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Genèses : création fixe et création continue dans "La Semaine"

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Genèses : création fixe et création continue dans "La Semaine"

JEANNERET, Michel

JEANNERET, Michel. Genèses : création fixe et création continue dans "La Semaine". In:

Perrier, S. La Sepmaine de G. du Bartas . Paris : Université Paris VII, 1993. p. 133-141

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:29144

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GENÈSES

CRÉATION FIXE ET CRÉATION CONTINUE DANS LA SEMAINE

Dieu créa donc le monde en six jours et, le septième, ayant achevé son ouvrage, il se reposa. L'espace a été ordonné, le temps, établi et chaque classe d'êtres vivants, distingués « selon leur espèce »,possède désormais ses propriétés.

Tout, du premier coup, a été mis en place, tout paraît accompli. Telle est la leçon du premier chapitre de la Genèse. Vienne pourtant le deuxième, et Dieu, curieuse- ment, semble se remettre au travail, comme si la besogne, après tout, n'était pas si parfaite que cela. Non seulement le texte biblique raconte une seconde fois la création de l'homme, qu'il complète maintenant par celle de la femme, mais il revient sur 1' apparition des plantes, des bêtes, en insistant cette fois sur la fécondité de la nature.

La Bible s'ouvre ainsi sur une hésitation : la création est-elle limitée dans le temps et, dès le coup d'essai, définitive, ou est-ce un processus continu ? Deux versions se succèdent, 1 'une plutôt fixiste, l'autre plutôt transformiste ou évolution- niste, que les exégètes attribuent à deux traditions différentes ; la première, dite

« elohiste » ou « sacerdotale », « avec son classement logique et exhaustif des êtres » 1, est plus intellectuelle, plus abstraite, tandis que la seconde, « yahviste », serait plus ancienne et obéirait à un modèle plus naturiste ou artisanal.

Cette incertitude se répercutera sur les représentations judéo-chrétiennes de la création et affectera les différents commentaires de la Genèse. Un bref sondage parmi les théologiens protestants du XVIe siècle en témoigne. Par fidélité au récit des six jours, un Mélanchthon2, un Calvin3, rejettent l'hypothèse d'un univers changeant et capable de facultés créatrices. D'emblée, disent-ils, Dieu a imprimé aux êtres et aux choses leur forme parfaite ; il est le seul qui dispose du pouvoir de modeler le monde, de définir les différentes espèces et il n'a aucune raison de modifier, au cours de l'histoire, le système qu'il a instauré une fois pour toutes. Si

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MICHEL JEAN NERET

1' harmonie originelles' altère, c'est 1 'effet du péché et la conséquence du Mal. Mais les structures de l'univers et les mécanismes de la vie ne sauraient fondamentale- ment changer. L'idée que la matière continue à évoluer et puisse, d'elle-même, générer des formes nouvelles touche dangereusement à la magie ; elle attribue au créé des pouvoirs qui n'appartiennent gu' au Créateur et, selon les réformateurs les plus stricts, trahit une pensée naturiste et païenne. On notera que cette représenta- tion d'un monde stable, voué à un ordre fixe, est d'autant plus influente, à la Renaissance, qu'elle rejoint la cosmologie d'Aristote et perpétue le système, clos et immuable, du Moyen Âge4. Il s'en faut pourtant que les exégètes réformés adhèrent tous à une théorie qui, par son statisme, semble ignorer l'histoire et compromettre la liberté des vivants. Luther5, par exemple, ménage une place à l'évolution ; Dieu, dit-il, continue à œuvrer dans le monde et, changeant ou renouvelant les choses, il ne cesse de les perfectionner.

Cette hésitation qui commence aux premières pages de la Bible, qui rejaillit dans les commentaires et, avec des équilibres variables, jalonne l'histoire de la pensée cosmologique, on ne s'étonnera pas de la retrouver chez Du Bartas. La tendance fixiste s'exprime par exemple dans le Septième Jour: Dieu reste présent et actif dans le monde, dit le poète, mais c'est pour le tenir« maugré l'effort du temps En son premier estat tant de centaines d'ans» (VII, 137-38). Le Créateur assure 1' entretien de la « machine » (VII, 148), il en fait «jouer diversement tous les petis ressorts » (VII, 146), mais il ne la renouvelle pas. Dès le début de La Semaine, Du Bartas rejette, pour la même raison, la doctrine des atomistes, selon lesquels plusieurs mondes s'agrègent et se désagrègent à travers un espace vide et il refuse notamment la théorie de Leucippe (I, 314) qui, explique Simon Goulart,

« faisoit toutes choses infinies et se transformantes les unes ès autres : disant que l'univers estoit un vuide plein de corps, de la rencontre desquels se faisoient des mondes nouveaux, etc. Le Poete refute solidement tels erreurs » 6

À côté de cette version statique, La Semaine en avance pourtant une autre, dynamique et progressive. Au lieu de précéder l'histoire, la gestation du monde semble alors se confondre avec elle, elle se poursuit au fil du temps et ménage des surprises, des évolutions, des transformations. Dieu ne se contente plus ici de maintenir 1' édifice primitif, il délègue à la nature et aux hommes une part de sa créativité, il abandonne à leur initiative, à leur inventivité toute une marge de manœuvre, qui garantit leur liberté. Entre la genèse définitive des six jours et la genèse continue, Du Bartas ne choisit donc pas. Qu'il se rallie, pour une part, à l'orthodoxie calvinienne et, par là-même, à l'image traditionnelle d'un monde ordonné, clos et stable, il n'y a pas de quoi surprendre, si bien que je n'en parlerai

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pas davantage. Je voudrais par contre, dans les pages qui suivent, signaler quelques aspects de la représentation métamorphique du monde, non seulement parce qu'elle est moins évidente, mais parce qu'elle témoigne de la passion de la Renaissance tardive pour les structures mobiles et, s'agissant de cosmographie, de biologie ou d' anth_ropologie, illustre le goût de l'époque pour une pensée transformiste 7

Commençons par la fin. Le sixième jour de la création s'achève, Dieu a terminé son ouvrage. Mais comment s'arrêter là, quand l'homme vient de monter sur scène? Le poème va donc rebondir, pour esquisser, fût-ce brièvement, l'avenir de l'humanité. Il pourrait évoquer, par exemple, l'histoire de la créature et suivre la trajectoire de la Bible- mais ce sera 1' objectif de La Seconde Semaine .Il pourrait aussi ébaucher le tableau des activités de l'homme, sa conquête des arts et des sciences, comme Maurice Scève dans son Microcosme. Or Du Bartas adopte, pour célébrer 1 'homo faber, une perspective tout à fait singulière. Ce que « 1' artifice humain » (VI, 833) fait de mieux, dit-il, c'est de peupler« les airs d'un volant exercite D'animaux bigarrez» (VI, 835-36). On croit rêver: l'homme lance dans le ciel des oiseaux qu'il anime, il semble créer la vie. La suite explique qu'il s'agit d'animaux mécaniques, merveilles construites par des artisans qui paraissent doués des pouvoirs mêmes du Créateur et, à s'y méprendre, imitent ses œuvres vives (VI, 836-58). Après les inventeurs de machines volantes, Du Bartas célèbre encore trois ingénieurs qui construisent chacun une immense maquette du système céleste, une sphère de verre où tournent les planètes selon leur cycle naturel (VI, 859-904).

Tout se passe donc comme si, grâce aux techniques, l'homme avait le pouvoir de perpétuer, hic et nunc, le surgissement des premiers jours. Ce scénario pourrait rappeler celui de Babel, le symbole de l'orgueil humain qui oppose son industrie à la souveraineté divine et s'expose au châtiment. Mais Du Bartas ne l'entend pas ainsi. Il admire la créature qui imite le Créateur et en arrive même, dans son enthousiasme, à brouille'r complètement la hiérarchie. Ce n'est pas à Dieu, mais à l'homme qu'il s'adresse quand il s'écrie:

0 parfait animal ! qui sçais faire mouvoir Les cercles estoillez, qui ton divin pouvoir Estens dessus les cieux, qui tient en main la bride Du perruqué Soleil et de la Lune humide.

(VI, 905-08)

Ce protestant a quelque peu oublié les sévères leçons du catéchisme de Calvin. Il rejoint plutôt l'humanisme d'un Nicolas de Cuse, d'un Maurice Scève,

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ou risque la démesure des alchimistes qui, à l'homme industrieux, attribuent de pouvoirs qui l'égalent plus ou moins à la divinité. Façonné par Dieu à son imag et destiné à le représenter sur terre, l'homme serait d'autant plus digne de so origine qu'il continuerait l'œuvre de la création. À la clôture des six jours et à l catastrophe de la chute, Du Bartas préfère donc ici l'idée d'un transfert : le machines humaines ne sont bien sûr que des simulacres, mais elles inspirer 1' admiration parce qu'elles perpétuent la dynamique des débuts. Ainsi traité, le ré ci de la Genèse serait moins une métonymie - une étape distincte de l'histoire, m début- qu'une métaphore- une scène exemplaire, destinée à se répéter.

Mais les hommes et leur savoir-faire ne sont pas les seuls à relance l'impulsion divine. La nature elle aussi demeure active et capable d'inventions comme pour assurer à son tour le relais de la création. C'est ce que Du Bartas, dt nouveau à la limite de l'orthodoxie, expose dans la suite et la fin de son Sixièm€

Jour.

Les humains et les animaux, une fois sortis de la main de Dieu, commencent à se multiplier, chacun à l'intérieur de son espèce : «Les ours depuis ce temps engendrerent des ours, Les dauphins des dauphins... (VI, 1021-22). L'ordre primitif se perpétue, conformément à la version fixiste. Mais la nature ne se limite pas à reproduire le déjà connu. Du Bartas bouscule les classements du Créateur en relatant deux phénomènes qui démentent, précisément, la division immuable des espèces. Il évoque d'abord les croisements et les naissances monstrueuses :

Souvent deux animaux, en espece divers, Contre l'ordre commun qui regne en l'Univers Confondant, eschaufez, leurs semences ensemble Forment un animal qui du tout ne ressemble À l'un de ses parens : ainçois son corps bastard Retient beaucoup de trais de l'une et l'autre part.

(VI, 1029-34)

Des variétés nouvelles surgissent, que Dieu n'avait pas prévues, commes' il n'avait pas épuisé la multiplicité des possibles. À côté du métissage qui trouble les catégories originaires, Du Bartas invoque aussi, contre les lois communes de la généalogie, les phénomènes de génération spontanée, par lesquels, « sans nulle Venus» (VI, 1037), des corps inanimés donnent naissance à des êtres vivantsH.

L'eau produit la salamandre, du feu sort un insecte, le pyrauste, et la liste des transformations, dans une nature où la matière est une matrice, s'étend aux enfantements les plus insolites :

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Ainsi le vieil fragment d'une barque se change En des Canars volans : ô changement estrange ! Mesme corps fut jadis arbre verd: puis vaisseau, N'aguere champignon, et maintenant oiseau.

(VI, 1051-54)

Le Sixième Jours' achève sur ces mots, qui, bien loin de marquer le terme de la semaine active, suggèrent au contraire qu'avec une nature capable des plus curieuses gestations, le mouvement continue. Sous la plume de Du Bartas, une autre hybridation s'est d'ailleurs produite qui, elle, regarde la diversité des sources :la

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leçon de la Bible est contaminée par le souvenir de cosmogonies païennes ou le vestige de croyances populaires qui créditent la Nature des pouvoirs mêmes de Dieu. Les Métamorphoses d'Ovide, entre autres, croisent leur voix avec celle de la Genèse, si bien qu'une fois de plus l'imaginaire du mouvement perpétuel vient déstabiliser l'ordre ancien.

Création définitive ou création continue, il y a donc hésitation. J'en verrais une autre preuve, cette fois à travers l'ensemble du poème, dans le fon.ctionnement du système temporel9Le récit de la Genèse se raconte au passé, mais les verbes au présent occupent une place considérable- et moins un présent historique qu'un présent de permanence ou, çà et là, un présent instantané: Dieu jadis, fit ceci, écrit Du Bartas, mais, à peine plus loin: ainsi, aujourd'hui ou toujours, vont les choses.

Des comparaisons, un peu partout, accentuent le va-et-vient entre les temps. Une impulsion donnée autrefois se répète aujourd'hui ou elle a libéré des forces qui continuent à agir. La troisième journée, par exemple, après avoir évoqué, à l'imparfait et au passé simple, la séparation de la terre et des eaux, s'attarde à un long exposé d'hydrodynamique sur les mers, les rivières, les sources. Parvenu au chapitre des eaux thermales, Du Bartas glisse même un morceau de publicité sur les charmes touristiques de la Gascogne et sur les vertus de ses bains (III, 297-346). Du grand chantier originel à la couleur locale, de la gestion actuelle des eaux courantes au branle-bas général de la création, le poète ne voit pas de solution de continuité.

Les développements au présent rompent-ils, comme auta,nt de prolepses, la ligne narrative d'un récit normalement au passé, ou la mémoire de la scène primitive est- elle au contraire assujettie à la contemplation du monde hic et nunc ? L'action passée est encore si présente que la question semble oiseuse. «Ce jour», dit encore Du Bartas, Dieu crée les poissons (V, 29) : le jour que je raconte comme un historien, ou le jour d'aujourd'hui dont je suis le témoin direct? Assurément l'un et l'autre, car ici, c'est tous les jours la création.

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Le mot création a deux sens : l'action de créer et le résultat de cette action, l'ensemble des choses créées. Or cette distinction, dans La Semaine, ne fonctionne pas: la première valeur s'épanche dans la seconde. Les phénomènes naturels tels que Du Bartas les décrit au présent portent encore en eux la dynamique de leur gestation. Ils sont créés et créants, achevés mais extraordinairement flexibles. Le poème s'attache à tous les indices d'une nature active et capable de mutations : le mouvement des astres, les cycles de la fertilité, la puissance des courants ... Les formes qui ne sont pas des forces sont des fossiles.

Le poète énonce lui-même l'une des lois de cette dynamique :

La matiere du monde est ceste cire informe, Qui prend, sans se changer, toute sorte de forme.

(II, 193-94)

«La matie re demeure, et la forme se perd», écrira Ronsard à peine plus tard 10Deux qualités déterminent l'existence de la matière: Dieu l'a créée avant toutes choses et elle est toujours en quantité égale, sa durée équivaut à celle du monde. Elle est coextensive à l'action du Créateur et partage avec lui la plupart de ses qualités ce qui, à nouveau, situe Du Bartas à la limite de l'orthodoxie 11 :

Mais la seule matiere immortelle demeure, Tableau du Tout-puissant, vrai corps de l'Univers, Receptacle commun des accidens divers,

Toute pareille à soy, toute en soy contenue ...

(II, 202-05)

Si elle est, par sa masse invariable, la plus constante des substances, la matière est aussi la plus inconstante, par les métamorphoses qu'elle subit. L'appui le plus stable est voué à de perpétuelles mutations. Du Bartas est captivé à l'idée de ce magma flexible, capable d'épouser toutes les formes et de changer sans jamais dépérir. Un corps s'agrège puis, se désagrégeant, retourne au creuset commun, avant de participer à de nouvelles configurations. Pour rendre compte de cette instabilité, le poète invoque un principe de la physique antique, encore actuel dans la cosmologie de la Renaissance, selon lequel la matière est composée du mélange des quatre éléments, qui s'assemblent selon des équilibres variables et précaires. Un corps procède de la combinaison des quatre substances élémentaires, il tient à 1' accord discordant de ses parties et, comme tel, ne tardera pas à se défaire :

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Les corps où sont unis, l'eau, l'air, le feu, la terre, Sont sans cesse agitez d'une intestine guerre, Qui cause avec le temps leur vie et leur trespas, Leur croistre et leur descroistre : et qui ne permet pas Que sous l'astre cornu presque pour un quart d'heure En un mesme sujet une forme demeure.

(Il, 909-14)

« Rien n'est ici constant » (II, 199) : ainsi vont les choses dans le monde sublunaire, entraînées par les transformations de la matière. L'énoncé pourrait être une plainte, ou l'aveu d'un vertige. Du Bartas lui imprime au contraire une tonalité joyeuse, il adopte la posture de l'admirateur aux yeux duquel les choses naissent tous les jours, aussi vierges et vigoureuses qu'à l'origine.

Ce qui fascine le poète, dans les péripéties de la matière, c'est donc son aptitude à la métamorphose. Dès le Premier Jour, le spectacle de la forme qui se conquiert sur 1' informe mobilise le récit et, plus que dans le texte biblique, présente Dieu comme un artisan qui, confronté au défi du magma primitif, pétrit et façonne la matière.

Au début était le chaos, 1' amas de matière indifférenciée, « un mes lange difforme [ ... ], un tas mal entassé » (I, 224-26). Ce monde vague et confus est mauvais parce qu.'il est imparfait, mais son imperfection est aussi le gage de sa valeur, car il est en attente, il gît comme un potentiel qui demande à être actualisé, il sera 1 'occasion par laquelle le plasmateur donnera la mesure de son art.

Les vers 179 à 438 du Premier Jour sont jalonnés de métaphores qui évoquent le passage du chaos au cosmos. On peut distinguer deux groupes d'analogies. Une première série s'organise autour de 1' isotopie biologique et, pour célébrer le surgissement de la vie, désigne la matière comme une « pepiniere » (I, 260), un «embryon » (I, 261 ), ou encore un «œuf» (I, 298), que Dieu, couché sur 1' abîme, semble couver, « Pour d'un si lourd amas extraire un si beau monde » (I, 304).

Mais si ces variations symboliques sur la germination et la fécondation suggèrent la puissance des énergies latentes au sein de la matière, elles sont impropres, dans la mesure où elles désignent un processus naturel, spontané, aux dépens de l'idée de travail et d'action volontaire. Un autre réseau de métaphores tend donc à les supplanter qui, elles, impliquent la manipulation et 1' effort. Maçon, sculpteur ou architecte, le Créateur est perçu comme un ouvrier qui, de quelque chose, fait quelque chose d'autre. Ce qui retient l'attention est beaucoup moins le

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produit fini - un monde harmonieux et stabilisé - que le geste producteur et l'ouvrage qui s'ébauche sous nos yeux, laborieusement soustrait à la masse aveugle. Le topos de la lime tombe à point pour rappeler qu'il ne faut pas précipiter

Le besongne entreprise, ains d'une longue attente Repasser mille fois la lime patiente

Sur l'ouvrage cheri, se hastant lentement.

(1, 435-37)

Créditer Dieu d'une conception immédiate, ce serait perdre ce qui, pour Du Bartas, fait le prix de 1' événement : le procès, le film de 1' opération. On est encore au début de la première journée, mais déjà le temps de l'histoire s'allonge, comme pour déployer, avant l'avènement de l'objet achevé, les secrets de sa fabrication. Une autre comparaison étend et démultiplie à l'extrême l'acte de gestation : le Dieu plasmateur ressemble à 1' ourse dont le petit est d'abord « une masse difforme » (I, 410),

Et puis en le lechant, ores elle façonne Ses deschirantes mains, or' sa teste felonne, Or' ses pieds, or' son col: et d'un monceau si laid Son industrie anime un animal parfait.

(1, 411-14)

L'analogie de l'ours bien léché servira d'emblème à ma conclusion. L'our- son, et le monde comme lui, naissent deux fois. Ils sont d'abord une matière amorphe, un pur potentiel, dont la gestation se poursuit longuement, pour parvenir finalement à la forme qui les distingue. Il n'est pas question de nier que le mouvement doit aboutir au repos et que, quel que soit l'attrait des métamorphoses, il n'est tenable qu'à l'intérieur d'une dialectique du fixe et du mobile. Cette tension est constitutive du champ épistémologique et esthétique de La Semaine. J'ai simplement voulu rappeler ceci : la totalité des sept jours réalise sans doute la perfection, mais la matière est instable et les hommes ne sont pas Dieu ; ils vivent dans l'histoire, leurs œuvres sont imparfaites et le changement est leur destin.

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MICHEL J EANNERET

GENÈVE

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1. Bible de Jérusalem, Paris, Le Cerf, 1956, p. 9.

2. Philippe Melanchthon, ln obscuriora aliquot capita Geneseos annotationes ( 1523), cité dans Claude-Gilbert Dubois, La Conception de l'histoire en France au XVI' siècle ( 1560-1610), Paris, Nizet, 1977.

3. Jean Calvin, Commentaire sur le premier livre de Moyse, dit Genèse (1554).

4. Voir notamment Alexandre Koyré, Du monde clos à l'univers infini, Paris, Gallimard, 1973 et Hélène Tuzet, Le Cosmos et l'imagination, Paris, Corti, 1965.

5. Martin Luther, ln Primumlibrwn Mose enarrationes (1543).

6. Simon Goulart, Commentaire, dans Du Bartas, La Sepmaine, De la creation du monde, Paris, Abel L'Angelier, 1583, f". 21 r.

7. Voir surtout Montaigne.

8. Sur la génération spontanée, voir deux passages apparemment contradictoires dans le Second Jour, v. 157-74 et 512-26.

9. Voir Yvonne Bellenger, << Quelques remarques à propos du temps et des jours dans les Semaines de Du Bartas >>, dans Revue du Pacifique II, 2 (automne 1976), p. 94-102.

10. << Contre les bûcherons de la forest de Gastine », v. 68, dans Œuvres complètes, éd. P.

Laumonier, t. 18, Paris, Didier, 1967, p. 147.

Il. Voir Luzius Keller, Palingène, Ronsard, Du Bartas. Trois études sur la poésie cosmologique de la Renaissance, Berne, Francke, 1974, p. 130-32.

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