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À l'ombre des cerisiers en fleurs. La réception du haïku en Russie post-soviétique

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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À l’ombre des cerisiers en fleurs.

La réception du haïku en Russie post-soviétique.

Titre abrégé : La réception du haïku en Russie post-soviétique.

Cécile Rousselet

Résumé français : À l’ombre des cerisiers en fleurs. La réception du haïku

en Russie post-soviétique.

La réception du haïku en Russie post-soviétique est à l’origine d’une production poétique particulièrement créative. Ces textes russes s’ancrent dans un héritage moderniste réactualisé et dans un jeu intertextuel distancié avec leurs modèles, tant le haïku japonais que sa réception française et occidentale au début du XXe siècle. Deux spécificités tendent à se dégager et à faire de ces poèmes des objets originaux : leur inscription dans une culture de l’authenticité, quête d’un « vrai » inaltérable après des décennies marquées par un totalitarisme du langage ; et leur propension à véhiculer un discours utopique, fondé sur un imaginaire idyllique du Japon qui, par des formes défamiliarisantes, est réinvesti et véhicule des aspirations proprement post-soviétiques.

Résumé anglais : Beneath the Branch of Sakura. The Reception of Haiku in

Post-Soviet Russia.

The reception of haiku in post-soviet Russia generates a highly creative poetic production. These Russian texts inherit from an actualized modernism and a distanced intertextuality with his models – both Japanese haiku and its French and occidental interpretations from the early XXth century. Two specificities make these texts truly original. First, they are part of a culture of authenticity, a quest for an immutable “truth” – after decades of suffering from a totalitarian interpretation of freedom of speech. Then, they convey an utopic message that is based on an idyllic imaginary of Japan and is reinvested by defamiliarizing forms in order to convey proper post-soviet ambitions.

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Texte de l’article

« Russian haiku resists definitions. Like primordial soup it defies geography and structure. » Eugene Wasserstrom amorce ainsi son exposé sur le haïku en Russie dans la revue

Simply Haiku : A Quarterly Journal of Japanese Short Form Poetry. Il continue : « The

Russian haiku community has yet to establish a boundary […] between real and imagined, between self and the world. Everything, good or bad, is possible in this virtual thought environment […]1

. » C’est ce qui fait l’originalité de sa réception, le haïku n’est nullement une forme fixe, mais au contraire un outil qu’il s’agit en permanence de remodeler en fonction du contexte de création. À cet égard, la production de haïkus en Russie dans le contexte post-soviétique est particulièrement intéressante ; ils prennent sens dans le contexte russe et correspondent à certaines de ses spécificités, notamment la référence constante au modernisme russe, notamment symboliste et futuriste. La pensée de Vladimir Soloviev et de Velimir Khlebnikov s’ancre dans leur réception de l’actualité de la guerre sino-japonaise, à tel point que Khlebnikov l’institue en genèse de sa poésie. Si, dans un premier temps, Vladimir Soloviev considère le Japon comme un espace occidental, ses Trois entretiens de 1899 font de l’Archipel un acteur fondamental du panmongolisme, précurseur d’une désintégration apocalyptique de l’Europe. Cette pensée nourrira le leitmotiv du « péril jaune » dans la littérature symboliste : Pétersbourg d’André Biely, notamment, dresse un tableau monumental de la menace asiatique, en partie construite autour du Japon, mêlant fascination et répulsion ; la poésie de Valeri Brioussov, ses tanka mais aussi ses travaux sur la culture et la littérature japonaise, fonde en partie la vision fantasmatique du Japon dans les productions ultérieures. L’imaginaire japonais propre aux modernistes russes est essentiel à toute prise en considération du haïku post-soviétique, à la fois parce qu’il construit une pensée sur l’Archipel, mais également parce que l’esthétique qui accompagne la mise en forme de cette pensée est étroitement liée au modernisme français – modernisme et japonisme se faisant écho notamment chez Marcel Proust, Pierre Loti, ou encore Paul Claudel —, modernisme dont la réception du haïku japonais a façonné sa réception russe.

Ce sont ces particularités que l’on peut observer à la lecture de l’almanach Haikumena, publié en ligne par l’Institut russe pour la recherche sur la culture, en quatre volumes,

1 Eugen Wasserstrom, « Russian Haiku », in Simply Haiku: A Quarterly Journal of Japanese Short Form Poetry,

vol. 3, n°2, été 2005. Archives disponibles en ligne :

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respectivement en 2003, 2004, 2007 et 20112. Au sein de la complexité structurelle de cette forme poétique et de sa réception en Russie post-soviétique, nous avons tenté de dégager les lignes de forces qui à la fois créent sa spécificité et distinguent les pratiques du haïku en fonction des supports, des auteurs, des lieux, des époques : il ne s’agit pas d’établir une poétique du haïku, quasi impossible à fixer, mais d’étudier en quoi le haïku se fait poïesis3.

Une poésie ambiguë, des modèles fantasmés

Le haïku russe, tel que l’anthologie Haikumena le présente, est une forme poétique extrêmement complexe, en cela qu’elle entretient des rapports profondément ambigus avec ses modèles, tant le Japon que le haïku japonais classique lui-même. C’est toujours par une vitre que l’on lit les textes imprimés en russe, vitre à de nombreuses reprises explicitée dans l’ouvrage, comme si le haïku russe se construisait, en permanence, en toute conscience de la distance opaque qui l’éloignait, au fur et à mesure de sa création, de son modèle.

H3, 1484

2 Хайкумена 1 - Альманах поэзии хайку [Haïkumena 1 - Almanach de poésie-haïku], Moscou, Institut russe pour la recherche sur la culture, 2003, version en ligne : http://haikumena.haiku-do.com/issue1/index.php [consulté le 10 avril 2016] ; Хайкумена 2 - Альманах поэзии хайку [Haïkumena 2 - Almanach de poésie-haïku], Moscou, Institut russe pour la recherche sur la culture, 2004, version en ligne : http://haikumena.haiku-do.com/issue2/index.php [consulté le 10 avril 2016] ; Хайкумена 3 - Альманах поэзии хайку [Haïkumena 3 - Almanach de poésie-haïku], Moscou, Institut russe pour la recherche sur la culture, 2007, version numérique : http://haikumena.haiku-do.com/issue3/index.php [consulté le 10 avril 2016] ; Хайкумена 4 - Альманах поэзии хайку [Haïkumena 4 - Almanach de poésie-haïku], Moscou, Institut russe pour la recherche sur la culture, 2011 [en cours de diffusion] [en russe]. Dans la suite de l’article, les références à ces ouvrages seront indiquées par l’abréviation suivante : H1, H2, H3, H4, précédée du nom ou pseudonyme du haïkuiste (bilingue) et de la section de laquelle est extraite le haïku (traduite en anglais), et suivie du numéro de page de l’édition numérique dans le cas des extraits d’Haïkumena 3.

3 Une des spécificités des haïkus en Russie est d’être eux-mêmes plurilingues, souvent rédigés en russe, parfois en anglais, plus rarement en français. Nous avons tenté, au sein de notre propos, de garder ce plurilinguisme en indiquant, au fil des exemples, la langue dans laquelle le poème avait été rédigé, avec sa traduction en français. Je remercie Mme Coldefy-Faucard de sa précieuse aide pour ces traductions.

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Nombre des représentations de l’Archipel, obéissant à certains stéréotypes, sont des images « à distance ». Constantin Mikitiouk, dans le volume 3 de l’almanach, compose :

а-а-а-а-пчхи! —

сдуло под стол открытку с борцами сумо

Aaaatchoum !

S’envole de la table la carte postale Où combattent des sumos

Constantin Mitiouk, H3, 44

Les joueurs de sumo, cliché de toute représentation populaire du Japon, sont disposés sur une carte postale. La vraisemblable référence, dans cette image de la carte postale, à l’ouvrage de Jacques Derrida, La carte postale : de Socrate à Freud et au-delà5, inscrit d’emblée le haïku dans une esthétique moderniste. Dans cet essai, le philosophe développe l’idée selon laquelle la philosophie, comme une carte postale, est envoyée sans certitude d’être reçue par le destinataire visé. Constantin Mikitiouk pourrait ici évoquer l’impossible certitude de voir ses vers compris et acceptés dans toute leur complexité par le lecteur, motif moderniste d’un hermétisme inhérent à la poésie et d’une incommunicabilité essentielle. La distance avec le modèle originel est constitutive de cette esthétique moderniste, parce qu’elle permet justement une réflexion sur l’écart, l’impossibilité d’énoncer une réalité inaliénable. Le regard médiatisé sur le Japon est une donnée consciente chez les haïkuistes post-soviétiques, regard médiatisé à la fois par une certaine tradition d’un regard russe sur le Japon, qu’il s’agira ici d’étudier d’un point de vue diachronique — le mythe vieux-croyant du Japon n’est pas celui qui préside, en filigrane, à l’écriture des haïkus au début du XXIe

siècle —, mais aussi par chaque poète. Ce qui reste commun à la formation de l’imaginaire sur le Japon, du XVIIIe

siècle au troisième volume d’Haikumena en 2007, est le choix opéré dans les savoirs sur l’Archipel. En effet, Nadia Chtchetkina-Rocher écrit dans « Le Japon dans l’imaginaire russe des XVIIe et XVIIIe siècles » :

Le mythe vieux-croyant que nous venons de décrire succinctement n’a pu prendre son essor que dans le monde clos et archaïsant des fuyants, et s’il a pu se cristalliser sur ce support improbable qu’est le Japon, c’est au prix d’un oubli (ou d’une ignorance) systématique des descriptions de plus en plus précises du Japon qui s’offraient à la Russie du XVIIIe siècle6.

5 Jacques Derrida, La carte postale : de Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion, 1980.

6 Nadejda Chtchetkina-Rocher, « Le Japon dans l’imaginaire russe des XVIIe et XVIIIe siècles », Slavica Occitania, Le Japon en Russie : imaginaire, savoir, conflits et voyages, 2011, p. 27‑ 43, p. 41.

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Cet oubli n’est sans doute pas aussi explicite dans l’ouvrage de Vsevolod Vladimirovitch Ovchinnikov, traduit en anglais sous le titre The Branch of Sakura7, qui décrit en 1971, de manière volontairement exhaustive, les différents aspects du Japon, tant sur le plan politique, économique, des mœurs, des habitudes alimentaires ou vestimentaires, mais définit le « caractère national japonais », expression qu’il utilise à plusieurs reprises, comme relevant bel et bien d’un imaginaire figé centré sur une nature idyllique. Cette carte postale mythique est la construction imaginaire d’une certaine altérité qui préside à la rédaction des textes dans

Haikumena, et malgré la connaissance de plus en plus précise concernant l’histoire et la

société japonaises, le mythe reste prégnant. À propos de la réception post-soviétique des mangas et animés japonais, Yulia Mikhailova et Evguenii Torchinov écrivent :

It is ironic that in the twenty-first century, an age of global mass communication filled with the expectations that people will know each other better, fans of Japanese popular culture in Russia and elsewhere see ‘the country of their dreams’ with much the same exoticism as their ancestors did some 300 years earlier8.

Ces réflexions sont, dans une certaine mesure, transposables à une analyse de la réception post-soviétique du haïku en Russie. Les significations apposées à ce que les occidentaux érigent comme symboles du mythe japonais peuvent évoluer, mais la force mythologique de l’Archipel reste une donnée essentielle de la production poétique. Il est notable qu’en France, l’universitaire René Etiemble, dans son Du haïku, présente le haïku comme « une forme compatible avec la poésie progressiste », ce qui lui permet d’indiquer qu’il est naturel que « le haïku [fleurisse] dans les pays de langue slave et les pays communistes », en 19959. Cet exemple indique la circulation fantasmatique qui se noue autour de la réception du haïku, modèle fantasmé, rapport fantasmé à son propre contexte de création, idéalisation de la forme même du poème. Là encore, il semble que l’esthétique moderniste qui préside à l’écriture du haïku dans le contexte occidental éclaire, d’une certaine manière, la mise en scène mythique et tronquée d’une partie de sa réalité, du Japon. Il n’est pas question de transmettre un savoir sur l’Archipel, mais d’offrir des images en quête d’un sens fondamental.

7 Vsevolod Vladimirovitch Ovchinnikov, Ветка сакуры [La branche du cerisier], Moscou, Molodaja gvardija, 1971 [en russe].

8 Yulia Mikhaikova et Evguenii Torchinov, « Images at an Impasse: Anime and Manga in Contemporary Russia », in Yulia Mikhailova et Marion William Steel (dir.), Japan and Russia: three centuries of mutual images, Folkestone (Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord), Global Oriental, 2008, p. 175‑ 191, p. 187‑ 188.

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La forme même du poème japonais est idéalisée et le haïku post-soviétique entretient des rapports fondamentalement ambigus avec son modèle classique. De nombreux haïkus détournent le haïku quasi canonique de Bashô — qui lui-même jouait avec le cliché japonais de la grenouille comme symbole du chant poétique.

бродяга Басё


хокку смолой по сосне
 водой по рыбе

Bashô l’errant

Un haïku s’écrit avec de la résine sur un pin Avec de l’eau sur un poisson

Serge Belyakov, « Stylobytes », H2

Témoignage d’une reconstruction russe des modèles culturels japonais du haïku, ce détournement humoristique des codes est particulièrement fréquent dans l’almanach

Haikumena. Mais l’ambiguïté de la réception formelle du haïku en Russie post-soviétique ne

se limite pas à ces jeux. Le haïku post-soviétique hérite bien davantage, sans doute, de la réception française de cette forme poétique japonaise au début du XXe siècle, que d’une confrontation directe au modèle japonais. On retrouve dans Haikumena les particularités qui caractérisent désormais le haïku « occidental », notamment l’habitude de rédiger le haïku en tercet mimant l’effet rythmique propre au haïku japonais classique. Alexeï Andreev, dans son article « Qu’est-ce que le haïku », publié à de nombreuses reprises et inséré dans le premier volume de l’almanach Haikumena, écrit :

Traditionnellement, un haïku est composé de trois lignes : 5+7+5=17 pieds. La plupart des haïkus sont composés de deux propositions, 12+5 ou 5+12. Ces parties sont divisées en deux par un mot de séparation particulier, qui joue un rôle analogue à celui d’un signe de ponctuation. Souvent, il n’y a pas de mot de séparation, et les haïkus eux-mêmes sont généralement disposés en japonais en une seule colonne verticale. Dans ce cas, la séparation se fait naturellement selon le modèle classique 5-7-5 (un peu comme dans la versification russe où les rimes sont placées à la fin des vers)10.

L’ensemble de l’article indique l’importance de l’occidentalisation, voire de la « russification » de la forme du haïku dans son passage en langue russe. C’est une véritable appropriation culturelle qui est ici décrite, jusque dans la présence des rimes — Yves

10 « Традиционно хайку - это три строчки, 5+7+5=17 слогов. Большинство хайку состоят из двух частей-предложений, 12+5 или 5+12. Разделяются эти части специальным разделительным словом, играющим роль знака препинания. Зачастую разделительных слов вообще нет, да и сами хайку обычно записываются на японском в виде одного вертикального столбца. В этом случае разбиение просто подразумевается по классическому паттерну 5+7+5 (примерно также. как при записи в строчку русских стихов можно предполагать, что рифмованные слова стоят на концах строк). », in Alexeï Andreev, « Что такое хайку? », [Qu'est-ce que le haïku ?], « Scholiae », H1.

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Bonnefoy, dans sa conférence : « Le haïku, la forme brève et les poètes français »11, relève cette difficulté qu’ont les occidentaux de se détacher des modèles poétiques qu’ils ont connus antérieurement, pour accepter le haïku dans toute sa différence. L’occidentalisation de la forme du haïku dans les productions post-soviétiques est visible à de nombreux égards. En effet, les productions de l’almanach Haikumena obéissent à une tradition française qui accentue l’idée d’une perfection formelle inhérente au haïku : marqué par une concision, une brièveté et une réelle adéquation entre les mots et le sens, cet objet apparaît comme un idéal poétique. La concision de ces textes, valorisée dans la réception occidentale du haïku, invite les auteurs à un certain laconisme, qui se traduit par la profusion de haïkus rédigés sous la forme de phrases nominales. Ce laconisme est autant un idéal formel qu’une philosophie appliquée au haïku dans la pensée occidentale : il reflète ce « peu » qui doit « tout » dire, l’idée d’un signe renvoyant au cosmos — Viatcheslav Vsevolodovitch Ivanov, dans son célèbre article sur l’esthétique de Sergueï Mikhailovitch Eisenstein, relevait une forte proximité opératoire entre son utilisation des hiéroglyphes et sa fascination pour la perfection formelle du haïku12. C’est cette idée d’une pureté symbolique qui fait de ces textes poétiques russes l’espace d’une réflexion sur les enjeux du langage et du silence, comme seule expression pouvant approcher l’idéal véhiculé par le haïku.

первое слово жестом сказал немой ребенок Le premier mot Prononcé d’un geste Par un enfant muet13

Ce poème de Marina Hagen, grande productrice de haïku en Russie au début du XXIe siècle après sa victoire au premier concours russe organisé par l’ambassade du Japon en Russie et le journal AIF en 1998, et auteur de plusieurs textes dans Haikumena, illustre de manière significative la transparence, celle du silence, mais aussi de la neige que l’on retrouve dans nombre de haïkus de l’almanach, qui préside à la pureté formelle que représente cette forme poétique. Dans la culture française, l’intérêt pour le silence dans le haïku prend sens dans la tradition mallarméenne ; et la prise en compte de ce modèle correspond, dans le

11 Yves Bonnefoy, « Le haïku, la forme brève et les poètes français [2000] » in Jérôme Thélot et Joseph Verdier (dir.), Le Haïku en France. Poésie et Musique, Paris, Éditions Kimé, 2011, p. 255-265.

12 Viatcheskav Vsevolodovitch Ivanov, « Eisenstein et les cultures du Japon et de la Chine », in Est-Ouest, Moscou, Naouka, 1988, p. 279-290 [en russe].

13 Haïku de Marina Hagen, disponible en ligne :

http://www.haiku-konkurs.ru/works.php?hid=6037&PHPSESSID=4d3599d033dcd1e362c26886321dad8a, [consulté le 10 avril 2016].

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contexte russe, à une réhabilitation des modernismes. Le silence apparaît comme la possibilité de transmettre l’incommunicable, ce qui dépasse les possibilités de la rationalité de la langue. Vélimir Khlebnikov prenait pour modèle la poésie japonaise, et notamment le tanka, pour sa langue universelle du zaoum, structurée par l’irrationnel et l’intuitif. Pureté symbolique, blanc du silence, l’héritage du modernisme est ici particulièrement explicite. Il est une dernière caractéristique qui inscrit le haïku post-soviétique dans un héritage principalement occidental : la grande place accordée au sujet lyrique dans le poème. Yves Bonnefoy, à propos de la réception française de cette poésie japonaise, déclare :

J’ajoute, en ce point, qu’il y a d’ailleurs dans le poète français une conscience de soi comme personne qui reste forte, quelle que soit la qualité d’évidence des leçons d’impersonnalité, de détachement de soi qu’il rencontre dans une poésie japonaise fortement imprégnée par le bouddhisme. Ce n’est pas aisément que l’on oublie en Occident l’enseignement du Christianisme, qui fut de dire que la personne humaine a une réalité en soi et une valeur absolue. La sensibilité poétique reste chez nous absorbée par la réflexion du poète sur soi, et les grands poèmes demeurent pris, par conséquent, dans une ambiguïté, partagés entre le souci de la destinée personnelle et le besoin de plonger dans la profondeur du monde naturel et cosmique, où cette destinée n’aurait plus de sens14.

Le haïku russe, dans une certaine mesure, obéit aux mêmes principes, et nombre des poèmes dans Haikumena font émerger la première personne du poète.

Топ-топ — лошадка моя. Вижу себя на картине — В просторе летних лугов. Top-top, mon cheval Je me vois dans l’image – L’immensité des prés d’été. « Басё » / « Bashô », H3, 195

Cet exemple est particulièrement ironique : signé « Bashô », maître du haïku japonais classique, le texte indique la spécularité même du sujet lyrique dans son poème, idéal occidental de l’écriture littéraire. La confrontation entre les deux modèles indique toute l’ambiguïté qui se dessine entre le haïku post-soviétique et ses modèles.

Le haïku comme réponse à des préoccupations sociales fortes

Écrire des haïkus est, dans le contexte russe post-soviétique, un acte signifiant, et répond à des préoccupations sociales fortes. Cette forme poétique permet de promouvoir une nouvelle forme de collectif, écriture à plusieurs qui se fait l’héritière de la vocation

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démocratique du haïku aux XVIIe et XVIIIe siècles au Japon. L’almanach Haikumena fait de ce principe son axe directeur, et choisit de se faire côtoyer, sans véritable distinction, des productions d’auteurs les plus hétérogènes. Alexeï Andreev, Mikhaïl Baru ou Marina Hagen, ayant déjà publié des poèmes dans plusieurs recueils, font face à des haïkus d’internautes, sur des forums, signés par leurs pseudonymes. C’est ce modèle japonais du haïku, faisant de cette forme poétique un idéal d’expression chorale, qui permet à l’almanach — mais aussi à de nombreuses autres publications en Russie ou à des sites dédiés à la question — d’édifier à plusieurs une œuvre originale. Suivant le principe des renga japonais, la dernière partie du volume 3 d’Haikumena propose un ensemble poétique collaboratif qui, d’une certaine manière, interroge l’attrait que peut représenter ce mode d’expression dans un contexte post-soviétique marqué, par son histoire et l’évolution de la société, par la question du collectif. Le haïku, et c’est peut-être ce qui fait sa force et une des raisons de l’engouement qu’il suscite, permet sans doute l’émergence d’une nouvelle forme de collaboration scripturale, artistique, et d’encourager des formes communautaires. D’autre part, l’esprit du haïku en Russie post-soviétique cherche à développer une utopie démocratique, utopie qui n’est pas anodine, au vu de l’histoire moderne et contemporaine de la Russie. En effet, le pouvoir soviétique a tenté de concrétiser un idéal communautaire qui, parce qu’il s’est fait totalitaire, est devenu à certains égards une vaste entreprise d’annihilation des consciences individuelles. Écrire des haïkus, en Russie post-soviétique, participe à construire l’idée selon laquelle chaque membre de la société aurait un rôle à jouer dans la poursuite d’un projet artistique collectif. Enfin, la pratique du haïku dans des recueils tels que l’almanach Haikumena est une forme de réponse aux paradoxes liés à la mondialisation. Cette forme d’écriture s’inscrit à la fois dans un contexte plurilingue, multiculturel — en témoignent les rubriques « World Haiku » et « Хайку в Японии [Haiku in Japan] » — mais aussi russe, puisque, institutionnellement, l’almanach est publié par l’Institut russe pour la recherche sur la culture, à Moscou. Ce sont ces raisons qui semblent expliquer, d’un point de vue sociologique, l’émergence massive de la pratique du haïku dans le contexte post-soviétique.

Dès lors, le haïku revisité en Russie post-soviétique semble obéir à une volonté explicite de réancrer cette forme japonaise dans l’espace utopique dont il est issu. Par une démarche fondamentalement déstructurante, il s’agit de sortir le haïku de son contexte, de le faire poïesis en formation, tout en le réinscrivant, par un processus défamiliarisant, dans la perspective utopique qui lui était propre, en premier lieu, dans le regard occidental. Dès lors, les haïku en Russie post-soviétique offrent autant de potentialité visant à se réapproprier le

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monde — le contexte immédiat ou le monde dans sa globalité — autrement. Le regard sur cet environnement, diffracté par le « loin » du Japon, permet autant de jeux et d’imaginaires cherchant à proposer une nouvelle manière d’écrire le quotidien.

C’est en effet une certaine liberté créatrice qui caractérise la pratique du haïku en Russie post-soviétique. Se dressant plus ou moins face à la littérature russe classique, il est véritablement une nouvelle plume pour se décrire. Jeux de mots et jeux sonores, rimes, innovations graphiques, le haïku est parfois un véritable espace ludique, comme il pouvait l’être au Japon au XVIIe

siècle. A cet égard, l’exemple le plus probant reste la prétention, pour Alexeï Andreev dans son recueil Moyayama. Russian haiku: a diary, de créer des hyper-haïkus15. Ces considérations sont autant d’exemples indiquant la nature non fixe de cette forme d’expression, sa propension évolutive et poïétique. En cela, il est évident que sur le plan thématique, c’est la même liberté créatrice qui permet aux haïkus de devenir des objets culturels et artistiques russes. Les mots-saisons, ou ce qui en résulte dans le contexte d’écriture post-soviétique, adoptent une tonalité fortement occidentale, comme dans ce texte d’Eugene Wasserstrom : кислотный дождь
 химера Нотр Дама
 полощет горло
 
 
 […] Ватикан —
 встреча со старым евреем
 Микеланджело
 
 
 […] ЛЕНИНГРАД
 выйду из метро —
 дождь сквозь меня сквозь листья
 желтые листья...
 
 […]
 Pluie acide La chimère de Notre-Dame Se rince la gorge […] Le Vatican –

Rencontre avec le vieux juif Michel-Ange […]

15 « Hyper-haiku is a haiku made of three haiku instead of three lines. Each of these haiku represents what is represented by a line in a common haiku. […] After reading the sketch of this article, a friend of mine asked, “So what comes next? A 27-line poem?” I said, “What do you mean - next? You just read a 27-line poem, only with comments after every nine lines.” “Wow!” he said, “I didn't notice that! So what's next? 81 lines?” I felt that he was starting yo get on my nerves, so I said, just to get rid of him: "No, the next one is going to be three-dimensional, and all the characters will be painted in different colors... », in Alexeï Andreev, Moyayama. Russian haiku: a diary, Chicago, A Small Garlic Press, 1996. Extraits disponibles en ligne :

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LENINGRAD Je sors du métro –

La pluie me traverse, traverse les feuilles Les feuilles jaunes…
 […]

Extrait. Eugene Wasserstrom, « Stylobytes », H2

Ce poème indique de manière évidente la volonté déstructurante de l’auteur — certainement liée à un certain post-modernisme américain, issu du contexte dans lequel il rédige ses vers. Au vu de sa production dans des sites consacrés au haïkus en Russie, comme la revue en ligne Simply Haïku, Eugene Wasserstrom inscrit très régulièrement ses haïkus dans la subjectivité du regard lyrique. « Leningrad » ici se fait sujet énonciateur, théâtralisant l’inscription de la forme japonaise dans l’espace urbain russe, mais avant tout occidental, au plus près de ses références culturelles canoniques. Le rapport au monde, expérimentable à partir de situations quotidiennes, est souvent lié à la modernité, les mots-saisons deviennent des objets particulièrement concrets, qui ancrent la scène décrite par le haïku dans un occident parfois hyper-valorisé par les références explicites à un autre fantasme, celui du rêve américain.

блюз старого саксофона
 из неподвижного города
 уносит река

Le blues d’un vieux saxophone Au loin, de la ville endormie La rivière l’emporte

« естественник » / « naturalist », « Horizon », H1

Ce haïku est remarquable par sa position médiatrice entre ses deux u-topies, à l’extrême Est et à l’extrême Ouest. Le choc esthétique qui ressort de cette confrontation est particulièrement significatif et donne à penser la volonté du haïku post-soviétique à proposer une échappatoire, un non-lieu propre à une véritable méditation.

L’inscription des haïkus dans la modernité urbaine — peut-être encouragée par les canons littéraires soviétiques prônant des écrits fortement marqués par l’industrialisation — ne peut faire qu’écho aux nouvelles représentations que l’Occident se construit, en ce début du XXIe siècle, du Japon, en tant que pays hyper-technologique, hyper-urbain, hyper-moderne. Yulia Mikhailova et Evguenii Torchinov indiquent à cet égard dans leur article le changement radical du regard russe post-soviétique sur le Japon :

At the same time, with the rapid spread of consumerism in contemporary Russian society, Japanese cars and electronic equipment are no longer out of reach. According to recent surveys, people tend to look business platforms, and these things may help to improve the

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lives of Russian people. Japanese technology is necessary for the development of Siberia and the Far East. For many in Russia, Japan is not fantastic and distant any more — it is losing its exotic allure16.

Néanmoins, la sur-valorisation des descriptions du pays en tant qu’espace de la modernité technologique obéit à une même outrance exotique, cette outrance caractéristique des espaces fantasmés. À une île peuplée de trop de cerisiers en fleurs correspond dès lors un espace saturé de modernité. L’utopie se nourrit en permanence d’une surcharge symbolique.

Le haïku russe post-soviétique : l’utopie d’un ailleurs, fuite ou miroir

diffractant

L’usage du haïku en Russie post-soviétique est un outil d’expression privilégié pour réintroduire l’idée d’un espace russe mythique, bien que vague. Le lien qu’entretiennent ces poèmes avec leur modèle japonais est ici explicite : c’est bien en tant que forme poétique totalement marquée par l’utopie et le fantasme qu’elle devient modalité d’expression des fantasmes des Russes sur la Russie. Nadia Chtchetkina-Rocher rappelle que le Japon, dès le XVIIe siècle en Russie, était une terre d’utopie, prenant la relève au XVIIIe siècle du mythe de l’Eldorado de Marco Polo : le Japon permet aux vieux-croyants, notamment, d’alimenter leur utopie, leur offrant un dispositif symbolique particulièrement efficace17. D’une part, il semble que l’impossibilité même de construire un discours cohérent sur le Japon, tant en raison de l’ignorance des voyageurs russes sur cette île — il n’existe pas de contacts officiels entre la Russie et le Japon avant la toute fin du XVIIIe siècle — qu’à cause de la potentialité fantasmatique qui prenait le pas sur les descriptions réalistes, participa à entretenir la vision de l’Archipel du Soleil Levant comme non-lieu rêvé. D’autre part, il s’agit de remarquer avec Vassili Molodiakov que c’est sans doute le propre de sa situation « orientale » pour la Russie qui fait de ce lieu un espace utopique :

Pour la pensée russe, l’Occident constituait une entité monolithique et cohérente, indépendante de la relation que l’on pouvait avoir à lui. Il pouvait apparaître comme le monde du christianisme véritable, du progrès et de la vertu, ou bien comme le carrefour du mal, de l’incroyance et du vice. L’Orient, quant à lui, a rassemblé depuis le début tout un spectre de notions hétérogènes et, dès les prémices du développement de la pensée russe, il n’a pas constitué une entité homogène18

.

16 Yulia Mikhaikova et Evguenii Torchinov, « Images at an Impasse: Anime and Manga in Contemporary Russia », op. cit., p. 188.

17 Nadejda Chtchetkina-Rocher, « Le Japon dans l’imaginaire russe des XVIIe et XVIIIe siècles », op. cit., p. 43. 18 Vassili Molodiakov, « L’image du Japon dans la littérature symboliste russe », Slavica Occitania, Le Japon en Russie : imaginaire, savoir, conflits et voyages, 2011, p. 105‑ 154, p. 106.

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Mythique, mystique et utopique, le Japon, en tant qu’Orient extrême, devient évasion. La référence au Japon se dresse comme art de vivre, loin des chapes de plomb qui semblent écraser certains des haïkus réalistes et urbains19. Les haïkuistes de Haikumena vont souvent jusqu’à glisser, dans leurs textes, des éléments « typiquement japonais », comme « effet de réel » barthien, et notamment des cerisiers en fleurs.

Под сенью вишнёвых цветов, Я словно старинной драмы герой, Ночью прилёг уснуть.

À l’ombre des fleurs de cerisier, Moi, tel le héros d’un drame ancien, Je me suis couché la nuit pour m’endormir « Басё » / « Bashô », H3, 197

Toute l’ambiguité est sans doute là : un kigo typiquement issu de la culture japonaise, un texte se plaçant délibérément sous l’ombre du maître japonais Bashô, mais un haïku résolument inscrit dans le contexte soviétique et post-soviétique par son vocabulaire, décrivant un « ancien héros du drame ». L’utopie réside dans la confrontation même des deux modèles, le gris du métro russe et l’argenté d’un Japon rêvé, d’un Japon qu’on souhaite ne jamais prendre corps et à qui on nie toute réalité effective et tout rapport avec un pays réel. C’est justement en faisant se faire face la fumée opaque et la brume transparente du rêve que l’on crée l’effet fantasmatique : le fantasme ne réside pas tant dans les cerisiers en fleurs qui parsèment les pages de l’almanach Haikumena, que dans la possibilité offerte, par le simple fait d’écrire un haïku, de rêver qu’il est possible, grâce à l’écriture, le rêve, la référence à un ailleurs paradisiaque, de transfigurer un quotidien morne.

En choisissant une forme ancienne de poésie, les haïkuistes de l’almanach Haikumena s’inscrivent dans un passé immémorial, aussi hors-temps que le Japon est un hors-lieu. C’est ce même hors-temps que certains auteurs de haïkus tentent de développer dans leurs textes, présentant la Russie comme une vaste étendue naturelle immuable, sur-valorisant parfois cette terre russe qu’aucune guerre ni aucun totalitarisme ne pourra ébranler. Il nous semble également que l’infléchissement donné par Jdanov, lors du premier Congrès de l’Union des écrivains de 1934, à la littérature soviétique, peut également offrir des clés (même si celles-ci sont moins fondamentales que l’inscription dans l’esthétique moderniste) pour comprendre

19 Il semble, à cet égard, que l’idée qui émergea dans les années 1970 dans les milieux intellectuels (Leonid I. Abalkin, Georgii F. Kunadze, Colonel Viktor I. Alksnis) selon laquelle le Japon, sur le plan économique, par ses évidentes qualités en termes de management, et ses valeurs politiques, était le modèle le plus approprié pour mettre en place la Perestroïka en Union soviétique, est sans doute une conséquence d’un certain regard russe sur le Japon. A cet égard, cf. Hiroshi Kimura, Distant neighbours 2. Japanese-Russian relations under Gorbachev and Yeltsin, Armonk, N.Y., M.E. Sharpe, 2000, p. 58.

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l’engouement post-soviétique pour le haïku. En effet, l’écrivain soviétique doit choisir des héros qui soient des ouvriers, des kolkhoziens, des ingénieurs20 : peu de place pour la poésie esséninienne, pour des personnages-bouleaux ou pour les chants des rivières. Les haïkuistes, à partir des années 1990, tentent de renouer, en suivant ce qu’ils considèrent comme l’essence traditionnelle de leur modèle japonais, un contact privilégié avec la nature. Les images idylliques d’une nature calme et profonde russe habitent les pages de l’almanach Haikumena, et les images relatives à l’hiver sont posées comme symbolique définition d’une spécificité russe. Le rapport à la Russie est alors aussi fantasmé que le rapport au modèle japonais. C’est véritablement en tant qu’espace utopique que le haïku se déploie, davantage qu’en tant qu’espace japonais réapproprié. En effet, il s’agit ici, par les références à la terre russe, ses hivers, ses neiges, de retrouver une authenticité, une « terre mère » passée. Le mythe véhiculé par le haïku japonais selon les occidentaux semble offrir la possibilité d’un retour aux sources, aux origines, par la référence à l’immémorial, par l’immuabilité et la perfection atemporelle du poème — étrangère au haïku japonais classique. Ce retour à l’authenticité première, sur laquelle se greffent sans doute d’autres fantasmes comme celui d’une nature non souillée par la civilisation, et donc une Russie non encore blessée par les totalitarismes, fait du haïku post-soviétique un média privilégié pour accéder à la vérité, ou du moins ce que certains haïkuistes idéalisent comme étant une vérité, de la Russie, en se plongeant dans l’Histoire au-delà de l’Histoire. Le temps, qui était une donnée fondamentale dans le haïku japonais classique, est ici totalement remanié, au service d’une recherche des sources. C’est encore dans l’engouement des symbolistes pour la poésie japonaise que se construit, dans une large mesure, cette idée de l’Archipel. Constantin Balmont, seul à s’être rendu au Japon, véhicule par la suite l’idée selon laquelle cet archipel représente pour lui un paradis rêvé, « retrouvé »

21

. Ses déclarations vont dans le sens d’un espace portant le fantasme d’une terre vierge de toute souillure, sur laquelle il est possible de rêver d’un retour aux origines mythiques russes. André Biely, quant à lui, hérite aussi des idées du philosophe Vladimir Soloviev sur le Japon « l’intuition mystique du philosophe et sa réceptivité frappante aux détails de la vie quotidienne sous lesquels se dissimule un sens profond mystérieux22 ». C’est ce « sens mystérieux » caché sous l’épaisseur du réel que les poètes, mais aussi nombre d’haïkuistes, cherchent à déceler dans leurs textes, dans les descriptions de nature mais aussi dans les haïkus qui se font instantanés du quotidien — le rapport à la nature se fait alors plus lointain,

20« Discours d’A. A. Jdanov, secrétaire du Comité central du Parti », in Premier Congrès panunionique des écrivains 1934 – Sténogramme, Moscou, 1934, p. 2-5 [en russe]. Publié en français in Andreï Jdanov, Sur la littérature, la philosophie et la musique, préf. Louis Aragon, Paris, Éditions de la nouvelle critique, 1950. 21 Vassili Molodiakov, « L’image du Japon dans la littérature symboliste russe », op. cit., p. 149.

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le haïku en Russie prenant son indépendance par rapport à une idée reçue occidentale selon laquelle le haïku devrait entretenir en permanence un rapport immédiat avec la nature, s’approchant davantage du haïku à visée réaliste de Masaoka Shiki. En tant qu’idéal de représentation, et espace créatif propre à faire émerger le sens caché des choses sous les lignes, le haïku post-soviétique peut devenir lieu d’une poétisation du concret — l’évasion qu’il propose n’étant plus tant une fuite du réel mais la modification du regard sur le monde. L’utopie n’est alors pas tant un non-lieu mais un autre regard, le regard médiatisé par l’Autre fantasmé, revenant sur le quotidien dans une perspective volontairement défamiliarisante.

C’est en ce sens que les haïkus, tels que l’almanach Haikumena les présente, oscillent entre les deux modalités de discours dominants dans l’espace post-soviétique présentés par Nancy Ries dans Russian Talk à propos de la période de la Perestroïka23. Lamentation litanique et ironie sont en effet, dans le cas du haïku au début du XXIe siècle, les deux modes sur lesquels les descriptions de la Russie alternent. La nostalgie est une donnée fondamentale de l’écriture des haïkus dans Haikumena, notamment dans le volume 3, paru en 2007, nostalgie qui emprunte parfois la voix d’une longue plainte sur la destruction :

И я, как снег,

был чист, был грязен… И сойду на нет.

Et moi, comme la neige, J’étais propre, j’étais sale... Je me réduirai à néant Marcel Mart, H3, 9

En ce sens, la particularité du haïku est bien d’offrir un ailleurs pour mieux dire l’ici. La question du regard est essentielle, et si le sujet lyrique est absent, formellement, des textes, il est étouffant par le point de vue qu’il offre sur le monde en déliquescence. C’est le même phénomène que l’on observe dans les haïkus choisissant le mode ironique pour décrire leur quotidien. L’humour est une caractéristique importante du haïku japonais classique, s’appuyant sur des situations comiques et cherchant à s’inscrire dans une tradition du plaisir partagé collectivement. Ici, c’est bien l’ironie qui est convoquée dans les poèmes, instituant une véritable acuité dans le décalage, et ainsi offrant la possibilité d’une mise en question de ce qui est décrit. Dans le contexte totalitaire soviétique prônant un discours idéologique hégémonique, l’ironie est devenue l’arme subtile de nombre de textes contestant l’ordre établi,

23 Nancy Ries, Russian Talk: Culture and Conversation During Perestroika, Ithaca, N.Y, Cornell University Press, 1997.

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et elle est dès lors, dans le cas des haïkus en Russie post-soviétique, la sourde permanence d’une tradition dissidente. S’approchant de la pratique japonaise du senryu qui a pour sujet les faiblesses humaines qu’il observe avec cynisme, Alexeï Andreev, haïkuiste ayant participé à l’almanach Haikumena, compose dans son recueil Moyayama. Russian haiku: a diary :

o cockroach,

only one of us is remembered: blur on the wall 24

L’ironie présente dans le texte, mettant en scène les cafards qui infestent traditionnellement les immeubles des villes russes, est celle d’un regard médiatisé. Mais l’image des cafards est aussi, chez Biely, associée au « péril jaune » : la référence au Japon dépasse une tradition « occidentale » du haïku à la française et est alors fondamentalement russe, inscrite au cœur de l’héritage de l’esthétique moderniste qui, nous l’avons vu, dessine un continuum sur lequel s’écrivent les productions ultérieures. L’appréhension du Japon à l’aube du XXIe

siècle complexifie le regard des haïkuistes sur ce pays idyllique, et si le Japon est un outil défamiliarisant pour dire une vérité russe, il est aussi un miroir étrange qui reflète les paradoxes de la société russe post-soviétique, et en cela, fait s’alterner humour et lamentation, pour décrire dans toute sa complexité un pays qui subit brutalement la modernité tout en chantant ses traditions et sa nature — paradoxe dont les haïkuistes trouvent un écho dans la situation actuelle du Japon, telle qu’ils la conçoivent. En cela, le haïku véhicule une dernière forme utopique, selon laquelle les paradoxes de la société post-soviétique ne sont aucunement insolubles — le haïku est véritablement art de l’équilibre, de la confrontation du

fueki et du ryuko, et de leur résolution dans une clé de voute, qu’est le poème. La forme même

de l’almanach Haikumena 3, dans lequel les nombreuses grues côtoient les soleils d’automne — d’un doré du Soleil Levant —, en est l’exemple le plus probant.

осенний закат... в полнеба

подъёмный кран

Coucher de soleil d’automne Dans une moitié du ciel Une grue de chantier

Constantin Mikitiouk, H3, 176

*

24 Alexeï Andreev, op. cit. Extraits disponibles en ligne : http://haiku.ru/frog/yama-engl.htm [consulté le 10 avril 2016].

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Le haïku en Russie post-soviétique est une forme poétique en constante évolution, en construction, au fil même de ses occurrences. Par l’idéal démocratique qu’il encourage, mais aussi par sa prétention à dire un « authentique » sous l’obscurité des mots, il devient, à l’aube du XXIe siècle, une vitre opaque à travers laquelle on distingue l’Autre, mais aussi les clés pour se repenser soi-même. Espace de créativité, lieu d’une véritable poïesis, le haïku post-soviétique est avant tout un objet culturel russe dont les enjeux dépassent ses liens distendus à ses modèles japonais. La complexité de cette forme d’écriture va au-delà des caractéristiques inhérentes à l’utopie russe sur le Japon, et offre un espace d’expression qui, parce qu’elle est traditionnellement processus de création, mouvement artistique et social, répond à des problématiques essentielles de la société russe post-soviétique. Utilisant principalement le vecteur d’Internet, les formes de sa démocratisation sont des métaphores des caractéristiques intrinsèques de cet objet qui, insaisissable, prend autant de formes qu’il peut exister de questionnements, cherchant des espaces pour s’évader dans la transparence ou pour réinterroger et défaire les nœuds d’un concret insondable.

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