée du déluge.

On pourrait ainsi multiplier les citations et palimpsestes, tous impli- cites, à travers lesquels les Mémoires font revivre les textes, les épisodes et les personnages classiques sous les vêtements de cette histoire moderne que représente la vie du mémorialiste. On pourrait multiplier les citations, et notre érudition s'épuiserait bien plus tôt de concevoir que la virtuosité et l'immense culture de Chateaubriand de fournir. Aussi bien l'importance de tels réemplois cryptiques ne réside-t-elle pas tant dans leur utilisation massive que dans leur statut poétique singulier. Les uns et les autres ne sont pas tant des tessons isolés, ornant et antiquisant le texte des Mémoires de leurs nombreux caprices que les indices, en chaque point,

d'une cohérence sous-jacente et d'une logique symbolique qu'il est néces- saire d'exhumer.

Afin de mieux définir la fonction éthico-poétique de cette constante imitation des anciens dans les Mémoires d'outre-tombe, nous voudrions donner quelques exemples de cohérences profondes qu'y crée le palimp- seste de fragments de textes classiques.

Dans le quatrième livre de la première partie des Mémoires, double récit de ses débuts dans la carrière militaire et de ses congés de semestre dans les cercles littéraires parisiens, la recollectionet la lecture analogique de ces divers tessons de textes classiques permet de constater que le mémorialiste configure son récit sur celui d'Achille soldat et musicien

caché et travesti parmi les filles de Lycomède. Certains fragments des pages d'Ovide sur la découverte d'Achille par Ulysse sont textuellement traduits par le mémorialiste, mais Ovide jamais cité. L'incrustationcryp- tique de ces fragments transforme le récit mémorialiste en une riche médi-

tation sur les grandeurs et les misères respectives de la mâle renommée militaire et de la plus ambiguë renommée littéraire, soit de l'épée et de la

plume, en même temps qu'elle propose, sous une forme mythique, une redéfinition profonde de la création poétique post-révolutionnaire, créa-

6. MOT, IV, IL

7. Le Tasse, La Jérusalem délivrée, chantXVI, 9-12.

8. MOT, IV, X.

(4)

CHATEAUBRIAND MYTHOGRAPHE

1089

tion hybride d'un instrument qui est tout à la fois une lyre épique et une

épée lyrique9.-

Autre exemple. Dans son récit de sa traversée de l'Atlantique vers les Etats-Unis, Chateaubriand hybride les deux légendes analogiques de Moïse traversant le désert de l'Egypte à la Terre promise et de Noé tra- versant les eaux du déluge d'un ancien monde détruit à un nouveau

monde a venir. Des séquences àe la Genèse et de l'Exode y sont textuel- lement traduites, mais les livres saints jamais cités. L'incrustation cryp- tique de ces séquences configure le portrait de l'homme des Mémoires sur les archétypes ancestraux des deux grands passeurs bibliques et « agran- dit » son voyage en Amérique, qui revêt la forme d'un grand mythe de passage, non pas celui du Nord-Ouest, que le jeune homme allait cher- cher, mais du passé à l'avenir, c'est-à-dire de l'ancien continent et de l'an-

cien régime monarchique vers le nouveau continent et le nouveau régime démocratique des Etats-Unis.

Autre exemple encore. Dans le récit de son émigration anglaise et de

ses tristes amours avec la jeune Charlotte Bungay, Chateaubriandhybride les deux épisodes d'Énée retardé à Carthage entre la destruction de Troie et la fondation de Rome, et du Dante accueilli par Béatrice à l'entrée du Paradis. Divers fragments de l'Enéide et de la Divine Comédie y sont tex- tuellement traduits, mais leurs sources jamais citées. Le visage de l'homme des Mémoires est ainsi configuré, de façon cryptique, sur celui d'Énée et sur celui du narrateur de la Divine Comédie, tandis que celui de Charlotte Bungay se compose-d'une hybridation des divers caractères mythiques de Dicton et de Béatrice. Cette configuration mythographique, pourvu qu'on sache en lire en série les indices analogiques fournis par des

fragments de citations isolés, fait du récit de l'émigration anglaise une longue méditation allégorique sur le douloureux cycle d'initiation, de sacrifice et d'expiation nécessaire au progrès palingénésique d'une

époque et d'une personnalité.

Dernier exemple. Dans son récit de son séjour dans les montagnes suisses, entre la France et l'Italie; dans l'été 1832, Chateaubriandhybride les diverses légendes de Moïse sur le mont Abarim, entre sa terre natale d'Egypte et les champs de la Terre promise; d'Énée arrêté à Carthage;

entre Pergame détruite et Pergâme reconstruite, et de Renaud retardé dans les beaux jardins d'Armide entre Jérusalem perdue et Jérusalem recon- quise. Des fragments de la Bible, de Virgile et du Tasse y sont textuelle- ment traduits, quoique jamais cités. Leur incrustationcryptique configure le portrait de l'homme des Mémoires sur les archétypes mythiques d'Énée

9. « On veut que les Français soient fils d'Hector: je croirais plutôtqu'ils sont fils d'Achille, car ils manient, comme ce héros, la lyre et l'épée ». MOT, 11, VU, 4, p. 270.

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et de Renaud, et celui de madame Récamier, présente à ses côtés en Suisse, sur les grandes ancestralités légendaires de la carthaginoise Didon et de l'enchanteresse Armide. Tout l'épisode suisse se dépouille ainsi de sa singularité biographique et devient une méditation historique et spiri- tualiste sur les rapports dialectiques qu'entretiennent, pour les générations post-révolutionnaires, les trois notions de terre natale, de terre d'exil et de terre promise, c'est-à-dire du passé, du présent et de l'avenir.

Une telle redéfinition à caractère mythographique de la séquentiation des Mémoires implique une profonde et complète redéfinition de l'éthique autobiographique de Chateaubriand. On se trompe et on est déçu à lire les Mémoires comme un texte de nature confessionnelle. Ils sont un texte figuratif où le sens clair n'est que l'enveloppe d'un autre discours, qui le configure, et obéit quant à lui à une autre logique — soit une logique de symbolisation historique et providentialiste. Dans le langage des Études historiques, on pourrait dire que, dans les Mémoires, la vérité individuelle

n'est que le symbole ou l'incarnation de la vérité historique ou « histoire des destinées d'un peuple », et de la vérité religieuse ou « ordre de la pro- vidence divine

».

Afin de mieux comprendre le statut singulier de ces innombrables palimpsestes cryptiques entaillant le récit des Mémoires d'outre-tombe, il est nécessaire de prendre en compte la genèse de l'éthique autobiogra- phique présidant à la composition de l'oeuvre et, avant tout, de repérer les sources théoriques de cette éthique inattendue.

Dans l'année 1830, Chateaubriand abandonne à la fois sa carrière poli- tique et son projet d'écrire une grande histoire de France. Il reporte alors sur les Mémoires son grand dessein de représenter les destinées histo- riques de son peuple et de son époque. Il en complète les parties non encore écrites et en agrandit les parties déjà écrites pour douer le récit des événements privés de sa vie d'une portée générale, soit d'une signification allégorique universelle insuffisamment accentuée lors de leur première rédaction.,Le discours des Mémoires passe ainsi de l'ordre individuel du récit de vie à l'ordre exemplaire de la mythologie historique, et de l'ordre

de la narration biographique à celui de l'épopée symbolique des destinées générales de l'humanité. C'est le sens de la très célèbre citation de la Préface testamentaire des Mémoires

:

Si

j'étais

destiné à vivre,

je

représenteraisdans ma personne, représentéedans mes mémoires, les principes, les idées, les événements, les catastrophes,

l'épopée

de mon temps,

d'autant

plus que

j'ai

vu

finir

et commencer un monde, et que les

caractères

opposés de cette

fin

et de ce commencement se trouvent mêlés dans mes opinions10.

10.MOT, Préface testamentaire,p. 4.

(6)

CHATEAUBRIAND MYTHOGRAPHE 1091

Dans cette déclaration programmatique, Chateaubriand définit l'esthé- tique générale de son grand-oeuvre autobiographique.On y peut lire, d'une

part, la formulation synthétique an mythe originaire de mort et de-renais- sance dont là dimension cosmogonique configure toutes les parties de l'ou- vrage (la geste originaire de ce mythe étant la Révolution française)

;

et, d'autre part, la formulation de ce principe génétique de l'éthique des Mémoires qu'est le principe de double inclusion figurative de l'histoire de l'homme dans l'histoire de son temps et de l'histoire de son temps dans l'histoire de l'homme

:

dans la personnedu mémorialiste sont inscrites et représentéesles catastrophes et l'épopée de son époque, tandis quelamême

dualité de passé et d'avenir compose à la fois la formule génétique de l'homme («les caractères opposés de cette fin et de ce commencement se trouvent mêlés dans mes opinions ») et là formule historique de son temps.

En tant qu'ils entendent représenter l'odyssée de leur époque dans la personne d'Un homme, les Mémoires sont donc, non pas du tout l'affabu- lation mythomaniaque d'une subjectivité complaisammeht appliquée à sa propre exaltation, mais bien, au sens lé plus objectif, la manifestation mythologique de l'essence de cette époque à travers la révélation de là vérité spirituelle d'une existence.

Afin de douer

Sa

personne de la faculté d'allégoriser la période histo- rique qui était là sienne, Chateaubriand se servit des théories fondamentales de ces deux grands théoriciens du mythe que furent le Giambattista Vico de Là Scienza riuova et le Pierre-Simon Ballanche des Essais de palingénésie sociale. Une présentation détaillée des thèses de ces deux historiens-phi- losophes se peut lire dans la préface des Études historiques, ouvrage immédiatement antérieur à la refonte des Mémoires selon la nouvelle perspective dû

<<

grand dessein » de symbolisation historico-spiritualiste.

Pour Vico et selon les termes du/Chateaubriand des Études, histo- riques

i

les mythes et les histoires légendaires des débuts de l'humanité sont des fables vraies dans lesquelles se peut déchiffrer toute l'histoire

civile des peuples primitifs. « Hercule, Hermès, Orphée, Romulus écrit Chateaubriand, sont, pour Vico, le typejdéal des moeurs et des idées d'une

époque; »". Dans ces figures héroïques, les poètes mythographes des débuts de l'humanité «allégorisentles temps »

12.

La Préface testamentaire des Mémoires\ ne dit pas autre chose:

Uhomme dès Mémoires est une allégorie des temps dans lesquels sa vie fut plongée et son portrait doit donc être lu et déchiffré comme un de ces universels fantastiques (universàlè fahtastico) où types idéaux (tipo idéale) ou caractères poétiques (carqttéro poetico) des mythes primitifs.

11. Études historiquessur la chute de l'empire romain, Chez Ledentu Libraire, Paris, 1834, Préface, p. 60.

/

ll.lbid.

'''/

:-

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Chacune de ses actions doit être envisagée à la fois comme une action individuelle, c'est-à-dire comme un élément de sa biographie, et comme une allégorie mythique, c'est-à-dire comme le chiffre d'une intelligence mythique.

Ballanche, quant à lui, fort des principes herméneutiques du philo- sophe napolitain, déchiffre toute l'histoire universelle selon une loi ou

« formule générale

»

qui n'est que

«

le développement des deux dogmes générateurs de la déchéance et

de.

la réhabilitation, dogmes qui se retrou- vent dans toutes les traditions générales de l'humanité et qui sont le chris- tianisme même

»13.

Les héros de la mythologie comme les acteurs de l'histoire légendaire ne sont que des essences symboliques qu'il faut déchiffrer dans un sens providentiel et mystique faisant de l'histoire une longue et douloureuse suite de cycles d'initiations palingénésiques, chaque initiation impliquant un sacrifice et chaque sacrifice, à son tour, impliquant une expiation, soit un cycle de régénération dialectique entre humanité perdue et humanité rachetée.

Délivré des contraintes de genre imposées par l'histoire scientifique, Chateaubriand a abondamment exploité dans ses mémoires l'enseigne- ment des grands historiens dont il avait présenté les théories dans ces Études historiques dont la rédaction est tout juste antérieure à la redéfini- tion profonde du dessein des Mémoires d'outre-tombe. Il a appliqué à la relecture-écriture de sa vie à la fois le principe de « lecture allégorique » de Vico et la « formule générale

»

ou loi palingénésique de Ballanche. On comprend bien que l'essentiel d'une telle mythologisation, ou agrandisse- ment symbolique, n'est pas tant qu'elle fasse perdre de sa véracité ou de

son authenticité biographique au portrait d'homme qu'elle configure ou

transfigure — ce qu'elle ne peut manquer de faire dans les distorsions

qu'elle impose aux accidents de l'existence pour les faire coïncider avec la règle générale de symbolisation mythique —, mais bien que la transfi- guration qu'elle opère dote ce récit d'une profondeur de significations et d'une richesse d'idéalités dont l'aurait privé une écriture plus fidèle aux faits, c'est-à-dire moins prompte à appliquer aux conjonctures pleines de hasard et d'aléas d'une existence dans le temps la noble correction de grandes formules poétiques. La vérité, dans les Mémoires, n'est jamais le résultat d'une fidélité aux faits, mais toujours le résultat d'une adéquation

aux exigences de l'allégorisation mythographique.

L'écriture autobiographique de Chateaubriand consiste donc en un double procès de lecture et de réëcriture de son existence

;

chacun des traits de son caractère, chacun des événements de sa vie se trouvent, en un premier temps, déchiffrés (ou lus) selon une double loi d'allégorisation

13. Études historiques,op. cit., préface, p. 61.

(8)

CHATEAUBRIAND MYTHOGRAPHE

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historique et de symbolisation du

«

mythe chrétien », pour être en un second temps chiffrés (ou écrits) de manière à respecter la double signifi-

cation enveloppée en eux. Le procès de configurationmythique opéré par l'écriture correspond donc, non pas à une improvisation superfétatoire et

complaisante^ mais à une pratique respectueuse du caractère originaire- ment figuratif de toute existence. Aussi bien l'écriture des Mémoires est- elle plutôt mythographique que mythologisante, en ce que l'élément mythique enveloppé en elle n'est pas un apport ou une création de l'écri-

ture, mais un élément exhumé de la vie elle-même et ultérieurement enchâssé dans le récit. de celle-ci

;

si le Chateaubriand écrivain des Mémoires est plus mythbgraphe que mythologue, c'est qu'il n'écrit le mythe de sa vie que dans l'exacte mesure où il lit sa vie comme un mythe, c'est-à-dire qu'il y déchiffre à la fois l'épopée mythique de son époque et

« le mythe chrétien

»

renouvelé. En d'autres termes, l'écriture mythogra- phique du mémorialiste, loin d'être un exercice de mythomanie littéraire,

n'est que la conséquence nécessaire d'une pratique de lecture de soi déri- vant elle-même d'une philosophie concevant chaque individu comme un type universalisable, c'est-à-dire Comme une figure dés destinées histo- riques et spnimelles de l'humanité tout entière.

Nous ne pourrions donner meilleure définition de l'identité poétique de l'homme des Mémoires que celle que l'Orphée de Ballanche donne de ce Thamyris qui fut, comme successeurd'Orphée, à la fois « poète mytho- graphe », hiérophante civilisateur et « chantre de.l'humanité

».

Thamyris parle à Évandre de la transfiguration qu'opéra en sa personne la révélation

de sa mission civilisatrice et déclare

Il me

fut

annoncé, Évandre, que

je

serais appelé à remplir les

fonctions

de

myste

dans

wï de ces

drames sacrés

qui sont

la

gloire du labyrinthe. Mais avant de revêtir ainsi le

caractère

et les sentiments

d'un personnage

symbolique,

je

devais être admis à admirer un autre genre de drame, où le spectacle était

l'événe-

ment lui-même14.

Chateaubriand voulut peindre en l'homme des Mémoires un homme qui, à l'instar d'Orphée et de Thamyris, les deux grands poètes mytho- graphes des débuts de l'humanité, avait joué le rôle de myste dans le drame sacré de fin et de renouvellement d'un monde qui s'ouvrit sur

les années terribles et profondément palingénésiques de la Révolution, et

qui avait eu « le caractère et les sentiments

d?

un personnage symbo- lique », c'est-à-dire avait été capable de représenter le grand dessein pro- videntiel des destinées humaines à une époque donnée. Le portrait de

l'homme des Mémoires est donc, aux antipodes d'un portrait psycho-

14. Ballanche, Orphée,m OEuvres complètes, Slatkine reprints, 1968,-p. 515.

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REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

logique, un portrait symbolique à la fois de l'histoire des hommes et de

leurs hautes destinées.

Ce n'est que dans cette perspective générale d'une autobiographie allégorique que peut se comprendre le statut de la présence cryptique de fragments de textes classiques dans les Mémoires d'outre-tombe.

Les secrets de la création de « l'homme des Mémoires

»,

c'est-à- dire du héros central du mythe autobiographique de Chateaubriand, sont contenus dans la formule génétique de sa figuralité. Le mémorialiste a employé à la composition de ce héros ces mêmes essences mythiques, types universels et caractères poétiques dont Vico et Ballanche avaient longuement démontré la nature figurative. Ces types ancestraux ne sont autres que les héros et figures légendaires de l'histoire universelle, soit les grands exemplaires humains du patrimoine culturel occidental. L'homme des Mémoires est donc un palimpseste derrière lequel transparaissent les grandes ancestralités fabuleuses célébrées aussi bien par « les croyances des peuples

»

que par

«i

les souvenirs de l'histoire

»

et par

«

les chants des poètes

».

Le caractère inattendu d'une telle conjecture s'estompe un peu si l'on

veut bien réfléchir au fait que Chateaubriand n'a fait que transposer au domaine de l'autobiographie une méthode communément employée par les grands auteurs de l'âge classique dans la création de leurs caractères héroïques. On sait, et Chateaubriand savait, combien les épisodes et les personnages du Télémaque de Fénelon doivent aux épisodes et aux per- sonnages de l'Odyssée et de l'Iliade, ce qui paraît assez naturel, mais encore des livres saints et de l' Enéide. On sait, et Chateaubriand savait, combien les épisodes et les personnages de la Jérusalem délivrée du Tasse doivent à Homère et à Virgile. L'imitation des Anciens fut une doctrine et une pratique assez universellement répandues dans la littérature euro- péenne pour qu'il soit besoin d'insister, et Chateaubriand l'a en outre abondamment pratiquée lui-même dans la composition de son épopée chrétienne des Martyrs.

L'identité littéraire de l'homme des Mémoires est donc le produit, d'es-

sence figurative, d'une identification à diverses ancestralités légendaires, choisies pour leur aptitude à allégoriser le grand mythe historico-spirituel retracé par Chateaubriand tout au long de son travail dé mémorialiste.

Qu'une individualité soit considérée comme authentique dans les seules ressemblances qu'elle présente à l'égard de grands types ou altérités exem- plaires

;

que le discours de la personnalité ne puisse s'exprimer autrement

qu'à travers un discours généalogique de descendances idéales

;

que le principe d'autorité puisse s'appliquer au discours de la vérité individuelle, voilà autant de postulats témoignant de ce que M. Crouzet appelle une

«

bonne volonté mimétique

»

qui ne deviendra irrecevableque dans l'uni-

(10)

CHATEAUBRIANDMYTHOGRAPHE

1095

vers nouveau de la doctrine romantique^ laquelle s'installera « dans, la

contestation nominalistede tout concept et de toute généralité »

15.

Palimpseste pluriel de diverses figures mythiques, Chateaubriand est ayant tout l'hybridation de trois grandes figures de passeurs pris eux- mêmes dans une aventure palingéhésique de fin et de recommencement d'un monde, c'est-à-dire dans une aventure apparaît admirablement la

lutte chère à Ballanche du principe statiônnaire et du principe progressif, soit du principe d'immobilité et du principe de mouvement. Ces trois figures de passeurs légendàiressont

Moïsê>

Noé et Énée. Moïse parce que

prophète de l'exode dans le désert entre une terre natale abandonnée et une terre promise jamais atteinte. Noé parce que nautonier de l'abîme

entre un ancien monde aboli et un nouveau monde à venir. Énée parce que perpétuel exilé entre Troie-Pergame détruite et Rôme-Pergame recons- truite. Ces trois passeurs sont des types idéaux parce que chacun à leur tour des figures de grands conservateurs palingénésiques qui surent éviter une désastreuse solution de continuité entre le passé et l'avenir en conser-

vant qui la totalité des espèces, qui Farche sainte et qui les pénates pater- nels pouf les faire revivre, par le biais d'un processus légitime de.« pas- sation de vertus », sous les formes nouvelles d'une réalité future. À ces figures principales s'ajoutent par hybridationet de façon topique diverses figures analogiques secondaires

:

parmi lesquelles celle de Renaud, dont la croisade correspond elle aussi à une entreprise de réhabilitation symbo- lique, celle d'Ulysse, de Colomb, ou encore d'Achille.

De ces archétypes de légende, l'identité de l'homme des Mémoires est un palimpseste à la fois ductile et métamorphique. La configuration moï- séenne de certains aspects, caractères ou parties de son récit autobiogra- phique, par exemple, à laquelle s'emploie le mémorialiste n'est rien moins que systématique et massive: elle ne s'applique pas de force à

toute son existence, ni n'en résume la vérité

;

elle l'éclairé et l'idéalise de lieu en lieu, avant qu'une autre figure ou un autre modèle, plus conve- nants localement, c'est-à-dire plus à même d'en accentuer et chiffrer la

pluralité de sens mystiques, ne se superposent à elle, ne s'y combinent ou ne là relaient pour mieux configurer la richesse de tel autre événementou incidence biographique.

Aussi bien nne multitude d'épisodes et de détails narratifs ou descrip- tifs des Mémoires ne prennent-ils tous leur sens que déchiffrés comme symboles, segments ou éléments du mythe qu'ils développent.

Nous ne voudrions prendre qu'un exemple d'un de ces chiffres sym- boliques qui émaillent le texte des Mémoires

:

l'opposition des roseaux

15.M. Crouzet, La poétique de Stendhal. Essai sur la genèse du romantisme, Paris, Flamma- rion, 1986, tome 1, p. 19.

(11)

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REVUE D'HISTOIRELITTÉRAIRE DE LA FRANCE

et des chênes de Combourg. Dans les chapitres consacrés à la Syl- phide

16,

Chateaubriand évoque en ces termes les roseaux de l'étang du château paternel

:

Les roseaux agitaient leur champ de quenouilles

et

de glaives17.

Cette description a été ajoutée, à une date postérieure à 1830 (c'est-à- dire postérieure à la redéfinition allégorique de l'éthique des Mémoires), au Manuscrit de 1826. Les

«

quenouilles

»

décrivent les hampes pelu- cheuses des roseaux, et les

«

glaives

»,

leurs feuilles lancéolées. La des- cription paraît pourtant autrement complexe, et évoque confusément Hercule et la reine Omphale échangeant les emblèmes de leur sexe, lui tenant la quenouille, elle tenant l'épée. On pense aussi à telle passage des Études historiques où Chateaubriandécrit

:

C'est par

les femmes que

l'ancienne

société

s'unit

au monde moderne : dans ce mariage, dont nous sommes nés, les deux sociétés se partagèrent les sexes :

la

vieille prit

la

quenouille, et la

jeune l'épée

18.

Et on pense surtout à cet extrait de La Scienza nuova de Vico sur le passage de l'âge héroïque à l'âge vulgaire (pour le philosophe napolitain, le mythe d'Hercule est l'allégorie de ce passage de

«

l'âge des héros ou Pères de famille

»

à l'âge de l'histoire vulgaire)

:

Après une vie glorieusement remplie et laborieuse (c'est-à-dire une vie héroïque), Hercule dévient efféminé et file aux pieds d'Omphale,

c'est-à-direqu'il

accorde aux plébéiens le droit héroïque des champs. Le mot « viri » des Latins remplaçait

le

mot « héros » des Grecs.

Hercule devint furieux pour

s'être

trempé dans le sang du centaure Nessus, de ce représentantdes plébéiens de natures diverses ou de sang mêlé.

A

l'époque

du retour de la barbarie, on appelait « biens de la lance » les pro- priétés féodales, et « biens du fuseau » les propriétés du bourgeois19.

Qu'est-ce à dire sinon que cette combinaison de la quenouille et du glaive représentepour Vico le signe iconographique d'une révolution, soit

d'une hybridation sexuelle du politique (le héros de l'âge ancien est le

« vir », c'est-à-dire

«

homme » ou principe actif, le plébéien de l'âge nou-

veau est le « mulier

»20,

ou la femme comme catégorie mythique, selon Vico et Ballanche, c'est-à-dire le principe passif)

?

Cette combinaison et cette confusion de la quenouille et du glaive symbolisent donc la dégéné-

16. MOT, i, in.

17. MOT, I, III, 13, p. 131.

18. Études historiques,op. cit., « Étude quatrième », p. 137.

19. G. Vico, La Scienza nuova, op. cit., Livre II, ehap. V : « Délia politica poetica», p. 468- 469, BibliotecaUniversaleRizzoli, Milano, 1977 (notre traduction).

20. « La mulier des XII Tables n'est point pour moi la femme, c'est l'individu frappé du caractère passif ; c'est l'inops, le plébéien... Mulier est une expression mythique ». Orphée, op.

cit., p. 526.

(12)

CHATEAUBRIAND MYTHOGRAPHE

1097

rescence de l'âge héroïque—- mais Chateaubriand n'écrit-il pas ailleurs que la plume est une « dégénération » de l'épée

?

Aussi bien, la révolution apportée dans la nature du jeune chevalier de Combourg par la Sylphide, cette révolution qui correspond en lui à la naissance mythique de la faculté poétique est-elle analogique^dans l'ordre

du mythe, à la révolution qui entraînera la chute de l'Ancien Régime et l'abâtardissement de l'ordre social. Le personnel et le politique sont inti- mement liés dans l'ordre du mythe. Une même figure d'hermaphrodisa- tion de l'ordre viril — figure longuement commentée par Vico et par Ballanche — sert à chiffrer les deux légendes du devenir poétique de Chateaubriand et du devenir démocratique de l'ordre politique européen,

l'un et l'autre symbolisés par une figure d'hermaphrodisme.

Une autre opposition enrichit le discours symbolique des chapitres consacrés à la Sylphide

:

celle des chênes et des roseaux. Les chênes sont un emblème iconographique multiplement repris par les différents pro- logues des premiers livres des Mémoires, déplorant successivement l'abattis des bois de Combourg etla perte des bois de la Vallée-aux'-loups.

Pourquoi cette opposition radicale entre les chênes perdus et les roseaux qui ont survécu aux tempêtes de l'histoire des hommes

?

Parce que

«

les arbres », toujours selon Vico, sont le signe héroïque des souches, lignages et lignées héroïques, tandis que « les roseaux » sont le symbole des mariages plébéiens, mariages naturels, fugitifs et sans descendance parce que non sanctifiés par la: loi. Pour Vico, l'épisode mythologique.

d'Apollon poursuivant Daphné qui se transforme en arbre, donc en

lignage légitime est le symbole des mariages héroïques

21,

tandis que l'épi-

sode mythologique de Pan poursuivant Syrinx qui lui échappe en se trans- formant en roseau est le symbole de la sexualité vagabonde et sans racines à laquelle était condamné le commercium sexualé des mariages plébéiens ou vulgaires

22.

Il faudrait lire plus attentivement les chapitres consacrés à la Sylphide pour se rendre compte à quel point Chateaubriand a

su

renouveler les interprétations du philosophe napolitain dans ces figures d'hybridation et d'hermaphrodisation, dans cette opposition des chênes et des roseaux de Combourg, les uns abattus et les autres survivant aux tempêtes révolutionnaires,c'est-à-dire dans ce lent et minutieux pro- cessus de chiffrage mythographique des lieux de sa propre jeunesse.

Nous soutenons qu'une même lecture herméneutique doit être appli- quée au déchiffrement de l'ensemble des livres composant les Mémoires d'outre-tombe, ainsi que des innombrables éléments descriptifs et narra- tifs composant ces différents livres — qu'il s'agisse, par exemple, du

21. Vico; La Scienza nuova, op. cit., Livre II, chap. IV ; « Dell'iconimica poetica », p. 377.

22. Ibid., chap. V, p. 465.

(13)

1098

REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

cyprès dépérissant de Pauline auquel Chateaubriandfait allusion dans son récit de l'exécution du duc d'Enghien et qui est un symbole de l'arbre de vie dépérissant et oublié dans un paradis terrestre dont les hommes furent chassés par ce premier meurtre politique de Napoléon, péché originel du régime, qui dérangea les harmonies de l'univers

;

ou qu'il s'agisse encore

des arches interrompues de l'aqueduc de Maintenon, magnifique palimp- seste derrière lequel transparaît l'arche de Noé arrêtée dans la périlleuse fin du déluge et qui doué d'un caractère mythique l'interruption de la car- rière politique du mémorialiste, nouveau Moïse éconduit dans sa grande oeuvre de restauration conservatrice:

Il existe des manuscrits de Ballanche contenant le plan d'un récit des

« sept jours cosmogoniques

»

qui vont des États généraux de 1789 à l'exil

de Napoléon. Pour l'auteur d'Orphée, la Révolution était cette

«

époque si puissamment palingénésique

»23,

dans laquelle se pouvait lire comme à livre ouvert le dogme identique de la déchéance et de la réhabilitation manifesté dans une de ces grandes périodes d'initiation progressive du

genre humain qui revêt toujours la forme mystérieuse et pénible d'une épreuve infligée comme expiation. Ballanche n'acheva jamais son grand projet d'épopée révolutionnaire. Ce fut Chateaubriand qui l'exécuta, non sans en avoir considérablementmodifié le caractère, c'est-à-dire non sans avoir substitué un type de symbolisation cryptique et figurative au dis- cours d'une allégorisationexplicite et massive — le même Chateaubriand qui avait déjà écrit dans ses Martyrs le grand mythe d'expiation palingé- nésique contenu dans les premiers temps du christianisme.

Dans les Mémoires d'outre-tombe, l'imitation des anciens est donc une application poétique du principe de renaissance palingénésique.

Fontanes a appris à Chateaubriand à

«

mettre la langue classique dans la bouche de ses personnages romantiques

»24.

Le mémorialiste s'est sou-

venu de la leçon de son vieux maître. Les gestes de Noé, de Moïse,

d'Énée, de Renaud et de tant d'autres héros bibliques, antiques et chré- tiens revivent de la vie de l'homme des Mémoires, à laquelle cette confi- guration cryptique permet d'accéder à l'universalité d'une existence symbolique. Chateaubriandcompile les anciens et en compose, par innu- trition, le visage du héros de son épopée. L'écriture de sa propre vie est avant tout une relecture de grandes vies héroïques. Il renouvelle plus qu'il n'improvise. Dans les Mémoires d'outre-tombe, la mémoire est son génie.

23. Orphée,op. cit., p. 417.

24. MOT, II, I, 11, p. 29.

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