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L’HYPERTEXTE : APPROCHES EXPÉRIMENTALE ET HERMÉNEUTIQUE

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L’HYPERTEXTE : APPROCHES EXPÉRIMENTALE ET HERMÉNEUTIQUE

PAULINA KOSZOWSKA-NOWAKOWSKA

FRANCK RENUCCI

Lire un hypertexte signifie saisir un objet textuel, visuel et interactif très complexe. Cette lecture non linéaire sera abordée par une double approche : expérimentale et herméneutique. Il s’agit de chercher les traces du processus de signification pour le lecteur à travers des données quantitatives issues du mouvement de ses yeux pour reconstituer et comprendre le schéma de la lecture hypertextuelle. Cette expérience menée à l’aide d’un dispositif oculométrique nous permet aussi d’indiquer où l’attention d’un lecteur se pose. Pourra-t-elle toutefois retracer la conformité ou bien la typologie de nos réactions et d’interactions à l’écran ? Nous soulignons, contrairement aux chercheurs en ergonomie du web, que le parcours de l’œil à l’écran ne peut pas correspondre au parcours interprétatif. Quelles sont les limites d’un tel dispositif quand il se trouve confronté à la question de la construction du sens ? L’hypertexte au prisme de l’objectivation prend alors la figure du labyrinthe dont l’ouverture ne peut être donnée que par une approche herméneutique, interprétative.

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Introduction

Notre problématique de recherche se situe dans la continuité de travaux menés dans le domaine de l’hypertexte et de la lecture hypertextuelle.

Nous partons de plusieurs constats : il existe de fortes ressemblances entre les anciennes formes textuelles, les textes traditionnels, et les formes plus contemporaines : les hypertextes ; il y a aussi une grande différence entre ce qui est « visible », « vu » par l’œil humain et « lu » par un lecteur ; enfin, on ne lit pas sur un écran comme on lit sur le papier (Baccino et Colombi, 2003).

Les relations entre l’intertextualité et l’hypertexte ont été clairement démontrées par de nombreux chercheurs (Ertzscheid, 2002 ; Clément, 1995 ; Vandendorpe, 1999) et critiquées notamment dans le contexte de la lecture à l’écran par Jeanneret (2008b). En revanche, très peu d’études oculométriques1 interrogent le sens conféré à un hypertexte par le lecteur- acteur. Que révèle une étude de la lecture d’un hypertexte à l’écran quand elle articule les concepts de l’intertextualité, de l’hypertextualité et des données issus d’enregistrement des mouvements oculaires par le dispositif Eye-Tracking2 ?

1. Thierry Baccino définit les études oculométriques de la manière suivante :

« technique d’enregistrement des mouvements des yeux qui consiste à repérer en temps réel la position du regard au moyen d’un détecteur optique ou d’une caméra vidéo qui sont calés sur le reflet émis par un rayon infrarouge envoyé sur la cornée oculaire. Ce dispositif couplé à un système informatique échantillonne régulièrement la position spatiale de l’œil et dans certains cas le diamètre pupillaire. La quantité considérable de données enregistrées est ensuite réduite pour ne retenir que les pauses de l’œil (fixations) qui témoignent des traitements cognitifs et les sauts d’une fixation à l’autre (saccades) davantage sous le contrôle de la perception et des mécanismes oculomoteurs. Les fixations et les saccades représentent les éléments fondamentaux de l’étude oculométrique à partir desquels sont calculées plusieurs mesures spatiales et temporelles du déplacement du regard:

les mesures spatiales sont des distances saccadiques, des localisations ou le tracé des zones inspectées par le regard (scanpath), les mesures temporelles concernent les durées des fixations globales ou locales (i.e, limitées à une information précise) ».

Baccino T. (2002). Oculométrie Cognitive. In G.Tiberghien (Ed.), Dictionnaire des Sciences Cognitives p. 100-101, Paris, Armand Colin).

2. L’Eye-Tracking signifie littéralement « suivi du regard ». C’est une technique oculométrique visant à suivre et enregistrer le parcours de l’œil d’un internaute

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Qu’apporte la juxtaposition de deux approches : herméneutiques et expérimentales bien souvent opposées ?

Notre première hypothèse a été de redéfinir le terme d’hypertexte en tentant d’objectiver le perceptif. Le résultat, après l’expérimentation fut autre car c’est une nouvelle approche herméneutique, celle de Marc-Alain Ouaknin qui conférera une forme nouvelle à l’hypertexte. Venue comme en réaction à la tentative de rationalisation de la subjectivité, cette forme se structure en dialectisant ouverture et fermeture. C’est ce que nous allons découvrir en trois sections.

La première section resitue notre problématique dans un contexte actuel. Après avoir décrit l’état de l’art, nous proposons une réflexion sur les relations entre l’intertextualité et l’hypertextualité. Nous nous penchons ensuite sur la définition d’une « lecture hypertextuelle », en rappelant les concepts répandus par les auteurs majeurs du domaine (Landow, 1994 ; Clément, 1995 ; Dall’Armellina, 2000 ; Ertzscheid, 2002), ainsi que des termes qui sont, selon nous, indissolublement liés à la question de la lecture hypertextuelle, tels que : le dialogisme, l’intertextualité et le contexte. Nous démontrons qu’un lecteur-acteur n’est plus un destinataire de l’information, mais un acteur, qui agit et influe sur la forme finale du texte. Le lien hypertextuel lui servant alors comme couture et passage pour chaque branche d’une structure rhizomatique.

La seconde section consiste à définir le rôle de notre approche expérimentale avec comme objectif l’analyse de la position des yeux d’un lecteur à l’écran, mais aussi ce qui est « invisible » à l’écran. Elle porte sur des enregistrements de vision réalisés avec l’aide du dispositif « Eye- Tracking ». Ces études nous permettent de présenter les résultats de différents tests, avec les données chiffrées et représentées sous la forme de statistiques. Cette nouvelle textualité que propose aujourd’hui l’internet, où une des figures est l’hypertexte, ne sert pas qu’à la discontinuité textuelle, car cette lecture montre des potentialités de parcours, elle ne trace qu’un chemin parmi d’autres (Clément, 1995). Nous décrivons l’intérêt de notre positionnement, ainsi que le déroulement de l’expérience, ses objectifs et les limites.

sur une page web ou l’interface numérique, en tenant compte des zones regardées et ignorées.

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La troisième section est consacrée aux réflexions sur la méthode appliquée, mais aussi sur l’écart entre les résultats obtenus et nos questions de départ. La question primordiale est liée à l’expérimentation : comment peut-on décrire ce que l’Eye-Tracking ne dit pas ? Discuter en sciences de l’information et de la communication (SIC) de qualification, de mesure, d’objectivation et d’évaluation (Leleu-Merviel, 2008), ne serait-ce pas une

« pure provocation »3 ? Nous revenons sur le problème de subjectivité et non-reproductibilité d’expériences en SHS, ainsi que sur la vision de l’hypertexte de Jeanneret (2008b), en reprenant ensuite l’approche herméneutique d’Ouaknin (1994), qui va nous aider à redéfinir les rapports entre le texte et l’intertextualité.

Le concept d’hypertexte en 2012

Selon Olivier Ertzscheid, « il y a autant de manières de définir l’hypertexte que de théoriciens s’y étant intéressé »4 .

Avant de se pencher sur les nuances et les méandres de l’hypertexte, il est important de prendre le risque de définir ce phénomène, si présent dans notre quotidien. Cet objet, qui fait partie de notre vie, initialement perçu comme l’avatar caractéristique de l’ère numérique, a eu ses effets de mode, et est aujourd’hui considéré plutôt en tant que concept philosophique, que représentation d’un outil informatique5.

Le terme « hypertexte », formé par Ted Nelson6 qui a tenté d’inventer un système approprié pour travailler sur le texte, devait permettre à l’écrivain de transformer le texte rapidement et efficacement. Ce concept a signifié une organisation fragmentaire et non linéaire des données

3. Ibid., p. 16.

4. Ertzscheid O., Du texte fragment à l’hypertexte fractale : pour une critique

« topologique », sur : http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/06/20/67/HTML/

5. Nous avons largement développé cette problématique dans notre publication Koszowska-Nowakowska P., Renucci F., Écriture à l’ère de l’Internet. Enjeux de l’intertextualité et de la lecture hypertextuelle, dans Wolny-Zmorzynski K., Furman W., (dir), Dziennikarstwo a literatura w XX i XXI wieku, p. 212-223, Edition Poltext, Varsovie, 2011.

6. Dans son ouvrage Literary Machines consacré au projet Xanadu, Ted Nelson visait à rassembler toute la littérature du monde. Il a imaginé un réseau de liens donnant accès à un ensemble de connaissances réparties.

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textuelles7. Il a cessé de fonctionner dans la culture du XXe siècle comme une métaphore, ou un modèle théorique, qui existe indépendamment de la réalité dans laquelle nous vivons. L’hypertexte est aujourd’hui défini en tant que concept scientifique, de la même manière que le dialogisme (Bakhtine, 1970), l’intertextualité8 (Kristeva, 1978), la déconstruction, et autres. Ce n’est plus un terme utilisé uniquement par les concepteurs des pages web. L’hypertexte est devenu une idée très souvent utilisée en philosophie, ou théorie de la littérature. Il décrit, d’une certaine manière, notre époque postmoderne. Il fait partie de notre réalité fragmentaire, où même notre façon de lire et d’écrire est non linéaire (Angé, 2008).

Il est opportun de préciser que nous tentons de redéfinir ce terme un peu galvaudé et usé, en raisonnant qu’un hypertexte peut être considéré en tant qu’« instrument rhizomatique », qui nous aide à l’interprétation du texte. En nous plaçant du côté de l’utilisateur, nous avons pu observer qu’un lien hypertexte devient un objet d’une utilisation bien particulière.

Désormais, il ne sert plus qu’à accéder à des informations différentes ou bien à des nouveaux fragments du texte, mais il fait plutôt penser à un outil beaucoup plus complexe, permettant au lecteur-acteur d’exercer une action mécanique et mentale à la fois. L’hypertexte, avec sa structure rhizomatique permet de lire de manière non linéaire, où l’action de cliquer sur un lien ne doit pas être confondue avec l’interprétation (Bouchardon,

7. Selon Ted Nelson, l’hypertexte rend possible l’émergence de nouvelles modalités d’écriture et de lecture, et par conséquent, d’un nouveau genre de littérature. Il est libéré des contraintes liées au support papier : « Pour moi, il a toujours été évident que l’hypertexte serait la prochaine étape dans une évolution de l’écriture. Je n’ai donc pas le sentiment de l’avoir créé, mais d’avoir découvert une chose en devenir. En revanche, j’ai inventé le mot, en 1965, dans ma première publication sur le sujet».

8. Kristeva, en s’appuyant sur le dialogisme de Bakhtine, postule que le texte littéraire s’insère dans l’ensemble des textes. « Lire » et « écrire » consistent en une appropriation de l’autre. Dans cette optique, le texte littéraire apparaît comme une corrélation de textes. Chaque texte se construit par rapport à un autre de sorte que la signification ne repose pas uniquement sur le produit fini, mais sur le discours modélisant de l’autre. Pour Kristeva, le langage est « comme un système dynamique de relations », où « le livre renvoie à d’autres livres […] et donne à ces livres une nouvelle façon d’être, élaborant ainsi sa propre signification » (Kristeva, 1978, p. 113).

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2011). L’hypertexte indique l’ouverture textuelle et l’immensité des parcours possibles.

La pensée de Clément9 s’approche de celle d’Umberto Eco sur le lecteur modèle (1985), où chaque auteur-créateur d’informations devrait prévoir tous les cheminements possibles d’un lecteur-acteur. Comme le souligne Jean Clément, l’intérêt de la lecture hypertexte ne réside pas uniquement dans les unités d’informations qu’il contient ni dans la forme dont elles sont organisées, mais dans la possibilité qu’il offre de construire une pensée ou un texte à partir de ces données. Cette composition d’un sens à travers un parcours-lecture est certes le propre des textes en général, mais dans le cas de l’hypertexte, elle a un caractère particulier qui tient à son caractère fragmentaire (Angé, 2005).

Quel rôle joue aujourd’hui en tant qu’outil l’hypertexte dans la compréhension et l’interprétation du texte ? Les spécialistes de l’hypertexte parlent souvent d’ouverture et de fermeture du texte.

Comment qualifier cette ouverture ? Est-ce que le dispositif Eye-Tracking nous permet d’enrichir les études menées dans le domaine de la lecture hypertextuelle ?

Jusqu’ici nous nous sommes limités à rappeler l’état existant des études qui portent sur l’hypertexte, il nous reste maintenant de relater la spécificité de notre position.

Lire à l’écran : de la perception visuelle à la construction du sens ? La spécificité de notre positionnement se trouve dans la manière dont nous abordons la lecture de l’hypertexte : entre objectivation et interprétation. Nous insistons sur le fait que nous ne lisons pas de la même manière le texte imprimé et le texte à l’écran d’un ordinateur. C’est le fait

9. Jean Clément donne aussi une définition précise de l’hypertexte, qui est en informatique, un « ensemble constitué de documents » non hiérarchisés reliés entre eux par des « liens » que le lecteur peut activer et qui permettent un accès rapide à chacun des éléments constitutifs de l’ensemble. L’organisation d’un hypertexte sur un domaine particulier suppose non seulement des compétences de spécialistes du domaine, mais aussi des compétences d’écriture, dans la mesure où il s’agit de mettre en place des cheminements possibles et d’imaginer un réseau complexe de liens qui les organisent et qui seront destinés à être « lus » (Clément, 1995).

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incontestable (Baccino, 2004). Mais il ne faut pas en conclure que notre travail tente de confronter ces deux types de supports. Au contraire, il n’a pas de caractère comparatif.

À la suite de ces constatations, il serait utile de chercher à comprendre (dans les mouvements des yeux enregistrés) les actions accomplies par les participants et d’analyser les traces de leur processus mentaux. Il est difficile de donner une réponse simple à ces questions si complexes. La problématique de cet article reste très vaste. Elle touche aux différents champs, que l’on peut diviser en termes de : caractéristiques physiques : visibilité et lisibilité (Baccino, 2004) ; architecture spatiale du texte : organisation des informations, architecture des hypertextes, ainsi que de processus intellectuels liés à la lecture : identification, compréhension, mémorisation.

Il est essentiel de chercher s’il existe une formule qui nous permettrait d’interpréter les données. Peut-on rationnaliser l’interprétation ? Est-ce que l’herméneutique peut nous donner la réponse ? Elle propose une solution, en soulignant qu’il existe autant de formules que d’êtres singuliers. D’une certaine manière c’est ce que réaffirme l’Eye-Tracking par ses limites, mais aussi par les discours des ergonomes qui prétendent le contraire.

Présentation de l’appareil et du matériel

La technique de l’Eye-Tracking permet de capturer, en temps réel, le parcours du regard d’un lecteur. L’appareil permet de repérer les fixations d’un œil (pause de regard), ainsi que les saccades – sauts du regard vers l’autre « look-zone » (l’autre partie du site). Cette technique d’enregistrement des mouvements oculaires est considérée comme une technique expérimentale très prometteuse. Elle fournit des indicateurs pertinents sur l’utilisation et l’ergonomie des pages web et permet d’observer, en temps réel, la manière dont le texte est lu par chaque participant à cette expérience scientifique, d’enregistrer les mouvements de sa tête, les « clics » de souris. Pour les mesures oculométriques, il est nécessaire que les participants aux études se sentent à l’aise et qu’ils se comportent le plus naturellement possible. C’est pourquoi nous avons

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travaillé dans les conditions naturelles10. Il est important d’employer d’un oculomètre discret et très peu contraignant.

Nous avons travaillé sur l’eye-tracker de Seeing Machines11, et pour le traitement des données nous avons utilisé FaceLab™5 & GazeTracker™12.

Le dispositif est très discret et non invasif. Des caméras haute résolution émettent de la lumière infrarouge et filment la réflexion sur la pupille. La mesure s’établit au moyen de diodes infrarouges, extrêmement faibles, orientées vers la pupille de l’œil. Dans le cadre de notre expérimentation, nous avons décidé d’enregistrer les mouvements des yeux, les fixations et le balayage de chaque sujet. Nous ignorons les informations secondaires, qui n’apportent rien à notre étude, telles que la taille de la pupille, les réactions faciales (mouvements de sourcils, de lèvres, etc.) de nos participants. Les sites web testés comportent du texte avec plusieurs liens hypertextes par page, de l’image, ou bien un logo qui caractérise le site.

Le but de cette expérience13 était de comprendre le schéma de lecture du lecteur à l’écran puis d’identifier, grâce à l’oculométrie, si celui-ci est à la recherche d’une information et d’indiquer où son attention se pose. Un autre objectif des analyses est de vérifier si l’utilisateur lit ce qui est à l’écran ou pas, mais aussi d’essayer d’assigner la manière dont il construit le chemin de sa lecture. Chaque test était une session individuelle d’une durée d’environ trois minutes par objet. Notre expérience mesura donc l’activité oculaire des individus face au stimulus, afin de comprendre ses actions cognitives. Nous savons que les outils de mesure fournissent des données qui doivent être ratifiées, parce que leur authenticité dépend de plusieurs paramètres14. Il a été indispensable de contribuer à la validation des données, en repérant les anomalies.

10. Nous avons réalisé nos enregistrements dans la salle appropriée à l’utilisation du dispositif, située dans le bâtiment de l’UFR Ingémédia, en présence de deux chercheurs. Le lecteur était libre dans la navigation sur l’objet étudié.

11. C’est la société spécialisée en création des interfaces homme-machine, qui réalise les outils informatiques permettant d’étudier et de suivre les mouvements des yeux. Pour plus d’informations : http://www.seeingmachines.com/

12. La version 8.0 du logiciel Gaze Tracker Eye Analysis.

13. Nous présentons les résultats d’une étude menée entre avril et septembre 2011.

14. Tels que : les caractéristiques individuelles des participants (couleur de pupille, présence ou non de lunettes de vue, conformation de l’œil), la calibration, etc.

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Après les nombreuses séries de prétests, nous avons retenu deux objets : site web de l’Université du Sud Toulon-Var15, et le site de la Société française des sciences de l’information et de la communication16. Notre étude a été conduite sur un échantillon de 23 sujets (participants), dont 17 femmes et 6 hommes, constitué surtout des étudiants de l’UFR Ingémédia, ainsi que des doctorants du laboratoire I3M, dont 5 personnes de l’extérieur.

Figure 1. Exemple de traitement de données sous Gaze-Tracker

Résultats et discussions

Les résultats obtenus ont démontré une régularité : pendant les trois premières secondes, le site est bien identifié par l’utilisateur (le nom et le logo du site sont bien repérés). Notre regard se dirige tout d’abord vers la bannière (rectangle qui occupe en général toute la largeur d’une page et positionné soit en haut, soit en bas de la page), c’est aussi la zone de notre première fixation. Les tests démontrent que nous avons tendance à balayer du regard l’ensemble du site, avant de nous pencher sur la partie intéressante. Les nombreuses images (plusieurs par site), attirent beaucoup plus notre attention que le texte lui-même. Les participants ont fait des nombreuses fixations (entre 30 et 77 par page) avant de choisir le premier lien hypertexte pour continuer la lecture. Pour chaque objet analysé, comportant plusieurs liens (25 à 100), chaque utilisateur a choisi en

15. http://www.univ-tln.fr/

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moyenne cinq liens avant de commencer vraiment à lire l’information. Les lecteurs, en répondant aux questions d’un QCM17, ont confirmé leurs sentiments de liberté dans le choix des liens, ainsi que leur participation dans un processus de construction de sens et de totalité du texte. Ces résultats, très intéressants du point de vue ergonomique ne nous apportent rien sur la question de la lecture hypertextuelle. La technique d’enregistrement des mouvements des yeux est très prometteuse, mais il ne faut toutefois pas surestimer son rôle. Il ne faut pas oublier qu’il existe beaucoup de contraintes techniques, qui empêchent d’obtenir et d’étudier des données crédibles. Nous avons rencontré les problèmes suivants :

– le problème de traitement des données : certains parcours enregistrés ont un caractère chaotique, ils ne nous permettent pas d’analyser le parcours intégral (problème de jointement entre les pages distinctes – Eye- Tracking perd d’importantes parties du parcours visuel lors du changement des sous-pages) ; il produit donc des données insuffisantes (fragmentaires), qui ne donnent pas des résultats qualitatifs ni crédibles ;

– l’appareil a du mal à enregistrer le tracking d’une page web entière ; dans le cas d’une page longue (avec ascenseur), il ne va enregistrer que le parcours visuel de la partie haute de page ;

– le sujet, lors de l’enregistrement de son parcours visuel, peut percevoir l’information sans y être pleinement attentif, il peut poser ses yeux rapidement dessus parce que l’information est attirante (au niveau de l’intitulé, ou au niveau de son contenu, ou bien au niveau graphique) ;

Étant donné ces considérations, nous croyons que l’Eye-Tracking peut effectivement enrichir les études sur l’ergonomie de pages web, mais pas forcement celles qui portent sur la lecture hypertextuelle. Contrairement à certains chercheurs (Nielsen et Pernice, 2010), nous estimons que l’Eye- Tracking ne peut pas être considéré comme un instrument de mesure sans failles, précis et pertinent. Même s’il apporte des informations importantes et précieuses, il ne peut pas décrire notre rapport à la réalité. C’est le dispositif qui essaie de rationaliser le subjectif. C’est pourquoi nous ne sommes pas d’accord avec ces auteurs pour lesquels suivre les mouvements

17. Il était composé de 12 questions. Les participants à l’expérience ont défini indépendamment l’hypertexte et la lecture hypertextuelle. Ils se sont exprimés aussi sur leur rôle en tant que lecteur-acteur, les caractéristiques du texte numérique, ainsi que les éléments qui compliquent et facilitent cette lecture à l’écran.

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d’yeux d’un utilisateur, voir et pouvoir enregistrer ses actions en temps réel, donne l’impression « d’être dans ses pensées »18.

Où se cache la faillibilité de l’Eye-Tracking ?

Il est nécessaire d’aborder l’Eye-Tracking comme une mesure objective du parcours visuel capable d’illustrer ce que voient les utilisateurs, mais pas leurs pensées. Ce dispositif indique certains éléments qui attirent le regard d’un participant et potentiellement son intérêt. Dans les études oculométriques qui portent aussi sur le comportement humain, le fond du problème forme la méthode elle-même. Pour restituer l’expérience utilisateur – le lecteur de sites web – il est important de mettre en évidence ce qui suscite l’intérêt d’un participant, mais aussi de comprendre ce qui traduit la compréhension ou la satisfaction d’un texte lu. Il est donc nécessaire de savoir ce qu’on attend de cette technique, parce que ce n’est pas le regard en soi, ni le nombre de fixations, qui peut dire ce que les lecteurs considèrent comme important ou quel type d’information est plus pertinent lors de la lecture d’une page web.

Parmi les points faibles du dispositif, notons tout d’abord, que l’Eye- Tracking n’est pas capable de dire pourquoi le regard d’un lecteur se pose à tel endroit. Nous ne savons pas s’il s’agit d’une information intéressante ou recherchée, ou bien contrairement, d’une information incomplète, qui guide ses yeux vers telle partie d’une page observée. Le lecteur peut également percevoir l’information sans y être pleinement attentif, mais plutôt attiré par le graphisme, l’image, la taille de police, la couleur, etc.

Ce que l’Eye-Tracking ne dit pas…

Nous avons cherché, tout au long de cette étude, à saisir quelques aspects jugés par nous essentiels dans les tests utilisateurs. Nous avons tenté de démontrer que le dispositif Eye-Tracking peut apporter beaucoup en matière d’évaluation ergonomique des sites web, et faire ressortir des résultats quantitatifs autant que qualitatifs. Mais il n’apporte pas de réponses sur la manière dont on lit sur l’écran d’un ordinateur.

18. Voir l’explication de Jakob Nielsen p. 5. sur : http://www.useit.com/

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Comme nous l’avons souligné au début de l’article, la complexité de notre défi est de comprendre cette lecture hypertextuelle, en conjuguant la théorie de la lecture et d’explication du texte (herméneutique), à la méthode expérimentale (étude oculométrique). La difficulté majeure de ce travail est de savoir comment interpréter ces résultats à la lumière des connaissances disponibles dans le croisement des deux domaines si différents : l’herméneutique et l’oculométrie ?

Écart entre les théories et l’expérimentation

Comment expliquer l’évolution de notre travail et la transformation de notre pensée ? Tout a commencé avec notre intérêt pour les deux théories : l’hypertexte et l’intertextualité. Nous les avons étudiées à la fois en tant que concept philosophique et en tant qu’objet.

Soulignons également le fait que, dans la phase primaire de notre recherche, nous sommes partis du constat qu’il y a des liens et des ressemblances entre les notions de l’hypertexte et de l’intertextualité. Tout d’abord, parce que les deux concepts permettent d’aller plus loin, d’accéder à des nouveaux fragments du texte, d’évoquer de nouvelles références, en offrant toujours au lecteur, une nouvelle ouverture. Et c’est justement cette « ouverture » qui nous a intéressés le plus. Elle nous a poussé à reprendre des textes qui touchent cette problématique de l’infiltration réciproque de deux idées (Clément, 1995 ; Fenniche, 2003 ; Vandendorpe 1999, 2005), mais aussi des travaux qui critiquent ce rapprochement simplifié (Jeanneret, 2008b). Pour comprendre l’intérêt de notre travail, mais aussi sa complexité, il suffit de reprendre le sens des deux préfixes de nos concepts « inter- » et « hyper- », où : inter provient du latin et signifie

« entre » et hyper provient du grec huper qui signifie « au-dessous », « au- delà ». Nous pouvons donc dire que l’intertextualité (« entre-textualité ») signifie « entre-texte », ce qui est, ce qui existe entre les textes. Tandis que l’hypertexte évoque ce qui est au-dessous et au-delà du texte. Néanmoins le préfixe « hyper » exprime également l’idée d’intensité. Il s’inscrit parfaitement dans l’image du système des hyperliens.

Yves Jeanneret souligne une chose très importante : que « faire de l’hypertexte une figure du sens et de la pensée – comme le suggère l’évocation rituelle de Vannevar Bush face à son « Memex » – relève d’une sémiotique profondément différente de celle de Barthes, énoncée sous

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l’autorité de cette signature » (2008b, p. 142). Il précise que marquer, en théorie, le fait que les concepts de l’hypertexte sont passés à côté de la pensée de Barthes, ne disqualifie en rien « le geste poétique d’invention de nouvelles formes textuelles » (Ibid., p. 142). De plus, pour Jeanneret, l’idée d’une convergence entre l’hypertexte et l’intertextualité est « une grosse naïveté légitimée par des gens fins »19.

Néanmoins nous savons aujourd’hui que la question de la lecture est beaucoup plus complexe. Désormais, il ne s’agit pas uniquement de changement de support, mais de l’ensemble des processus perplexes, parce que : « Les conditions de manipulation du texte ont changé. Face à la machine, le lecteur est placé dans une situation paradoxale de distanciation et d’engagement. La distance de l’homme à la machine est plus grande que celle de l’homme au livre, car le texte semble avoir disparu « derrière » l’écran, laissant prise à l’espace du secret et du sacré. En revanche, l’engagement physique s’accroît, car le lecteur devient manipulateur et doit

« agir » la machine à des fins purement fonctionnelles. » (Jeanneret et Souchier, 1999, p. 98-99).

Effectivement, comme le souligne Bertrand-Gastaldy (2002), les nouveaux supports de lecture exigent du lecteur une large autonomie et une grande souplesse d’adaptation. Le lecteur contemporain devrait avoir un esprit vif et une perspicacité irréprochable pour évaluer des textes numériques qui manquent souvent de repères éditoriaux, et être assez critique pour pratiquer la lecture extensive20. Dans la lecture hypertextuelle, la déchéance des repères sensori-moteurs traditionnels est rétribuée par de nouveaux modes d’interactivité qui permettent « une grande souplesse dans la lecture et l’analyse d’objets et d’unités à géométrie variable » (Bertrand-Gastaldy, 2002, p. 9).

Comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, la structure du texte numérique a changé notre manière de lire. Jean Clément (1997) parlait des

« métamorphoses du texte », mais aussi des « métamorphoses du lecteur »,

19. Jeanneret ajoute qu’il « faudrait d’ailleurs comprendre pourquoi ces littéraires n’ont pas pu, jusqu’à un passé récent, analyser l’hypertexte comme une forme textuelle. De la même façon le principe selon lequel le dictionnaire serait déjà un hypertexte est une erreur de méthode élémentaire ». (2008b, p. 142).

20. Par la lecture « extensive » Bertrand-Gastaldy entend le concept de « lecture

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en démontrant comment le changement du support de l’écriture a influencé la nature des textes eux-mêmes.

Il faut tenir compte de ce qu’Emmanuel Souchier note au sujet d’actions motrices du lecteur : l’importance de l’acte de l’ « engagement corporel » (Souchier et al., 2003, p. 101). Il pense aux sensations sensorielles, telles que la manipulation de pages, ou même la lecture à voix haute. Selon Serge Bouchardon, le geste semble désormais acquérir un rôle particulier, il contribue en effet à la construction du sens. Entre l’action de retournement des pages d’un texte imprimé et l’action de cliquer sur un lien hypertexte, il y a une « différence de nature » (Bouchardon, 2011) :

« Yves Jeanneret rappelle que le fait de tourner les pages d’un livre « ne suppose a priori aucune interprétation particulière du texte » (Jeanneret, 2000, p. 112) ; dans une création interactive en revanche, « le fait de cliquer sur un mot (un « hypermot ») ou sur un pictogramme (une « icône ») est, en lui-même, un acte d’interprétation » (Ibid., p. 113). Le geste interactif sur un contenu média à l’écran consiste avant tout en une « interprétation actualisée dans un geste » (Ibid., p.121) » (Bouchardon, 2011, p. 83).

Bouchardon aborde encore une question importante : la question de l’interprétation de nos gestes lors de la lecture. Si tant est que notre gestualité est spécifique au numérique et différente de celle liée au texte traditionnel, comment peut-on l’analyser et l’en différencier ? Est-ce qu’on peut considérer que cliquer sur un lien hypertexte est une interprétation analogique au fait de tourner les pages d’un texte imprimé pour retrouver le sens d’un mot dans un glossaire ? Selon Bouchardon, il ne faut surtout pas confondre le fait de tourner les pages d’un livre et ce que l’on fait quand on les tourne, il faudrait distinguer le fait de cliquer avec ce qui se passe au niveau interprétatif quand on clique21. Nous croyons pouvoir

21. « Opposer le fait de tourner une page et de cliquer sur un lien n’apparaît dès lors pas si simple. S’il y a une différence entre les supports « classiques » et le support numérique, elle réside peut-être moins dans cette opposition que dans l’aspect interactif en tant que tel, c’est-à-dire le fait que le support « réagit » et exécute certaines actions. Quand je tourne une page, je suis dans un fil interprétatif continu et homogène, car le support est « passif ». Lorsque j’interagis avec un support dynamique, je suis dans un mode communicatif fondé sur l’interprétation de l’événement qui arrive. Dans le premier cas, je poursuis mon idée et arraisonne ce qui arrive (les mots que je découvre dans les pages que je tourne) à mon fil interprétatif ; dans le second, j’adapte mon idée à ce qui arrive,

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affirmer avec les tests menés à l’aide de l’Eye-Tracking, qu’un « clic » peut être accidentel ou aléatoire. Nous avons expliqué l’inexactitude de cette méthode oculométrique, en évoquant des lacunes rencontrées. Il est donc très difficile d’approfondir les études sur la lecture à l’écran, en prenant en compte uniquement des observations menées à l’aide du dispositif.

L’herméneutique est susceptible d’apporter des réponses à nos questions.

Hypertexte et labyrinthe

Parce qu’en délibérant sur l’hypertexte, nous nous intéressons au problème de la représentation de ce concept-clé, nous trouvons qu’un hypertexte correspond bien à la métaphore du labyrinthe.

Le labyrinthe qui est une figure symbolique, renvoie à de multiples interprétations et à la pensée mythique grecque, où le mythe de Thésée22 joue le rôle de référence fondamentale. Selon Brigitte Juanals (2004), la symbolique mythique du labyrinthe était associée à des voyages interplanétaires issus de la littérature de science-fiction. Mais n’oublions pas que cette métaphore était aussi décrite par les philosophes. Pour Francis Bacon, la représentation du labyrinthe était fortement liée à celle de la forêt. Elle indiquait surtout les ressentiments de l’anxiété et de l’angoisse, ainsi que de la perte de repères. D’après Juanals, Denis Diderot parlait du labyrinthe. Face au caractère rhizomatique et à l’immensité de l’encyclopédie, il l’a décrite comme un « labyrinthe inextricable »23. Puis,

car ce qui arrive peut faire rupture (un comportement inattendu par exemple), possède une autonomie qui résiste et sort de mon fil interprétatif » (Bouchardon, 2011, p. 84).

22. Thésée confronté à une multiplicité de chemins possibles, trouve l’unique issue, en suivant le fil d’Ariane, la voie menant au Minotaure et à la sortie. Pour ne pas se perdre dans le labyrinthe, au fur et à mesure que Thésée avançait, Ariane, fille de Minos, déroulait à l’extérieur l’autre bout de la pelote de laine.

Arrivé dans la caverne, Thésée égorgea le minotaure et retrouva la sortie en suivant le fil, prévint ses camarades et embarqua avec Ariane pour la Grèce.

23. « Nous avons vu, à mesure que nous travaillions, la matière s’étendre, la nomenclature s’obscurcir, des substances ramenées sous une multitude de noms différents, les instruments, les machines et les manœuvres se multiplier sans mesure, et les détours nombreux d’un labyrinthe inextricable se compliquer de plus en plus. [ . . . ] Mais nous avons vu que de toutes les difficultés, une des plus

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le sens de terme commence à s’affranchir de son image de base, c’est-à-dire d’un bâtiment dont il est difficile de trouver la sortie, en évoluant vers les représentations diverses : des tunnels sinueux, des grottes, des forêts, des toiles d’araignée, des jardins, des villes.

Rappelons aussi que Ted Nelson, en parlant de la structure hypertextuelle des liens dans Literary Machines, évoquait également la notion « des chemins possibles ». Daniel Bougnoux (2001, p. 114) a décrit l’hypertexte comme un texte numérisé, « devenu indéfiniment combinable et fluide, dont la lecture invite à une « navigation » non linéaire, et à l’interpolation de nouvelles écritures ». La notion de l’hypertexte repose donc au moins sur quatre notions : la structure (avec l’arborescence), les chemins, les nœuds d’informations (un document, une page dans le web) et les liens entre les nœuds (un mot souligné, l’entrée d’un menu). La complexité de ce concept reflète en plus le préfixe du terme, où « hyper » se comprend dans le sens mathématique d’hyperespace qui décrit « un espace à « n » dimensions » (Juanals, 2004, p. 103).

En navigant sur une page web à travers un hypertexte, de même qu’en parcourant un labyrinthe, l’esprit humain se retrouve seul face à l’espace rhizomatique où il est difficile de maîtriser mentalement et physiquement son immensité. Nous avons souligné à plusieurs reprises qu’un lien hypertexte efface les notions de début et de fin. C’est pour cela, qu’en lisant sur l’écran d’un ordinateur, le sens d’une information ou d’un texte est devenu subjectif, incertain et assujetti à la transformation constante.

L’action de donner le sens au texte lu et de l’interpréter est désormais une affaire à la charge de chaque lecteur-internaute. D’après Juanals, l’internaute qui navigue sur le web n’est pas uniquement dans un labyrinthe, mais c’est le labyrinthe qui est en lui (2004, p. 105). L’action de

«lire » sur le web, est une représentation des choix d’un lecteur, de ses mouvements, de ses déplacements, qui forment aussi la projection de sa pensée. Le lecteur-acteur peut désormais « opérer comme une sorte de duplication de l’espace abstrait de ses raisonnement, sous la forme d’un espace physique » (Juanals, idem).

ne nous ravirait pas l’honneur d’avoir surmonté cet obstacle. Nous avons vu que l’Encyclopédie ne pouvait être que la tentative d’un siècle de philosophes. » (Diderot, cité par Juanals, 2004, p. 102).

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Un hypertexte possède exactement comme un labyrinthe une structure sinueuse et très complexe. Il est difficile, ou plus précisément, pratiquement impossible d’observer à l’œil nu la construction (l’arborescence) des liens hypertextes, de même qu’un labyrinthe. Ces deux concepts rhizomatiques ne se laissent pas examiner dans l’ensemble. En navigant sur l’internet, nous ne pouvons pas avoir une vision globale de l’architecture des sites, de même qu’en se trouvant (étant) dans un labyrinthe, nous ne pouvons pas le voir de l’extérieur (apercevoir la sortie). En considérant la lecture hypertextuelle comme un labyrinthe, nous soulignons l’importance de sa marque principale : le labyrinthe ne fonctionne pas ici comme un réseau dans lequel on se trouve enfermé.

C’est plutôt une représentation conventionnelle, fictive des liens hypertextes indéfinis. C’est pour ça qu’un appareil de type Eye-Tracking n’est pas capable de mesurer « l’incalculable ». Pour cette raison, la question qui se pose est la suivante : où pouvons-nous chercher des éléments qui nous aideront à décrire cette lecture si complexe ? À ce point il nous paraît important de reprendre l’herméneutique d’Ouaknin.

Hypertexte au prisme de l’interprétation

La recherche sur la lecture hypertextuelle et ses relations avec l’intertextualité ne peut pas se réduire aux seules études comparatives de forme : texte/hypertexte, mais doit être élargie par la question de références (« l’intertextualité ») et « la totalité » et/ou « l’incomplétude » du texte. L’approche herméneutique d’Ouaknin (1994) souligne que le texte ne peut pas tout dire et qu’il doit laisser une place à l’interprétation.

Le texte reste incomplet, il signifie « l’ouverture ». Chaque texte propose une ouverture aux lecteurs. Elle dépend de la participation du lecteur, parce que dans chaque texte l’interprétation est nécessaire. Cette ouverture est inscrite dans le texte. Par contre, dans le cas de l’hypertexte, cette notion du choix est différente : l’hypertexte donne le choix. Ici le lien hypertexte capte notre attention, et nous réagissons (« cliquons ») selon notre envie sur le lien.

Ouaknin n’aborde pas le texte dans sa linéarité, mais dans sa spatialité et son volume, et définit le texte d’une manière qui est aussi la nôtre. En

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parlant de l’éclatement du texte24 et de l’ouverture, il évoque la pensée de Jankélévitch (1978)25 sur l’action de la lecture et de l’interprétation :

« Lecture26 consiste à penser tout ce qui dans une question est pensable, et ceci à fond, quoi qu’il en coûte. Il s’agit de démêler l’inextricable et de ne s’arrêter qu’à partir du moment où il devient impossible d’aller au-delà ; en vue de cette recherche rigoureuse, les mots qui servent de support à la pensée doivent être employés dans toutes les positions possibles, dans les locutions les plus variées, il faut les tourner, les retourner sous toutes leurs faces, dans l’espoir qu’une lueur en jaillira, les palper et ausculter leurs sonorités pour percevoir le secret de leurs sens, les assonances et résonances des mots n’ont-elles pas une vertu inspiratrice ? Cette rigueur doit être atteinte parfois au prix d’un discours illisible (…) ; il suffit de continuer sur la même ligne, de glisser sur la même pente, et l’on s’éloigne de plus en plus du point de départ, et le point de départ finit par démentir le point d’arrivée. » (Jankélévitch, 1978, p. 18, cité par Ouaknin, 1994, p. IV).

Il en ressort que l’interprétation du texte (aussi bien construit à partir des liens hypertextes, que lors d’une lecture du texte traditionnel) ne dépend pas uniquement des contextes évoqués par son auteur, mais également des contextes d’un lecteur. « Le véritable sens d’un texte, tel qu’il s’adresse à l’interprète, ne dépend pas seulement de ces facteurs occasionnels que représentent l’auteur et son premier public. Du moins, il ne s’y épuise pas. (…) Le sens d’un texte – si c’est un grand texte – dépasse son auteur non pas occasionnellement, mais toujours : c’est pourquoi la compréhension n’est pas une attitude uniquement reproductive, mais aussi, est toujours une attitude productive » (Ouaknin, 1994, p. XIII). Dans le cas du texte lu à l’écran, le lecteur navigue à travers l’hypertexte, que nous définissons en tant qu’instrument rhizomatique qui permet au

24. Pour Ouaknin l’éclatement du texte est « ce qui va permettre le passage du texte-ligne au texte-volume. Tous les éléments du texte vont être sujets à cet éclatement, cette ouverture : les lettres, les mots, les phrases, les livres…

Ouverture jusqu’à l’effacement des lettres, des mots, des phrases et des livres… » (1994, p. III-IV).

25. Voir : Jankélévitch V., Quelque part dans l’inachevé, Gallimard, 1978, p. 18.

26. Comme Ouaknin, nous avons remplacé dans cette citation le mot

« philosophie » par le terme « lecture ».

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lecteur–acteur de construire individuellement le chemin de son parcours à l’écran.

Conclusion

Lire un hypertexte, c’est de temps en temps, être soutenu dans notre cheminement de lecture par un instrument rhizomatique qui aide le lecteur à naviguer, c’est aussi constituer des connexions sémantiques entre les parties fragmentaires du texte lu à l’écran. Nous avons choisi d’étudier l’acte de lecture avec une double approche : expérimentale et herméneutique, en prenant le risque d’associer ces deux méthodes.

Le dispositif Eye-Tracking nous a permis de réaliser de nombreuses séries de prétests. Deux sites web furent choisis pour enregistrer les activités perceptives visuelles pendant la lecture à l’écran. Le but de cette expérience fut de comprendre le schéma de lecture en indiquant où se pose l’attention du lecteur, quel type d’information attire son attention, mais aussi d’essayer de capter son chemin de sa lecture. Les résultats obtenus ont démontré que la technique d’enregistrement des mouvements des yeux reste restreinte. Aucun appareil de mesure ne peut être infaillible, toujours précis et pertinent. Même si l’Eye-Tracking nous apporte des informations objectives et précieuses sur notre manière de lire à l’écran, il ne peut pas décrire la subjectivité que nous entretenons dans notre rapport à la réalité.

Comment alors articuler des données quantitatives avec ce que nous partageons en toute singularité : la subjectivité ?

Il ne s’agissait pas d’opposer frontalement l’humain et la machine, mais plutôt de réintroduire la valeur du subjectif dans notre rapport au texte avec la notion d’interprétation. L’approche herméneutique, pertinente et féconde fut alors à nouveau convoquée.

L’interdisciplinarité de notre étude, l’hétérogénéité des ses méthodes ont contribué à repenser ce que le texte laisse au lecteur comme lieu d’interprétation. Nous en avons montré à la fois la complexité et les limites d’une telle approche, mais aussi toute son originalité. Le lecteur est alors celui qui est libre de ses interprétations, du choix de ses références intertextuelles. Chaque texte se manifeste alors par l’ouverture qu’il propose pour un lecteur qui se place entre l’ordre et l’aventure. C’est une autre définition de l’hypertexte.

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