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Spiritisme, ADN et constructions identitaires en Islande.

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Academic year: 2021

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Spiritisme,,

e t

c o n s tru c tio n s

identi

Christophe Pons (Laboratoire d ’ethnologie méditerranéenne comparative - Idemec, UMR 6591)

« C ontem porary Icelanders d e fin e d themselves through fidelity to their ow n early history. While other peoples invent traditions to m a tch a n e w historical situation, the Icelanders re p ro d u ce d the c e le b ra te d im ages o f a n o th e r epo ch to invent themselves. Far from contributing to their survival, this cultural reproduction m a y have b e e n directly destructive to their social reproduction. In comparison with the old, 're a l' Icelanders, the conte m p o ra ry p e o p le were non-distinct, even invisible. By inventing the Icelanders from p a st images, the present p e o p le was d e fined out. »

Kirsten Hastrup, Nature a n d Policy in Iceland 1400-1800, 1990, p. 194.

Je voudrais examiner ici deux événem ents historiques qui, prenant p la c e en Islande à près d 'u n siècle d'intervalle, ont tous deux été m arqué par un très fort intérêt populaire. Le premier est l'influence du spirifisme qui a débarqu é sur l'île au fournanf du XIXe e f du XXe siècles, e t d o n t l'im po rta nce n 'a cessé d e croître au fur e t à mesure que se d é ve lo p p a it le m ouvem ent d 'in d é p e n d a n c e par lequel l'Islande allait s'affranchir d e la couronne danoise entre 1918 e t 1944. Le second événem ent, plus proche d e nous, m arque la fin des années 1990 e t se poursuit aujourd'hui ; il c o n ce rn e la p la c e e t l'en g o u e m e n t q u 'a pris dans c e pays la recherche sur le gé n o m e humain. En a pparen ce, il s'ag it là de deux événements qui ne sem blent pas avoir grand chose en com m un. De manière générale pour l'O ccide nt, le spiritisme a largem ent perdu d e son influence e t la te n d a n c e est plutôt à le ranger du c ô té des « croyances » historiquement dépassées, s'é ta n t éteint aussi vite qu'il é ta it apparu, à la manière d 'u n e vaste rumeur. La recherche génom ique, q u a n t à elle, nous projette dans l'avenir, ta n tô t synonyme de progrès, ta n tô t de dangers éthique — c 'e s t selon —, mais toujours sous le signe d 'u n e science en devenir. Pourtant, si la théorie spirite est aujourd'hui aux plus lointaines marges d e la science, il n'est pas inutile d e rappeler q u 'e n son temps elle a aussi pris p la ce dans les milieux savants ; ceux-ci, loin d e la rejeter en bloc, se sont au contraire évertués à en tester la validité dans la plus pure tradition positive de l'expérim entation. La vertigineuse quantité d'expériences menées dans les plus grandes Universités, d 'u n c ô té c o m m e de l'autre d e l'Atlantique, tém oigne des espoirs que bon nom bre d'esprits éclairés p la ça ie n t en elle, c o m m e le signe d 'u n e science nouvelle vers laquelle il fallait pointer. Au final, son éloignem ent a ctu e l de l'univers des sciences est plus le fruit d 'u n a b a n d o n que d 'u n e infirmation c o n c e rté e 1. Par c e rappel historique, je ne veux nullement com parer le spiritisme e t la recherche génom ique au regard d e la science, mais plutôt souligner le fait qu'un Islandais du XIXe siècle pouvait créditer le spiritisme d 'u n e validité scientifique à la hauteur d e ce lle que son petit-fils, aujourd'hui, a cco rd e ra it à la recherche sur le génom e. Or, c e sont bien ces intérêts populaires, distants d e près d 'u n siècle, qu'il s'ag it d e m ettre en parallèle ca r l'e n g o u e m e n t pour l'épisode spirite au XIXe siècle p e u t nous aid e r à com prendre l'enthousiasme co lle ctif pour la recherche génom ique au XXe. En e ffe t l'un e t l'autre sem blent traversés d 'u n e m êm e pensée symbolique sous-jacente qui, à l'occasion d e ces événements, a d é cle n ch é des analogies entre des principes culturels particuliers. C ette « pensée sym bolique » n'est bien sûr pas prod u ctrice d e ces événem ents historiques, mais elle est sans d oute à l'origine d e la form e et d e la coloration qu'ils ont pris. Les « principes culturels » d o n t il est question e t que, dans un la n g a g e plus m oderne on nom m erait des « opérateurs conceptuels », sont les catégories d ’ identité e t d'ancestralité. Il y a en Islande un fort rapport d'h o m o lo g ie entre les morts e t les vivants, à la fois dans la perce p tio n com m unautaire que les vivants se fo n t des morts, en quelque sorte à l'im a g e d e leur com m unauté

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d e vivants, mais aussi dans les relations personnalisées que ch a q u e individu entretien a v e c certains d e ses ancêtres qu'il porte en lui. De manière em pirique, c e rapport d'h o m o lo g ie s'exprime au travers de relations extrêm em ent ténues ; non seulement les Islandais com ptabilisent leurs ancêtres, mais ils les rencontrent e t leur transm ettent aussi des messages, entretena nt ainsi un partenariat symbolique de longue d a te 2. Dans le co n te xte d e c e tte « pensée symbolique Islandaise », les catégories d 'id e n tité e t d'ancestralité form ent un co u p le indissociablement lié que certains épisodes « marqueurs » pour la com m unauté des vivants fo n t resurgir a v e c force.

Spiritisme et indépendantisme au XIXe siècle

Sans d o u te le sentiment indépendantiste fut-il présent en Islande to u t au long des sept siècles de colonisation qui s'é te n d e n t de 1262 à 1944. Mais c 'e s t au cours d e la seconde m oitié du XIXe siècle que surgit un véritable « réveil nationaliste ». Pour les quelques 50.000 Islandais d'alors, c e « réveil » est moins m arqué par une lutte a ch a rn é e contre la puissance extérieure3 que par le besoin intérieur d e reconstruire un sentiment national. Dans c e tte tâ c h e laborieuse d e ré-invention d 'u n e identité à soi, le m ouvem ent migratoire d 'u n e po ig n é e d'islandais qui partirent s'installer à M annitoba, sur les bords du lac Winnipeg, a joué un rôle important, lis furent en e ffe t les premiers à recréer une com m unauté islandaise libre, dite celle du Vesturheimur, le M onde d e l'Ouest. En 1891, ces quelques milliers d'islandais obtinrent du gouvernem ent canadie n un traité d 'e xce p tio n , leur co nférant non seulement un territoire mais aussi la reconnaissance d e leur nationalité e t de leur langue islandaises, to u t en bénéficia nt des mêmes droits que to u t ressortissant canadie n. En retour, c e tte co m m u n a u té libérée d e la tutelle danoise va alors alim enter l'indépendantism e au pays natal. Cela se manifeste n o tam m ent par une floraison d e revues qui, éditées au Vesturheimur, sont diffusées en Islande en vue d e prom ouvoir l'ind é p e n d a n ce , Grosso m odo, la teneur d e ces périodiques s'articule autour d e deux thèm es directeurs, étrangem e nt liés. D 'abord, co m m e on p e u t s'en douter, une réflexion politique interrogeant les modalités pa r lesquelles une constitution originale pourrait être recréée. Celle-ci d evrait affirmer l'identité islandaise en s'éloignant du royalisme danois. Dans c e tte perspective, on s'inspire largem ent de l'archaïque république islandaise qui fut fo n d é e en 930, peu a va n t la conversion au Christianisme. Mais c e tte réflexion politique s'ap puie aussi sur un intérêt passionné pour les théories spirites e t n otam m ent sur celles qui m ettent l'a c c e n t sur le retour des ancêtres. Il est clair q u e dans la plupart des pays réformés, y compris au Danemark, le m ouvem ent spirite est en vogue à la fin du XIXe. Mais il revêt en Islande une dimension particulière ca r le process de reconstruction nationale repose non seulement sur le besoin d 'u n e constitution républicaine, mais aussi d 'u n e « nouvelle religio », une religion à soi qui to u t en dem eurant chrétienne se dém arquerait aussi du christianisme colonial. Or, le m ouvem ent spirite pe rm e t la gageure d e faire resurgir les ancêtres et d e s'appuyer sur eux pour fonder c e tte nouvelle religion. Selon les propres termes de Haraldur Nielsson, théologien e t neveu d e l'é vê q u e d'Islande, il s'agit d e « reconstruire un luthéranisme rationaliste, fondé sur une foi positive qu e la voie spirite renforcera e t anoblira »4. Ainsi, de 1880 à 1945, le spiritisme religieux e t l'indépendantism e politique co n fo n d e n t leurs histoires officieuses dans les mêmes salons d e Reykjavik. Futurs politiciens e t hommes d'État, pour la plupart des théologiens et des cléricaux, se réunissent autour de leurs médiums pour des séances explicitem ent tournées vers le « retour des ancêtres ». Ces expériences spirites, encore non officielles, vont ra pidem en t connaître un succès populaire en se dém ocratisant dans les cam pagne s autour de ces nouveaux médiums spirites, ancienn em ent voyants locaux. En 1911, un grand pas vers l'in d é p e n d a n c e est franchi avec la création d 'u n e Université d'Islande. Une fa c u lté de théologie est alors im m édiatem ent fondée dans le but d e form er des pasteurs islandais pour lutter contre l'hégém onie des cléricaux danois. Six ans plus tard, Jôn Helgason, le dirigeant officieux du cercle spirite d e Reykjavik est nom m é évêque d'Islande. L'année suivante, le prem ier d é ce m b re 1918, un traité stipule enfin l'au tonom ie islandaise et dix-huit jours plus tard c'est l'une des premières associations d e l'Islande autono m e qui voit le jour, l‘Association Spirite d'Islande 6. Dès lors, le m ouvem ent ne cessera d e croître au cours des décennies suivantes, c o m p ta n t très vite plusieurs milliers d 'a dhérents e t prenant de plus en plus d 'im p o rta n c e institutionnelle jusqu'à l'in d é p e n d a n c e to ta le d e 1944. Les relations entre c e m ouvem ent e t l'Eglise luthérienne d'Islande dem eureront ambigus ; l'Église ne reconnaîtra jamais les spirites mais ne s'y opposera pas non plus. Jusqu'à une période récente, nom bre de pasteurs, théologiens e t mêmes évêques afficheront leur intérêt e t leur affiliation au cercle.

2 Sur ce tte relation d 'é ch a n g e s entre morts et vivants en Islande, q u 'o n ne pourra développer ici, C. Pons, 2002-a, 2002-b.

3 Au cours d e c e tte seconde m oitié du XIXe siècle le Danem ark se montre de plus en plus co nciliant ; en 1874, le roi Christian IX a c c o rd e à l'Islande une constitution spécifique, prémisse d 'u n e certaine autonom ie vis-à-vis d e Copenhague.

4 J. Jônsson, « Gu frœ i Haraalds Nfelssonar », 1968, pp. 72-73, in W. H, Swatos & L. R. Gissurarsson, 1997, p. 167. 5 Sâlarransôknafélags Islands. Swatos & Gissurarsson, op.cit. p. 158 & suiv.

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Si c e rapide survol est trop lacunaire pour avoir une réelle valeur historique, il tém oigne néanmoins du processus par lequel les ancêtres sont venus servir l'enjeu d 'u n e identité nationale à construire. Il y eut, pourrait- on dire, un infléchissement symbolique du d é b a t politique qui, en posant la question identitaire, a enclench é celle d e l'ancestralité. Et c e qui est rem arquable, c 'e s t moins au fond que ces ancêtres soient apparus à l'occa sion d 'u n é vénem en t im portant que de les voir surgir sur la scène publique. Le retour des morts venant « régler » des affaires de vivants n'est pas une nouveauté dans la m entalité nordique. Les Islandais (e t de manière plus large les Scandinaves) n 'o n t pas a tte n d u les théories spirites pour faire ap p e l à leurs morts. Mais ces co n ta cts opéraient, généralem ent, au sein des unités domestiques. Le rôle qu'ils jouèrent c e tte fois, en asseyant le sentiment nouveau d 'u n e a p p a rte n a n c e nationale, eut une dimension collective originale. L'influence du ce rcle spirite d'Islande déclina peu à peu à partir de la fin des années 1970, les ancêtres retournant alors dans les lieux plus intimes de leurs groupes lignagers. Pour autant, leur rôle public n 'a pas m anqué d e resurgir...

Ancêtres et ADN au XXe siècle

Auprès des médias occidentaux, l'Islande connaît aujourd'hui un certain prestige. En effet, c e petit pays aux limites d e l'Europe septentrionale est souvent présenté sur un ton élogieux : l'une des plus vieilles république du m onde, désormais soucieuse d e son régime social, arborant un très haut niveau d e vie, n 'a y a n t ni conflit ni chôm age, où l'on vit particulièrem ent vieux au c o n ta c t d 'u n e Nature sauvage. Mais c e tte féerie nordique a soudainem ent é té brisée en 1998 lorsque le gouverne m ent islandais autorisait une entreprise de recherche b io m é d ica le à p ro cé d e r au fich a g e systématique d e l'ADN d e ses 280.000 citoyens. L'entreprise en question s'ap pelle d e C o d e Genetics, elle fut fondée e t dirigée pa r l'islandais Kâri Stefânsson mais financée et enregistrée à Delaware aux USA. Par c e t a ccord, l'Islande d e ve n a it ainsi la première nation du m onde à identifier son pool génom ique en com ptabilisant la to ta lité des cartes génétiques individuelles. Un premier intérêt d e c e t é vénem en t est qu'il en ressorti des réactions profondé m ent divergentes, notam m ent entre la « passivité » islandaise (qui a c c e p ta le projet sans grande difficulté puisque hormis quelques groupes d'opposants dans les milieux universitaires, l'opinion publique é ta it favorable à plus de 80%) e t la stupeur des médias étrangers, surtout européens, qui ont parfois présenté l'évé nem ent sur un ton apocalyp tique. C ôté européen, il est bien sûr d é lica t d e sonder l'opinion m é diatique d 'u n ensemble de nations et, d 'u n pays à l'autre, le d é b a t public a focalisé son attention sur des objets variables6. Mais l'hum eur générale fu t celle d 'u n sentim ent d'effroi, dirigé contre l'opinion publique islandaise. Ce qui était particulièrem ent choquant, c'e st qu'il s'agissait d 'u n e nation de l'O ccid e n t européen. En somme, il y avait là un non-exotisme qui e m p ê ch a it de renvoyer c e tte affaire dans une altérité lointaine, e t c e tte proximité la rendait d 'a u ta n t plus scandaleuse. C om m ent se fait-il q u e des Islandais, qui sont p o urtant des gens modernes, baignés de c e tte m êm e ratio positive qui est le propre d e l'O ccident, puissent m oralem ent e t éthiquem ent a c c e p te r de dévoiler e t de vendre leur ADN, c e tte valeur sacré et indivise d e l'ho m m e du XXIe siècle ? Voilà en résumé la teneur d e l'incom préhension, c e qu 'u n article français résumait to u t à fa it clairem ent en introduisant son texte par c e tte phrase : « C ette histoire-là ne se passe ni en Papouasie, ni dans les îles Salomon. Elle se déroule to u t près de chez nous, en Europe, au nord du continent, en Islande. »7 Pour les Islandais, les raisons d e c e tte a c c e p ta tio n é ta ie n t multiples. D 'abord, e t sans s'y attarder, il fa u t m entionner une première série d e raisons économiques. Le projet d e C o d e s'est en e ffe t très vite avéré lucratif en drainanf d'im portants capitaux (le groupe suisse Hoffm an La Roche a investi 200 millions de dollars pour une durée d e 5 ans), en cré a n t plusieurs emplois d e haut niveau e t do n n a n t ainsi des perspectives inattendues dans le dom aine de la recherche scientifique. Mais il y eut aussi d'autres arguments qui ont été évoqués par le PDG Kâri Stefânsson e t auxquels les Islandais ont é té particulièrem ent sensibles. Ce sont ces arguments qui o n t fait resurgir les catégories d'identité/ancestralité, articulant le d é b a t national à un autre niveau. Sans d o u te Kâri Stefânsson les a-t-il brandis en connaissance de cause, d e m anière prém éditée pourrait-on dire, sachant qu'il ne pourraient que plaire. Mais c e fut certainem en t au-delà d e ses espérances, d e sorte qu'ils o n t agi co m m e des réactifs qui ont stimulé la pensée symbolique sous-jacente, faisant en quelque sorte « vibrer » l'opinion publique en faveur du projet. L'entreprise génom iqu e fut alors propulsée par ce tte pensée symbolique soudainem ent réactivée. Et ce c i à tel point que Kâri Stefânsson devînf une sorte d e « prophète » dans son pays protestant, une nouvelle figure em blém atiqu e e t charism atique d e l'Islande qui fit la Une de la presse nationale p e n d a n t plusieurs mois. Les arguments en question é taient d e deux ordres ; un rayonnem ent international e t une nécessaire exhaustivité.

6 C. Pons, 2002-c. 7 A. Piquart, 2001.

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D 'abord le rayonnem ent international c a r l'Islande allait tirer d e to u t cela une a va n c é e majeure dans le dom aine d e la recherche d e très haut niveau. d e C o d e a n n o n ça it en e ffe t q u 'e n é ta n t renseigné a vec précision sur l'ide ntité génom ique d e c e petit peuple, on allait perm ettre de grands progrès dans la recherche m édicale, com prendre les processus de transmission héréditaire d 'u n très grand nom bre d e maladies, à tel point qu'un opposant islandais à c e projet soulignait que le leitm otiv d e Kâri Stefânsson éta it en gros de dire à son peuple : « Nous, Islandais, nous allons sauver le m onde ! »8 Or, pour un petit pays lointain, que personne ne connaît, qui ne c o m p te q u e 280.000 habitants e t qui a été une colonie p e n d a n t sept siècles, que peut signifier to u t à c o u p l'id é e d e « sauver le m onde » ? Ce fut en effet une projection inattendue au d e va n t de la scène internationale, e t qui plus est une projection dans la m odernité ! Car c e tte idée d e m odernité est très im portante en Islande, Rappelons qu e c e pays doit son essor é co n o m iq u e e t social à la présence am éricaine qui, au cours de la guerre froide, lui a permis d e se dévelop per sur le m odèle o ccid e n ta l ; en l'espace d e vingt ans, sans m êm e connaître l'é ta p e intermédiaire d e la révolution industrielle, l'Islande est ainsi passée d'u ne situation quasi-autarcique, m arquée par le repliem ent sur l'unité clanique, à une société tertiaire aux premiers rangs des pays les plus riches. Mais ce tte propulsion é tonna nte eut pour corollaire un double sentiment am biguë très fort, qui est à la fois d e honte et de fierté. Sentiment d e honte p arce que, selon leurs propres dires, « Jusqu'à la deuxièm e Guerre M ondiale nous étions des primitifs, vivant dans des huttes d e pierres, recouvertes d 'h e rb e e t construite à m êm e le sol. On y m enait une existence d e misère, on é ta it tous consanguins ». Mais aussi un sentiment d e fierté ca r c e passé d é g ra d a n t e t primitif est aussi le passé m ythique e t mythifié d e leurs ancêtres les vikings, p euple connu e t respecté d e tous, dont ils lisent l'histoire dans la prestigieuse littérature des grandes Sagas médiévales. Ce d o uble sentiment se traduit alors par c e q u 'o n pourrait appele r un com plexe évolutionniste, c'est-à -d ire une sorte de g ageu re de leur identité co llective où, to u t en dem eurant profondém ent archaïques, ils do ive n t aspirer à la plus grande m odernité. C 'est là bien sûr to u te la difficulté de ce tte identité nationale qui repose sur la double contrainte d e c e com plexe évolutionniste, à savoir « co m m e n t peut-on être à la fois archaïque e t m oderne ? » Car, d 'u n e part, il leur est impossible d e construire une im age positive d'eux-m êm es sans la rattacher à la notion d'ancestralité, et d 'a u tre part ils sont hantés par l'idé e d 'a vo ir été (il y a seulement quarante ans) au bas de l'é ch e lle selon les théories évolutionnistes du XIXe siècle qui, si elles n 'o n t plus co u rt dans les milieux savants, d o m inent largem ent dans les représentations communes. À un autre niveau, c 'e s t encore ce m êm e com plexe évolutionniste qui explique en partie la frénésie islandaise d e consom m er to u t c e qui passe pour être un signe extérieur d e modernité, et surtout d e le com ptabiliser en se co m p a ra n t aux autres pays d e l'O ccident. Ainsi, régulièrem ent dans la presse islandaise, on apprend l'a c tu a lité des derniers records : record du plus grand nom bre d e robots ménagers par foyers, record du plus grand nom bre d e connections internet par habitants, record du plus grand nombre d'abonnem ents d e téléphonie mobile, etc.

Or, c e que perm e tta it d e C o d e genetics, c 'é ta it bien une redéfinition valorisante d e c e tte identité ! Avec deC ode, l'archaïsme islandais de ve n a it l'o b je t d 'u n intérêt international, et qui plus est dans c e qui passe pour être le high-tech d e la m odernité scientifique, la recherche sur le génom e. Et Kâri Stefânsson n 'e u t d e cesse de vanter les mérites généalogiques d e son peuple, le seul d e to u t l'O c c id e n t à disposer de familles capables de remonter jusqu'à trente-huit générations, d'id entifier de mythiques vikings co m m e ancêtres fondateurs des lignées, auteurs d e c e tte littérature m édiévale d o n t les Islandais sont aujourd'hui patholo giquem ent fiers mais qui les ra tta ch e n t à c e tte notion d'archaïsm e et d e représentants du primitivisme parmi les occidentaux. En p longeant c e passé archaïque dans l'ultra modernité, Kâri Stefânsson réalisait ainsi la double contrainte du com plexe évolutionniste islandais... Mais c e tour d e force, qui p erm ettait aux Islandais d e ré-estimer la représentation d e leur identité, n 'a pas été perçu d e la m êm e manière par les médias étrangers. Sur le vieux continent, l'idé e d e to u ch e r au gén o m e humain a im m édiatem ent fa it resurgir d'autres spectres, ceux de la m anipulation génétiq ue e t de l'ho m m e modifié. On y a été sensible aux dangers d'a tteintes à la propriété privé, aux risques d e divulgation des informations individuelles, mais aussi — e t surtout — à la m anipulation des descendances. Et sur c e dernier point, le fait qu'il s'agisse d 'u n peuple nordique, baigné de c e tte imagerie com m une de grands blonds aux yeux bleus, a sans doute jo u é dans le process d e diabolisation du projet deC ode. Pour autant, il est rem arquable que les Islandais n 'o n t pas été inquiété par les arguments de la m anipulation génétiq ue des descendances e t qu'ils ont pu s'enthousiasmer pour c e projet génom ique sans avoir à gérer, en plus, des problèmes éthiques e t moraux trop difficiles à penser. C 'est là qu'est intervenu le second argum ent d o n t nous parlions to u t à l'heure, celui d e la nécessaire exhaustivité.

Le projet d e C o d e insista en e ffe t sur la nécessité du c a ra c tè re co llectif d e son entreprise, soulignant q u 'u n e étude sur quelques groupes généalogiques représentatifs ne servirait à rien. Mais le génie de Kâri Stefânsson fut d e dire q u 'e n é ta n t le plus exhaustif possible, on pouvait identifier un pool génom ique de 650.000 personnes alors que les Islandais ne sont que 280.000 ! Il n'est pas ici question de discuter les arguments

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d e d e C o d e mais bien d e souligner que, pour to u t individu moyen, l'arithm étique paraissait pour le moins étonnante, Comment, en additio n n a n t les cartes ADN d e 280.000 personnes, pouvait-on obtenir un pool génom ique d e 650.000 individus ? En fait, d e C o d e proposait une d o u b le recherche conjugu ant les cartes ADN des 280,000 islandais vivants a v e c les connaissances généalogiques d e toutes les familles actuelles e t passées. Dans ce pays où la pratique généalogique est un sport national, le challenge s'avérait possible. Par recoupem ents génético-généalogiques, on pouvait dès lors retrouver les cartes génétiques d e tous les Islandais morts depuis 1915 ! Or, dans les termes d 'u n e pensée symbolique telle que nous essayons d e la cerner, un tel argum ent signifiait qu e la recherche génom ique pouvait retrouver la présence d e 370.000 ancêtres dissimulés parmi 280.000 vivants, c'est-à-dire d 'o p é re r la m agie arithm étique d 'u n pars pro toto où le to u t est supérieur à la somme d e ses parties. Pour les Islandais, qui par ailleurs savent très bien compter, c e t argum ent qui donne un total de 650.000 en addition nant 280.000 individus a é té extrêm em ent bien accueilli, car il a ach e vé d'inscrire le d é b a t identitaire dans un processus d'u nification des morts e t vivants au sein d 'u n même e t unique continuum généalogique,

En conclusion...

La mise en parallèle d e ces événements historiques repose d o n c sur deux niveaux.

D 'une part, ils fournissent un tém oignag e de l'articulation des catégories d 'id e n tité e t d'ancestralité au sein de la pensée symbolique islandaise. On notera bien sûr que l'enchâssem ent d e ces catégories n'est pas spécifique à l'Islande. Il s'a g it plutôt d 'u n classique d e l'ethnographie, nom bre de sociétés nous a ya n t habitués à c e glissement sém antique d 'u n e co n ce p tio n de la personne qui se ch a rg e d 'a p p a rte n a n ce s ancestrales. Pour reprendre une form ulation désormais fameuse, on est là dans un co ntexte où « être, c'e st participer »9. Dans le premier cas, il semble assez clair que la ca té g o rie de l'ancestralité est enclench ée par celle de l'identité ; c 'e s t le contexte historique e t social du XIXe siècle, m arqué par une identité nationale à reconstruire, qui appelle l'ancestralité en conférant au spiritisme un rôle et une p la c e fondateurs. Dans le second en revanche, l'articulation s'inverse puisque si le d é b a t public s'est transform é en enjeu d 'id e n tité nationale, c'est parce que dès l'a b o rd il s'a p p u ya it sur le passé archaïque e t primitif des anciens Islandais.

D 'autre part, ces événem ents tém oignent aussi d 'u n processus original mais certainem ent récurrent à travers l'histoire d e l'Islande (nos deux exemples n 'e n é ta n t que des illustrations) qui s'éloigne du m odèle habituel d e réapparition des morts, Nous l'avons dit, les ancêtres relèvent d 'a b o rd d e leurs groupes lignagers. M êm e s'il est fréquent qu'ils fassent des incursions dans d'autres familles en fonction des réseaux e t relations sociales que les vivants entretiennent entre eux, ils sont néanmoins identifiés en ta n f qu'individus agissanfs. En outre, lorsqu'ils se manifestent, c 'e s t toujours dans un b u t bien précis : annonces de décès ou de naissances à venir, rappel des transmissions symboliques, dem andes d e services, e tc 10. Mais c e n'est plus du to u t d e c e type d e rapport d o n t il s'ag it dans les deux événem ents historiques que nous venons d'observer. Les morts n'interviennent pas de manière active, en ta n t qu'ancêtres identifiables e t agissants, mais bien plutôt dans une form e passive en ta n t que propriété collective du peuple islandais. Or, c e tte appropriation abstraite des ancêtres co m m e marqueurs d e l'a p p a rte n a n c e com m une est p e u t être bien, au fond, le signe de la réinvention, toujours renouvelée, d e l'identité collective islandaise. Ainsi q u e le notait déjà Kirsten Hastrup pour une période bien antérieure, « the Icelanders re p ro d u ce d the c e le b ra te d images o f anothe r e p o ch to invent themselves »] 1.

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