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LE MÊME ET L AUTRE, BRÈVE HISTOIRE DE LA RENCONTRE

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Academic year: 2022

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LE MÊME ET L’AUTRE, BRÈVE HISTOIRE DE LA RENCONTRE

Mazarine Pingeot

Dans un texte sur le sexe et la transcendance, l’auteure de Théa rappelle que rencontrer, ce n’est pas répéter : rencontrer, c’est répondre.

J’

aime dans les mots les sens opposés qu’ils portent en eux.

Ainsi, la rencontre est-elle tout à la fois l’occasion ou le hasard, et le fait d’aller intentionnellement au-devant d’une personne ; le contact (entre deux atomes), et le combat. Ne parlait-on pas de « rencontres » à l’occasion de duels ? Tan- dis qu’aujourd’hui la Toile est saturée de sites de « rencontres » où il n’est nullement question d’affrontement. Quoique.

C’est bien dans cette tension pourtant que se loge la rencontre, la seule vraie, celle qui, à la croisée de deux lignes de vie, infléchit le des- sin. Le tracé en est physique, la boule de billard change de direction lorsqu’elle en rencontre une autre, mais peut-on envisager un point de contact qui au lieu d’éloigner rapproche et impose aux deux billes de continuer leur chemin de conserve ? Certes, la ligne parallèle est plus éloignée encore de la rencontre que n’importe quelle tangente, aussi

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la métaphore physique ne fait-elle que repousser la figuration possible d’une rencontre amoureuse. Et peut-être n’y a-t-il pas, dans la nature, de véritable « rencontre ». Peut-être que les lois physiques l’empêchent, et qu’il faut s’y soustraire pour vraiment rencontrer. Peut-être même qu’il faut se soustraire à toute forme de loi pour rencontrer l’autre.

À cet égard, la rencontre amoureuse est un objet d’étude privilé- gié : elle voudrait s’extraire tout à la fois du social et du naturel, pour atteindre autre part, cet espace métaphysique ou surnaturel, qui se crée en même temps qu’elle. Un arrière-monde.

Un autre monde. Mais à travers elle, je vou- drais en réalité décrire au plus près la struc- ture d’une rencontre qui transforme, qu’elle

soit d’amitié, intellectuelle ou artistique : l’amour est l’autre nom pour dire la très fine relation entre soi-même et l’autre, où l’autre est plus souvent soi-même que l’alter ego, où l’autre est aussi l’autre que lui- même, et me fait aussi bien devenir autre. Échange mouvant d’altérité et d’identité qui rendrait compte à la fois du point de contact, de la fusion, du combat, et du « couple ». Pour faire couple, il faut se ren- contrer. Mais rencontrer qui ? Soi-même en même temps que l’autre ? Et qui chez l’autre ? Son corps, le point de contact ? Son histoire ? À travers un échange de narrations ? Ou ne rencontre-t-on chez l’autre que ceux qu’on a déjà connus, qu’on a déjà aimés – modèle de la répé- tition, les schémas œdipiens qui écartent tout espoir d’authentique rencontre, puisque répéter, ce n’est pas rencontrer ?

Dans la rencontre, il y a cet élément irréductible de nouveauté ou d’altérité radicale, comme on le dirait de Dieu. Dieu, justement. Car pour moi, celui qui a le mieux décrit la rencontre, c’est René Des- cartes, oui, le héraut du mécanisme et du dualisme auquel on le réduit – et à sa suite Emmanuel Levinas, qui a commenté et poétisé cette

« idée de Dieu » que j’ai sans l’avoir produite. Pour moi, qui ne suis pas très versée en religion, Dieu est le nom de l’Autre. Cette transcen- dance suffit. Je suis romancière, pas théologienne. Mais qu’importe le nom qu’on donne à ce qui n’est pas soi et qui n’est pas du monde, qu’importe que ce qu’on ne peut décrire on ne puisse le nommer, parce qu’il précède sa saisie, sa compréhension, sa description et son

Mazarine Pingeot est professeure agrégée de philosophie et romancière. Dernier ouvrage publié : Théa (Julliard, 2017).

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littérature

baptême. La rencontre est première et la pensée toujours s’y abîme à vouloir la déterminer et la ramener à ce qu’elle connaît – son champ qui empêche la surprise, son champ de maîtrise.

Alors oui, cette chose qu’est la rencontre est impossible à penser, car la pensée réduit, récupère et rattache au même. La pensée, lorsqu’elle

« rencontre », explique et détermine, la pensée possède, et transforme ce qui n’est pas elle en matière à penser. La pensée s’arrête devant une musique ou un livre, elle s’arrête aussi devant un corps. Elle mène au seuil, puis elle s’arrête. Après, elle pourra toujours essayer d’y revenir, et y puiser son énergie, sa source. « Mais que peut-on chercher d’autre que de la conscience et de l’expérience – quoi d’autre que du savoir – sous la pensée, pour que, accueillant la nouveauté de l’absolu, elle ne la dépouille pas de sa nouveauté de par son accueil même ? Quelle est cette pensée autre qui – ni assimilation ni intégration – ne ramè- nerait pas l’absolu dans sa nouveauté au “déjà connu” et ne compro- mettrait pas la nouveauté du neuf en le déflorant dans la corrélation entre pensée et être, que la pensée instaure ? (1) » Oui, tiens, comment rencontrer l’absolu, puisque à le rencontrer on le relativise ? Comment rencontrer l’autre sans vouloir l’enfermer dans un désir de possession, de connaissance, de tranquillité ; sans le désir qu’il soit à moi, dans mon corps, mais n’échappant pas non plus à mon emprise ? et qu’il devienne peu à peu moi, cet autre, que je n’aimais pourtant que parce qu’il était autre.

Ce qu’il faudrait, dit Levinas, c’est une pensée « où ne seraient plus légitimes les métaphores mêmes de vision et de visée », une pensée qui relie sans relier – car relier, c’est rendre les termes commensurables.

Aimer, n’est-ce pas maintenir l’incommensurable dans le commen- surable ? « Exigences impossibles ! À moins qu’à ces exigences ne fasse écho ce que Descartes appelait idée-de-l’infini-en-nous, pensée pen- sant au-delà de ce qu’elle est à même de contenir dans sa finitude de cogito, idée que Dieu, selon la façon de s’exprimer de Descartes, aurait déposée en nous. » Cette idée de l’infini n’est pas une négation du fini.

« L’infini à la fois affecte la pensée en la dévastant et l’appelle : à travers une “remise en place”, il la met en place. (2) » L’autre m’appelle, je ne fais que répondre – rencontrer c’est répondre. Mais l’appel ne vient

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pas de l’autre à proprement parler, il vient du fait qu’il est autre, et non lui-même. Il m’attire vers ce non-lieu, cet ailleurs, où nous pour- rons nous rencontrer. Ce hors-de-moi, où m’installe parfois la colère, mais aussi son inverse. Ce hors-de-moi qui devient terrain commun.

Sans quoi, c’est la guerre de tranchées. Il y a un vainqueur, et il y a un vaincu. C’est dans le no man’s land qu’on évite d’être assigné à ces places. Un no man’s land qu’on pourrait appeler l’intime – mais pas comme s’il précédait la rencontre : l’intime est ce qui est dessiné par la rencontre, il en est la conséquence.

Parfois, l’évidence de la rencontre l’obscurcit : elle demeure alors ce qui ne se laisse pas prendre, et tout en étant effleurée, manifeste son irréductibilité à toute prise. Ce qui peut être caressé et se dérobe à la caresse, en s’offrant pourtant comme à caresser.

On rencontre des hommes, des femmes, on rencontre des poètes et de la philosophie, on envisage même des compagnonnages au long cours, on peut aussi les connaître sans jamais les rencontrer. Il ne suffit pas de croiser quelqu’un pour le rencontrer, il ne suffit pas de lire un texte pour le rencontrer. Mais alors quoi ?

Rester en sa base, ou « droit dans ses bottes » pour reprendre une expression à la mode, qui signifie épouser son image et ne déroger à aucun des clichés qui la dessinent et la pétrifient ; accumuler l’érudi- tion ou les conquêtes, sans jamais se transformer soi-même, jouer à être celui que les autres voient, jouer à coller à soi-même. Et ne jamais rencontrer. Car pour rencontrer il faut faire ce pas de côté, cet écart infime qui crée la différence. Peut-on rencontrer autre chose que de la différence ? On triche avec les différences, elles aussi, on les ramène à du même. Il y a des différences anecdotiques, j’aime le vin rouge, ah ! moi, le vin blanc – différence de degré, inessentielle ; de la cosmétique.

Mais la vraie différence ? Celle qu’on ne peut voir que si l’on s’est déplacé soi-même ? Celle qui met en danger ?

Et puis il y a la nouvelle manière de relation. La contemporaine.

Celle qu’a recouvert le mot « communication », balayant à grands frais celui de dialogue. La rencontre organisée, comme les familles dési- reuses de faire alliance – mais là ce n’est plus la famille à laquelle l’indi- vidu devait se soumettre, ce sont les algorithmes, qui ne cherchent plus

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littérature

d’alliances stratégiques : plus ambitieux, ils redessinent un monde qui consacre le « mème ». On a pu dénoncer en France ce qu’on appelle le communautarisme. Mais la communauté est pourtant le modèle dominant et structurel de la Toile et des réseaux sociaux. Qui se res- semble s’assemble, disait l’adage. Aujourd’hui, les « matchs » se font entre semblables, comme le démontrait de façon aussi absurde qu’ad- mirable The Lobster, de Yorgos Lanthimos avec Colin Farrell et Rachel Weisz entre autres excellents comédiens ; ce film où les célibataires sont pourchassés par la société et tentent leur dernière chance dans un ancien pensionnat anglais dirigé d’une main de fer par une directrice castratrice organisant pour eux la possibilité de se « reconnaître » plus que de se rencontrer : car le principe du couple est fondé sur « le point commun », aussi anecdotique soit-il – saignement de nez ou cheveux soyeux, myopie ou léger boitement. Et si les hommes et les femmes esseulés ne trouvent pas chez l’autre l’identique, ils sont transformés en un animal qu’ils ont tout de même la liberté de choisir. Les sites de rencontres fonctionnent sur le même modèle, et tous les réseaux

« sociaux », qui rassemblent les gens qui se ressemblent, détruisent à mesure la possibilité non seulement d’une mixité sociale, mais tout simplement d’une rencontre.

Levinas parlerait sans doute d’une immanence sans fin. C’est le principe même du réseau – des communautés dont le ferment est l’identité, jamais le divers. Et si la rencontre authentique en appelle à une transcendance minimale, alors on voit mal comment la nouvelle industrie amoureuse – détruisant la possibilité même de l’altérité – pourrait faire émerger des rencontres.

C’est que la rencontre a pris le pas des évolutions contemporaines : elle se consomme, comme la culture, comme la politique. Amazon me proposait l’autre jour un livre de cuisine italienne et un ouvrage d’André Green ; puis, aimable, me suggérait d’aller m’aventurer au-delà, car ceux qui avaient aimé André Green avaient acheté récemment un livre de Donald Winnicott, lesquels avaient précédemment aimé un livre sur les enfants autistes, lesquels avaient été passionnés par Cinq leçons sur la psychanalyse, mais aussi par la fabrique artisanale de sorbet et Com- ment faire son pain chez soi sans machine. J’ai dans un premier temps été

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reconnaissante de l’attention personnalisée qui m’était portée, puis de l’ouverture à laquelle m’engageait mon marchand de livres, et peut-être même à la communauté qu’il me faisait miroiter. Amazon ne propo- sant pas encore d’hommes et de femmes à livrer, je m’en suis tenue aux rencontres virtuelles par goûts interposés. Il suffit de se débarrasser des dernières médiations pour rencontrer celui qui cuit la pasta al dente tout en lisant du Freud dans le texte – et ceci gratuitement qui plus est.

Amazon me connaît bien. Et je parle de lui parce que je n’ai pas l’usage d’Adopteunmec.com, de Tinder ni des avatars de Meetic. Après tout je suis en couple, qu’est-ce que je viendrais traîner au supermarché du cul ? Cela n’empêche, me susurreraient certains amis, et d’ailleurs, tu as vérifié que ton mec n’y est pas ? Car j’appartiens au genre de fille qui s’excite du récit de la golden shower pratiquée la veille par son meilleur pote lors d’une « rencontre » dégottée sur Grindr, et passe du coq à l’âne au Dieu-qui-lui-vient-à-l’idée, parce que le pote en question a fait le tour des bites et des ceintures abdominales qu’on peut collectionner sur l’appli Android du site, et qu’il a envie d’absolu. Il faut dire que le corps découpé et offert – apparemment de façon métonymique – engage à la simple consommation. Car la synecdoque n’en est pas vraiment une : ce n’est pas le sexe en érection pour signifier la personne comme la partie renvoie au tout, le toit à l’habitat ou les voiles au bateau. Non, les hommes ou les femmes sont véritablement morcelés, afin d’être consommés, comme les parties du cochon mises sous vide, à tel point qu’il devient impossible de les rattacher au corps d’origine. Deux per- sonnes en ces conditions peuvent difficilement se rencontrer – et leurs corps eux-mêmes sont empêchés de rencontre.

Le sexe et la transcendance devraient pourtant faire bon ménage.

Après tout – et puisqu’il est question de trope, le sexe signifie la ren- contre des corps, la vraie, celle qui fait croire en la fusion parfaite et diffuse autour d’elle les arômes du sentiment amoureux, quelle que soit sa nature.

Mais l’un est plus sujet à la consommation, et de ce fait plus fra- gile : racketté par le néolibéralisme, il perd même ses espaces de trans- gression. Bientôt, il aura son pavillon à Disneyland. Et des panoplies couilles épilées seront vendues à l’entrée à côté de godemichés custo-

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littérature

misés. Habillé comme ça, pas facile de rencontrer quelqu’un, à part pour jouer à touche-pipi entre deux fous rires – c’est tellement bon, l’enfance.

Alors que l’infini, même Steve Jobs n’aurait pas pu le designer. Et si la Silicon Valley le cherche à grand renfort de pensée, convoquant la science la plus aboutie, la plus élevée, la plus technique, c’est qu’elle n’a pas compris la nature de cette altérité : celle précisément de ne pas en avoir, de nature, et de ne jamais se laisser ramener au champ du même, celui où nulle rencontre n’est possible.

1. Emmanuel Levinas, Du Dieu qui vient à l’idée, Vrin, 1992, p. 8-9.

2. Idem, p. 108.

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