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L’atelier d’écriture ricardolien, une utopie durable

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Academic year: 2021

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Article publié dans

Écrire pour inventer

(à partir des travaux de Jean

Ricardou) Mireille Calle-Gruber, Marc Avelot, Gilles Tronchet dir.),

Hermann

, Les colloques de CERISY, 2020, pp. 153-167,

ISBN : 979 1 0370 0392 8

fichier auteur

L’atelier d’écriture ricardolien,

une utopie durable

N

ICOLE

B

IAGIOLI

Le projet de démocratiser l’écriture littéraire est formulé une première fois par Ricardou en 1974 : « Enseigner la littérature sera un jour, peut-être, enseigner à fabriquer du texte dans ce qu’on pourrait appeler des ateliers d’écriture […] l’enseignement sera une production conjointe de pratique et de théorie1 ». Neuf ans plus tard, il dresse dans Pluriel de l’écriture, texte de l’exposé inaugural du premier colloque

consacré aux ateliers d’écriture, un bilan mitigé : « Beaucoup en sont encore loin, paraît-il plutôt. Plusieurs le seront un peu moins, parions-le, bientôt2 ». L’ancrage du projet dans la longue durée prouve l’ampleur de

la résistance, les premiers résultats sa faisabilité. D’où notre titre.

Les spécialistes de l’évaluation distinguent deux types d’innovation : « les innovations ne transgressant pas les objectifs de l’institution », et « l’innovation axiologique, celle qui prône des valeurs nouvelles non affichées par l’institution3». L’atelier d’écriture ricardolien (désormais

AER) relève du second type. S’il a pu sembler utopiste, c’est qu’il s’en prenait aux valeurs qui bloquaient l’apprentissage de l’écriture littéraire, à commencer par celle accordée à l’inspiration. D’origine platonicienne, l’idée que la création littéraire est innée et qu’aucun effort n’arrivera jamais à égaler le génie a été popularisée par Boileau4 alors que la

littérature se constituait en champ de production5. Le marché littéraire a

1In Claude Simon : analyse, théorie, Paris, UGE 10/18, 1975, p. 34.

2 Jean Ricardou, Du Nouveau Roman à la Textique, Conférences à Cerisy (1964-2015), Paris,

Hermann, 2018, p. 272.

3 Françoise Cros, « Pour une spécification de l’évaluation de l’innovation scolaire », in Evaluer les pratiques innovantes, MEN, DGESCO, CNDP, 2002, p. 18.

4 Nicolas Boileau, Art poétique, Chant IV, v. 26-28 : « Soyez plutôt maçon, si c’est votre

talent/Ouvrier estimé dans un art nécessaire/Qu’écrivain du commun ou poète vulgaire ».

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ses producteurs, ses distributeurs et ses consommateurs. Il a besoin de critiques pour donner envie de lire les œuvres et d’enseignants pour apprendre à les lire.

Dans Travailler autrement6 (p. 19), Ricardou met directement en cause

la fonction des intermédiaires culturels : « La forme du rapport culturel est de l’ordre d’une topique : c’est une interposition des agents culturels entre les fabricateurs et le public », ce que montre l’illustration 1.

Ill. 1. La topique culturelle reproductive (Ricardou, Travailler autrement, p.°17).

Le système s’auto-reproduit et tire son énergie du discours sur la littérature. Grâce à lui, l’agent culturel rend le public dépendant des informations qu’il donne sur l’œuvre et marginalise l’écrivain en « [situant] la fabrique au-dessus (elle est une activité hors du commun […] assimilable au divin) et au-dessous (elle n’appartient pas au domaine du compréhensible) » (p. 18). Cependant lorsque Ricardou propose de « travailler à ce que la littérature devienne l’activité pratique et théorique de tous » (p. 22), ce n’est pas pour supprimer les intermédiaires, mais pour faire intérioriser les trois fonctions de producteur, récepteur et médiateur à tous les acteurs de la communication littéraire. Il esquisse la mise en place de l’AER en milieu scolaire : faire écrire de la fiction même et surtout au lycée ; pratiquer une écriture qui utilise la langue contemporaine ; opter pour un fonctionnement collectif avec des règles communes permettant de comparer les résultats et de les améliorer ; partir de l’écart entre le prévu et l’advenu pour remonter aux savoirs sur la littérature et non l’inverse.

Sa pratique simultanée des activités d’écrivain, de critique et d’enseignant a duré assez longtemps pour que Ricardou fasse de l’exercice conjoint de ces trois fonctions un objet d’enseignement. Nous

6 In M. Mansuy, (dir.), L’enseignement de la littérature, crise et perspectives, Paris, Nathan, 1977,

p. 13-22.

Participants

Domaines

Fabricant Agent Public

Fabrication + - -

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avons donc décidé de ne pas limiter notre étude à la période 1978-1988, qui correspond aux seules publications sur l’atelier d’écriture, et de la prolonger en amont par les prodromes de sa pratique durant la période du Nouveau Roman (1960-1977) et en aval par ses prolongements durant la théorie matérialiste du texte (1980-1987) et la textique (1988-2016).

Comme celui de toute conduite innovante transgressive, le fonctionnement de l’AER est fractal. Basé sur la remise en cause des principes directeurs de l’action lorsque la correction des stratégies d’action ne suffit plus à débloquer une situation, il ne peut s’exempter de l’examen critique sur lequel il fonde ses propositions sans se trahir ni involuer. Nous avons donc choisi de marquer les moments de crise qui ont balisé son évolution et auxquels il a répondu par le dispositif de constat, analyse et remédiation innovante inauguré par Ricardou dans

Travailler autrement.

Il y a cependant un fondamental de l’AER que Travailler autrement ne fait qu’effleurer, c’est le rôle de la langue. La langue-culture, concept-clef de l’apprentissage des langues étrangères, était et reste encore étranger à l’enseignement la littérature dans lequel la langue est occultée par les contenus culturels qu’elle est censée véhiculer. L’AER n’aurait donc pu se développer sans l’étayage épistémologique des sciences humaines et des sciences du langage dont Ricardou s’est servi pour redonner à la langue sa fonction de matériau interactif et producteur de sens. Nous commencerons donc par le socle épistémologique de l’AER, traiterons ensuite la pratique d’atelier personnelle de Ricardou et conclurons par les chemins actuels de l’AER.

I. SOCLE ÉPISTÉMOLOGIQUE

En faisant appel aux sciences humaines pour dégager les fondements de l’écriture comme activité humaine, Ricardou entend les dépayser du cadre scolaire et les soumettre à une analyse épistémologique et critique. L’anthropologie7, a fait découvrir l’écriture dans le temps long de

l’histoire humaine et complété la vision ontogénétique de l’apprentissage scolaire de l’écrit par l’esquisse de sa phylogenèse. Cette révélation de l’aspect spatio-cognitif de l’écriture se retrouve dans la prédilection de Ricardou pour les schémas et les tableaux. Il a également été inspiré par

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l’éclairage socio-cognitif de l’archéologie sur les rapports entre l’apprentissage en groupe et l’apparition du langage8.

Les sciences cognitives ont mis à jour le mécanisme de la lecture qui en passant du déchiffrage : prise de connaissance du mot par la médiation phonologique, à l’adressage, accès au nom par la médiation visio-sémantique, rend possible la lecture rapide. En ralentissant la lecture pour attirer l’attention sur le détail de l’écrit, notamment son signifiant, la lecture réflexive pratiquée dans l’AER redécouvre la langue sous les automatismes lectoraux. La compétence de lecture construite par l’AER repose sur trois types de lecture : la lecture de recouverte, « invisible maladie de l’écriture9 », qui repose sur l’hallucination de ce que

l’on croit avoir écrit, la lecture de reconnaissance qui prend le temps de vérifier ce qui a été écrit et programme la réécriture, et la lecture de découverte qui détecte et décide de développer un effet imprévu.

Dans les années 1970, les sciences du langage explosent en une multiplicité de disciplines nouvelles. Dans la réflexion ricardolienne, Saussure est surtout représenté par la distinction Sa/Se et l’arbitraire du signe, fondements théoriques du renversement de la primauté du contenu sur l’expression. L’étude des sous-systèmes de la langue (phonologie, morpho-syntaxe, lexicologie), offre à l’AER des outils d’analyse des microstructures beaucoup plus performants que ceux de la grammaire scolaire. La grammaire de texte développe l’étude des genres discursifs et des types textuels. Elle fournit le schéma de l’arbre de la description exploité par Ricardou dans L’ordre des choses ou une expérience de

description méthodique10. Linguistique du discours qui analyse l’énonciation

dans le langage, narratologie (Greimas, Genette, Eco) qui se spécialise dans l’étude générique du récit, poétique (Genette, Schaeffer) qui étudie les relations entre les textes, génétique textuelle (De Biasi, Grésillon) qui explore les brouillons des grands auteurs, toutes ces disciplines font sens autour de la complexité de la production textuelle. Leurs apports marquent une rupture irréversible avec la critique de goût et la grammaire normative.

Ricardou est un protagoniste de la fondation des sciences de l’éducation. Il participe au développement de la didactique du français (langue première) en collaborant avec l’équipe de Pratiques. Sa théorisation à mesure de la technique d’animation lui fait spécifier le

8 Pour une théorie de la récriture in Jean Ricardou, Du Nouveau Roman à la Textique, Paris, Hermann,

2018, p. 278.

9 Jean Ricardou, « Textuelles II », TEM 2, 1984 p. 117.

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milieu d’apprentissage (schémas, tableaux, textes de départ, consignes), son organisation temporelle (la spirale écriture-lecture-relecture-réécriture) et l’échange des places dans la transmission des savoirs ; une mise en synergie que popularisera quelque trente ans plus tard le triplet mesogenèse, chronogenèse, topogenèse11 de la TACD (Théorie de

l’Action Conjointe en Didactique). On peut considérer la partie III Scolarité d’Écrire en classe comme une des premières analyses des incidents critiques dans l’apprentissage. Sa conception holistique de l’activité scripturale incite Ricardou à se démarquer de la pédagogie par objectifs prônée par l’institution et de concevoir les apprentissages comme exclusivement basés sur l’expérience d’une communauté apprenante, perspective qui préfigure les savoirs d’expérience travaillés par les didactiques professionnelles et les communautés d’entraide tels les

self-help groups12. Les connaissances mobilisées pour étayer son modèle

d’atelier témoignent du dialogue constant de Ricardou avec les disciplines scientifiques anciennes aussi bien qu’en devenir, avec une préférence pour celles qui favorisent la prise de distance réflexive et la gestion de l’imprévu. Elles dessinent en creux un référentiel de compétences de l’animateur d’atelier, qui doit non seulement maîtriser ce cadre épistémologique mais en tirer les ressources pour s’autoformer au fur et à mesure des incidents didactiques qu’il rencontre.

II. LA PRATIQUE D’ATELIER DE JEAN RICARDOU

Le Nouveau Roman13 a été écrit pour motiver une appellation attribuée par

la critique à des auteurs qui bouleversaient l’horizon d’attente de la production romanesque. Ricardou n’hésite pas à parler de « mouvement » qu’il fonde sur la parenté des procédures mais surtout sur « une stratégie commune quant à la mise en cause du récit ». On retrouve ici le primat des valeurs comme principe directeur de l’action. Mais c’est un atelier virtuel, construit a posteriori par sa lecture. Les signatures en vrac qui remplacent le Mondrian de la première édition sur la couverture de la réédition de 1990 indiquent un changement de cap dans la façon d’envisager le groupe et l’écriture. La scission intervenue a fait ressortir l’importance de partager la pratique et pas seulement la théorie, et la difficulté de concilier projets individuels, théorie d’ensemble et règles du

11 Gérard Sensevy, « Des catégories pour comprendre l’action », in Gérard Sensevy et Alain

Mercier (dir.), Agir ensemble, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 30-32.

12Thomasina Borkman, “Experiential knowledge :A New concept for the Analysis of Self-Help

Group”, Social Service Review, Vol. 50, n° 3, 1976.

13 Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, 1re édition, Paris : Seuil, Ecrivains de toujours, 1973 ; 2e

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marché éditorial. Quatre acquis de cette communauté éphémère se retrouvent dans l’AER :

- le renversement de la hiérarchie Sé/Sa dans les générateurs d’écriture donne naissance à la consigne bilatérale qui fait travailler simultanément expression et le contenu ;

- la réduction des « autonomes œuvres d’Auteur » à des « exemples différentiels » (Ricardou, 2018, p. 345) inspire la phase de la lecture comparée des textes produits ;

- l’intégration des auteurs du passé, comme celle de Proust et Flaubert aux côtés de Simon, Robbe-Grillet et Ricardou dans les analyses des

Nouveaux Problèmes du Roman (1978), réintroduit la lecture patrimoniale,

mais à des fins techniques (pour lever un obstacle rencontré en examinant les solutions des écrivains qui se sont trouvés dans une situation similaire) ;

- la théorisation à mesure de la pratique perceptible dans les titres des interventions des participants au premier colloque cerisyen sur le

Nouveau Roman, par exemple ceux de Sarraute : « Ce que je cherche à

faire » et de Butor « Comment j’ai écrit certains de mes livres », se retrouve dans l’AER sous la forme de la narration d’écriture, outil d’évaluation formatrice.

Deux revues accompagnent l’introduction de l’AER dans le système scolaire : Pratiques et TEM (Texte en Main). Ricardou publie trois articles dans Pratiques.

- « Écrire en classe » (n°20, 1978) est un article de 47 pages qui rerpésente son traité de la pratique de l’AER. Il a pour exergue la prophétie d’Isidore Ducasse (patronyme préféré au nom d’auteur de Lautréamont) : « La poésie sera faite par tous. Non par un ». Ricardou s’y s’emploie à lever les résistances des enseignants vis-à-vis de l’atelier : son coût en temps, son inadéquation aux programmes, son inadaptation à l’évaluation scolaire, sa gestion improvisée de textes inédits. Il décrit toutes les étapes d’un atelier de nouvelle de science-fiction en classe de 5e

et analyse les productions obtenues.

- « L’ordre des choses ou une expérience de description méthodique » (numéro spécial, Pour un nouvel enseignement du français, 1980) est consacré au descriptif. Ricardou y montre la possibilité de fédérer les apprentissages des sous-disciplines du français et des autres disciplines : mathématiques, géographie, sciences, etc. autour des mécanismes de la description. L’écriture créative y apparaît comme transversale aux genres d’écrits.

- « Écrire à plusieurs mains » (n°61, 1989) est un condensé des principes de l’AER. On y retrouve les deux types de structures travaillées

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(scriptures à effet de représentation, textures à effet de métareprésentation), la rencontre de « l’autre averti » (p. 115), et « la foncière congruence de l’atelier d’écriture et de l’enseignement » (p. 112).

Les articles de Ricardou dans Pratiques avaient pour but de faire connaître l’AER. Ses Textuelles dans TEM : Pluriel de l’écriture, 1984 ; Degrés

de l’illusoire, 1985 ; Dédoubler la découverte, 1986, Méfaits de la diagonale, 1986 ; Le lecteur dératé, 1989 reprennent ses soubassements théoriques. Les

autres articles présentent des ingénieries d’atelier (Ecriture et ordinateur TEM 3/4, 1984-85). La série des Ecrire avec commencée avec Butor dans

TEM 2 (1984) donne lieu à une université d’été Ecrire avec publiée dans TEM 8-9 (1990). Une ligne de manuels de collège Lire-Ecrire ensemble est

lancée chez Hatier par Claudette Oriol-Boyer, directrice de TEM. Elle s’arrêtera à la 5e (1994-95).

Ricardou jumelle l’atelier annuel qu’il anime à Cerisy avec des colloques qui croisent la problématique de l’AER : Roussel en 1991 et 2012, les Écritures et lectures à contraintes en 2001. L’atelier texticien est centré sur la réécriture. Son objectif est moins d’améliorer des textes que de dégager des règles d’amélioration. Il débouche sur une écriture métatextuelle centrée sur le choix des mots-concepts, leur définition et leur explicitation. Bientôt la réécriture cesse de viser les textes originaux réalisés à partir d’une contrainte commune et prend pour cible le corpus littéraire patrimonial avec l’OPA (Offre Publique d’Amélioration) puis le RAPT (Récrit Avisé Par la Textique. Le repérage des mécanismes qui assurent la lecturabilité des fonctionnements autotéliques conduit à privilégier les microstructures. Dans son intervention au colloque Le génie

du lecteur : « Lire : polir ou pâlir 14» Ricardou s’en excuse en disant que ces

« modifications « minimes » et « locales » renforcent la vigilance du lecteur.

III. LES CHEMINS ACTUELS DE L’AER

Si l’on reformule l’utopie de l’AER en termes contemporains : accès pour tous au lire-écrire-créer, en faire le bilan revient à se demander s’il existe aujourd’hui des dispositifs d’atelier d’écriture qui oeuvrent au développement de la pensée et de la personne par la prise de conscience d’une matière travaillée à plusieurs. Trois secteurs ressortent : l’éducation et la littérature, lieux d’origine de l’AER, et la santé qui a découvert depuis peu l’écriture littéraire sous l’impulsion d’un modèle

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américain : la médecine narrative. Celle-ci résulte d’un chassé-croisé interculturel qui la rapproche de l’AER, puisqu’il s’agit d’un métissage du

creative workshop américain avec les théories de la Nouvelle Critique et de

la narratologie françaises des années 1950-7015.

Dans l’éducation, l’AER s’est développé sous deux aspects très différents dus au clivage de l’écriture entre le français et l’éducation artistique. Bien que l’écriture ne soit qu’une spécialité parmi d’autres, le cadrage de l’atelier artistique (circulaire du 30 avril 2001) est dans le droit fil des principes de l’AER : rencontre entre un groupe d’élèves de différents niveaux et le monde de la création, ouverture à tous les arts et à toutes les disciplines, approche à la fois empirique et critique, pratique de l’élève au centre du dispositif, projet annuel. Mais hors temps scolaire et basé sur le volontariat des élèves et des enseignants, il est d’emblée marginalisé.

Dans sa discipline de référence, le français, l’AER, d’abord bien accueilli, a plafonné puis s’est vu récupéré plus qu’intégré par le système Les pratiques de lecture et d’écriture entrent dans les programmes avec la rénovation du collège de 1995. Mais l’animation d’atelier d’écriture ne fait pas partie des compétences professionnelles exigées des enseignants. Au primaire, l’introduction de la littérature dans les programmes en 2002 met définitivement l’accent sur la lecture littéraire. Dans le secondaire, les séquences d’enseignement sont organisées autour de la lecture en alternance de groupements de textes et d’œuvres intégrales. Au collège, l’écriture de fiction devient un prolongement de la lecture et l’étude de la langue est subordonnée au repérage des stylèmes. Au lycée, l’écriture d’invention16, introduite dans l’épreuve du baccalauréat pour faire

contrepoids à l’écriture métatextuelle de la dissertation et du commentaire fait long feu. Elle produit un genre scolaire ambigu, hésitant entre plusieurs types de consigne hypertextuels, architextuels, métatextuels.

Néanmoins l’AER irrigue l’activité d’un noyau de chercheurs en didactique de l’écriture, animateurs d’atelier et formateurs d’enseignants. Ils accompagnent la réforme du collège17, intègrent la subversion des

stéréotypes aux consignes pour être au plus près du texte spontané du

15 « Nous voyons les pratiques de lecture de la « nouvelle critique » des années cinquante et la

pensée analytique des structuralistes des années soixante redevenir utiles pour les lecteurs actuels », Rita Charon, Médecine narrative, Paris, SIPAYAT, 2015, p. 188.

16 Pratiques, 127-128, 2005, lui est consacré.

17 Marie-Claude Penloup « Pratiques d’écriture », in A. Boissinot, A. Armand, J. Jordy (coord.), Le français en collège et lycée, Paris, Hachette, 2001, p. 236-247.

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scripteur18, redynamisent la lecture littéraire avec le texte du lecteur19. Ils

identifient deux types de stratégies : former le scripteur aux attentes sociales de l’écrit avant qu’il écrive, ou partir des traces initiales de son écrit pour le lui faire épaissir. Dans l’AER, elles se complètent car les savoirs sont convoqués en fonction des besoins de l’écriture et les consignes adaptées au niveau linguistique des scripteurs. La consolidation des prérequis est assurée par des consignes qui mettent l’écriture au service d’un mécanisme de langue ou de discours. Dans le primaire et le secondaire, cette activité décrochée finit par remplacer l’AER. Dans l’enseignement supérieur, en revanche, elle favorise son institutionnalisation.

La marge d’autonomie des universités et l’historique de l’AER dont l’enseignement supérieur a été la première implantation expliquent l’essor des formations à l’écriture créative présentes en France dans une demi-douzaine d’universités. Les débouchés sont les métiers de l’écrit et de l’art de l’écrit, et l’animation d’atelier. En 2011, le colloque de Cergy-Pontoise Pratiques d’écriture littéraire à l’université a dressé un état des lieux qui a débouché sur la création du réseau international ECRU (Écriture Créative en Réseau Universitaire). En licence, l’écriture intertextuelle fait prendre conscience du processus créatif. En master et doctorat, la recherche-création entrecroise théorisation de la pratique et mise en pratique de la théorie20. Des DU ouvrent la formation à des publics plus

diversifiés21.

L’ouverture de la sphère littéraire et artistique à l’apprentissage de la création en atelier est une conséquence de la crise de la culture scolaire22.

En misant sur la transmission patrimoniale sans prendre en compte les acquis culturels personnels des élèves, le modèle égalitariste de l’école française a provoqué le rejet de la forme scolaire. Cette tendance a contribué à légitimer les apprentissages informels, mais a décrédibilisé l’apprentissage scolaire, avec le risque que les apprenants, quel que soit leur âge, ne puissent conscientiser les compétences acquises en dehors de l’école ni les articuler avec leur cursus scolaire.

18 Jean-Louis Dufays et Bernadette Kervyn, « Le stéréotype, un objet modélisé pour quels usages

didactiques ? », Éducation et didactique, vol. 4. - n°1, 2010, p. 53-80.

19 Catherine Mazauric, Marie-José Fourtanier et Gérard Langlade (dir.), Textes de lecteurs en formation, Bruxelles, Peter Lang, 2011.

20 Violaine Houdart-Merot, « Ce que les masters de création font à la littérature », Elfe XX-XXI ,

2019,[En ligne].

21 Anne-Marie Petitjean, « Faire l’expérience de la langue comme matériau artistique en atelier

d’écriture universitaire ». Le français aujourd’hui, n°181, 2013. p. 59-67.

22 François Jacquet-Francillon, Denis Kambouchner (dir.), La crise de la culture scolaire, Paris, puf,

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L’insuffisance des compétences écrites est la principale cause de rejet de l’écriture scolaire. La découverte de l’analphabétisme fonctionnel dans les pays industrialisés remonte aux années 1980. Pratiqué dans des associations accueillant les adultes analphabètes comme ALPHA23, ou en

structure de raccrochage scolaire comme le micro-lycée24, l’AER exclut a

priori toute intervention didactique explicite et s’efforce de faire produire des œuvres qui restaurent l’estime de soi et réconcilient avec l’écrit. Il fait

également fond sur les compétences issues de la pratique spontanée de l’écriture créative, fréquente chez les adolescents.

À un certain niveau d’acculturation écrite, le rejet apparaît plutôt comme une prise d’autonomie. Les sujets s’accordent du temps pour renouer avec l’écriture, dans une ambiance de partage et de réflexion, animée par un professionnel, écrivain et/ou formateur25. L’offre est liée à

un genre précis, enseigné par un spécialiste à un public qui souhaite passer de la réception à la production (cas du slam et du rap, mais aussi des genres traditionnels), ou répond à une attente de formation plus générale, préalable ou parallèle à la conduite d’un projet personnel. Ces structures d’ateliers, dont ALEPH-écriture est la plus connue, fonctionnent en présentiel, à distance ou en blended learning, et ne doivent pas être confondues avec les sites de tutoriels d’écriture littéraire tels Scribay, qui facilitent la reproduction des modèles génériques établis avec des algorithmes de conception et de correction.

L’expansion des réseaux sociaux et l’essor de la littérature jeunesse sont à l’origine des sites de fan-fictions sur lesquels les scripteurs de tous âges et de tous goûts littéraires communiquent et s’entraident pour continuer, détourner, compiler, contaminer leurs œuvres favorites, constituant des domaines culturels autonomes : les fandoms. Ces groupes d’écriture autogérés sont capables de produire des genres nouveaux comme la préquelle, mais restent démunis au moment de finaliser leurs productions. Pourtant, ces nébuleuses informelles pourraient offrir matière à écrire autrement. La série Harry Potter, truffée de pièges obligeant le lecteur à revenir sur sa lecture, d’énigmes reposant sur des anagrammes, de textes matriciels (Les contes de Beedle le Barde) révélant in fine leur emprise sur l’histoire, constitue un terrain d’entraînement à l’écriture créative. À preuve cet extrait d’un entretien post-écriture auprès

23. Omer Arrijs, Vincent Trovato, De l’alphabétisation à la parlécriture : Bilan sociopédagogique

1976-2011, Presses Universitaires de Mons, 2011.

24 Voir Régine Delamotte, Marie-Claude Penloup, Anne-Marie Petitjean, « Didactique de

l’écriture en situation de raccrochage : une entrée par les compétences ? », Repères, 53, 2016, p. 129-148.

25 Pour Ricardou : « l’enseignant de l’écriture doit être un écrivain », Écrire en classe, p. 45. Pour de

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d’un petit groupe d’élèves de CE1 qui jouaient à Poudlard en inventant un emploi du temps parallèle à celui de leur classe. Il détaille les incidents critiques rencontrés dans l’application de la consigne d’homophonie et de motivation sémantique que le groupe s’était donnée pour trouver ses pseudonymes de jeu : « moi j’étais l’aînée la naïade/Alice c’était la dryade/et Mathilde elle a d’abord dit myriade à cause de « myriades d’oiseaux »/elle est très protectrice des oiseaux/mais ça n’allait pas parce que c’était pas un nom/alors on a pris « ménade » mais elle n’aime pas ce nom/puis on était habituées à « myriade », alors on a redit myriade »26.

Mais vivant l’écriture comme un jeu et non comme un apprentissage, les communautés de jeunes scripteurs peinent à conscientiser leur pratique.

La démocratisation de l’écriture créative semble actuellement tiraillée entre trois tendances. L’autodidaxie groupale « sauvage », tout en refusant les pratiques scolaires dominantes, reste sous l’emprise de l’idéologie scolaire qui sépare la forme du contenu et le jeu de l’apprentissage. Elle fonctionne en circuit fermé de scripteurs qui se lisent et se publient entre eux. L’autodidaxie accompagnée relève d’une structure de formation andragogique qui peut utiliser l’AER, à l’instar des formations universitaires, mais sans la dimension de la recherche. L’autodidaxie instituée repose sur la collaboration de la sphère artistique et de la sphère scolaire pour instaurer ou restaurer la posture du scripteur-auteur. Elle relève inéluctablement de l’AER.

Quel que soit leur poste ou leur niveau de qualification, les professionnels de la santé sont amenés à lire et remplir des dossiers, lire et rédiger des comptes-rendus, ce qui relève de l’écriture fonctionnelle. Tous également sont évalués en fin de formation sur un mémoire professionnel qui représente « la dimension créative de la formation 27»,

alors que beaucoup sont de faibles ou moyens scripteurs. Depuis une vingtaine d’années, la plupart des formations professionnelles ont promu l’écriture comme outil de réflexion, de maturation de l’expérience et de construction de l’identité professionnelle. La santé représente donc une possibilité parmi d’autres d’essaimage de l’AER dans le domaine de la formation. Le mémoire professionnel a besoin de l’AER parce qu’il est astreint à un paradoxe bloquant du même ordre que celui subi au lycée

26 Nicole Biagioli, « Quelles relations les élèves établissent-ils entre les apprentissages langagiers

extrascolaires, les apprentissages langagiers de la discipline français et ceux des autres disciplines », in, B. Daunay & J.-L. Dufays (dir.), Didactique du français : du côté des élèves, Louvain-La-Neuve :de boeck, 2014, p. 163.

27 Parce qu’il exige une réflexion sur l’action et une recherche de solutions, voir Maryvette

Balcou-Debussche, Écriture et formation professionnelle, L’exemple des professions de la santé, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2004.

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par l’écrit d’invention. Le scripteur doit y faire montre de sa capacité à mener une réflexion originale sur son métier, tout en permettant de vérifier ses connaissances professionnelles et ses compétences d’écriture. L’AER peut aider le scripteur à passer de ce que Reuter28 appelle la

« fonction transcriptive » de l’écrit (qui rend compte du déjà pensé) à sa « fonction heuristique » (qui cherche à produire du non encore pensé à partir de ce qui a été écrit), bref à se servir de l’écriture pour s’inventer.

Mais la santé a sur les autres secteurs professionnels l’avantage d’avoir connu l’introduction de l’AER de l’intérieur, comme réponse subversive à une discrimination similaire à celle que Ricardou dénonçait dans les années 1970-80, celle qui fait du médecin le dépositaire du savoir médical et du patient l’exécutant docile de ses préconisations. Aux États-Unis, dans les années 1970, l’insatisfaction provoquée par les échecs des thérapies conventionnelles a poussé des patients atteints d’affections variées, de l’addiction à l’alcool au bégaiement, en passant par les maladies psychiatriques, à se regrouper. Ces associations de patients font confiance aux savoirs d’expérience « pragmatiques en ce qu’ils privilégient les résultats concrets et observables, ce qui « marche», (Borkman, 1976, p. 449, nous traduisons), et « croient en la validité et l’autorité du savoir que l’on acquiert du fait que l’on fait partie du phénomène » (op. cit. p. 447). Par le partage et la comparaison, le récit devient un facteur de construction du savoir, au point de concurrencer les savoirs professionnels des soignants.

C’est dans ce contexte que Charon a développé le concept de médecine narrative. Médecin et narratologue, elle ne se contente pas d’inciter ses patients à se raconter et de les écouter. Elle recueille leurs récits et les analyse en transposant « les théories littéraires au travail clinique » (Charon, 2015, p. 188). Elle fait fructifier l’héritage des structuralistes : « nous avons hérité des structuralistes une appréciation fine de la façon dont un livre est bâti et comment les éléments formels − son genre, ses parties, son style, ses métaphores, les caractéristiques du narrateur − lui donnent un sens plus large que les mots eux-mêmes ou les événements de l’intrigue (op. cit., p. 200-201), en formant les médecins à une « lecture attentive » (op. cit. p. 205). Dès 1993, elle propose à ses étudiants d’écrire dans un dossier parallèle tout ce qu’ils ont observé, ressenti ou entendu au contact des malades et qui n’a pas de place dans le dossier médical, à raison d’au moins un paragraphe par semaine. Ces notes sont lues, partagées, et commentées lors des séances

28Yves Reuter, « Biographie et théories du récit », in La mise en récit de soi, C. Niewiadomski, C.

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de supervision (op. cit., p. 257). La consigne narrative incite les sujets à s’investir tandis que la règle bilatérale : un paragraphe par semaine, rend possible la confrontation des productions, l’invention de nouvelles règles, et la transformation réciproque des scripteurs et des textes.

Le sous-titre de l’ouvrage de Charon : « rendre hommage aux histoires de maladie » suggère qu’appliquer des compétences de lecture littéraire aux histoires des patients leur confère le statut de texte. Mais ce n’est que son point de vue de lectrice experte, pas celui des auteurs des histoires. La recherche biographique distingue récit de vie (premier jet) et histoire de vie (récit retravaillé) : « Le récit à lui seul ne saurait suffire, il faut qu’il entre dans un dispositif de formation par lequel l’auteur du récit va pouvoir devenir l’acteur de son histoire, c’est-à-dire se réapproprier le sens de sa vie29 ». Comment rendre les patients (ou les étudiants en

médecine) conscients de ce qu’ils écrivent ? L’apport de l’AER est ici fondamental. En faisant émerger dans la relecture en atelier les potentialités du texte, il évite que le sens ne soit confisqué au scripteur par la dérive herméneutique de tel ou tel lecteur, ou de lui-même, s’il est tenté d’y projeter ce qu’il croit avoir écrit. Appliquer le principe directeur de l’AER à l’écriture biographique revient à dire que le scripteur ne peut se transformer lui-même qu’en transformant son texte, c’est-à-dire en accroissant les surdéterminations dont celui-ci est porteur, ce qui rejaillit inévitablement sur les stratégies employées et sur la formation des animateurs.

CONCLUSION : GÉRER L’UTOPIE

En 30 ans, nous sommes passés de la ségrégation culturelle provoquée par l’agent de Travailler autrement, à l’agentivité30 généralisée de

communautés de scripteurs (illustration 2). L’AER a pu articuler les deux types de formation institutionnel et informel parce qu’il était lui-même le produit de la conjonction de la formation littéraire informelle, celle de l’intertextualité généralisée, et de la pratique réflexive de l’écriture créative théorisée par Jean Ricardou. Le fait de n’avoir jamais coupé la pratique littéraire de la pratique générale de l’écrit, a facilité son extension à toutes les situations où l’écrit permet d’inventer.

29 Christine Delory-Momberger, Les histoires de vie. De l’invention de soi au projet de formation, Paris,

Anthropos, 2004, p.245-246.

30 L’agentivité est la capacité à agir sur le monde à travers les transactions sociales, individus et

groupes étant à la fois cause et produit des systèmes sociaux (cf. Albert Bandura, “Social cognitive theory: an agentic perspective”, Annual review of psychology, 52, p. 126).

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14 Ill. 2. La topique culturelle subversive des communautés de scripteurs.

Issue du croisement de la littérature et de la vie, l’utopie les nourrit toutes deux. Si nous avons jugé qu’elle était l’outil conceptuel adapté à une analyse historique et épistémologique de l’AER, c’est à cause des caractéristiques de celui-ci aux plans des valeurs : subversion, partage et créativité, et de l’action : retour de la pratique sur la théorie et de la théorie sur la pratique.

Cependant l’utopie fait appel à la fois à l’émotion et à la réflexion, ce qui est une force mais aussi une faiblesse. Elle part d’un ressenti négatif, assez partagé pour mobiliser des énergies qu’il faut ensuite canaliser dans une conduite d’action à la fois rationnelle et inédite. Retracer son histoire, c’est la préserver des dérives idéologiques. La reconfigurer, c’est garantiri sa longévité. Secteur Fonction Éducation Littéraire/Extralittéraire/ Scolaire Littérature Littéraire/Extrasco laire Santé Extrascolaire/Extra littéraire Fabrication Enseignants-formateurs/ Étudiants Écrivains/Lecteurs-Scripteurs Soignants/Patients

Savoir Pratique réflexive de l’écriture créative

Intertextualité généralisée

Médecine narrative

Agentivité Formation générale et formation aux métiers de l’écrit

Ateliers d’écriture sur objectif littéraire

CHU/ Associations de patients

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