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Corps scarifié, adolescence marquée

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-01503075

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Submitted on 12 Jun 2017

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Fanny Dargent

To cite this version:

Fanny Dargent. Corps scarifié, adolescence marquée. Adolescence, GREUPP, 2010, Corps marqués, 2 (38), pp.131-143. �10.3917/rfps.038.0131�. �hal-01503075�

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FANNY DARGENT

Corps scarifié, adolescence marquée

L’attaque contre le corps en jeu dans le recours aux scarifications à l’adolescence est à certains égards paradigmatique de ce que l’on peut rencontrer dans la clinique contemporaine, à la croisée des différents modèles psychosomatiques qui se sont attachés à expliciter l’investisse- ment morbide du corps, à partir du postulat métapsychologique du lien entre corps et inconscient. Si l’expérience du corps est indissociable de l’expérience de l’âme, les remaniements profonds inhérents à la puberté exacerbent cet entrelacement au risque, extrême, de la dépersonnali- sation. La force du courant pulsionnel vient bousculer, sinon heurter, la scène intérieure, fragilisant l’organisation défensive préexistante. Si l’enjeu principal du passage adolescent concerne l’intégration de la représentation du corps sexué dans ses liens à l’organisation fantasma- tique, celle-ci ne peut se faire sans encombre. La crise d’adolescence en témoigne dans son caractère d’organisateur. Lorsqu’à celle-ci fait place le breakdown, sur un versant symptomatique bruyant ou silencieux, les aménagements précaires prennent le relais, cherchant dans l’urgence des modalités de traitement de l’angoisse. La sensori-motricité est alors souvent engagée, à corps perdu, dans une lutte visant à négocier voire suspendre cette proximité brûlante, entre corps et psyché.

L’augmentation récente des diverses pratiques d’inscriptions cor- porelles est à situer dans le contexte d’une évolution socioculturelle en Occident. Depuis ses racines, dans les années 1960, au cœur de certains milieux artistiques avant-gardistes privilégiant le corps comme support de création (body brt), les pratiques se sont étendues dans la popula- tion adolescente. La déferlante des petits tatouages tribaux ou anima- liers, dans les années 2000, évoque une signature narcissique qui semble répondre au besoin d’articulation paradoxale entre désir de singularité et désir d’appartenance au groupe des pairs. Être à la fois Unique et

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Même, dans une tension narcissique et objectale qui cherche à aména- ger une voie supportable entre la pression fantasmatique œdipienne et l’inconnu de l’autre sexe. L’investissement de la surface du corps est à hauteur de ce que le miroir renvoie à cet âge de potentiellement dénar- cissisant et angoissant. Si elle ne peut être exclue de cette prise en compte de l’évolution sociétale, la pratique des scarifications chez les adoles- cents rencontrés dans le cadre d’institutions de soins se situe toujours du côté de la morbidité comme expression d’une souffrance patente et d’une désorganisation plus ou moins profonde. Le corps est avant tout attaqué. Et cette attaque est « en rapport avec l’importance qualitative et quantitative des failles du moi-peau.1 » La marque peut devenir secon-

dairement objet de transactions avec l’entourage lorsqu’elle est exhibée dans un jeu de cache-cache entre demande d’amour infiltrée de destruc- tivité et repli autarcique désobjectalisant. Elle appartient au langage du corps, privilégié à un âge où la parole a tendance à être saturée de pul- sionnalité. Si leur caractère transnosographique exclut toute explication réductrice, ces pratiques interrogent de façon privilégiée les processus engagés dans l’articulation entre corps et psyché. Celle-ci peut se lire dans un rapport analogique (déplacement) d’exclusion ou métaphori- que. Dans le premier cas, désordre, du corps et de l’âme se répondent, l’un se proposant comme support d’expressivité de la conflictualité de l’autre. Dans le second, l’atteinte du corps traite celle de l’âme. Enfin la relation métaphorique s’étaie sur les racines sensori-motrices de l’orga- nisation du moi (moi-peau). À cela s’articule la question de la force et du sens, soit la prévalence qualitative et quantitative engagée. C’est à partir de situations cliniques issues d’une pratique hospitalière2 que je propose

d’interroger les croisements des différents modèles psychosomatiques dans le cas singulier des scarifications.

ENTRE SOUFFRANCE ET ExCITATION

Adolescente d’origine laotienne, Lucie est adressée par l’infirmière scolaire chez laquelle elle se réfugie fréquemment, notamment pour faire soigner ses scarifications. C’est une jeune fille qui présente une organisation hystéri- que marquée par une symptomatologie abandonnique. Elle dit souffrir d’un manque de communication avec ses parents en même temps qu’elle reconnaît s’isoler. Le départ récent des deux aînés l’a beaucoup affectée. Ses relations

1. D. Anzieu, 1985, p. 56.

2. Service de pédopsychiatrie du Dr S. Berdah, Centre hospitalier R. Ballanger, Aulnay-s/s-Bois (93).

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avec les garçons cristallisent un double mouvement de séduction/persécu- tion, chargées d’excitation, d’angoisse et de souffrance. Elle dit se scarifier lorsqu’elle « se rejette tout sur elle » ; la dernière fois après une dispute avec un garçon, aimé, qui l’a vexée en parlant de sa fragilité. Après plusieurs mois pendant lesquels les séances se déroulent sous le signe de la plainte autour de ses relations compliquées avec les garçons, Lucie rapporte, non sans résistance, un épisode psychosomatique de l’enfance dont elle conserve un souvenir traumatique chargé de honte. À l’âge de 7 ans, elle déclare une allergie cutanée sous forme de « plaques rouges sur tout le corps » puis un herpès au niveau du visage. De nombreux traitements ponctués d’examens en milieu hospitalier se succèdent alors. Elle se souvient des angoisses de mort et d’abandon ressenties lors des visites à l’hôpital, de l’excitation douloureuse de sa peau, des grattages incessants en même temps que la prégnance d’une culpabilité ressentie massivement ; les frais médicaux engagés pour ses soins restent pour elle à l’origine des difficultés financières de ses parents qui ont contraint la famille à deux déménagements. À cela s’ajoute l’apparition de souffrance dans ses relations sociales du fait du regard qu’elle sent porté sur sa peau rougie et altérée. C’est moi qui lui proposerai un lien entre l’épisode somatique de l’enfance et la pratique actuelle des scarifications, parce que la culpabilité y était dans les deux cas mise en avant de façon manifeste. Lucie acquiescera en précisant qu’à l’époque, elle n’avait pas choisi de souffrir et que maintenant, oui.

Cette histoire d’adolescente aurait pu paraître banale, la pratique des scarifications l’était beaucoup moins. Sans qu’il soit possible de préciser la qualité de l’épisode somatique de l’enfance et l’éventualité de troubles précoces de la relation mère-enfant, il constitue un point de fixation et de frayage. Les nombreux soins qu’avait nécessités l’af- fection cutanée avaient pu favoriser la constitution d’une enveloppe érotisée sur un mode masochiste. Celle-ci se trouve réinvestie (pas tout à fait sur le modèle de l’après-coup puisqu’à l’époque quelque chose du traumatisme avait déjà opéré) suivant un double mouvement de régres- sion narcissique et de retournement de la passivité en activité. À la fois enveloppe de souffrance et d’excitation (A. Anzieu, 1987), elle vient contre-investir un vide dépressif tout autant que protéger d’une excita- tion angoissante difficilement négociable. La culpabilité manifeste liée à l’épisode somatique puis aux scarifications leur donne une valeur auto- punitive et indique leur tissage possible avec la conflictualité refoulée du sexuel infantile (Lucie avait fait des recherches sur Internet mue par l’interrogation anxieuse concernant une éventuelle « transmission génétique de cette maladie à [ses] futurs enfants »). À la manière de Peau d’Âne, le corps est désérotisé, condensant l’autopunition liée à

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la sexualité et les désirs de satisfaction régressive d’être maternée et soignée. L’évocation du souvenir traumatique semble venir faire écran à l’activité sexuelle infantile mais la prégnance des sentiments de honte évoque toutefois l’infléchissement narcissique de l’organisation. C’est le lien proposé entre les deux formes d’atteintes de la peau qui permet à Lucie de se dégager du récit actuel de ses difficultés relationnelles pour renouer peu à peu avec la scène intérieure. Au fil des séances, les angoisses de perdre l’amour de la mère se précisent, enracinées dans une culpabilité anxieuse concernant la sexualité. Lui revient également le souvenir d’une séparation précoce, oubliée, lorsque, âgée de 2 ans, elle fut placée quelques mois chez une tante. Lucie peut parler du refuge qu’elle trouve dans d’interminables rêveries de satisfaction régressives où elle s’imagine vivre entourée par « des grands frères et sœurs, sans les parents ». Cette capacité de rêverie autoconsolante, qui la protège de la double confrontation aux angoisses de séparation ainsi qu’à cel- les liées à la reviviscence œdipienne (par le déplacement effectué des parents à la fratrie, à l’abri du bruit de la scène primitive), indique le maintien d’une organisation défensive relativement préservée, notam- ment en ce qui concerne la qualité de contenance. Les frontières du moi bénéficient à la fois du maintien des forces refoulantes et de la capacité à recourir à un mouvement de projection protecteur en situant à l’ex- térieur l’agent excitant (les garçons de la cité).

L’attaque de l’intégrité corporelle comme réponse à une culpabilité envahissante laisse cependant présager de la force d’un noyau mélanco- lique. À travers l’attaque de son corps, Lucie ne cherche-t-elle pas à atta- quer l’objet, évitant en cela la confrontation aux affects ambivalenciels nécessaire à l’élaboration de la perte ? Lucie mit fin à son suivi à l’occa- sion des révisions du baccalauréat, manière d’évitement transférentiel fréquent à l’adolescence, suivant le double versant de la séduction et de l’abandon ; l’utilisation qu’elle put en faire permit un certain relâche- ment des liens avec un surmoi cruel, notamment par l’élaboration d’un fantasme ayant trait à l’interdit maternel concernant la sexualité. Il lui permit également de raccrocher ses investissements scolaires et inaugura une recherche sur l’histoire familiale.

S’il peut ici s’apparenter au symptôme conversif, pris dans les conflits hystérogènes de la puberté, l’attaque active du corps témoigne cepen- dant d’un débordement hors psyché. Celui-ci peut, dans certains cas, se radicaliser. L’urgence est alors à la réassurance des frontières et les scarifications semblent se réduire à une ultime ligne défensive qui tente de parer aux risques d’effondrement.

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BLESSURE ET SUTURE

Lise a 14 ans. Je l’ai suivie pendant plusieurs années, de façon irrégulière du fait de sa difficulté à supporter le cadre. C’est une jolie jeune fille qui met en valeur une féminité apparemment assumée sur un versant très nar- cissique. Tout, dans son apparence, semble avoir été l’objet d’un soin minu- tieux, amoureux. Elle a toujours été une excellente élève jusqu’à la chute récente de ses résultats. Lise consulte sur les conseils de l’assistance sociale du collège à qui elle a confié différents symptômes dont la pratique de scari- fications. Lors de notre première rencontre, elle s’assoit et me gratifie d’un sourire « commercial » puis me demande comment je vais. Plus tard, elle fait la remarque, avec cette même légèreté qui abolit toute distance et toute diffé- rence entre nous, qu’elle a eu et perdu la même montre que moi. Je resterai longtemps perplexe devant cette adolescente qui présente un fonctionnement opératoire manifeste et face à laquelle je ressens une angoisse vague diffici- lement représentable. Son discours s’en tient au plus près du récit de menus faits du quotidien qu’elle évoque avec le même sourire sans âme. Une fois seulement, elle parle des scarifications qui lui permettent d’évacuer la sur- venue d’un sentiment de rage, sans qu’aucune représentation n’y soit rat- tachée. Après plusieurs mois d’un suivi ponctué par de fréquentes absences qu’elle n’annonce jamais, j’apprends qu’elle s’est coupée avec suffisamment de violence pour nécessiter une chirurgie. Un mois plus tard, elle récidive et me fait le récit excessivement banalisé du contexte de ces brusques passage à l’acte. La première fois, seule dans sa chambre, elle regardait les photos d’une soirée entre amis et s’est sentie « bizarre, détachée ». La seconde fois, elle était au lycée, elle avait mal au ventre et se sentait fatiguée alors elle est rentrée et s’est coupée avec de vieilles boîtes de conserve. Ces deux pas- sages à l’acte sont suivis par un authentique énoncé où Lise dit ne pouvoir parler dans ses séances de ce qui est pour elle important. Un peu plus tard, elle parle de la séduction dont elle a été victime, enfant, par son grand-père qu’elle continue à voir quotidiennement puisqu’il habite à côté1. De ces visi-

tes, elle dit son impression qu’il ne s’agit pas du même homme sauf à de brefs moments où « il y a des regards ». Peu à peu, malgré la prégnance du fonctionnement opératoire, Lise peut exprimer certaines représentations ayant trait à ses objets d’amour infantiles ainsi que ses difficultés actuel- les concernant la sexualité. Il faudra deux années avant qu’elle ne puisse renouer avec une activité onirique sur laquelle elle peut se pencher. Elle rapporte un cauchemar récurrent de cette période qui organise une scène de séduction effractante dans laquelle elle est poursuivie par un homme masqué qui lui tire dessus et la blesse. Ce qui l’intrigue c’est le fait qu’elle n’aille pas se faire soigner mais part au lycée bien que la scène se déroule un dimanche.

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Elle croise des gens aux visages flous et tombe dans la rue1. Je lui dis qu’elle

se soigne à présent, qu’elle prend soin d’elle, notamment en venant ici. En interprétant dans le transfert, je m’attache à soutenir le pôle narcissique d’investissement de la fonction de contenance de l’enveloppe du rêve (et celle du corps) que la reprise de l’activité onirique me paraît illustrer. Cela lui permet d’associer plus librement sur les relations actuelles avec son père, teintées d’affects contrastés. Associations prises dans le sexuel infantile, qui indiquent le relâchement du contrôle hermétique des frontières bien que le clivage demeure prédominant.

Le fonctionnement opératoire de Lise est, à mon sens, secondaire à un clivage précoce qui l’a coupée de l’accès à sa vie psychique afin de maintenir les représentations idéalisées des objets d’amour de l’en- fance. Ce clivage s’est renforcé au moment de la puberté face à la pres- sion fantasmatique constituant une menace pour l’intégrité du moi. Seul le recours précoce au clivage semble lui avoir permis de maintenir une bonne qualité de contact à la réalité, au prix d’une organisation en faux

self. La fonction autocalmante2 des scarifications est manifeste, « mise en

œuvre face à une surexcitation inintégrable, une névrose traumatique sous-jacente qui peut d’ailleurs ne concerner qu’un secteur de l’activité psychique3 ». Lise dira ne pas chercher à se faire mal mais un simple sou-

lagement face à un excès de stress ; elle ne ressentait d’ailleurs pas la dou- leur, fait remarquable au regard de l’acharnement4. Corcos et Richard

font l’hypothèse d’un phénomène d’hallucination négative permettant l’analgésie5. À l’aube de la psychanalyse, Ferenczi s’était penché, déjà,

sur cette énigme, rappelant qu’« à l’époque des procès de sorcellerie, l’absence de sensibilité à la brûlure du fer rouge passait pour un stigmate de culpabilité.6 » Il fait l’hypothèse d’un trouble hystérique de la sensibi-

lité cutanée, devenue le théâtre de tendances sexuelles refoulées. Si cette hypothèse est au plus près de la dynamique conversive, c’est celle du contre-investissement narcissique qui paraît engagée massivement dans

1. Les traces du traumatisme de la séduction effective de l’enfance infiltrent le scénario. Lise reviendra plus tard sur les scènes qui avaient lieu chez les grands-parents, les dimanches, dans une pièce adjacente à celle où discutaient sa mère et sa grand-mère. Lise avait la certitude qu’elles entretenaient une complicité silencieuse.

2. Les procédés autocalmants définies par C. Smadja et G. Szwec. 3. G. Szwec, 1998, p. 25.

4. Cette particularité est majoritaire dans les pratiques de scarification à l’adolescence. C’est bien souvent lorsque la douleur est à nouveau ressentie qu’elles sont abandonnées. Le retour de la sensibi- lité à la douleur me paraît être le signe d’une reprise de la co-excitation masochiste à la faveur d’une réduction du clivage corps /psyché.

5. M. Corcos, B. Richard, 2006. 6. S. Ferenczi, 1919, p. 66.

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le cas de Lise. Au fil de ses élaborations, Freud insiste sur le caractère différenciateur de la sensori-motricité. L’action de la musculature (1915) puis le corps propre, notamment sa surface (1923) comme interface entre perceptions internes et externes, effectuent un travail au service du tracé des frontières mais également à l’investissement du corps propre. Si la douleur y joue un rôle, c’est avec le modèle de la névrose traumatique que celle-ci donne toute l’ampleur de sa fonctionnalité pare-excitante en favorisant la sauvegarde de l’intégrité psychique menacée de débor- dement par l’instauration d’un rapport d’exclusion corps/psyché. La lésion corporelle traite la névrose traumatique, au prix d’un appauvris- sement des autres sphères de l’activité psychique. L’incapacité, pour Lise, à utiliser les formations intermédiaires (le rêve, l’associativité) en est une illustration. Ni plaisir ni douleur, le recours à la blessure assure le statu quo. Elle suture, en quelque sorte, l’effraction du moi générée par la rupture brutale du clivage, cherchant à retrouver l’équilibre d’un système défensif préexistant. Lise se coupait à l’aide de vieilles boîtes de conserve, détail sordide qui révélait le clivage des représentations. Elle avait confié la honte ressentie après les scarifications, tellement soucieuse qu’elle était de son image tant physique que morale. Dans les premiers mois du suivi, le cadre n’avait été ni investi ni attaqué, il ne pouvait tout simplement pas se constituer. Les absences de Lise s’apparentaient à de brusques disparitions qui contrastaient d’autant plus avec les non moins brusques réapparitions au décours des passages à l’acte. Entre les deux, Lise parvenait à maintenir l’inquiétude au sein du service. Le matériel qui se déploya peu à peu était de facture œdipienne, notamment l’atta- chement profond à un père, décrit comme un éternel adolescent, dont Lise s’occupait de façon possessive. Les représentations ayant trait à la mère demeuraient soigneusement écartées. Des éléments persécutifs se développèrent à bas bruit dans le transfert, laissant supposer que l’atta- que du corps participait aussi d’affects de haine peu liés, qui lui étaient adressés.

Au-delà de la question de la qualité de l’organisation fantasmati- que, se posait celle d’un échec des processus de traitement d’éléments demeurés enkystés dans un topos de la psyché. Si l’attaque est interne, quelle est sa nature ? Dans l’éclairage qu’il propose sur les devenirs des traumatismes primaires, Roussillon (1999) fait l’hypothèse du retour sous forme d’actes d’éléments n’ayant pu atteindre le statut de représentation, conservés sous forme clivée. À cette hypothèse s’op- pose celle, récemment formulée par André (2010), du refoulé origi- naire, selon l’impossible terminologie freudienne, pour définir ce qui,

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justement, a échappé au refoulement, et donc au travail de transfor- mation. Il serait tout aussi réducteur de qualifier les scarifications de retour du clivé que du refoulé, aussi originaire soit-il. La dimension traumatophilique active une redistribution libidinale (en cela à visée antitraumatique) mais ne traite en rien la conflictualité et les attein- tes du moi. Si elles apportent un soulagement rapide, qui l’apparente à l’économie addictive, les scarifications entraînent un autorenforce- ment de l’atteinte narcissique. Le mouvement « auto » de retourne- ment sur le corps, bien que désobjectalisant, se trouve pris dans un double mouvement d’expulsion et d’incorporation. Lucie, tout comme Lise, cherchent autant à se déprendre d’une tension qu’à maintenir le

statu quo. L’évitement de la confrontation au monde intérieur relève

plus de l’incapacité que de la résistance chez ces adolescents qui « lut- tent pour se sentir réels.1 »

CORPS À CORPS

Il faut être redevable à Winnicott d’avoir insisté sur la force de la destructivité à l’adolescence. « Ce long corps à corps » auquel les parents doivent survivre évoque le cas ordinaire de l’adolescence lors- que l’affrontement, de nature sexuelle et agressive, est pris dans un tissage fantasmatique à l’abri du refoulement. La destructivité enga- gée dans les attaques contre le corps indique la difficulté de l’adoles- cent à supporter cette confrontation, c’est-à-dire à l’organiser sur un mode fantasmatique polymorphique2. L’hypersexualisation de la

sphère psychique peut se retourner en haine de soi et de l’autre, qui jouxte le sentiment de vide et d’abandon. La pression fantasmatique, de nature souvent omnipotente, fragilise le moi et favorise les désirs régressifs qui, à leur tour, se heurtent à l’hypersexualisation. Si la reviviscence du complexe d’Œdipe est un facteur central des désorga- nisations, la clinique des adolescents « scarificateurs » va dans le sens d’une organisation interne sous le primat d’introjects hyperexcitants qui évoque le complexe mélancolique, c’est-à-dire une insuffisante différenciation moi-objet ou encore le clivage, comme dans le cas de Lise. Lorsque l’absence ne parvient pas à se constituer, empêchant du même coup les auto-érotismes psychiques, l’adolescent est livré au couple angoisse d’intrusion/de séparation. Le refuge narcissique est

1. D.W. Winnicott, 1962.

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trouvé dans une sensorialité pare-excitante qui tente de répondre au double mouvement de rejet de l’excès et de maintien de la dépendance régressive. Le dispositif de face à face est rendu plus délicat, l’ado- lescent étant tout occupé à maintenir un système défensif précaire que la situation duelle fragilise. M. Perret-Catipovic rapporte le cas d’une patiente qui glissait une ou deux punaises dans ses chaussures avant de se rendre à ses séances. « Il a fallu plusieurs années pour qu’elle puisse en parler et comprendre que le jeu de cache-cache avec la douleur visait à atténuer l’importance de ma présence et ne pas courir le risque de se jeter un jour à mon cou.1 » Dans un registre

d’organisation plus souple, Victor, âgé de 15 ans, utilise la surface de son corps de façon assez similaire, en se couvrant de multiples accessoires métalliques lorsqu’il venait à ses séances. Il vient une fois affublé d’un tatouage artisanal, dessiné de façon particulièrement visible sur le bras, qui exprime par une inscription naïve (V + A = ) son attachement à sa petite amie, investie sur un mode très régressif. Cette inscription apparut lorsqu’il cessa de parler compulsivement de son besoin d’être en contact avec elle et commença à aborder un matériel fantasmatique angoissant de nature homosexuelle. Il s’était scarifié un temps, suite à une rupture amoureuse, et plus particuliè- rement lorsqu’il était aux prises avec de fortes angoisses nocturnes qui entraînaient le désir irrépressible de rejoindre le lit de sa mère. L’utilisation pare-excitante de la surface du corps avait pour Victor fonction de pare-inceste et de bouclier de Persée. Dans le transfert, il tentait de maintenir ce système défensif où le corps se trouvait engagé face à l’excitation suscitée par l’objet.

On se souvient de l’extention proposée dans Totem et Tabou des désirs de contact sexuel à la sphère psychique. Le jeu de déplacement sans fin qui contraint l’obsessionnel à fuir une pensée vers une autre pour l’éloigner des contenus sexuels va de pair avec la phobie du toucher en réaction à l’interdit de contacts sexuels. Dans les cas des adolescents scarificateurs, le processus est dégradé et en négatif. La capacité de déplacement échoue en grande partie et le contact entre représentations s’effectue sans médiation, entraînant un contre-inves- tissement par clivage hermétique ; « intouchable ». D’un côté, la rup- ture des digues du refoulement entraîne une proximité angoissante avec les fantasmes, ressentis comme une pression extérieure, persécutante,

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de l’autre l’échec de la contenance entraîne la compulsion à l’agir auto- calmant et à la recherche d’un « objet de contact »1 dans une confusion

entre besoin et désir.

Ces objets de contact, dans la sphère psychique, sont-ils qualitati- vement de l’ordre de représentations, de scènes ayant fait l’objet d’un travail de transformation, ou bien d’un contact qui atteint le moi dans ses frontières ? La qualité du mouvement « auto » engagé dans les sca- rifications est un axe plus dynamique que la seule prise en compte de la nature des éléments pris dans la compulsion de répétition (retour du clivé ou du refoulé). Lorsque Freud s’interroge sur « la percée jusqu’à l’acte2 » qui conduit le mélancolique au suicide, là où le névrosé s’en

tient à l’intention, il souligne que pour ce dernier l’investissement libi- dinal de l’objet est conservé et se maintient dans le ça, régressé au sadisme. La conflictualité intrapsychique oppose ça et surmoi, ouvrant au compromis symptomatique, notamment masochiste. Il n’y a pas d’atteinte des frontières du moi et de l’intégrité corporelle. La tendance autodestructrice du mélancolique, elle, échoue dans le moi, par aban- don de l’objet et régression narcissique et relève d’une atteinte du moi. D’un côté, la pression fantasmatique du scénario sado-masochiste, de l’autre, la prévalence de la régression narcissique et de l’incorpora- tion de l’objet. Dans le premier cas, c’est la culpabilité qui entraîne le retournement du sadisme en masochisme, dans le second, le destin pulsionnel s’arrête à l’autosadisme comme stade moyen, narcissique (Freud, 1915). Les scarifications se situent au carrefour de ces deux modèles. Il est en effet difficile de soutenir l’abrasion de l’activité fan- tasmatique chez ces adolescents. Le matériel œdipien, notamment dans son versant négatif, homosexuel, témoigne de la traduction d’une scène de séduction effractante. En même temps, l’atteinte des frontières du moi va dans le sens de la prévalence des identifications narcissiques et de la force engagée. La difficulté consiste pour l’adolescent à se dépren- dre d’identifications aliénantes, où représentation de soi et de l’autre se confusionnent dangereusement. Blesser le corps cherche tout autant à se dessaisir de l’emprise interne qu’à maintenir ses liens aussi dou- loureux que nécessaires. À l’image de Jonathan qui, au cours de son hospitalisation, cherche le corps à corps avec les soignants et les autres adolescents, dans une quête d’étayage qui ne fait que majorer l’an- goisse. C’est également dans la qualité de son discours que s’exprime

1. Terme employé par F. Richard à propos d’une discussion sur La Nature humaine, 2005. 2. « Deuil et mélancolie » 1917, OCF, t. xIII, p. 273.

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ce corps à corps psychique qui le désorganise. « C’est facile de parler, dit-il, après je me sens fou. » À la fois autocalmante et auto-excitante, sa parole s’écoule, livrant un matériel cru infiltré d’angoisses concernant la sexualité et de sentiments de honte. Dès l’enfance, il a eu recours à des conduites auto-agressives calmantes, s’écorchant volontairement. Depuis sa puberté, il pratique de fréquentes scarifications atypiques. La relation d’emprise, entretenue avec un père décrit comme un homme oscillant entre violence, tyrannie et demande d’amour excessive, a sans doute participé à fragiliser son organisation psychique.

Les scarifications sont rarement sans histoire. Tenter de remonter le fil du passé jusqu’à une hypothétique cause ramène aux pièges de la neurotica. Le lien brutal qui peut s’imposer entre ces recours morbides et les traumatismes accidentels de l’enfance semble pris dans la compul- sion de répétition, obstruant l’accès à l’écoute associative. Plus qu’effet de l’inconscient, elles sont effet d’un échec, celui des processus psychi- ques à traiter l’excitation. Rarement prises dans un tissage associatif, ces attaques donnent la prévalence au quantitatif, « cette force pul- sionnelle actuelle »1 inhérente à la puberté, majorée par les aléas de la

construction du sujet. C’est le corps sexué qui est attaqué et la pratique des scarifications constitue l’une des modalités défensives paradoxales qui rappellent combien l’adolescence est l’âge de l’entrelacement explo- sif entre sexualité et destructivité.

L’attaque contre le corps est corrélée à la difficulté des adolescents à supporter la situation de séduction inhérente au dispositif de la cure. Si elles en sont rendues plus malaisées, les psychothérapies d’adolescent permettent souvent de renforcer la qualité de la contenance par cette forme de dégagement qu’elles offrent à une confrontation traumatique entre perception interne et externe, dans la réalité de la proximité avec les objets d’amour de l’enfance. Du dégagement au déplacement, c’est là l’un des enjeux des traitements d’adolescents. À travers différentes histoires cliniques d’adolescents, j’ai cherché à montrer l’utilisation singulière de ces recours morbides, au carrefour de différents modè- les d’articulations psychosomatiques, et la façon dont ils pouvaient s’entendre dans le transfert, en négatif pour une part puisqu’ils sont justement ce qui échappe au transfert. L’évolution, chez certains ado- lescents, des scarifications vers des formes moins agressives d’inscrip- tions corporelles indique la reprise du travail des frontières, du côté

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de l’unification de l’enveloppe du moi, favorisant la possibilité de leur libre franchissement. La reprise de l’activité onirique en est une illus- tration. Si elle met fréquemment en scène une séduction destructrice, elle n’en signe pas moins une meilleure intégration somato-psychique du corps sexué. C’est l’accès à la temporalité et la liberté de naviguer de part et d’autre des frontières de l’être qui permet à l’espace (du corps et de la psyché) de devenir l’arrière-fond silencieux sur lequel s’animent des scènes multiples et sans âge. Le corps scarifié tente d’immobiliser le mouvement de l’âme, en même temps qu’il recèle une dimension d’adresse.

FANNY DARGENT

4, rue Boulle 75011 Paris

BIBLIOGRAPHIE

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RÉSUMÉ – À partir d’une clinique hospitalière, l’auteur s’attache à montrer le caractère

polymorphe de la pratique des scarifications. Non réductible à une pure décharge, cel- le-ci se situe au carrefour des différents modèles qui ont cherché à préciser l’articulation psyché-soma en jeu dans l’investissement morbide du corps propre. Si la force et le sens sont engagés, c’est à une tentative de maintien du système défensif préexistant qu’elle semble répondre.

MOTS-CLÉS – Scarifications. Adolescence. Conversion. Clivage. Contre-investissement.

Transfert.

SUMMARY – Based on clinical work in a hospital, the author tries to show the polymorphous

character of the practice of scarification. It cannot be reduced to a pure discharge, and is situated at the crossroads of different models which have attempted to pinpoint the articu- lation of the psyche-soma at stake in the morbid cathexis of the body-proper. If force and meaning are engaged, it is the effort to maintain the pre-existing defensive system which seems to constitute the response.

KEY WORDS – Scarifications. Adolescence. Conversion. Splitting. Anticathexis. Transference.

ZUSAMMENFASSUNG – Ausgehend von einer klinischen Studie versucht die Autorin, die poly-

morphe Natur der Praxis der Skarifizierung aufzuzeigen. Sie lässt sich nicht auf eine reine Abfuhr reduzieren und liegt an der Kreuzung der verschiedenen Modelle, die versuchen, die Artikulation zwischen Psyche und Soma, die bei der morbiden Besetzung des eigenen Körpers auf dem Spiel steht, zu präzisieren. Anteil an der Investition zu klären haben, krankhaften Körper-Wertschätzung. Wenn auch Kraft und Sinn beteiligt sind, so scheint sie doch vor allem eine Antwort auf den Versuch der Erhaltung des prä-existierenden Verteidigungssystems darzustellen.

STICHWÖRTER – Skarifizierung. Pubertät. Konversion. Spaltung. Gegenbesetzung.

Transfer.

RESUMEN – À partir de una clínica de hospital, el autor se amarra a mostrar el aspecto

polimorfo de la practica de las escarificaciones. Non reductible a una pura descarga, esa misma se sitúa al cruce de los distintos modelos que han buscado a precisar la articulación entre psique y soma en juego en la inversión mórbido del cuerpo propio. Si la fuerza y el sentido están comprometidos, es por una tentativa de mantenimiento del sistema defen- sivo pre-existente que parece contestar.

PALABRAS CLAVES – Escarificaciones. Adolescencia. Conversión. Clivaje. Contra-inversión.

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