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Les intermittents du travail De la résistance à l'éveil, de l'éveil à la re-création

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Academic year: 2021

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Submitted on 13 Aug 2018

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Les intermittents du travail De la résistance à l’éveil, de l’éveil à la re-création

Pauline Perez

To cite this version:

Pauline Perez. Les intermittents du travail De la résistance à l’éveil, de l’éveil à la re-création. Man- agement & Sciences Sociales, Kedge Business School, 2014, Développement et renforcement du lien social, 16, pp.47-62. �hal-01856764�

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Les intermittents du travail De la résistance à l’éveil, de l’éveil à la re-création

S’appuyant sur un travail de thèse de plus de trois ans (enquête de type ethno- graphique) auprès des Intermittents du travail - anciens actifs qualifiés qui ont opéré une rupture radicale et volontaire avec une carrière professionnelle stable et un mode de vie confortable centré sur le travail, pour un mode de vie d’apparence plus précaire où la quête d’une meilleure qualité de vie prime sur celle d’un travail rémunérateur et expressif -, cet article propose de comprendre ce qui a été rejeté dans le travail et au profit de quoi. En particulier, sont mis en lumière plusieurs mécanismes potentielle- ment nocifs dans le travail aujourd’hui, comme l’entretien d’une culture du « stimu- lacre » (Bouilloud, 2012) autour d’un travail rêvé épanouissant et au réel fondamen- talement décevant et, d’autres, plus vitalistes, comme l’expérience d’un travail autrement, humanisé et humanisant, qui entretiendrait le corps autant que l’esprit, et qui ferait de la débrouille, de la polyactivité et de l’interconstruction équilibrée des milieux de vie, ses lignes directrices.

Mots-clés : Travail, activité, psychosociologie, rupture professionnelle, qualité de vie.

Quand elles évoquent le cas français et le travail, Dominique Méda et Patricia Vendramin, sociologues, philosophes et analystes du travail contemporain, avancent la thèse d’un « paradoxe

français du travail » (Méda & Vendramin, 2013) : comparativement à leurs homologues européens, les Français seraient ceux qui émettraient les plus violentes critiques envers le travail et qui, Pauline Perez

Enseignant-chercheur, IAE de Pau-Bayonne pauperez81@yahoo.fr

« Il arrive que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la

plupart du temps. Un jour seulement, le “pourquoi” s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement. “Commence”, ceci est important. La lassitude est à la fin des actes d’une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience. Elle l’éveille, et elle provoque la suite. La suite, c’est le retour inconscient dans la chaine, ou c’est l’éveil définitif. Au bout de l’éveil vient, avec le temps, la conséquence : suicide ou rétablissement.»

Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942.

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paradoxalement, continueraient à y attacher les plus hautes attentes, notamment la jeune génération (Méda & Vendramin, 2010). Ces attentes seraient essentiellement d’ordre

« expressif », elles viseraient le travail comme facteur de réalisation de soi et, plus secondairement, « instrumentales », i.e. le travail comme source de revenu, de sécurité et de confort social. Ces plaintes se situeraient à deux niveaux et répondraient à la double crise qui touche le travail ces dernières années : des plaintes sur ce travail qui manque, réponses à la crise de l’emploi ; et des plaintes sur la nature même de ce travail, réponses à la crise du travail : un travail qui occupe une place trop grande dans la vie et, de surcroît, source de souffrances potentielles – stress, risques psychosociaux (Lhuilier et al., 2009 ; Thévenet, 2011), burn- out (Bouilloud, 2012 ; Chabot, 2013). Cette crise du travail serait le revers de récentes et profondes mutations : accélération et intensification de la demande et de la charge de travail, exigences de flexibilité et d’excellence accrues, liquéfaction des liens, parmi les principales (Méda, 1995 ; Lhuilier, 2009 ; Cingolani, 2012). Plusieurs observateurs parlent d’un taylorisme qui n’aurait pas disparu mais qui surgirait sous de nouvelles formes et sur de nouveaux territoires, notamment celui de l’emploi qualifié, celui des cadres particulièrement, terrain où il n’était pas forcément attendu (Le Goff, 1996, 2003 ; Bouilloud, 2012 ; Méda et al., 2012). Ces effets délétères seraient par ailleurs d’autant plus difficiles à contrer que la crise de l’emploi rend le rapport de force employeurs/employés inégal, ces derniers disposant de moins en moins de marges de manœuvre pour négocier de meilleures conditions de travail.

Si le contexte du travail s’est fortement transformé ces dernières années, en proie à la double crise que nous venons d’évoquer, le paradoxe décrit par Dominique Méda ne serait, quant à lui, pas nouveau. Dans un des aphorismes de son Gai Savoir, Nietzsche parlait ainsi de la poignée d’individus qui parvenaient à mettre en acte leurs attentes

expressives envers le travail : « (…) il existe des hommes plus rares qui préfèrent périr plutôt que de travailler sans prendre plaisir à leur travail : ces hommes difficiles, qu’il est dur de satisfaire, qui n’ont que faire d’un bon salaire si le travail n’est pas par lui-même le salaire de tous les salaires.» (Nietzsche, 1887, ap. 42). Parmi « cette espèce d’hommes exceptionnelle » figureraient, poursuivait-il,

« les artistes et les contemplatifs de toute sorte, mais aussi ces oisifs qui passent leur vie à la chasse, en voyages, en affaires de cœur et en aventures. Ils veulent tous le travail et la peine pourvu qu’ils soient liés au plaisir, et le travail le plus pénible, le plus dur, s‘il le faut. » (Nietzsche, op. cit.). Dans le passage du Mythe de Sisyphe choisi pour introduire notre propos, Camus célébrait également, à sa manière, une espèce rare d’hommes qui avaient le courage d’échapper à un quotidien marqué par un travail routinier pour aller vers l’éveil et la mise à mort de la « vie machinale ».

Les intermittents du travail1 dont nous proposons de parler ici pourraient être de ceux-là. Il s’agit d'anciens actifs qualifiés qui ont opéré une rupture radicale et volontaire avec un ancien mode de vie « établi » - succès professionnel, familial et financier - pour un mode de vie principalement fondé sur la quête d'une meilleure qualité de vie, où le travail (en tant qu'activité rémunérée) n'occupe qu'une place secondaire et intermittente. Anciennement résidents de grandes villes, ils ont choisi de s'installer sur la côte sud landaise, dans une aire semi- urbaine et littorale, formée par les trois communes de Capbreton, Soorts-Hossegor et Seignosse2. Phénomène marginal et isolé sans-doute, ce cas a toutefois quelque chose à nous dire sur le travail : ce qu’il peut avoir d’insupportable pour les jeunes actifs aujourd’hui, ce vers quoi il pourrait tendre

1. Ainsi nommés par l‘auteur.

2. Communes limitrophes et littorales des Landes sud (40), situées à 20 km au nord de Bayonne, respectivement 8087 habitants, 3758 habitants et 3313 habitants (source : recensement 2011).

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pour coller au plus près de leurs attentes. En s’appuyant sur l’approche théorique et pratique de la psychosociologie du travail (Lhuilier, 2006a, 2013) et sur le fruit de plus de deux ans d’enquête de type ethnographique, par observation participante complète (Lapassade, 2006) parmi les « intermittents du travail » de la côte sud landaise, cette communication entend fournir un éclairage original, tiré d’une expérience réelle et vivante, à la question :vers quel travail allons-nous ? Et, parce que faire l’hypothèse que nous marchons vers un travail autrement signifie nécessairement qu’il y a eu un travail passé et sans doute un travail présent et transitoire, cette recherche se propose d’étudier, en creux, la question de ce travail que nous ne voulons plus ou de ce travail que nous supportons en attendant mieux.

Après avoir brièvement présenté le cas des intermittents du travail, nous nous attacherons à définir, sur le plan théorique, ce que pourrait être un travail « humanisé et humanisant ». Sur cette base, nous verrons, dans une seconde partie, ce que les intermittents du travail ont décrit comme insupportable dans leur ancien travail de cadre. Dans une dernière partie enfin, nous nous intéresserons aux initiatives concrètes déployées par ces individus pour tenter de créer ce travail autrement, qui se veut davantage humanisé et humanisant.

Présentation du cas

Le cas à l’origine des propos développés dans cet article s’insère dans une étude plus vaste, sujet de thèse de l’auteur (Pérez, 2014).

L’objet ici est d’en présenter les conclusions saillantes. Il s’agit d’une enquête longitudinale, de type ethnographique et essentiellement basée sur de l’observation participante (Junker, 1970 ; Lapassade, 2006).

Pendant près de 3 ans, l’auteur a vécu sur la côte Sud landaise auprès des quarante membres constitutifs de l’échantillon, en partageant leur mode de vie et activités3.

Ces quarante intermittents du travail ont été rencontrés par hasard alors que la chercheuse s’installait dans la région. C’est, frappée par la coïncidence de leur trajectoire personnelle réciproque, qu’elle a décidé d’en faire le thème de sa thèse de doctorat. En effet, ces personnes sont des immigrés récents arrivés entre 2000 et 2009 dans la région. Ce sont tous d’anciens cadres ou assimilés dans de grandes entreprises – à majorité anciens consultants ou ingénieurs, et de formation BAC+3 à BAC+5. Ces individus, jeunes4 et, pour la plupart, célibataires avant leur départ5, ont choisi d’abandonner ce mode de travail classique, que nous avons nommé le travail « normal et normé », associé à un mode de vie citadin6et stable – tous -, pour venir vivre là, sans projet professionnel prédéterminé.

L’analyse des résultats nous a permis par ailleurs d’établir une étiologie de la rupture, relativement convergente pour l’ensemble des membres de l’échantillon :

Tu connais le jeu « Destin »? Tu sais ce jeu où tous les participants ont au départ une petite voiture avec 6 trous. Au départ, la voiture n'a qu'un seul trou de rempli: c'est toi, le premier pion. Puis au fur et à mesure que tu avances dans le jeu, tu passes par la case études, boulot, rencontre, mariage, bébé, et rebébé et ta voiture se remplit. Évidemment, le gagnant est celui qui a le plus de pions dans sa voiture et le plus de thunes! Et bien tu vois, à ce moment-là [le moment où il a commencé à imaginer changer de vie], j'ai regardé ma vie et je me suis dit, merde, ta vie c'est ça, c'est « Destin ». Mais ça, c'est pas toi. La

3. Ces quarante se connaissent tous « de vue » a minima.

En sous-groupes, la plupart entretiennent des relations amicales et pratiquent ensemble de nombreuses activités.

4. L’échantillon se composant de 40 individus, 23 hommes, 17 femmes, âgés de 25 ans à 38 ans.

5. Seuls 4 membres de l’échantillon ont réalisé cette

« rupture de vie » en couple.

6. Les 40 membres de l’échantillon reportent tous avoir passé leurs premières années de vie active dans des villes de plus de 50 000 habitants (Paris, Toulouse et Marseille principalement).

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prochaine case, c'était bébé. Et puis quoi?

Après, l'Espace et le chien? Ma vie se réduit à un pion que t'avances sur des cases et où tout est déjà prévu pour toi? Parce qu'évidemment, dans Destin, ils ont pas prévu les cas où ton boulot te fait chier, où t'étouffes à Marseille, où ta meuf fait pression pour que tu lui fasses un môme et où ta belle-famille te sort pas les yeux. Et puis il a fallu qu'un de mes meilleurs potes m'annonce qu'il était séro’. L'électrochoc. Là non, pas moyen, Destin, cela en était fini pour moi !

Paul, extrait du Journal de Bord, note 38, 28/05/2010 Ainsi, comme l’illustre ce propos allégorique de Paul7, le malaise serait d’abord survenu dans la sphère travail. Pour résumer grossièrement, on peut dire qu’une première grande déception s’est fait jour quand l’individu s’est trouvé confronté à la réalité, pauvre, peu stimulante intellectuellement, d’un travail rêvé, pour lequel il avait nourri (ou pour lequel on l’avait aidé à nourrir) de fortes attentes expressives durant ses études. Ensuite, c’est devant aucun signe d’amélioration à venir sur ce plan, pour un travail paradoxalement toujours plus chronophage, lui laissant de moins en moins de temps et d’énergie pour d’autres activités hors sphère travail, que l’individu a commencé à murir l’idée d’un départ volontaire de l’entreprise.

Cependant, sans le concours d’un événement déclencheur8 hors sphère travail - décès, maladie d’un proche comme dans le cas de Paul, rupture amoureuse -, nous pensons qu’il y a de grandes chances pour que la rupture, ou du moins une rupture aussi radicale, n’ait pas pu se produire. Autrement- dit, nous pensons que le seul sentiment de souffrance au travail, les signes qui l’accompagnaient (sentiment d’ennui, de lassitude, épuisement, isolement, réduction progressive des investissements dans d’autres sphères, irritabilité envers les proches, voire anorexie mentale pour certaines9) et le système de défenses mis en place par le sujet pour résister à

l’organisation pathogène (distanciation ironique et critique, tir au flanc contrôlé, jeu et « filoutage »), n’auraient pas suffi à faire prendre à l’intermittent une décision de changement aussi radicale. Comme le rappelle Jacqueline Barus-Michel : «Bien que toujours potentielle, la crise ne devient effective que sous le coup d’un déclencheur qui a cette capacité toute particulière d’opérer une condensation brutale d’éléments dispersés, jusque-là minimisés, méconnus ou refoulés. »(in Barus-Michel et al., 1996). Ainsi, nous faisons l’hypothèse que les défenses et résistances au travail déployées par l’individu pour rendre supportable l’insupportable n’auraient eu de prise que sur l’initiation d’une réflexion de crise. Sans l’intervention d’un catalyseur extérieur - l’événement-déclencheur -, l’issue aurait sans doute été plus modérée : la crise se serait certainement soldée par un simple temps de pause avec le travail, ou un changement de poste ou d’entreprise, mais nous avançons qu’il n’y aurait pas eu de remaniement psychique et de changement de vie aussi radicaux.

Une fois la rupture consommée, dans les 6 mois en moyenne qui ont suivi la démission de l’emploi problématique et des conditions de vie associées (relation amoureuse, cadre de vie), l’intermittent du travail s’est installé, souvent de façon impulsive et non programmée, sur la côte Sud landaise. Une fois sur place, il s’est accommodé alentour de divers emplois, souvent temporaires, sans réels rapports avec ses qualifications, découvrant les heurts et bonheurs d’une nouvelle forme de travail que nous avons appelée « le travail intermittent ». Si certains se sont confortés dans ce modèle que nous

7. Un des quarante membres de l’échantillon.

8. Fait constaté sur 73 % de l’échantillon (29/40) qui ont décrit l’intervention « heureuse » d’un tel élément- déclencheur. 8 autres ne sont pas prononcés à ce sujet.

Seulement 3/40 nient avoir eu besoin d’un tel concours extérieur pour prendre cette décision de rupture radicale.

9. 3/40 membres ont reporté ce fait.

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pensons transitoire, d’autres cependant, tirant les leçons de leur première expérience de travail et de cette expérience transitoire, sont en cours de développement d’une nouvelle façon de travailler, à travers la création d’activités qui leur « ressemblent », et qui concernent autant la sphère-travail que la sphère hors-travail.

Avant d’aborder ce travail tour à tour déconstruit et reconstruit dans l’expérience par les intermittents du travail, nous aimerions mettre en avant plusieurs approches du travail, piochées dans différents champs, et qui pourraient, de façon théorique, abonder dans le sens d’un travail humanisé et humanisant.

Travail humanisé et humanisant : considérations théoriques

Pour la psychosociologie du travail, approche théorique et pratique sur laquelle s’appuie cette recherche, « le travail n’est pas la part maudite de l’activité humaine, opposée au champ du politique – qui en serait la part noble – ou à la contemplation, épurée des scories de l’hétérodétermination » (Lhuilier, 2013, p. 11). Sa conception du travail se fonde « sur une question plus vaste qui l’englobe : celle de l’action de l’homme sur son environnement, action mettant en jeu ses raisons et possibilités mêmes d’exister. Le travail stricto sensu ne peut être séparé de toutes les activités humaines, individuelles, collectives et civiques. Ou, pour le dire autrement, tout ce qui conduit à l’en désarticuler contribue à déshumaniser le travail. » (Lhuilier, 2013, op. cit.). Notons d’emblée, dans cette approche, une conception « humanisée » du travail, largement partagée par les cliniciens du travail, et que Pascale Molinier et Anne Flottes résument ainsi : « Après Meyerson qui voyait en lui "une fonction psychologique", les approches cliniques du travail s’accordent à considérer que le travail humanise le monde et produit les sujets que nous devenons. Ce sujet est "affecté" par ce qu’il fait et

l’ensemble de ces approches théorise le statut de la subjectivité, des émotions et des affects, non pas comme des "risques" (pour la productivité ou la sécurité des installations, voire l’image de l’entreprise), mais comme ce qui travaille à la racine même de la production et de la motivation »(Molinier et Flottes, 2010).

Ainsi, nous retiendrons, pour l’exposé, trois grands discours du travail abondant dans ce sens : 1. celui d’un travail libérateur qui offre à l’individu la possibilité de « faire œuvre » et impulsé, entre autres par Hannah Arendt (1961) ; 2. celui d’un travail vitaliste, à travers l’activité comme praxis, porté essentiellement par les cliniciens de l’activité, eux-mêmes principalement inspirés par les travaux de Georges Canguilhem (1966) et de D.W. Winnicott (1988) et enfin, 3. celui d’un travail créateur, à travers la perspective du sociologue Pierre-Michel Menger (2009) d’une part et celle des psychosociologues qui l’adossent à la notion de résistance créatrice d’autre part (Lhuilier et Roche, 2009).

Le travail n’est pas que salaire

Si dans certains champs, en économie notamment, le travail est envisagé dans sa dimension utilitaire, à savoir une activité productive nécessaire à la bonne marche de la société et pour laquelle l’individu va recevoir un salaire, condition nécessaire de son intégration au système économico-social, et peut se résumer à l’emploi - une activité rémunérée, légale et règlementée -, il s’agit ici d’envisager le travail dans sa dimension la plus réaliste et compréhensive. Le travail désignerait toute activité humaine à visée transformative sur la subjectivité et le contexte dans lequel nous vivons, i.e. toute activité qui a un impact sur le réel, et qui, par la transformation de ce réel, permet la production de connaissance. À ce titre, dans son ouvrage, Condition de l’homme moderne (1961), Hannah Arendt rappelle que, dans la Grèce antique, le travail n’était considéré que comme une activité économique visant la

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satisfaction des nécessités matérielles de l’existence, une activité nécessaire à la survie de l’espèce humaine, mais nullement suffisante à l’accomplissement de soi, et était en ce sens une activité fortement dévalorisée. Ainsi, le travail était l’affaire des femmes et des esclaves, les hommes préférant participer aux activités de la

« polis » – espace public de la parole, de la politique et de l’action, où s’exprimaient la dignité et la liberté de l’homme. Pour la psychosociologie du travail, ce qu’Hannah Arendt désigne par « autres activités de la polis» est aussi du travail : parce qu’il s’agit d’activités humaines, qui mobilisent des ressources psychiques individuelles – psychiques et physiques -, et collectives, en vue de la réalisation d’une « œuvre ».

Le potentiel humain à créer comme gage de santé

Pour D.W. Winnicott (1988), l’individu sain serait un être non empêché de développer et d’entretenir son potentiel à vivre créativement, potentiel créateur dont nous serions tous dotés. Faire preuve de créativité, c’est, nous dit-il, « conserver tout au long de la vie une chose qui fait partie de l’expérience de la première enfance : la capacité de créer le monde »(Winnicott, 1988). On retrouve cette idée dans les travaux du philosophe et médecin français Georges Canguilhem au travers de sa réflexion sur Le normal et le pathologique (1966) ou encore chez Joyce MacDougall et son Plaidoyer pour une certaine anormalité (1978) ; travaux repris par plusieurs cliniciens du travail qui défendent l’idée d’une normalité défensive comme ennemie du développement individuel au travail. Selon eux, la nécessité perçue de devoir se conformer à la norme handicaperait les sujets au travail, les contraignant aux « rails », i.e. à certaines activités très encadrées, aux démarches intellectuelles et/ou gestes très prescrits et calibrés, qui laissent peu de place à l’initiative personnelle. La santé psychique, à l’inverse, résiderait dans la résistance à cette norme,

en la dépassant : « Car la normalité est l’admission d’une norme, l’adaptation à un milieu et ses exigences, alors que se sentir en bonne santé – qui est la santé, insiste Canguilhem -, c’est « se sentir plus que normal », « capable de suivre de nouvelles normes de vie » » (Clot, 2001, p. 43). Ce dépassement serait rendu possible par l’activité. Pour autant, la santé et la maladie formeraient un duo indissociable, la première ayant besoin de la seconde pour se réaliser :

« La santé, à la différence de la normalité défensive, c’est la transformation de la maladie en nouveau moyen d’exister, la métamorphose d’une expérience vécue en façon de vivre d’autres expériences, et, finalement, la transfiguration d’un paradoxe éprouvé en histoire possible, d’un vécu en moyen d’agir. » (Clot, 2001, p. 45).

Mais attention, l’activité vitaliste, nous dit Dominique Lhuilier (2013), i.e. celle qui doit être privilégiée par les sujets au travail pour préserver leur santé dans le sens que nous venons de préciser, ne doit pas être confondue avec l’affairement, la simple

« bougeotte » :« Il ne faut pas confondre le concept d’activité avec la simple prestation de mouvements, voire d’efforts consentants d’application et d’endurance soumis au désir du maître d’école ou du maître d’œuvre.

Activité veut dire activité propre : activité qui part et s’enracine dans le sujet actif pour s’épanouir le cas échéant, dans un contexte social. » (Tosquelles, in Lhuilier, 2013, p. 19).

Ce doit être une « activité propre » en laquelle le sujet se sente investi psychiquement et/ou physiquement. Le seul sur-investissement physique, prétexte justement au désinvestissement psychique, n’est pas l’activité qui est visée ici.

L’effort et la résistance comme sources de création

Ces derniers relèvent que cette activité est par ailleurs multiformes, imprévisible, toujours dépendante de son contexte qui la crée et qu’elle transforme réciproquement :

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« Qu’elle soit pratique ou psychique, visible ou invisible, l’activité n’est jamais déterminée mécaniquement par son contexte. Elle le métamorphose. Pour le meilleur et pour le pire, elle affranchit le sujet des dépendances de la situation concrète et se subordonne le contexte en question »(Clot, 1999, p. 15).

Dans le même esprit, Pierre-Michel Menger (2009) remarque que, finalement, ce qui déplaît dans le travail, c’est qu’il ne nous laisse pas le choix : soit l’individu y est contraint pour subvenir aux nécessités vitales ou satisfaire le goût du luxe, soit il s’impose à lui de l’intérieur, guidé par une passion, un intérêt supérieur, un projet de vie. Et pour être accomplissement, il n’en est pas moins, un labeur. Aussi a-t-il cherché, dans ses travaux, à déterminer ce que pourraient être les principes de base d’un travail créateur ; un travail qui ferait que, comme nous y invite la maxime attribuée à Confucius, on aurait, en travaillant, l’impression de ne pas travailler – le plaisir sans le labeur - : « Choisis un métier qui te plaît et tu n’auras pas à travailler un seul jour de ta vie ». Selon lui, la recette se trouverait dans ce qu’il appelle le

« coefficient de variabilité du travail ». Le caractère routinier du travail ne pourrait pas et ne devrait pas être complètement effacé.

Ce serait l’équilibre entre parts de routine et parts de non-routine qui garantirait le plaisir de travailler. Une vie de non-routine est tout aussi invivable qu’une vie « machinale » : dans la non-routine, on a tellement de possibilités qu’on ne peut pas les épuiser et que chaque incarnation d’une possibilité serait un sacrifice ; une vie de routine, c’est un autre type de travail, c’est le fardeau.

Ainsi, ce serait le caractère imprévisible du travail, la non-garantie du résultat et du chemin, jamais écrit d’avance et toujours en tension – il parle d’un « arc de réalisation » - qui permettrait d’injecter de la non-routine et de l’excitation, dans un travail dont le cours et l’achèvement sont pourtant, souvent, anticipés a priori. Ici, l’écart entre le travail prescrit et le travail réel est moins une tare du travail que l’occasion pour l’individu d’un dépassement, d’une démonstration

créative, d’une victoire sur la routine : ce serait la tension, de séquence en séquence, de savoir si l’objectif sera ou pas atteint, qui permettrait de garder une motivation suffisamment forte pour avancer sans se fermer trop vite toutes les possibilités (Menger, 2009).

En psychosociologie, la notion de travail créateur est souvent associée à la notion de résistance-créatrice. La notion de « résistance » y est pensée positivement comme une voie possible de salut, individuel ou collectif, face à une situation de souffrance au travail. La résistance serait « un mélange de négation et d’affirmation, de conservation et d’invention, de réactivité et d‘activité́ »(Garcia de Araujo, 2013, p. 45).

Elle serait duale et impliquerait soit des résistances de « conservation », dites aussi « passives », « réactives », auxquelles seraient opposées des résistances « d’émancipation », dont la visée serait l’action, la trans- formation, la création. Dans la société actuelle, les premières auraient pris le pas sur les secondes, les initiatives individuelles et collectives étant de moins en moins rendues possibles, voire pensables, par une

« omniprésente oppression subtile et insidieuse » (Enriquez, 2009). La psycho- sociologie du travail refuse de s’en tenir à ce constat dont l’acceptation ne ferait par ailleurs que renforcer le jeu de cette oppression. Au contraire, il n’y aurait pas pour elle des résistances conservatrices d’un côté, opposées à des résistances créatrices de l’autre, mais des élans créateurs et vitalistes au sein même de résistances

“passives” et vice-versa. Elle vise à mettre ainsi en lumière une nouvelle forme de résistance, à ranger parmi les résistances du quotidien, souvent spontanées, rarement préméditées, qui se vivraient plus qu’elles ne se penseraient et qui se rencontreraient dans de nombreuses situations de travail. Ces expériences de résistance pourraient ou non aboutir à un mieux-être, d’où l’ambiguïté de cette notion (Lhuilier & Roche, 2009; Garcia de Araujo, 2011). Pourtant, si l’homme au travail est en résistance, ce ne serait « pas

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seulement parce qu’il a affaire à un réel qui résiste à sa volonté de transformation mais aussi et d’abord peut-être parce qu’il a affaire à un réel qui met en cause son effort de conservation, sa vie elle-même dans sa multiformité. Et aussi encore parce qu’il a affaire à un réel qui met en cause ses valeurs, ses normes, son éthique, sa dimension de sujet ». (Lhuilier & Roche, 2009, p. 8). Dès lors, l’idée de création peut être avancée car opposer une résistance à un donné n’est jamais pure négativité et implique toujours au contraire une part de créativité, reprenant un commentaire de Kojève interprétant Hegel :« Nier le donné sans aboutir au néant, c'est produire quelque chose qui n'existait pas encore »(Lhuilier & Roche, 2009, p. 10).

Ces différentes facettes d’un travail potentiellement humanisé, libérateur, créateur et vitaliste vont se dévoiler tour à tour dans les différentes expériences du travail que vont vivre les intermittents du travail et vers lesquelles nous allons nous tourner maintenant.

Les traits de l’insupportable au travail

Quand vient le moment d’expliquer des souffrances et/ou des ruptures individuelles dans des situations de travail, la tentation psychologiste, i.e. de n’en attribuer la cause qu’aux simples caractéristiques internes du sujet, est grande (Lhuilier, 2006b). Si tel était le cas, quelques entretiens, suivis de la passation de tests de personnalité, nous amèneraient à la conclusion que les intermittents sont des «j’m’en foutistes », des « fainéants », des « faibles », des

« inadaptés» au monde du travail. Or, il n’en est rien. Les intermittents du travail ont eu un parcours scolaire brillant et des débuts professionnels qui auraient été, à leurs dires, objectivement prometteurs : bonnes évaluations, progression salariale annuelle à deux chiffres, promotion statutaire rapide, etc. Aussi, il semblerait que les causes de cette souffrance soient à chercher plutôt du

côté d’un entre-deux : un entre-deux entre certaines défaillances de l’organisation et l’incapacité du sujet à y répondre, double-jeu qui s’incarne à travers deux caractéristiques centrales : 1. l’omniprésence d’une culture du stimulacre et 2. la liquéfaction de tout ce qui fait travail, en particulier son sens.

La culture du « stimulacre »

Le terme de « stimulacre » fait référence à l’ouvrage de Jean-Philippe Bouilloud, Entre l’enclume et le marteau : les cadres pris au piège (2012) dans lequel l’auteur dénonce le piège systémique qui enferme des organisations trop complexes dans des pratiques absurdes et non viables, piège auquel l’individu, tantôt victime, tantôt bourreau, adhèrerait sciemment tout en en subissant au quotidien les effets violents, inacceptables ou ubuesques ; des constats qui font dire à certains auteurs que la notion de servitude volontaire, mise en lumière au XVIème siècle par La Boétie pour caractériser l’ambivalence des élites face au pouvoir écrasant des dirigeants, est toujours aussi pertinente pour qualifier l’attitude ambiguë de ces cadres face à leur entreprise (Durand et Le Floch, 2006) :

Je crois qu’on a tous ressenti ça à un moment ou un autre. D’être sorti du cadre et de voir des gens qui s’agitent sur une scène dont on ne veut plus faire partie. S., tu parlais de tes apéros où tu voulais plus aller tellement t’avais peur de passer ta soirée à te foutre de leur gueule. Moi, c’était un peu pareil : je me rappelle être allé à un repas entre collègues un peu avant Noël. Ils ciraient tous les pompes du boss qui, bien entendu, avait choisi le resto, allait payer l’addition et profitait du repas pour monopoliser la parole et se féliciter des résultats annuels. Moi – bon faut dire que j’avais déjà démissionné donc j’étais dans une position plus confortable, et puis j’avais un peu picolé – en partant, j’ai lâché au boss qui m’a demandé si ça m’avait plu : oui, j’ai adoré la bouffe et le vin, tu crois que je serai venu pourquoi sinon ? – J’ai pas osé lui dire que c’était sûrement pas pour sa

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gueule, mais je crois que j’en avais pas besoin.

Il l’avait compris. »

Vincent, extrait du JdB, note 163, 19/06/2011 La culture du « stimulacre » semble ainsi, à travers le discours des intermittents aujourd’hui, l’un des éléments les plus problématiques du travail dans la grande entreprise contemporaine. Ce genre d’organisation demanderait à ses employés de « faire comme si » ils avaient beaucoup de travail, de « faire comme si » ils faisaient bien ce travail, de « faire comme si » ils aimaient et ils s’investissaient dans l’entreprise, de

« faire comme si » ils travaillaient en équipe, et de « faire comme si » ils ne voyaient pas que tout le monde dans l’entreprise « faisait comme si ». Certes, toute intégration dans un collectif implique en soi l’appropriation d’un système de valeurs, de codes et d’usages, à destination essentiellement « sociale », censé faciliter les échanges et le travail au sein du collectif, et en préserver l’unité. Ce système existe généralement avant que l’individu n’entre dans l’entreprise, évolue peu ou prou le temps qu’il y reste, et survit à son départ.

Si nous pensons l’entreprise comme un vaste collectif d’individus, alors ce système devient culture. Cette culture, élément vital pour la bonne santé d’une organisation, peut à revers s’avérer problématique pour l’individu qui n’adhère pas aux valeurs qu’elle porte, ou ce qui semble être plus le cas ici, à l’individu devenu lucide sur cette culture et qui en perçoit toutes les incohérences, notamment le profond décalage entre un discours aux valeurs lénifiantes – solidarité, collaboration, engagement, humanisme -, et des codes et usages qui signifient essentiellement son contraire.

Rituels de l’intégration, de la « propale », du

« coach », de la pause déjeuner, du pot de fin de semaine, norme du « devoir rester après 20h », ce sont autant de codes et de rites au service de cette culture. Nous avons souhaité partager avec le lecteur ici deux extraits éloquents recueillis en la matière.

La norme du « devoir rester après 20h » même si le travail est fait

Plusieurs, à l’instar d’André, ont insisté sur l’hypocrisie qui consiste à rester tard au bureau, pour « donner le change » en donnant à l’organisation l’image qu’elle attendait d’eux, celle de cadres surinvestis dans leur travail et donc engagés à 100 % pour l’entreprise :

J’ai jamais compris ni adhéré à cette norme du devoir rester après 20h pour paraître un bon bosseur. J’ai essayé de créer des émules en arrivant plus tôt le matin et en partant vers 19h tous les jours, en criant haut et fort qu’on me l’avait jamais reproché, sans succès. Le jour où j’ai quitté le taf, j’ai dit au revoir à tout le monde. Un pauvre type a eu le toupet de dire en faisant style de rigoler « Ah c’était toi le mec barré à 18h tous les jours… ça m’étonne pas que tu démissionnes ! ». J’avais envie de lui foutre une claque, mais j’ai rien fait. J’ai seulement pensé que j’avais de la chance de ne pas lui ressembler et que, même si j’ai été assez con pendant 3 ans pour rester dans la boîte, j’ai été moins con que lui à ne pas faire semblant de travailler et passer mes soirées au taf plutôt qu’avec mes potes.

André, entretien 9 La pause-déjeuner

Parmi ces rituels où la stimulation se donne en permanence en spectacle, la pause déjeuner apparaît, pour certains, la seule

« coulisse » (Goffman, 1956) pas toujours assurée d’être - il suffit qu’un manager se joigne à la troupe pour bloquer le processus - offerte à ces individus pour tomber les masques : quand les consultants sortent déjeuner entre eux « c’est le seul moment cool de la journée (…) les bouches se délient

10. Jargon utilisé dans les métiers du conseil et de la banque pour désigner une proposition commerciale, document généralement sous format Powerpoint, destiné à être présenté au client dans l’objectif d’emporter le marché et qui précise les objectifs et conditions techniques et financières de l’intervention envisagée.

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un peu » nous a confié Cynthia. On peut supposer qu’un enchaînement de journées – et parfois de nuits - où l’individu n’a de cesse de jouer la stimulation et qui n’offre que rarement des moments de décompensation de ce type puisse également, à la longue, contribuer à l’usure mentale de ces personnes :

Ils m’ont aspiré progressivement et exclusivement vers eux. Ils m’ont amené à éliminer toutes les choses parasites qui me faisaient du bien, pour que je me concentre et ne vive plus que pour ça. (…) « Parasites », du point de vue de ma boîte. Pour moi, c’était ce qui me faisait vivre et dont j’avais absolument besoin : le sport, les amis, la famille, la bonne bouffe. Je pense que c’est surtout ça qui m’a fait dégoupiller. De voir que j’avais plus le temps de m’investir à fond dans les choses qui me tenaient à cœur. Et de voir qu’il y avait d’autres personnes qui avaient eu le courage de vivre autrement pour avoir du temps pour ça.

Louis, entretien 8 La « liquéfaction » de tout ce qui fait travail et d’abord de ce qui fait son sens

L’autre caractéristique majeure de l’insupportable au travail est sa dimension évanescente, i.e. la brièveté de l’existence de tout ce qui se fait et se crée au travail – du produit à la relation ; constat qui fait écho au constat d’une certaine tendance sociale à la

« liquéfaction » de tout ce qui fait corps social (Bauman, 2007 ; Aubert, 2008). En d’autres termes, que ce soit sur sa dimension symbolique ou sur sa dimension relationnelle, tout travail, toute relation, que l’individu essaie de construire semblent avalés aussitôt concrétisés, dans le flot de ceux et celles qui vont suivre. On se trouve là dans une logique du « double-bind » dans laquelle l’individu est empêtré et se sait condamné à ne jamais pouvoir être totalement en mesure de répondre à la commande de travail : « à quoi ça sert si c’est

pour ne jamais en voir la fin ? »se demande Louis. Une frustration qui, au-delà de l’usure psychique, participe à la perte de confiance de l’individu en ses propres ressources créatives : « je suis effectivement devenu médiocre ». Il garde confiance en ses capacités intellectuelles « Je pense qu'aucun d'entre nous n'était médiocre – on était tous diplômés d’école d’ingé’ et on avait tous un BAC S avec mention », mais a perdu foi en l’entreprise et sa capacité à les utiliser à leur juste valeur. Le travail n’était valorisant que

« sur le papier ». Nombreux se plaignent de n’avoir été considérés que comme de simples opérateurs du tertiaire, interchangeables.

Ces observations rejoignent les conclusions de Gilles Amado sur l’emprise organisationnelle. Ce dernier montre en effet comment ces stratégies d’emprise déployées par les firmes visent à réduire l’altérité, neutraliser le désir d’autrui et réifier le sujet (Amado, 2008). Au-delà, la plupart évoquent un « dépérissement intellectuel », l’impression de n’avoir été « payés qu’à produire du vent ». Les anciens consultants rapportent que, « mis à part contribuer à alimenter la ligne heures facturées du compte de résultat du cabinet, ils ne voyaient pas très bien à quoi ils contribuaient ». Pourtant, les personnes interrogées voient dans la possibilité d’apprendre d’abord, celle de pouvoir faire preuve d’initiative dans leur travail ensuite, deux motivations fondamentales.

Si le discours porté par les intermittents du travail sur l’entreprise n’est pas nouveau et va dans le sens des dérives du travail des cadres aujourd’hui bien connues (Le Goff, 1996, 2003 ; Vidaillet, 2006 ; Bouilloud, 2012), ce qui est nouveau cependant est la réponse qu’ils ont apportée au malaise, et qui va au-delà d’une résistance « décaf » (Contu, 2008) comme pourrait être perçue l’action de ceux qui quittent une organisation

« stimulacre » pour rejoindre d’autres secteurs d’activités, ou pour s’installer à leur compte dans le même type d’activités. Les intermittents, eux, ont fait un choix plus radical, que certains pourraient qualifier de

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fuite en avant, mais un choix dont on ne peut s’empêcher de reconnaître l’issue vitaliste : celle de la construction d’un nouveau rapport au travail, dans l’espoir de mettre un terme à la vie « machinale » et d’inaugurer la vie

« créative », dans le sens de Winnicott. La partie qui suit vise à présenter l’expression de cette vie créative dans le travail.

La re-création du travail

À leur arrivée sur la côte sud landaise, les intermittents ne se lancent pas d’emblée dans la re-création d’un travail qui leur ressemble, phase ultime de leur créativité que nous qualifierons de créativité

« offensive ». Aujourd’hui, tous d’ailleurs ne sont pas (encore ?) rentrés dans cette logique. Une étape première et transitoire leur a permis d’installer et de façonner leur envie de travail autrement. Durant cette phase, les intermittents du travail vont multiplier les expériences de travail en les choisissant radicalement différentes de celle(s) connue(s) précédemment : ainsi, ils vont enchaîner les « petits boulots » et alterner avec des périodes de non-emploi, essentiellement dédiées aux voyages, au travail-à-côté11(bricolage, photo, musique) et aux loisirs (sports de glisse principalement).

Durant cette phase, ils vont faire preuve d’une créativité que nous qualifions de

« réactionnelle » où, par réaction au traumatisme de sa précédente expérience, l’individu va chercher à vivre son exact opposé.

Un travail créateur en transition L’observation de cette phase de transition nous a permis de repérer quatre tactiques communes et dominantes. Ces tactiques vont se pérenniser au fur et à mesure que les intermittents du travail multiplient les expériences de travail.

Tactique n°1 : prendre l’activité-travail pour la seule chose qu’elle est sûre de pouvoir garantir, i.e. un emploi alimentaire…

La première tactique consiste à réduire le travail à sa simple dimension utilitaire, i.e.

pourvoyeur d’un revenu, sans nourrir aucune autre attente à son égard. Ainsi, ils optent pour des emplois ditsnon-qualifiés (ouvriers du bâtiment, préparateurs de commande, serveurs, hôtesses de caisse, gardiennage, entretien, etc.) pour lesquels la tâche est claire et circonscrite, la rémunération transparente (rémunération au nombre d’heures réellement travaillées, sur la base d’un salaire horaire convenu au départ), l’investissement bien délimité dans le temps (CDD, intérim), le produit tangible (ex : l’ouvrier construit une école) et l’utilité sociale facilement palpable (ex : permettre l’accès à l’éducation dans l’exemple de l’ouvrier). L’intermittent pense de la sorte se protéger de la désillusion : en réduisant l’objet du travail à une seule dimension, la dimension utilitaire, de loin bien plus facile à satisfaire que sa dimension expressive, le risque de déception s’épuiserait.

Tactique n°2 : faire travailler son corps, plus qu’un plaisir oublié, un besoin…

Mais le travail est-il si facilement dissociable et réductible à une seule dimension ? L’intermittent fait vite l’expérience que non.

Première surprise, il se rend compte que même le travail non qualifié peut être source de plaisir. Parce qu’il fait appel à un instrument jusque là peu mobilisé – le corps - , l’intermittent découvre le plaisir d’expérimenter son « Moi-Peau »,

« dimension vitale de l’expérience humaine » selon Didier Anzieu (1995). Alors que dans son ancienne vie, l’intermittent, plus habitué à faire marcher sa tête que ses jambes, arrivait à ne plus sentir son corps, qui de fait était sorti de son champ de préoccupations, il

11. Expression empruntée à Florence Weber, sociologue, qui, dans son ouvrage éponyme, s’interroge sur la nature et le rôle du travail « non officiel », i.e. sans cadre réglementaire ni forme de compensation classique, réalisé dans et en-dehors du travail, pour compléter le revenu du foyer (cf. F. Weber. 2009 (1989). Le travail à-côté. Une ethnographie des perceptions. Paris, Editions de l’EHESS).

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reprend peu à peu la mesure du potentiel de cet instrument à travers les diverses expériences « manuelles » qu’il est amené à réaliser dans le cadre de ses nouvelles activités de travail (et hors travail) et au travers desquelles il éprouve physiquement la pénibilité de l’effort : par le corps mobilisé, il se sent vivre. Prenant désormais conscience du réel de son corps, et donc de son usure inéluctable, il l’entretient, le pare, le nourrit.

Le corps devient, au-delà d’un instrument de travail, le symbole et la porte d’entrée de sa nouvelle vitalité. Il découvre ensuite qu’un travail pénible physiquement a le mérite d’occuper l’esprit et d’éviter de le polluer avec des « pensées négatives »et « contre- productives ».

Tactique n°3 : répartir le risque en multipliant les sphères d’investissement On voit donc que le travail, en tant qu’activité vitaliste n’est pas nié, mais que l’intermittent préfère ne pas faire reposer sur lui seul la responsabilité de sa santé psychique.

Il s’investit alors dans d’autres sphères, grâce au temps dégagé sur le travail : surf, voyages, artisanat, musique, etc. Il trouve dans d’autres activités, non rémunérées, matière à combler ses attentes expressives. Cette stratégie de répartition du risque permet de compenser les déséquilibres qui surviendraient éventuellement dans une sphère et ainsi préserver sa santé psychique, corroborant par là la thèse de l’inter-construction des milieux de vie, soutenue par l’École de Toulouse (Curie et Hajjar, 1987 ; Curie et Dupuy, 1994) et reprise aujourd’hui par d’autres chercheurs faisant, sur le terrain, le constat de cette nouvelle réalité du travail, i.e. la fin de son monopole dans la vie de l’individu : « La jeune génération confirme l’évolution vers une conception « poly- centrique » de l’existence, c’est-à-dire une conception de la vie et un système de valeurs organisés autour de plusieurs centres (le travail, la famille, les relations amoureuses, les loisirs, l’engagement…), l’équilibre des centres appartenant à chacun » (Méda &

Vendramin, 2010).

Tactique n° 4 : établir des règles de vie au travail en accord avec leurs valeurs – Être intermittent du travail, c’est une « carrière » (Becker, 1963)!

Autre conséquence des désillusions de leur ancien travail, les intermittents ont besoin de se sentir soutenus et reconnus par un collectif de travail qui leur ressemble, en lieu et place du collectif factice, au sein duquel ils avaient l’impression d’évoluer auparavant.

Ainsi, par l’instauration de règles informelles, à fortes valeurs prescriptives12, ils vont peu à peu reformer un collectif de travail qui ne s’appliquerait plus à une profession, dans un contexte organisationnel bien circonscrit, mais transcenderait la profession et l’organisation pour s’appliquer à un mode d’être et de faire au travail, acquis et façonné par les activités-travail et hors-travail. En ce sens, être intermittent du travail pourrait se définir comme une « carrière13 » au sens Beckerien du terme. Ces règles s’articulent essentiellement autour des problématiques de la reconnaissance et des relations interpersonnelles. En effet, blessés par le manque de reconnaissance dans leur ancienne situation travail, malgré les instruments formels qui auraient du la soutenir – diplôme, méthodes d’évaluation de la performance, rémunération et promotion -, les intermittents vont refonder une politique de reconnaissance qui leur semble plus à même de reconnaître la qualité réelle de leur travail et leur qualité de sujet.

12. En effet, plusieurs observations réalisées sur le terrain, mais dont la description serait hors-champ de cette communication, ont révélé que celui qui ne respecterait pas ces règles est sanctionné socialement, voire exclu.

13. En effet, Becker, dans Outsiders(1963), entend la notion de « carrière » dans une perspective plus large que la conception classique, qui s’applique uniquement au monde professionnel, et qui la définit comme une succession d’emplois occupés par un individu. Pour lui, cette notion transcende le monde du travail, c’est un processus de changement de statut ou de position qui peut se rencontrer et être analysé dans toutes les sphères de la vie sociale. Il s’agit à la fois d’un processus d’apprentissage d’une pratique et d’un changement de l’identité sociale, et s’applique en ce sens parfaitement au cas des intermittents du travail.

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