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Soigner, Porte de la Chapelle, les exilés à la rue

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migratoires  

1323 | 2018

Persona grata

Soigner, Porte de la Chapelle, les exilés à la rue

Chloé Tisserand

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/hommesmigrations/7247 DOI : 10.4000/hommesmigrations.7247

ISSN : 2262-3353 Éditeur

Musée national de l'histoire de l'immigration Édition imprimée

Date de publication : 1 octobre 2018 Pagination : 47-53

ISBN : 978-2-919040-42-1 ISSN : 1142-852X Référence électronique

Chloé Tisserand, « Soigner, Porte de la Chapelle, les exilés à la rue », Hommes & migrations [En ligne], 1323 | 2018, mis en ligne le 01 octobre 2020, consulté le 07 janvier 2022. URL : http://

journals.openedition.org/hommesmigrations/7247 ; DOI : https://doi.org/10.4000/

hommesmigrations.7247

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Il ressent une douleur quand il fait pipi? Est-ce qu’il a des gants ou pas?

Oui

Il faut qu’il les mette tout le temps.

Il dit que ses chaussures sont tellement serrées qu’il ne peut pas mettre ses chaussettes», précise l’interprète.

«–Je vais lui donner du Doliprane® et de la crème pour ses mains.»

Aux côtés du médecin, l’accueillante sociale, 67 ans, demande : « – Pour la douche, vous avez une adresse ?» Elle montre un plan et donne des informations au patient. «C’est bon pour prendre la douche et ça c’est pour les vestiaires.»

Cette consultation médicale de l’association Médecins du Monde a lieu dans une camionnette –Quel est le problème médical?», demande

le médecin, une dermatologue spécialiste en vénérologie, 66 ans, bénévole depuis trente ans chez Médecins du Monde. Le patient soudanais, 29 ans, présent depuis deux semaines à Paris lui répond:

«–J’ai mes doigts qui sont gonflés.

Il a eu très très froid cette nuit? Il a mal depuis combien de temps?»

L’interprète, qui parle arabe, traduit: «–Trois- quatre jours.»

Le médecin regarde, touche la main. «–Elle est très froide. S’il n’a pas de gants, je peux lui en donner une paire et des chaussettes aussi. Il faut absolument qu’il ait chaud tout le temps. Aux pieds, il n’y a rien?

Ils vont choper une infection urinaire avec ce froid.

Soigner,

Porte de la Chapelle, les exilés à la rue

La situation sanitaire et sociale Porte de La Chapelle empire de jour en jour durant l’été 2018.

Après la fermeture du Centre de Premier accueil géré par Emmaüs Solidarité en avril 2018, le collectif Solidarité Migrants Wilson a annoncé la suspension de ses distributions de petits- déjeuners le 30 juillet dernier pour dénoncer le climat délétère entretenu par la politique migratoire actuelle. Avec son cabinet médical ambulant, Médecins du Monde poursuit ses consultations, essayant de panser les maux générés par le voyage et le refus de l’accueil dont souffrent les exilés. La situation est encore plus critique qu’en décembre 2017 au moment où cette observation a été réalisée.

Chloé Tisserand,

doctorante en sociologie, laboratoire CERIES, université de Lille-3, fellow à l’Institut convergences migrations(ICM).

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mobile à Paris, à proximité du métro Porte de la Chapelle, en décembre 2017, il fait environ 9°C dehors.

Le véhicule est installé derrière un pont qui vient séparer ces consultations de veille sanitaire du centre humanitaire, dit Centre de Premier accueil, géré par Emmaüs Solidarité, situé lui de l’autre côté du pont à

cinq minutes à pied et qui a été ouvert par la maire de Paris Anne Hidalgo en novembre 2016. Une séparation àla fois physique et symbolique. En effet, Médecins du Monde a décidé de quitter le centre humanitaire1au printemps 2017. Rejoint en septembre par l’association Utopia 562, l’association médicale a dénoncé une

«gestion absurde de l’État» et regretté que le lieu d’accueil soit saturé. Traditionnellement, Médecins du Monde se rend au plus près des gens qui sont dans le besoin. Lors de la«new jungle»(2014-2016) à Calais, l’association s’était employéeàse rendre directement sous les tentes des patients, auprès de migrants immobilisés et esseulés, afin de les amener ou de les informer sur les dispositifs de santé existants3. Si l’association se rend làoùl’État est absent, elle ne souhaite pas s’y substituer et milite pour que des dispositifs de droits communs soient trouvés. C’est ce qui a puêtre observé encoreàCalais oùMédecins du Monde et Médecins sans Frontières, épuisées faceà l’urgence humanitaire en 2006, ont demandéàl’État de prendre en charge la question sanitaire des exilés à Calais. Ainsi, la permanence d’accès aux soins de santé (PASS) de l’hôpital a pris le relais.

Les exilés sont devenus en France des exclus4. Faceàl’urgence humanitaire dans plusieurs villes, la médecine militante est amenéeàpallier les carences de l’État.ÀParis, c’est auprès des exilés– les plus vulnérables des vulnérables–qui errent dans les rues.

En effet, l’exil est un processus qui amène ces derniers àdevoir supporter l’arrachement au pays, l’incertitude du voyage.Àcela s’ajoutent une vie d’errance, en marge, et une liberté de circuler restreinte qui les propulsent en bas de l’échelle sociale. Les maux se superposent alors dans le temps, marquent et affaiblissent les corps.

«Les migrants sont des survivants, à jamais traumatisés par leur parcours», commente la dermatologue de Médecins du Monde.«L’exil est toujours une profonde souffrance», ajoute l’accompagnatrice. Dans nos sociétés occidentales, l’éthique moderne prône que

l’individu soit«au meilleur de sa forme», qu’«être individu, c’est avoir la propriété de son soi»et«être capable de se tenir de l’intérieur5». Or la souffrance et les échecs mettent hors-jeu les individus qui perdent cette capacitéà rester debout. L’exil s’apparente à une désaffiliation sociale6, ceux qui le subissent deviennent des «surnuméraires»,«ceux qui n’ont pas de place pour des raisons qui ne sont pas de leur fait7». Fragilisés, les exilés en errance représentent cette personne blessée«qui n’est pas en mesure de faire face avec ses propres ressources aux exigences de la propriété de soi (promotion, gestion, protection).

En d’autres termes, cette vulnérabilité structurelle se donne socialement à voir sous la forme de blessures individuelles8».Ils se retrouvent dans l’obligation d’avoir recoursàdes dispositifs de soutien et n’ont d’autres possibilités pour survivre que de s’ancrer dans une relation de dépendance.

Une médecine médico-sociale ambulante

Le dispensaire ambulant est composé de deux salles de consultation: la première s’effectue sous un auvent de toile plastique à la façon camping- car, la pièce artificielle est sommaire; la seconde se trouveàl’intérieur du camion divisé en deux parties avec àla fois une banquette plastique oùs’assied le patient devant une minuscule table ronde autour de laquelle se tiennent l’interprète, le médecin et l’accompagnateur. L’endroit est tellement exigu qu’il est difficile de ne pas marcher sur les pieds des uns et des autres, cette étroitesse permet néanmoins aux

1.Url : www.medecinsdumonde.org/fr/actualites/

presse/2017/02/22/centre-de-premier-accueil-paris- medecins-du-monde-denonce-une-gestion-absurde-de-letat.

2.Url : http://www.utopia56.com/fr/actualite/utopia-56- annonce-son-retrait-centre-humanitaire-paris.

3.Jacques Rodriguez, Chloé Tisserand, « Calais,

« laboratoire » d’une médecine de l’exil », inHommes & Migrations, n° 1316, 2017.

4.Chloé Tisserand, « D’un pays à l’autre, les exilés de Syrie sont devenus les exclus de Calais », inHommes & Migrations, n° 1304, 2013.

5.Danilo Martuccelli,Grammaires de l’individu, Paris, Gallimard, 2002.

6.Olivier Gajac, « La notion de désaffiliation chez Robert Castel », inRevue du MAUSS, 28 octobre 2015.

7.Robert Castel,Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Folio, 1999.

8.Marc-Henry Soulet, « La vulnérabilité comme catégorie de l’action publique », inPensée plurielle, n° 10, 2005.

Les exilés sont devenus en France

des exclus . Face à l’urgence humanitaire

dans plusieurs villes, la médecine militante

est amenée à pallier les carences de l’ É tat.

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professionnels bénévoles d’entretenir un rapport de proximité physique avec leur patient, ainsi une intimité se crée. Derrière eux, on trouve des armoires à gants en plastique et du matériel médical, des caisses de médicaments, des pochettes de préservatifs sont collées au mur. Une porte coulissante s’ouvre sur un lit d’auscultation et une petite table sur laquelle est posée le stéthoscope. Sans chauffage dans les pièces, les bénévoles ont prévu des gros pulls sous leur chasuble Médecins du Monde. La colombe de la Paix dessinée dans leur dos réceptionne une majorité de Soudanais, d’Afghans, d’habitants de l’Afrique de l’Ouest. Porte de la Chapelle, la plupart des patients demandent l’asile. Rue Pajol oùse tient le second dispositif de veille sanitaire de Médecins du Monde, les patients sont surtout des migrants en transit ou alors ils reviennent de Calais làoùils sont aussi expulsés.

Cette médecine de rue militante est de type médico-sociale. En effet, la veille sanitaire comporte un volet social géré par l’accueillante qui consiste en une orientation des patients vers les hébergements ou les dispositifs de prise en charge administrative.

«Je me préoccupe de leurs possibilités de prendre une douche, de changer de vêtements, de manger et de pouvoir se reposer au chaud dans la journée. Il est également très important qu’ils aient toutes les informations nécessaires pour pouvoir déposer leur demande d’asile dans les meilleurs délais. Je les aide donc à se repérer dans Paris afin qu’ils puissent se déplacer plus facilement», énumère l’accompagnatrice.

Les pathologies relèvent essentiellement de ce que les soignants appellent couramment«la bobologie» (rhume, maux de tête, de ventre, etc.)«Je rencontre les mêmes pathologies que dans un cabinet médical classique mais avec des aggravations rapides du fait de la vie dans la rue et des privations antérieures de soins et de nourriture en particulier concernant les migrants ayant transité par la Libye», précise le médecin. Un tiers souffre de problèmes ORL, un tiers de maux dermatologiques (la gale représente 3 à 4 %) et un tiers relève de la gastro-traumato.

Le dispensaire surveille aussi le risque d’épidémies.

Pour les pathologies plus graves, les patients sont envoyés dans les permanences d’accès aux soins de santé (PASS) de Paris ou aux urgences de l’hôpital.

Néanmoins, craignant d’être dénoncés par la police ou par peur de payer les soins, des patients partagent une méfiance vis-à-vis de l’institution.

Les patients dépendent alors de l’engagement des bénévoles. La dermatologue donne de son temps une fois par semaine. Son implication est motivée au

départ par une indignation faceàl’inégalité de soin qui touche les personnesàla rue et la«façon dont l’État français, conscient du problème le gère: ignorance de l’accueil inconditionnel en particulier des mineurs que nous laissons dormir à la rue». Des sentiments de honte, de culpabilité, de prise de conscience qu’ils peuvent se rendre utiles auprès des éloignés du soin habitent ces soignants. Ici, l’engagement prend la forme d’un dévouement que rend possible l’association.«Effectuer un don envers une association humanitaire, c’est donc permettre à nos émotions de se réaliser9.»L’accueillanteàla retraite le résume bien:

«En participant régulièrement à ces veilles sanitaires plutôt que de pleurer devant ma télé ou en lisant le journal. Le fait de participer, aussi peu soit-il, est consolant et permet de soulager sa honte.» Àtravers ce don, l’accueillante et le médecin se sentent aussi récompensés par le contre-don reçu en consultation:

«Ils sont souvent très souriants quand ils nous voient et nous remercient toujours pour nos soins car ils ont confiance en nous»,«Voir un jeune Afghan de 16 ans, tout souriant, le regard brillant d’espoir, raconter son terrible voyage de plus de deux ans, est une leçon de courage et d’humanité absolue.»

Des soins de confort

«Il vient de Calais ?», le médecin questionne son patient érythréen, né en 1996, arrivéà Paris depuis trois jours et, comme les autres, il erre dans les rues.

L’interprète note bien ces trois lettres«RUE»sur une fiche et inscrit le prénom, le nom, la date de naissance.

«Italia, Nice, Cannes...», prononce le patient.«Il est venu en train à Paris», précise l’interprète qui a aussi travailléàLesbos en 2015. Le patient tousse, se plie, renifle en même temps. Il sort un mouchoir.

«–La police est venue et il a eu du gaz lacrymogène, il dit que ça faisait comme le piment, ça piquait. Il dit qu’il a du mal à respirer.

– Je vais voir, fais-le asseoir sur le lit.»Le patient a récupéré des dons, un jeanàla mode des teenagers français, ceux avec des trous et délavés. Le médecin s’approche et prend la température frontale juste en dessous du bonnet blanc protégé par la capuche de la

9.Catherine Dessinges, «Émotion, collectif et lien social : vers une approche sociologique du don humanitaire», inRevue du MAUSS, n° 32, 2008, pp. 303-321.

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doudoune. «No fever.» Le médecin prend sa spatule et examine la gorge de son patient:

«–Ce n’est pas très rouge. Il a mal depuis le gaz?

Non déjà avant, je suis arrivé comme ça.

C’est arrivé quand le gaz?

Dans la nuit à 4h du matin.

Ce n’est pas étonnant qu’il ait du mal à respirer.

Pourquoi ils font ça?», interroge le patient. «–On ne sait pas non plus, on a honte.

Vous ne pouvez rien faire, ce n’est pas de votre faute», comprend le patient.

«–Ils étaient combien? Dix, vingt?

J’étais très fatigué, ça faisait trois jours que je n’avais pas dormi, j’étais tellement fatigué que je me suis effondré. Les Afghans avaient fait un feu et formaient un cercle. Moi, j’étaisàcôté et quand je me suis réveillé, je n’ai trouvé personne, ils étaient partis àcause du gaz, mais moi c’est en me réveillant que je l’ai senti.»

Le stéthoscope essaie de se frayer un chemin sous les six couches de pulls du patient.

«–Est-ce qu’il crache?

–Oui beaucoup.»

Le médecin l’ausculte alors dans le dos. «Je vais essayer d’écouter, respirez bien fort.»La boucle d’oreille en faux diamant et celle dans le nez remuent suivant les mouvements d’inspiration et d’expiration.

«–Il a malàla tête?

Oui de temps en temps.» Le médecin prescrit de la Carbocisteïne® pour la toux et les crachats, du paracétamol pour les douleurs. Elle ajoute dans un sac une couverture de survie, des gouttes pour les yeux, du savon, de la crème qu’elle ramène de son cabinet en tant que dermatologue, une plaque de chocolat achetée par l’accompagnatrice pour rehausser le moral des troupes.

« –Et j’achète des chaussettes au marché le dimanche. On a aussi une infirmière qui achète en gros des slips et chaussettes et envoie la note à MDM !Quand on voit qu’on leur fait un pansement et qu’ils remettent leurs pieds dans des chaussettes et chaussures sales,ça fait mal au cœur», indique le médecin.

Les freins au soin sont nombreux. En effet, à la sortie de la consultation, les exilés regagnent les conditions de vie qui les ont rendus malades.

Par ailleurs, la volatilité liée au parcours migratoire ne permet pas aux soignants de bénéficier d’un suivi sur le long terme, d’accéder aux antécédents médicaux, etc., ces derniers se retrouvent donc dans un acte de soin d’urgence. Cette médecine de rue prend aussi des allures de médecine humanitaire: faute de moyens, les soignants bricolent. «Nous parvenonsàinventer des stratégies et des techniques adaptéesàla vieàla rue dans le choix de nos prescriptions, dans la façon de faire les pansements... le découpage des couvertures de survie en morceaux utilisés dans les chaussures comme isolants», indique le médecin. Bien souvent, l’expérience en mission humanitaire que possèdent la plupart des soignants qui pratiquent la médecine auprès des exilés est intériorisée et mobilisée. S’ils visent la réparation des corps(cure), ces soignants de l’exil soulagent finalement plus qu’ils ne guérissent.

Lecareest alors un recours pour soigner autrement.

On retrouve cette même dimension de soin dans les services de soins palliatifs, oùil s’agit d’appliquer un travail de confort plus que de dispensation de soins sophistiqués10. Cette médecine de confort est visible chez les bénévoles mais aussi chez les professionnels hospitaliers.Àla permanence d’accès aux soins (PASS) de l’hôpital de Calais, par exemple–qui accueilleà 90 % des patients migrants –, une infirmière renforce le bandage autour du pied de son patient afin qu’il ne le perde pas lors de sa tentative de passage de la frontière; une autre n’hésitera pas à mettre plusieurs compresses au lieu d’une pour que la plaie soit protégée pendant plusieurs jours de la pluie et de la boue; une autre encore offrira à son patient un bain de pied pour contribueràson bien-être. Sur le chemin de l’exil, ces soignants sont ceux qui maintiennent les exilés debout, leur redonnent de la force, leur permettent de poursuivre leur projet. Ils sont aussi les pares-feux qui rendent plus supportable un quotidien marqué par l’absence d’accueil, problématique qui relève d’une solution politique plus que de la réponse médicale. Ces«sans-frontières du quart-monde11»–qui interviennent en France–s’inscrivent par conséquent dans une médicalisation de l’errance12. Ils«aménagent

10.Michel Castra,Bien mourir, sociologie des soins palliatifs, Paris, PUF, 2003.

11.Isabelle Parizot,Soigner les exclus, Paris, PUF, 2003.

12.Didier Fassin,Les politiques de la médicalisation, L’ère de la médicalisation, Paris, Anthropos, 1998.

Cette médecine de rue prend aussi

des allures de médecine humanitaire :

faute de moyens, les soignants bricolent.

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existe en ce sens une «dialectique humanitaire14» où Médecins du Monde a choisi de s’inscrire dans l’aide auprès de ceux qui sont dans la demande plutôt que de ne pas agir.

Le corps comme ressource

Les intervenants de Médecins du Monde jettent souvent un regard par le hublot de la camionnette à travers lequel on peut voir les exilés qui s’impatientent dans le froid, attendent que la porte s’ouvre, que ce soit enfin leur tour. Avec leur ticket à la main, ils fixent le tableau où sont rayés chacun des numéros qui ont été reçus en consultation. Chaque numéro rayé les rapproche du soin. Tous regardent leur ticket comme les joueurs du PMU qui espèrent le numéro gagnant.

«Il faut qu’on accélère, il y en a encore beaucoup.»La moyenne du temps de consultation sur l’équipe mobile est de quinze minutes. Un logisticien de Médecins du Monde frappeàla porte de la consultation et explique

médecin.«Je me vois mal le faire passer devant tout le monde d’autant que tout le monde est dans un état...» Le patient se pointeàla porte mais les médecins disent que c’est au logisticien de décider s’il le fait passer avant les autres.

Le médecin s’empresse de nettoyer le sol pour retirer la boue afin que la salle d’auscultation soit propre pour le patient suivant. Ce dernier se présente avec un bonnet bleu, blanc, rose, violet et des gants aux couleurs de la Jamaïque. Il est éthiopien, vit chez une amie, a 29 ans et est arrivéàParis il y a dix jours. Il dit qu’il sue beaucoup. Les bénévoles ne comprennent pas et lui demandent si c’est de chaud parce qu’il dort dans une maison, le patient explique qu’il ne comprend

13.Isabelle Parizot,Soigner les exclus, op. cit.

14.Ibid.

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pas, il réexplique que tout son corps est froid, que cela date déjà de son passage en Libye. «– Quand même ce n’est pas pathologique ça», commente le médecin qui prescrit du paracétamol mais le patient veut des médicaments pour soigner le froid au corps. Il insiste en frottant ses mains le long de ses cuisses, en montrant que le froid l’envahit. Le médecin souligne à nouveau qu’il n’aura pas de médicaments et manifeste sa déception: «C’est peut-être de l’angoisse. Il doit revivre des trucs maintenant qu’il dortàl’intérieur. Il ne faut pas qu’il s’en fasse, ce n’est pas une maladie.» Le patient précise que non c’est bien physique. L’interprète indique: «–Il insiste et ne cesse de répéter:“Mon corps est froid”.»Le médecin finit par lui expliquer qu’il existe des consultations psychologiques et indique l’adresse du centre de MDM. Le patient insiste toujours pour avoir un médicament. «–Oui, on a bien compris, mais ce sont des contractions musculaires. Qu’est-ce qu’on peut faire de plus? Il est triste... On n’est pas une grande pharmacie ici, on a très peu de médicaments. Il n’est pas content mais on ne peut pas faire une consultation psychiatrique.» Le médecin démuni explique à sa collègue qu’elle et les autres médecins demandent à prescrire de l’Atarax® mais que pour le moment ils

n’ont pas la possibilité de le faire faute d’en posséder.

«–Il faut un suivi», note l’accompagnatrice. «–Bah, c’est antihistaminique etça donne un côté hypnotique», rétorque la dermatologue.

Soigner les exilés à la rue, c’est nouer une relation soignant-soigné où le patient n’est plus celui que les sans-frontières soignent là-bas, il est celui de là-bas qu’ils soignent désormais ici. En salle de consultation, il arrive que les référentiels de santé se confrontent: les représentations de la maladie, ses causes, le mode de soin(beaucoup d’exilés demandentàce qu’on leur fasse des piqûres plutôt que d’obtenir des médicaments), l’interprétation des symptômes divergent d’une société à l’autre15. Làoù le soignant occidental verra une maladie dueàune cause organique, le patient pourra plutôt y voir une fatalité, un mauvais sort. Le langage du patient est imagé, lors de la consultation, il dit que«son corps est froid». Autre exemple,àla PASS

15.François Laplantine,Anthropologie de la maladie, Paris, Payot, 1986.

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de Calais, un autre patient expliquera qu’il fait noir devant ses yeux tous les deux mois et pendant 10 minutes. Le médecin lâchera en plaisantant: «Je n’ai pas ça dans mon référentiel !» Si une interprète est présente lors de la consultation de veille sanitaire et que cela permet de faciliter le travail du soignant, la traductionà elle seule ne suffit pas, il lui faut aussi connaître la culture du patient. De plus, l’interprète peut parfois donner l’impression au soignant de faire écran: la nuance des questions de l’interrogatoire médical et celle des réponses apportées par le patient échappe au médecin alors que ce degré de précisions est nécessaire pour mener à bien le diagnostic.

Le corps vient alors à la rescousse du soignant. En effet, à l’inverse des services hospitaliers de pointe où les machines remplacent la palpation des médecins16, la médecine générale est basée sur l’examen clinique. Le déchiffrement des signes et des expressions corporelles (un rictus pour témoigner d’une douleur, un dos voûté, des yeux baissés, etc.) est nécessaire au soignant dans sa relation avec le patient exilé pour dépasser la barrière de la langue.«Les corps des migrants sont très solides et habituésàencaisser des coups de toute sorte (c’est en général une population jeune partant du pays d’origine en bonne santé)», a constaté le médecin de Médecins du Monde. Le«healthy migrant effect» en référence aux travaux de Claire Raymond Duchosal sur«l’effet immigrés en bonne santé17», désigne ce processus de sélection de la migration: ceux qui partent seraient ceux qui sont en meilleure santé. Il est vrai qu’il vaut mieux bénéficier de bonnes conditions physiques car l’exil est une épreuve dure, mais aujourd’hui on retrouve sur les routes et jusque dans les camps de Grande-Synthe et de Calais des femmes enceintes, des enfants, des handicapés et des vieillards. En 2016, l’Aquarius a sauvé en mer Méditerranée sur 11 261 rescapés, 82 % d’hommes et 18 % de femmes, 25 % de mineurs et 21 % de mineurs non accompagnés18. La sélectivité de la migration semble donc s’estomper pour emprunter un caractère plus universel. Mais cette remarque du médecin au sujet de la bonne santé de ses patients exilés revient fréquemment dans la bouche des soignants qui, au cours de leurs missions humanitaires en Afrique, ont rencontré des personnes dans des conditions encore plus extrêmes, ce qui nous fait dire qu’il semble exister une part de relativisme du fait de leur expérience vécue et de la comparaison entre deux situations différentes en France etàl’étranger.

Le corps, en effet, est une surface qui comporte un certain nombre d’indices. «Le corps dans son apparence permet de décrypter de multiples signes: des

conditions sociales d’existence, des problèmes de santé, des habitudes alimentaires, etc19.»Le toucher lors de l’examen clinique constitue d’abord une technique de recueil d’informations: il joue un rôle de veille, d’alerte. Les soignants sont dotés comme les artisans

«d’aperceptions professionnelles20», cela nécessite d’êtreàl’écoute de ses sens.«Grâce àl’expérience, l’habitude, la répétition quotidienne, tous ces artisans acquièrent“une mémoire des gestes”ainsi qu’“une mémoire du ressenti”21.»Le toucher est aussi un langage qui s’établit avec le patient. Une tape sur l’épaule pour transmettre du courage, une caresse

sur le bras comme toucher empathique, la délicatesse des gestes pour témoigner d’un travail réalisé avec précaution…Les soignants sont en activité et mobilisent lecarepour rétablir un contact direct avec le patient malgré la barrière culturelle.«Face au monde, l’homme n’est jamais unœil, une oreille, une main, une bouche ou un nez, mais un regard, une écoute, un toucher, une gustation ou une olfaction, c’est-à-dire une activité22

Toucher, c’est aussi pour les soignants une façon de réinstaurer une dignité, une reconnaissance et une humanitéàleurs patients exilés et misàl’écart de nos sociétés.

16.Didier Sicard,La médecine sans le corps. Une nouvelle réflexion éthique, Paris, Plon, 2002.

17.DavidIngleby,«La santédes migrants et des minorités ethniques en Europe», inHommes & migrations, n° 1282, 2009.

18.SOS Méditerranée,«rapport d activités annuel France», 2016. Url : http://www.sosmediterranee.fr/medias/sos_

med_rapport_activites.pdf, 2016.

19.Gisèle Dambuyant-Wargny,Quand on n’a plus que son corps, Paris, Armand Colin, 2006.

20.Christel Sola,«Toucher et savoir. Une anthropologie des apperceptions professionnelles», inethnographiques.org, n° 31, 2015.

21.Ibid.

22.David Le Breton,«Pour une anthropologie des sens», inVST - Vie sociale et traitements, n° 96, 2007. Voirégalement Corps et sociétés. Essai de sociologie et d’anthropologie du corps, Paris, Librairie des Méridiens, 1985.

Soigner les exilés à la rue, c’est nouer

une relation soignant-soigné où le patient

n’est plus celui que les sans-frontières

soignent là-bas, il est celui de là-bas

qu’ils soignent désormais ici.

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