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Averroès : le philosophe et la Loi

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Academic year: 2022

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Scientia Graeco-Arabica

herausgegeben von Marwan Rashed

Band 14

De Gruyter

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Averroès :

le philosophe et la Loi

Édition, traduction et commentaire de l’Abrégé du Mustaṣfā

Ziad Bou Akl par

De Gruyter

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ISBN 978-1-5015-1035-9 e-ISBN (PDF) 978-1-5015-0135-7 e-ISBN (EPUB) 978-1-5015-0140-1

ISSN 1868-7172

Library of Congress Cataloging-in-Publication Data

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© 2015 Walter de Gruyter Inc., Boston/Berlin/Munich Printing: Hubert & Co. GmbH und Co. KG, Göttingen

∞ Printed on acid-free paper Printed in Germany www.degruyter.com Corpus Philosophorum Medii Aevi

Academiarum Consociatarum auspiciis et consilio editum

Averrois Opera

Editioni curandae praeest Gerhard Endress

Series A Averroes Arabicus

Averrois Compendium De Principiis Iurisprudentiaexliv

(Muḫtaṣar kitāb al-Mustaṣfā li-l-Ġazālī) Edidit in linguam gallicam vertit prolegomenis commentariis indicibusque instruxit

Ziad Bou Akl

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À mon oncle Farès

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Ce livre est issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’École pratique des hautes études en juin 2012. Je tiens à remercier en tout premier lieu Henri Hugon- nard-Roche, pour ses constants encouragements, et Maroun Aouad, pour la rigueur de ses observations et son exigence scientifique. Je voudrais exprimer toute ma gratitude à Marwan Rashed, qui m’a intellectuellement guidé durant ces années de thèse, et le remercier pour les longues heures de travail passées ensemble dans son bureau. Je remercie également Gerhard Endress pour avoir inclus ce texte dans la série Averrois Opera et pour les remarques précises qu’il a bien voulu me faire sur différents aspects du livre. Un remerciement parti- culier à Cristina Cerami, dont les objections, sans fin, me permettent toujours de clarifier et d’approfondir ma pensée. Je remercie vivement Nadja Germann pour avoir bien voulu relire et corriger certaines parties de l’introduction et avoir engagé avec moi une réflexion stimulante sur de nouveaux sujets, et Éric Chaumont, pour sa disponibilité et ses conseils. Je suis immensément reconnaissant à Houda Ayoub, directrice des études arabes de l’École nor- male supérieure, pour sa confiance durant toutes ces années d’enseignement que nous avons passées ensemble. Un grand merci à Frédérique Woerther pour sa relecture d’une première version de la traduction. Je voudrais en- fin remercier Giovanni Picci pour sa relecture finale de certaines parties du texte qu’on va lire ici, et Christophe Bertossi, pour ses relectures successives de plusieurs versions du manuscrit et son soutien tout au long de ce projet.

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Le philosophe et la Loi

Introduction . . . 3

Chapitre 1 : Authenticité et véracité du texte révélé . . . 10

§ 1. Le tawātur et la formation des vérités historiques . . . 10

§ 2. Le miracle et l’acte premier d’adhésion à la Loi . . . 41

Chapitre 2 : Ẓann et interprétation . . . 50

§ 1. La théorie de l’interprétation . . . 51

§ 2. Le ẓann et la nécessité d’agir. . . 77

Chapitre 3 : La question de l’iǧtihād. . . 88

§ 1. Faillibilisme et infaillibilisme des muǧtahid-s. . . 89

§ 2. Équipollence des preuves et liberté d’indifférence . . . 99

Introduction textuelle . . . 107

L’Abrégé du Mustaṣfā Introduction . . . 118

1e partie : du statut . . . 124

2e partie : des sources de la Loi . . . 164

3e partie : des méthodes d’interprétation . . . 236

4e partie : des conditions du muǧtahid . . . 306

Commentaire . . . 329

Bibliographie . . . 475

Index . . . 487

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Averroès achève la rédaction de l’Abrégé du Mustaṣfā à la toute fin de l’année 552 H. (janvier 1158). Ce texte de jeunesse est donc contemporain des abrégés de l’Organon, de l’Almageste et du De Anima, ainsi que de l’abrégé de grammaire découvert et édité récemment1, et s’inscrit dans le projet des muḫtaṣarāt de cette période, de peu antérieur à celui des épitomés (ǧawāmiʿ), qui débute en 1158 avec les traités de philosophie naturelle2. Dès le paragraphe introductif du texte, on repère la marque des ḍārūrī-s (les nécessaires) de cette époque, qui visent à extraire une « somme suffisante » de savoir pour chacune des disciplines concernées. Cette limitation à « ce qui est nécessaire », dictée par la crise que traverse l’Andalousie à cette époque, est illustrée dans l’Abrégé de l’Almageste par l’image de l’homme dont la maison est en feu et qui essaie de sauver « ce qui a le plus de valeur à ses yeux parmi les choses nécessaires à la vie »3. Comme le dit Averroès ailleurs, l’objectif de cet ensemble de traités est de fournir ce qui est nécessaire « à une première perfection humaine », en attendant la possibilité d’un exposé plus lucide et plus profond4. Le résultat global en est un projet encyclopé- dique qui couvre un ensemble de disciplines à la fois universelles et propres à la civilisation arabe et islamique. La logique, la science de l’âme, l’astrono- mie, la grammaire et la théorie juridique constituaient donc la base qu’Aver- 1 Averroès, Al-Ḍarūrī fī ṣināʿat al-naḥw, éd. B. Ould Cheikh Sidiya, Nouakchott,

2000.

2 Al-ʿAlawī Ǧ.D., Al-Matn al-rušdī. Madḫal li-qirāʾa ǧadīda, Casablanca, Dār Tūbqāl li-al-našr, coll. « al-maʿrifa al-falsafiyya », 1986, p. 214.

3 Lay J., « Un Averroes Hebraicus inédit  : l’Abrégé de l’Almageste », A. Bazzana, N.

Bériou et P. Guichard (dir.), Averroès et l’averroïsme (xiie, xve siècles). Un itinéraire historique du Haut Atlas à Paris et à Padoue, Presses universitaires de Lyon, 2005, p. 207. Voir Endress G., « “If God Will Grant me Life”. Averroes the Philosopher:

Studies on the History of His Development », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 2004, vol. 15, p. 237.

4 Cité dans Ibid., p. 234. Voir aussi, pour l’introduction de l’Abrégé de l’Organon où il affirme que « la recherche du meilleur est presque impossible à notre époque », Aouad M., « Les fondements de la Rhétorique d’Aristote reconsidérés par Averroès dans L’Abrégé de la rhétorique, ou le développement du concept de ‘point de vue immédiat’ », dans W.W. Fortenbaugh et D.C. Mirhady (dir.), Peripatetic Rhetoric After Aristotle, New Brunswick/Londres, R.U.S.C.H. VI, 1994, p. 278‒279.

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roès jugeait indispensable pour les membres éduqués de la cité de son temps.

Pour entreprendre l’exposé de la théorie juridique, il choisit d’abréger le Mustaṣfā min ʿilm al-uṣūl d’al-Ġazālī, cours dicté quelque cinquante ans plus tôt par le grand théologien ašʿarite à ses étudiants5.

Le contexte historique contribue à expliquer la décision d’intégrer la théorie juridique dans l’ensemble des disciplines indispensables et de choisir pour cela la somme théologico-juridique d’al-Ġazālī. En effet, l’arrivée des Almohades au pouvoir avait marqué, à l’instigation du mahdi Ibn Tūmart (m.

524/1130), un engouement en Andalousie pour la théorie juridique, longtemps délaissée durant l’époque almoravide au profit d’un juridisme malikite6. L’allusion de la fin du texte sur l’époque antérieure qui « manquait de muǧtahid-s », peut être lue comme une critique du régime précédent et un éloge implicite des Almohades7. Averroès faisait partie de ces jeunes cadres qui s’étaient ralliés au nouveau pouvoir, et il est même probable qu’il ait participé en 546/1151 à une expédition à Séville pour prêter allégeance à ʿAbd al-Muʾmin (m. 558/1163), le successeur d’Ibn Tūmart. C’est au cours de son séjour à Marrakech jusqu’en 548/1153 qu’Averroès lit les œuvres du Mahdī et rédige un commentaire (non encore publié) de sa ʿAqīda8. Quant au Mustaṣfā, il figure parmi les textes qu’Ibn Ḫaldūn a jugés comme étant les plus importants de la discipline de théorie juridique et les plus représentatifs de ce qu’il nomme « la voie des théologiens »9. En Andalousie, c’était l’une des œuvres les plus répandues à l’époque des Almohades et elle jouissait

5 Le texte d’al-Ġazālī est achevé le 6 muḥarram 503/5 août 1109, d’après le colophon d’auteur de certains manuscrits. Voir Bouyges M., Essai de chronologie des œuvres d’al-Ghazali (Algazel), édité et mis à jour par M. Allard, Beyrouth, Imprimerie Catholique, 1959, p. 73. Les références du Mustaṣfā renvoient respectivement aux volumes et pages de l’édition de Būlāq (1325 H. [1907‒1908]) puis aux volumes, pages et lignes de l’édition de Beyrouth qui sert de référence pour ce travail : al- Ġazālī, Al-Mustaṣfā min ʿilm al-uṣūl, 2 vol., éd. et notes de M. S. al-Ašqar, Beyrouth, Mu’assasat al-Risāla, 1997. Il existe une édition plus récente, en quatre volumes, éditée à Médine par Ḥ. ibn Zuhayr Ḥāfiẓ (éditions al-Ǧāmiʻa al-Islāmiyya – Kulliyyat al-Šarīʻa, 1413 H. [1992‒1993]) consultée ponctuellement au cours du commentaire.

6 Sur ce sujet, voir Fierro M., « The Legal Policies of The Almohad Caliphs and Ibn Rushd’s Bidāyat al-Mujtahid », Journal of Islamic Studies, 1999, vol. 10, no 3, p. 235.

7 Abrégé du Mustaṣfā, § 307.

8 Bin Šarīfa M., Ibn Rušd al-ḥafīd. Sīra waṯāʾiqiyya, s. é., 1999, p. 46‒47. Au sujet de l’influence de Ibn Tūmart sur l’aspect théologique de la pensée d’Averroès, voir Geoffroy M., « L’almohadisme théologique d’Averroès (Ibn Rušd) », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 1999, no 66, p. 9-46. Je n’aborde pas dans ce livre son influence sur la pensée légale d’Averroès.

9 Ibn Ḫaldūn, Al-Muqaddima, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 1978, p. 454‒55

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d’un prestige que venait consolider la légende d’une rencontre en Orient entre le Mahdī et le grand théologien ašʿarite10.

L’identité de l’auteur du Mustaṣfā et la place qu’il occupe dans la pensée d’Averroès inscrivent ce texte de jeunesse dans une double probléma- tique. D’une part, le caractère islamique ou religieux des uṣūl al-fiqh soulève une série de questions liées à la place des sciences religieuses dans la pensée d’Averroès, à son attitude envers la Loi et à la connexion entre raison et tradition, dans la continuité des problématiques d’un texte comme le Discours décisif. Autrement dit, l’Abrégé du Mustaṣfā porte-t-il la marque du philosophe ou s’agit-il d’un texte classique de théorie juridique n’affichant aucun lien avec l’ensemble du corpus philosophique d’Averroès ? D’autre part, le choix d’al-Ġazālī, au-delà de la réception du Mustaṣfā en Andalousie, pose la question du rôle joué par le théologien dans l’élaboration de la pensée d’Averroès et, surtout, de la genèse de la querelle qui opposera les deux penseurs. Dans quelle mesure ce texte préfigure-t-il la polémique du Tahāfut al-Tahāfut ainsi que les critiques constantes qu’Averroès adresse dans l’ensemble de son œuvre à la théologie rationnelle et à son représentant le plus éminent ? Peut-on y trouver la trace d’une opposition entre deux visions différentes de la Loi, celle d’un aristotélicien et d’un ašʿarite, ou l’abrégé d’Averroès n’est-il qu’un résumé fidèle du Mustaṣfā d’al-Ġazālī, à l’instar de ceux qu’évoquent les listes bibliographiques de cette époque ?

Dans l’étude qui précède l’édition que nous proposons ici, nous tentons de répondre à ces questions, en confrontant les problématiques les plus saillantes des deux traités et en rapprochant l’abrégé d’autres textes d’Aver- roès. Nous pouvons dire d’emblée que l’Abrégé du Mustaṣfā est avant tout une synthèse du texte d’origine qui fournit au lecteur les moyens de mieux se repérer dans les nombreuses questions légales abordées par al-Ġazālī, rendues encore plus confuses par un ton polémique qui fait triompher l’ašʿa- risme de la toute-puissance divine. Certaines parties du texte d’al-Ġazālī donnent une impression de désordre : on y trouve des digressions théolo- giques, des répétitions de certaines questions ou des détours rhétoriques auxquels l’abrégé remédie, en dégageant le fil conducteur, en écartant tout ce qui ne relève pas de la théorie du droit ou en réduisant à l’essentiel de nombreuses questions à partir desquelles toutes les autres pourront être déduites. Le texte d’Averroès est régulièrement ponctué de remarques qui attestent de cette démarche. Pour une discipline consacrée aux principes

10 Puig J., « Materials on Averroes’s Circle », Journal of Near Eastern Studies, 1992, vol. 51, no 4, p. 248. Sur la véracité de cet événement historique, voir Griffel F., Al- Ghazālī’s Philosophical Theology, Oxford/New York, Oxford University Press, 2009, p. 77.

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d’un système, desquels doit pouvoir se déduire l’ensemble des dérivés, la réduction du nombre des questions n’a pas une fonction accidentelle, d’ordre didactique ou rhétorique, mais elle participe du perfectionnement interne de ce système en vue d’une plus grande économie et d’une meilleure efficacité.

Il y a donc une volonté explicite de la part d’Averroès de se conformer à l’usage des « tenants de la tradition » (ahl al-sunna), et on chercherait en vain une originalité philosophique à chaque page du texte ou une manière, radicalement différente de celle de la tradition, d’écrire une théorie du droit.

À l’exception de certaines questions intégralement philosophiques, comme celle des vérités historiques ou de l’acquisition des actes (abordées dans le premier chapitre de notre étude), Averroès choisit toujours parmi des solutions déjà disponibles à son époque. Et lorsque, sur deux questions aussi essentielles que celle de l’iǧtihād (abordée au chapitre 3) et du qiyās (chapitre 2), il critique les arguments d’al-Ġazālī, c’est en optant, dans le premier cas, pour des solutions qu’il a pu trouver chez d’autres penseurs, comme Ibn Tūmart ou al-Ǧuwaynī (tout en développant un argument final qu’il présente comme original) et, dans le second, en faisant usage des critiques que les ẓāhirites ont pu adresser aux ašʿarites concernant l’usage de l’analo- gie juridique. La présence des ẓāhirites dans l’Abrégé du Mustaṣfā mérite d’ailleurs d’être approfondie dans une étude à part, mais notre choix de nous concentrer ici sur les différences telles qu’elles apparaissent dans les deux traités a pour but de leur donner un sens dans l’économie générale des deux systèmes. Cette perspective est justifiée par le fait que le philosophe, malgré son objectif premier d’extraire une somme suffisante pour la discipline, était conscient qu’il commentait un texte écrit par un ašʿarite : la critique qu’il adresse à al-Ašʿarī au sujet de l’acquisition des actes se retrouve ailleurs dans son corpus, et la critique de la dernière partie du texte sur l’arbitraire qu’in- troduit dans la Loi la position infaillibiliste d’al-Ġazālī contient une allusion plus globale au système ašʿarite. Cette dernière critique, par exemple, rejoint celle d’Ibn Tūmart sur la même question11. Mais, indépendamment de la source d’Averroès pour telle ou telle option, ou de la convergence de ses solutions avec celles d’autres penseurs, c’est sur la raison qui l’a poussé à opérer ce choix que nous allons concentrer notre attention, ainsi que sur la manière dont tout cela fait système avec le reste de sa pensée et permet de l’opposer à al-Ġazālī. C’est notamment le cas pour la question du statut de l’opinion (ẓann) traitée au chapitre 2 : ce n’est qu’à la lumière de l’ašʿarisme et de la critique que lui adresse Averroès que l’on parvient à expliquer les différences qui séparent les deux penseurs, lesquelles passeraient peut-être

11 Voir infra, chap. 3, p. 97 et nt. 193.

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inaperçues dans une histoire générale des uṣūl al-fiqh. Un nombre limité de questions a donc été isolé dans cette étude, qui s’efforce néanmoins de donner une vue d’ensemble du traité pour en faciliter la lecture. On trouvera dans le commentaire linéaire les éléments d’une comparaison plus systéma- tique avec le Mustaṣfā ainsi qu’une tentative de positionner Averroès par rapport à l’ensemble de la tradition juridique.

L’introduction du texte : la théorie juridique comme science instrumentale

L’introduction de l’Abrégé du Mustaṣfā est à elle seule un signe de la réflexion déjà engagée par Averroès sur la connexion entre philosophie et religion, connexion qu’il ne cessera de redéfinir tout au long de sa carrière.

On y voit la volonté d’ordonner les sciences religieuses en s’inspirant de la classification des traités d’Aristote, et de présenter la discipline de théorie juridique suivant les points capitaux de la tradition alexandrine, tout en se conformant à la tradition uṣūliste telle qu’elle est présentée dans le Mustaṣfā – sans pour autant intégrer les pages de logique qui inaugurent la somme d’al-Ġazālī. Il est clair qu’Averroès réfléchit déjà, dans ce traité, à la place à assigner à chacun des deux ordres, philosophique et religieux : tracer les lignes de continuité tout en évitant une fusion entre les deux. La rédaction au cours de la même époque d’un abrégé de l’Organon inspiré de la logique fārābienne vient compléter ce réflexe épistémologique de compartimentation des sciences par un souci qu’on peut qualifier d’éditorial : pour un projet global visant à extraire l’essentiel d’un ensemble de disciplines, le grand théologien ašʿarite s’impose comme la référence de la théorie juridique tandis que c’est le Second maître qui s’impose pour la logique.

La classification des sciences qu’Averroès propose dans l’introduction de son traité est différente de celle qu’on trouve dans le Mustaṣfā. Pour al- Ġazālī, la théologie occupe, parmi les sciences religieuses, la place de la science universelle qui examine l’étant (al-mawǧūd) et dont dérivent au même titre toutes les autres sciences religieuses, comme l’exégèse coranique, la science du ḥadīṯ, du droit et de ses fondements, conçues comme autant de sciences régionales qui tirent leurs principes de la théologie12. En revanche, la classification d’Averroès rejoint les tripartitions qu’on retrouve dans ses abrégés de la même période – de l’Organon, de la Métaphysique et de la

12 Mustaṣfā I 5/I 36.20‒37.2. Le passage est traduit dans comm. § 2. On y trouvera les références complètes aux autres classifications d’Averroès.

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République : les sciences et les connaissances y sont divisées en théoriques, pratiques et instrumentales13. Comme c’est le cas ailleurs, les deux premières sont subdivisées en universelles et particulières, et la dernière est présentée comme guidant l’esprit dans les deux types de sciences afin de l’empêcher de commettre des erreurs. La particularité de la classification de l’Abrégé du Mustaṣfā réside notamment dans les exemples, tous tirés des sciences religieuses, lesquelles sont ordonnées par rapport à leur fin, parallèlement à la classification du corpus aristotélicien.

La science théorique, dont la fin est la croyance (al-iʿtiqād), est briève- ment illustrée par deux exemples, celui de l’adventicité du monde et de l’atome. Averroès pense sans doute au kalām, discipline qui n’est pas explici- tement nommée dans le texte.

La science pratique est bien sûr abordée plus en détail dans l’abrégé. Elle est subdivisée en universelle et particulière. Sa partie universelle – l’équi- valent, dans les autres classifications d’Averroès, de l’éthique aristotélicienne et des principes théoriques de la médecine – correspond à la définition des statuts légaux et des sources de la Loi. Il s’agit de la partie qui n’est pas directement liée à l’action, où sont définis les grands principes de la pratique.

La science pratique particulière – l’équivalent de la politique d’Aristote ou plutôt de la République qu’Averroès commente, faute de mieux, ainsi que de la médecine pratique – a comme pendant dans la sphère religieuse le droit positif, les furūʿ qui définissent directement l’action.

Enfin, à la science instrumentale, équivalent de la logique en tant qu’or- ganon, correspond la définition des méthodes d’interprétation et des grands principes herméneutiques qui permettent de dégager derrière l’ambiguïté des termes plurivoques, l’intention du Législateur pour le droit – et celle du Créateur, pouvons-nous ajouter, pour la théologie.

Averroès applique cette classification à la structure du Mustaṣfā. En se fondant sur le plan inédit du texte commenté, qui ordonne en quatre pôles l’ensemble des questions de théorie juridique (la définition du statut, les sources du droit, les méthodes d’interprétation et les conditions du muǧta- hid), Averroès précise que la partie proprement instrumentale des sciences religieuses correspond à la troisième partie du Mustaṣfā, celle consacrée aux méthodes d’interprétation14. Les trois parties restantes relèvent, quant à elles, de la science pratique universelle. Une amélioration du plan d’al-Ġazālī (lequel a toutefois isolé la partie instrumentale) exigerait d’isoler cette troisième partie et de regrouper tout ce qui relève de la science pratique.

13 Abrégé du Mustaṣfā, § 2.

14 Abrégé du Mustaṣfā, § 6.

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Cette option est signalée au § 7 mais, malgré les hésitations dont il nous fait part, Averroès décide finalement de se conformer au plan du Mustaṣfā et de donner au traité la forme qui nous est parvenue, sans plus d’explications à ce sujet.

Ce traité alternatif correspond à bien des égards au plan de Bidāyat al- muǧtahid, ouvrage de maturité qui débute par un « condensé de uṣūl al- fiqh »15, équivalent de la troisième partie de notre abrégé, suivi d’un exposé des divergences entre les principales écoles, rattachées, dans la mesure du possible, à leurs grands principes exégétiques. Envisagé à la lumière de l’esprit qui anime son projet encyclopédique de cette époque, ce choix semble obéir au principe d’urgence qui caractérise les ḍarūrī-s, établissant un lien analogique entre ces deux traités juridiques et deux commentaires différents d’un même texte d’Aristote : en remettant à plus tard l’exposé idéal et complet de la discipline juridique, Averroès décide d’abréger le Mustaṣfā afin de fournir, en temps de crise, une perfection première aux citoyens de son temps.

15 Brunschvig R., « Averroès juriste », Études d’orientalisme dédiées à la mémoire de Lévi-Provençal, Paris, Maisonneuve et Larose, 1962, vol. I, p. 44.

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Authenticité et véracité du texte révélé

La fondation du texte révélé que le juriste a le devoir d’interpréter précède logiquement l’exercice d’interprétation lui-même. Cette fondation appartient à la science pratique universelle, laquelle n’est pas directement liée à l’action mais permet néanmoins de légitimer le recours au corpus révélé. Le premier problème tient au caractère ponctuel de la Révélation, qui se présente comme un événement historique déterminé : les générations ultérieures ne peuvent en avoir qu’une connaissance médiate et doivent répondre à la question de l’authenticité du corpus juridique. Le second problème concerne la provenance divine du corpus, condition nécessaire pour justifier l’obéis- sance des hommes : il s’agit de la question de la véracité du message prophé- tique que pose le caractère non-immédiat de la parole de Dieu, à laquelle les hommes n’accèdent qu’à travers Ses messagers. Ces deux piliers qui font l’objet de ce premier chapitre reposent, d’une part, sur l’élaboration d’une théorie cognitive des témoignages et des vérités historiques et, de l’autre, sur une théorie de l’assentiment humain face au miracle visant à expliquer la nature de l’acte premier d’adhésion à la Loi, au fondement de tous les actes légaux accomplis par la suite.

§ 1. Le tawātur et la formation des vérités historiques

La partie de l’Abrégé du Mustaṣfā consacrée à la question du témoignage et des vérités historiques (§ 94‒98) est sans doute l’une des plus originales du traité, tant par la présentation du problème que par la solution proposée par Averroès aux débats en cours. Les passages parallèles que l’on trouve dans l’Abrégé de la Rhétorique complètent ceux du présent traité. Ils inscrivent la question dans un ensemble de considérations psychologiques et noétiques qui permettent de mieux cerner la nature de cette croyance particulière, et loin d’être marginale, que produisent les témoignages, et de la délimiter en la comparant aux autres données qui intéressent traditionnellement les philo- sophes, comme les propositions premières ainsi que les données produites par la sensation ou par syllogisme. Dans une perspective herméneutique –

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celle des théoriciens du droit et plus généralement de tout exégète d’un texte révélé –, la question de l’authenticité ou de la force persuasive d’une propo- sition transmise par témoignage est au centre des préoccupations, notam- ment lorsqu’il est question de contradiction ou de conflit avec d’autres propositions produites par syllogisme. C’est donc au rapport fondamental du ʿaql et du naql ou de la raison et de la tradition que nous conduisent ces

réflexions développées par Averroès à l’occasion de sa lecture du Mustaṣfā d’al-Ġazālī.

L’étendue du domaine des mutawātirāt : contre les sceptiques

La notion de tawātur, ou transmission d’une information par plusieurs chaînes de transmetteurs, est née de la nécessité de classer les informations prophétiques en fonction de leur authenticité. Utilisée par les spécialistes des traditions prophétiques et par les uṣūlistes, elle est définie par opposition aux informations āḥād (« solitaires »). Alors que ces dernières sont trans- mises par un nombre restreint de chaînes de transmetteurs et ne procurent qu’une présomption ou opinion (ẓann) quant à leur authenticité, les informa- tions transmises par tawātur procurent une certitude (yaqīn) à ce sujet. C’est donc en fonction du couple épistémique ẓann/yaqīn, présent à tous les niveaux du système de théorie du droit, que se répartit le corpus juridique, avec, du côté de la certitude, la totalité du texte coranique16 et une partie des traditions prophétiques et, du côté de l’opinion, l’autre partie des traditions prophétiques. Le tawātur est donc la garantie formelle d’une partie du corpus religieux, transmis au cours des siècles par un nombre trop élevé de transmetteurs indépendants pour que son authenticité puisse être remise en cause. Il permet de légitimer le recours à un ensemble de textes d’une époque révolue auquel l’on n’accède que par transmission d’informations.

À la différence du miracle qui montre la provenance divine des propos du Prophète, le tawātur en fonde uniquement l’authenticité historique. Il nous informe de ce que telle proposition a bien été prononcée par Muḥam- mad, tandis que le miracle prouve que Muḥammad est un prophète et que, par voie de conséquence, telle information émanant de lui fait autorité parce qu’elle est de provenance divine. Le miracle sans le tawātur aboutit à des situations où la véracité d’un prophète n’est pas remise en question mais où ses paroles et certaines informations touchant à sa vie ont été modifiées au cours du temps et ne sont plus authentiques (cas des traditions juives et

16 Abrégé du Mustaṣfā, § 79.

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chrétiennes). À l’inverse, le tawātur sans le miracle aboutit à des situations où l’authenticité d’un propos n’est pas remise en cause mais où son contenu ne fait pas autorité car il n’est pas de provenance divine (cas d’Aristote par exemple). Le tawātur et le miracle sont donc tous les deux nécessaires pour établir à la fois l’authenticité et l’autorité du corpus juridique musulman.

Au-delà du souci philologique concernant l’authenticité des données religieuses, le tawātur est en réalité un mode de transmission qui concerne un ensemble très large de données. Son domaine de pertinence s’étend bien au-delà des informations dont on cherche consciemment à vérifier l’authen- ticité et couvre l’ensemble de notre connaissance médiate du monde. Dans les traités de théorie juridique, la discussion a bien été étendue aux époques anciennes et aux lieux géographiquement éloignés qu’on ne peut connaître que par la médiation du témoignage. C’est surtout dans les sections consa- crées aux négateurs de ce mode de connaissance, tantôt assimilés aux suma- niyya et tantôt aux brahmanes, que les uṣūlistes élargissent la zone de ce type de données et nous révèlent l’extension assignée à la zone des informa- tions transmises par tawātur, également appelées mutawātirāt17. Aux exemples traditionnels de la Mecque et de Médine, qu’on oppose aux sceptiques comme paradigmes de la certitude que nous avons de l’existence de villes que l’on n’a jamais visitées, et de l’éléphant, dont on connaît l’exis- tence sans en avoir jamais vu un spécimen, s’ajoutent la certitude des premières guerres de l’Islam ou celle concernant le fait que les Byzantins sont des chrétiens18. Un exemple d’Ibn Mattawayh retient l’attention : un sophiste, dit-il, ne troquerait jamais un dīnār contre une pierre (lā yuʾṯiru al- ḥaǧar ʿalā al-dīnār), preuve d’une connaissance médiate, par témoignage, de la valeur de l’argent19. Au-delà de sa portée ironique qui montre que l’obsti- nation théorique finit par céder le pas à l’intérêt matériel, cet argument montre l’étendue des données reçues par témoignage. Ces dernières englobent donc un ensemble de mécanismes sociaux fondés sur une confiance mutuelle des membres et qui ne peuvent être ni perçus par une expérience directe ni déduits par syllogisme.

17 À propos des sumaniyya (ou samaniyya) voir Monnot G., « Sumaniyya », Encyclopédie de l’Islam, Deuxième édition (désormais EI2), 1997, vol. IX, p. 905‒906 . À propos des brahmanes, voir Crone P., « Barāhima », EI THREE.

18 Ibn Ḥazm, Al-Taqrīb li-ḥadd al-manṭiq wa-al-madḫal ilayhi bi-al-alfāẓ al-ʿāmmiyya wa-al-amṯila al-fiqhiyya, édition de ʿA. b. M. Al-Turkmānī, Beyrouth, Dār Ibn Ḥazm, 2007, p. 540.

19 Ibn Mattawayh, Al-Taḏkira fī aḥkām al-ǧawāhir wa-al-aʿrāḍ, 2 vol., éd. et notes par D. Gimaret, Le Caire, I.F.A.O, 2009, vol. II, p. 606.

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Témoignage et autorité

Afin de circonscrire la zone propre aux informations mutawātira, Averroès nous dit que, pour tout ce qui peut faire l’objet d’une expérience directe ou être déduit par un syllogisme, le tawātur n’est d’aucune utilité puisqu’il ne peut que corroborer ou être contredit par ces deux modes de connaissance qui lui sont supérieurs20. La connaissance immédiate d’une chose est en effet supérieure à sa connaissance par la médiation du témoignage, comme l’est une connaissance par syllogisme. Les deux rendent le tawātur superflu.

Le champ du tawātur recouvre donc l’ensemble des choses existantes dans le présent que l’on n’a pas directement ressenties (données géogra- phiques et récits de voyage), ainsi que les événements passés et tout ce qui nous vient de la tradition (données historiques). Les choses qui se produiront dans le futur en sont exclues. Averroès exprime cette répartition en termes modaux : est exclu de la connaissance par tawātur ce dont l’existence est impossible, comme le bouc-cerf qui n’a qu’une existence mentale, ainsi que ce dont l’existence est possible (les futurs contingents). Seul ce dont l’exis- tence est effective (muḥaṣṣal al-wuǧūd) peut fait l’objet de connaissance par tawātur.

La nature des données transmises (qui sont soit intelligibles soit sensibles) permet de mieux délimiter son champ d’action. Averroès commence ainsi par poser une restriction, affirmant que la certitude « ne se produit pas pour les intelligibles qui ne sont pas sensibles », conformément à un principe classique que l’on retrouve par exemple dans le Mustaṣfā : « si les gens de Bagdad nous informaient de l’adventicité du monde et de la véracité de certains prophètes, aucune science ne se produirait pour nous »21, parce que ces informations ne sont pas sensibles. Le témoignage est donc avant tout un témoignage des sens. Cependant, dans l’Abrégé de la Rhétorique, le domaine d’application qu’Averroès assigne au tawātur semble être plus large, puisqu’il inclut, à côté des réalités sensibles, les réalités intelligibles (« et les choses rapportées sont soit sensibles soit intelli- gibles »)22. C’est ce qu’il semble également soutenir dans l’Abrégé du Mustaṣfā lorsqu’il affirme que, pour ce qu’on peut connaître par syllogisme, comme l’adventicité du monde, le tawātur n’est d’aucune utilité. Ce type de

20 Abrégé du Mustaṣfā, § 94.

21 Mustaṣfā I 134/I 254.15‒16.

22 Averroès, Averroes’ Three Short Commentaries on Aristotle’s « Topics », « Rhetoric » and « Poetics », edited and translated by Ch. Butterworth, Albany, State University of New York Press, 1977 (désormais Abrégé de la Rhétorique), p. 190 § 35, tr. ang. p.

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propositions intelligibles possède un statut particulier parce qu’il provient, comme il le dit dans l’Abrégé de la Rhétorique, du témoignage du Législa- teur :

Quant aux choses que nous avons senties, il n’y a aucun intérêt et aucun avantage à ce que l’on en soit informé. Il semble qu’il en aille de même des intelligibles auprès des connaisseurs des différents arts, car il est naturel que ces intelligibles soient découverts dans leur art, alors qu’il est possible que le témoignage relatif à ces intelligibles produise une persuasion dans le peuple. Pour cette raison, tu trouveras que, parmi les membres de notre communauté religieuse, le groupe de gens connu comme mutakallim-s ne s’est pas borné, pour ce qui est de la connaissance de la naissance du monde, de l’existence du Créateur et d’autres choses, au témoignage du Législateur seulement, mais qu’il a utilisé, pour la connaissance de cela, les syllogismes. Quant au groupe de gens connu comme les ḥašwiyya, ils ont rejeté cela23.

Celui qui a visité la Mecque n’a plus besoin de témoignage pour se la repré- senter et celui qui démontre l’adventicité du monde par syllogisme n’a plus besoin de la transmission de cette information d’après le Prophète. Dans ce deuxième cas de figure, celui des intelligibles, les propositions transmises par tawātur ont une fonction politique dans la mesure où elles produisent une persuasion chez le peuple. Mais, d’un point de vue épistémologique ou absolu, elles n’ont aucune valeur puisqu’elles peuvent être remplacées par un type de connaissance supérieur, celui que procure le syllogisme.

Cette extension du tawātur aux données intelligibles suivie du constat de son inutilité ne relève pas d’un simple souci de systématicité, car elle permet d’englober sous le même genre les deux espèces de connaissances différentes que sont les vérités historiques et l’autorité. Elle pose ainsi la question du rapport gnoséologique à l’autorité intellectuelle (et, dans ce cas, religieuse) et du double accès intellectuel et traditionnel (ʿaqlī et naqlī) aux conclusions formulées par cette autorité. L’accès a lieu soit à travers le tawātur, une fois établie pour nous l’authenticité de la conclusion formulée (nous savons que : « Le Législateur a dit : ‘le Créateur existe’ »), soit à travers un syllogisme qui nous fait parvenir nous-mêmes à la conclusion et nous permet d’établir la validité de cette conclusion (nous savons que : « Le Créateur existe »). Cette deuxième voie, qui nous fait défaut dans le cas des vérités historiques, dissout en quelque sorte la première du point de vue de la théorie de la connaissance tout en se révélant indispensable pour la théorie politique.

23 Averroès, Abrégé de la Rhétorique, éd. Butterworth, p. 190 § 36, tr. ang. p. 74 ; tr.

Aouad M., Le « Livre de la Rhétorique » du philosophe et médecin Ibn Ṭumlūs (Alhagiag bin Thalmus), Paris, J. Vrin, coll. « Textes et traditions », no 13, 2006, p. LV.

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D’un point de vue strictement gnoséologique, au-delà de sa portée théorique à l’adresse de la masse, la persuasion sous une forme ou une autre décrit le rapport de tout individu à l’autorité, qu’elle soit religieuse ou intellectuelle, et précède le moment de l’assentiment produit par le syllogisme. C’est ce que montre, dans ce texte de l’Abrégé de la Rhétorique, la reconstruction des deux grandes attitudes historiques face à la Révélation : les mutakallimūn ne se sont pas contentés de l’autorité intellectuelle de la Révélation et ils ont cherché à prouver ces propositions par des syllogismes, alors que les ḥašwiyya, à l’instar du peuple, se sont contentés de la persua- sion que ces propositions procurent. Cela signifie que le propre du discours de l’autorité est de nous persuader en raison de son authenticité ou, du moins, de nous interpeller, et cela avant même que l’on établisse sa validité par un raisonnement. Ce stade préliminaire, persuasif, est même le moteur qui oriente la recherche du syllogisme et qui laisse place, à la fin du proces- sus, à l’assentiment. Cela est particulièrement vrai des théologiens vis-à-vis de la Révélation, puisqu’ils en sont les défenseurs, mais cela s’applique égale- ment à toute autorité intellectuelle. Même si la démonstration est première en soi et abroge tout autre mode de connaissance, elle est rarement première pour nous, puisque l’expérience du rapport à l’autorité intellec- tuelle est d’abord et surtout un rapport à des vérités que l’on reçoit et qu’il faut démontrer. Pour compléter le tableau, ajoutons que cela concerne égale- ment, sous un autre angle, le rapport du philosophe à la Révélation, et que le concept d’avertissement (tanbīh) contenu dans le texte révélé à l’adresse de l’élite, et qu’Averroès évoque à plusieurs reprises dans le Discours décisif24, se présente suivant cette grille de lecture comme un début de certitude acciden- telle que la connaissance par syllogisme finira par dissoudre.

Tawātur et iǧmāʿ

La comparaison entre le tawātur et l’accord unanime qu’Averroès esquisse au § 158 du texte permet de fonder différemment cette distinction entre transmission des données sensibles et des données intelligibles, et donc entre témoignage et autorité. L’accord unanime restreint dans ce cas de figure

24 Voir par ex. Averroès, Discours décisif, traduction inédite, notes et dossier par M.

Geoffroy, introduction par A. de Libera, Paris, GF Flammarion, 1996, p. 121 § 23 et p. 153 § 52.

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l’autorité à celle du grand nombre25 ou, plus précisément, à la totalité des savants d’une époque26. Averroès oppose ainsi l’impossibilité de fonder intellectuellement la validité de l’accord unanime à la possibilité de le faire pour les connaissances transmises par tawātur, et cela à travers une opposi- tion entre le couple vérité/mensonge qui joue dans le cas du tawātur et celui de vérité/erreur qui est en jeu lorsque des savants extraient un statut légal après réflexion et l’imposent en vertu de leur accord unanime. Selon Averroès, alors que l’accord du grand nombre sur le mensonge est peu probable, son accord sur l’erreur ne l’est pas. Ce postulat de probité du grand nombre, qui permet de fonder l’expérience indirecte que constitue le tawātur, ne peut être étendu au cas de l’accord unanime. L’authenticité de la trans- mission n’est pas remise en cause, mais la nature de la proposition transmise dans les deux cas permet de distinguer le tawātur de l’autorité27. Non seule- ment on peut démontrer par syllogisme les propositions transmises par l’autorité, mais on doit le faire parce que l’erreur au début de la chaîne de transmission d’une vérité intelligible (dégagée par le grand nombre) est plus probable que le mensonge au début de la chaîne de transmission d’une vérité sensible. C’est dans ce sens qu’il affirme dans son Abrégé de la Rhétorique que l’accord unanime comme preuve n’est fondé que d’un point de vue scripturaire28.

La nature de la certitude produite par le tawātur

Dans une analyse pionnière sur le sujet29, Maroun Aouad souligne l’impor- tance du traitement réservé par Averroès à la question du tawātur. En se

25 Pour la question de l’accord unanime, voir Abrégé du Mustaṣfā, § 156‒167. On trouvera dans le commentaire de cette section les éléments bibliographiques à ce sujet.

26 Abrégé du Mustaṣfā, § 159. Le problème de l’extension de la classe des muǧmiʿūn remonte à al-Šāfiʿī. Voir comm. § 159.

27 Contrairement à ce que suggère M. Aouad dans son analyse du passage sur l’accord unanime de l’Abrégé de la Rhétorique et, plus généralement, à sa lecture de la pensée d’Averroès concernant le tawātur, discutée plus bas. Pour la comparaison entre les deux passages sur l’accord unanime, voir comm. § 158.

28 Averroès, Abrégé de la Rhétorique, éd. Butterworth, p. 195 § 42, tr. ang. p. 76 ; cf.

comm. § 158.

29 Aouad M., « La critique radicale du témoignage, de la loi positive et du consensus par Averroès », J.-B. Brenet (dir.), Averroès et les averroïsmes juif et latin, Turnhout, Brepols, 2007, p. 161‒181. Voir aussi Aouad M., Le « Livre de la Rhétorique », op. cit., p. L-LXI.

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fondant sur un passage parallèle de l’Abrégé de la Rhétorique, il montre que, selon Averroès, la certitude produite par le tawātur (tradition ininterrompue) constitue une « prétendue certitude » et que « la tradition ininterrompue n’est productive de certitude que pour l’opinion »30. Le caractère accidentel de cette certitude tel que présenté par Averroès dans l’Abrégé de la Rhéto- rique montre combien « le lien entre la tradition ininterrompue et la préten- due certitude n’est pas interne, mais [qu’] il s’agit d’une conjonction externe.

Et, pour cette raison, il ne concerne qu’une minorité de cas et est accidentel.

C’est uniquement l’opinion qui le prend pour un lien essentiel »31. Ainsi, la réfutation par Averroès de « ceux qui, pour sauver le caractère certain du témoignage fondé sur une tradition ininterrompue, ont soutenu qu’il y a, d’une manière ou d’une autre, un nombre de témoins qui fait que cette tradition engendre la certitude »32, ébranle le caractère certain du tawātur.

De même, le fait que les informations et le nombre de transmetteurs ne soient pas la véritable cause de la production de la certitude, mais que celle- ci trouve sa véritable cause dans l’âme, comme l’écrit Averroès, permet à M.

Aouad de conclure en se fondant sur un passage du Livre du Sens et du senti :

« Bref, la vraie cause de la prétendue certitude s’avère être un simple proces- sus psychologique. Et il n’est pas dit que ce processus produit la certitude.

Finalement, nous pouvons légitimement penser que cette certitude n’existe pas, qu’elle est une pure illusion33. » En conséquence, conclut l’auteur :

Cette doctrine remet en cause l’un des principaux socles des doctrines théologiques et juridiques de l’Islam et permet de déterminer le statut épistémologique des sciences historiques comme étant essentiellement doxique. Elle peut être utilisée comme clé de lecture des autres ouvrages d’Averroès sur le droit ou sur les rapports de la religion, de la théologie et de la philosophie. De fait, la valeur épistémologique du témoignage n’est pas systématiquement étudiée par Averroès dans les ouvrages où l’on s’attendrait à rencontrer cet examen, mais dans RǦB [Abrégé de la Rhéto- rique]. Ses autres traités de droit, de politique, de logique ou de psychologie n’abordent pas du tout le témoignage ou ne l’envisagent pas sous cet angle, à l’exception du Commentaire du Mustaṣfā d’al-Ġazālī, où les thèses des mutakallims (a) et (b) [concernant le nombre des transmetteurs] sont évoquées presque dans les mêmes termes que dans RǦB et également attribuées à certains (qawm), mais où l’accidentalité de la certitude du témoignage continu n’est pas explicitement soutenue34.

30 Ibid., p. LVI. Voir aussi « La critique radicale du témoignage », art. cit., p. 172.

31 Ibid., p. 172.

32 Ibid., p. 174.

33 Aouad M., Le « Livre de la Rhétorique », op. cit., p. LVII.

34 Ibid., p. LXII. Voir aussi Id., « La critique radicale du témoignage », art. cit., p. 181.

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Cette critique radicale du témoignage, exposée dans un des commentaires à la Rhétorique et fondée sur un aristotélisme rigoureux, ne laisserait pas de place dans le système de connaissance du philosophe aux vérités connues par la médiation du témoignage, « pure illusion » reléguée au rang « d’une certitude pour l’opinion ». Pourtant, Averroès ne semble pas tirer toutes les conséquences de cette thèse radicale dans ses autres traités, là où, par exemple, il est question de politique et où il faut recourir au large domaine des vérités historiques. On peut même ajouter qu’il ne fait preuve d’aucun scepticisme lorsqu’il s’agit d’évoquer Aristote ou de passer en revue toute la tradition des commentateurs grecs et arabes avant d’évaluer leurs thèses, pourtant connues de lui uniquement par tawātur35. Averroès serait dans la position du sophiste d’Ibn Mattawayh, qui ne troquerait pas une pierre contre un dinar et qui n’afficherait qu’un scepticisme de circonstance.

Comme le rappelle le Commentateur dans son Discours décisif pour défendre la tradition philosophique, l’idée même d’une accumulation du savoir et l’impossibilité de tout recommencer à zéro, avec comme seuls outils la perception directe et le syllogisme, va à l’encontre d’une telle interprétation de ce passage de l’Abrégé de la Rhétorique.

La dernière remarque de la conclusion que nous venons de citer, selon laquelle l’accidentalité de la certitude n’est pas explicitement soutenue dans l’Abrégé du Mustaṣfā, se fonde sur l’idée implicite que, dans un écrit religieux, Averroès afficherait des positions plus prudentes que dans ses écrits philosophiques, qui contiendraient quant à eux sa véritable doctrine.

Sans aborder le dossier des différents destinataires des traités d’Averroès, signalons simplement que l’Abrégé du Mustaṣfā envisage la question du tawātur sous le même angle que l’Abrégé de la Rhétorique et dans des termes souvent identiques. L’accidentalité de la production de la certitude y est également affirmée et les deux traités sont complémentaires l’un de l’autre.

Une lecture croisée permet de dégager une théorie unifiée concernant la question des vérités historiques sans avoir recours à la distinction entre écrits ésotériques et exotériques.

35 L’oralité comme modèle de transmission des données est a fortiori valable pour l’écrit. Ainsi, même si le texte coranique est fixé et consigné depuis longtemps, les débats concernant son authenticité traitent de témoignages oraux, paradigme de la transmission reflété par le sens lexical du terme samʿ. Signalons qu’en droit musulman, la preuve écrite occupe un rang inférieur au témoignage oral. Comme l’écrit peut faire l’objet de falsification, la valeur des documents réside dans les témoignages qui y figurent (Tyan E., Histoire de l’organisation judiciaire en pays d’Islam, Leyde, Brill, 1960, p. 237). On trouve une illustration de ce principe dans Abrégé du Mustaṣfā, § 127.

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Pour ce qui est de la genèse de ces deux passages, elle est à trouver dans la lecture du Mustaṣfā. En effet, ils ont tous les deux comme point de départ les débats soulevés par la tradition uṣūliste et, dans l’un comme dans l’autre, Averroès se prononce sur les deux grandes questions débattues dans ces chapitres et susceptibles d’interpeller un philosophe qui s’intéresse à la théorie de la connaissance : la cause de la production de la certitude (le nombre de transmetteurs) et la nature de cette certitude. Il me semble qu’une première version de ce texte a été rédigée à l’occasion du commentaire du Mustaṣfā, où la théorie d’une causalité accidentelle a été élaborée, avant qu’Averroès ne le reprenne et ne l’étoffe dans son Abrégé de la Rhétorique, à l’occasion de la discussion sur les témoignages où elle se présente comme une digression par rapport au sujet principal. Les différences entre les deux textes sont assez significatives : le traitement réservé à cette question dans l’Abrégé de la Rhétorique est plus exhaustif et contient une référence au De sensu à l’adresse d’un public sensible aux questions scientifiques et philoso- phiques ; la discussion directe de la thèse d’al-Ġazālī dans le Mustaṣfā est remplacée par une critique générale des théologiens sans les nommer, plus conforme à un style philosophique universel et décontextualisé qui aborde dans sa généralité le problème du témoignage.

La position d’Averroès d’une certitude par accident ne signifie pas selon moi qu’il s’agit d’une « prétendue certitude » ou d’une « certitude pour l’opinion ». Considérer qu’Averroès faisait de cette certitude une sorte d’accident, illusion de certitude dont le statut serait inférieur à d’autres certitudes, est suggéré par une dévaluation du concept d’accident. Il existe, certes, une différence entre les connaissances produites par syllogisme et celles qui proviennent des témoignages, et cette différence est avant tout à situer dans l’objet même de connaissance. Le tawātur nous fournit des connaissances de particuliers qui ne peuvent pas faire l’objet d’une science. Il s’agit d’objets contingents et, ne serait-ce qu’en vertu de cette différence fondamentale qui les sépare des autres objets de la connaissance, ils ne peuvent pas faire l’objet d’une « certitude absolue », pour reprendre la terminologie d’al-Fārābī dans son traité sur les conditions de la certitude : il leur manque la dernière condition, celle de la nécessité. Mais ce n’est pas ce qui intéresse Averroès dans ces deux traités. Une causalité accidentelle, qui se produit le moins souvent, a cependant un effet réel et non illusoire. Dans les exemples de causalité accidentelle qui peuvent nous aider à comprendre le modèle qu’Averroès avait en tête et que l’on retrouve par exemple dans ses

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commentaires de Phys. II 4, ou de Métaph. Δ, le statut ontologique de la cause n’affecte pas la réalité de l’effet36.

Ainsi en est-il de la certitude produite par le tawātur : l’accidentalité comme mode de formation de cette certitude pose à Averroès un problème d’ordre noétique parce qu’elle n’obéit pas aux critères scientifiques d’une production absolue ou dans la majorité des cas. C’est, avec l’appareillage technique et philosophique en moins, la question qui intriguait les uṣūlistes et qui motivait leur recherche d’un critère fixe de production de cette certitude. Cela n’aboutit pas pour autant à des positions qui remettent en cause les vérités historiques. Bien au contraire, la nécessité de légitimer le recours au corpus juridique et l’importance accordée aux vérités contin- gentes de l’histoire ont poussé Averroès à leur trouver une place dans son système. On pourrait comparer la tension entre le général et les particuliers qui traverse ces passages à la question de la connaissance divine des particu- liers, où l’on trouve une même tension entre une connaissance qui ne descend pas en-deçà des espèces d’une part et, d’autre part, des « particu- liers » que Dieu ne peut plus ignorer (les différents pécheurs, la mission du Prophète) parce qu’ils ont acquis une dignité au moins égale à celle des genres et des espèces. Ces deux questions doivent être étudiées ensemble, et nous nous proposons de faire ce travail dans une étude ultérieure, dans la mesure où la question de la prophétie (connaissance des particuliers futurs), contrepartie humaine de la connaissance divine des particuliers, a comme pendant celle du tawātur (connaissance des particuliers passés), avec toute la différence qui existe entre les deux genres de connaissance.

L’extension dans les traités de uṣūl du mode de connaissance par tawātur à tout ce que l’on ne peut connaître par expérience directe ni déduire par syllogisme est trop large pour qu’Averroès le relègue au rang d’une pure illusion. Les conséquences d’une pareille position dépasseraient de loin la remise en cause des doctrines théologiques et juridiques de l’Islam ou même des sciences historiques. Comme le montrent les polémiques anti-sumaniyya et anti-sophistes, cela conduit à un scepticisme intenable qui toucherait, pour commencer, à la tradition philosophique elle-même, comme ne le manque pas de le signaler Averroès dans le Kašf lorsqu’il dit, « que personne ne nie l’existence [des législateurs] à part ceux qui nient l’existence des choses

36 Voir par ex. Averroès, Tafsīr Mā baʿd aṭ-ṭabīʿa, texte arabe inédit établi par M.

Bouyges, 3 vol., Beyrouth, Dar el-machreq, coll. « Bibliotheca Arabica Scholasticorum. Série arabe », tome V.2, VI, VII, 20045 (1938‒19421) (désormais Grand Commentaire à la Métaphysique), vol. II, p. 692‒696 ; et Id., Risālat al-Samāʿ al-ṭabīʿī, édition R. al-ʿAǧam et Ǧ. Ǧihāmī, Beyrouth, Dār al-Fikr al-Lubnānī, coll.

« Rasāʾil Ibn Rušd al-falsafiyya », no 1, 1994, p. 43‒44.

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transmises par voies multiples, comme l’existence de toutes les espèces que nous n’avons pas vues et des personnes connues par leur sagesse et autre chose »37. Le sophisme auquel conduit la négation de la certitude produite par les vérités historiques est explicitement dénoncé dans l’Abrégé du Mustaṣfā, accompagné d’une allusion aux Topiques :

En somme, il n’y a pas eu de différend sur le fait que la transmission par voies multiples procure la certitude sinon en provenance de ceux qui ne méritent aucune attention, c’est-à-dire les sophistes. Celui qui réfute cela mérite une punition pour avoir démenti verbalement ce qui existe dans son âme38. Le différend concerne uniquement la manière dont la certitude a lieu : pour certains, elle a lieu essentielle- ment, pour d’autres accidentellement, et pour d’autres elle est acquise, comme le pense Abū Ḥāmid ainsi que ceux qui le suivent39.

Averroès distingue dans ce passage deux questions différentes : le statut épistémique des données mutawātira et le mode de formation de cette certitude dans l’âme. S’agissant de la première question, Averroès se range explicitement dans le camp anti-sophistes, jugeant leurs positions intenables.

On ne peut voir à mon avis dans ces affirmations une concession aux traditionnistes ou juristes de l’Islam destinée à camoufler la véritable doctrine du philosophe, qui serait plus proche de celle des sophistes.

Averroès ne prend pas la peine d’opposer à ces obstinés qui renient les évidences l’ensemble des arguments contre les sceptiques que l’on trouve dans la littérature des uṣūl. Comme il le fait dans l’Abrégé de la Rhétorique après avoir constaté que le témoignage produit une certitude au sujet de certaines choses, il essaie de comprendre les raisons pour lesquelles tous les témoignages ne produisent pas la certitude et passe en revue les critères retenus par la tradition uṣūliste pour distinguer les différents types de témoi- gnage. Signalons que la question du tawātur, lorsqu’elle est appliquée à un corpus, ne concerne que l’authenticité des informations véhiculées sans se soucier de leur validité ni de leur origine divine dans le cas des informations prophétiques. L’assentiment donné aux mutawātirāt ne concerne donc pas le

37 Averroès, Al-Kašf ʿan manāhiǧ al-adilla fī ʿaqāʾid al-milla, éd. M. Ḥanafī, introduction et notes par M. ʿĀbid al-Ǧābirī, Beyrouth, Markaz dirāsāt al-wāḥda al- ʿarabiyya, coll. « Silsilat al-turāṯ al-falsafī al-ʿarabī. Muʾallafāt Ibn Rušd », no 2, 20012 (19981), p. 179, § 259. Et un peu plus loin : « Il t’a ainsi été montré l’existence de ce type (ṣinf) de personnes et comment les gens ont eu connaissance de leur existence de sorte que celle-ci nous soit transmise par une transmission par voies multiples, à la manière dont nous a été transmise l’existence des sages et de la sagesse (al- ḥukamāʾ wa-al-ḥikma), ainsi que les autres types de personnes » (Ibid., p. 181 § 265).

38 Cf. Top. 105a1‒10 ; Aristote, Les Topiques, vol. I, Livres I‒IV, éd. et trad. J.

Brunschwig, Paris, Les Belles Lettres, 1967/2007, p. 118.

39 Abrégé du Mustaṣfā, § 97.

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contenu de la proposition mais la proposition en tant qu’événement historique ou « métadonnée » : la certitude concerne l’événement « Untel a dit X » et non le contenu même de la proposition X, laquelle peut être composée d’une série de lettres incompréhensibles. C’est au miracle (lui- même transmis par tawātur) que revient la tâche de prouver la véracité du Prophète et, par conséquent, la validité du contenu des propositions ou plus exactement leur origine divine.

Le débat avec les sophistes est donc vite écarté et le problème est déplacé du statut épistémique de ces propositions que personne ne conteste (sauf par

« obstination ») à la manière dont elles se forment dans l’âme. C’est unique- ment (innamā) ce dernier aspect qui peut faire l’objet d’un débat, qu’Aver- roès synthétise dans la suite du paragraphe et auquel il participe. À l’alterna- tive traditionnelle d’une formation nécessaire ou acquise, suivant la dichoto- mie gnoséologique des théologiens, Averroès substituera trois possibilités : un caractère essentiel, acquis ou accidentel comme mode de production de la certitude. La question est de savoir comment se forme dans l’âme la certitude concernant la proposition « la Mecque existe » ou « des sages ont existé ».

L’ensemble de la problématique est redéfinie par le philosophe qui se permet dans ce cas d’innover en défendant une position inédite, celle d’une forma- tion par accident de la certitude, qu’il reprendra et affinera dans son Abrégé de la Rhétorique.

Tout l’enjeu est donc de comprendre ce qu’entend Averroès par une formation par accident de la certitude produite par le tawātur et à quoi se réfère ce mode (ǧiha) de production, afin de situer dans sa théorie de la connaissance la place qu’occupent les vérités historiques, par rapport aux vérités connues par une expérience directe et à celles déduites par syllogisme.

Nous suivrons le cheminement de sa pensée dans l’Abrégé de la Rhéto- rique en discutant les thèses de M. Aouad à ce sujet, avant de compléter ce passage par la discussion de l’Abrégé du Mustaṣfā qui se focalise sur la critique d’al-Ġazālī.

Certitude par essence et par accident

Après avoir identifié au § 37 de l’Abrégé de la Rhétorique les conditions formelles requises par le tawātur suivant la tradition uṣūliste (qu’un groupe

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de personnes ne puisse pas être cerné, que la chaîne de transmetteurs soit égale au début, au milieu et à la fin)40, Averroès affirme :

Par cette sorte, il arrive que la certitude concernant certaines choses se produise, comme la mission du Prophète, l’existence de la Mecque et de Médine, etc. Il faut que nous examinions le mode selon lequel (ʿalā ayyi ǧiha) cela se produit41.

En sautant l’étape de la réfutation des sophistes que l’on trouve dans l’Abrégé du Mustaṣfā, Averroès sépare dans ce passage les deux aspects de la question : la production de la certitude pour certaines choses et le mode de production de cette certitude qu’il s’agit d’examiner. Ainsi, les qualités d’essentiel ou d’accidentel qui suivront concernent le mode de production ou la cause de ce résultat qui est la certitude. Le problème qui se pose, pour Averroès et la tradition uṣūliste, est de comprendre pourquoi les témoi- gnages produisent en nous une certitude et accèdent au rang de mutawātir dans certains cas et non dans d’autres. Chez les uṣūlistes, ce problème a pris la forme d’un critère objectif à dégager, à savoir un nombre minimal de transmetteurs produisant la certitude. Cela correspond au réflexe d’un philo- logue qui trie et classe les différents isnād-s, croise les informations, et se fonde sur une théorie de la connaissance qui positionne l’opinion et la certitude le long d’un axe graduel allant de 0.5 à 142. Le problème se pose différemment pour Averroès, qui cherche à cerner la nature d’une cause qui ne produit un effet ni dans tous les cas, ni dans la majorité des cas, mais dans certains cas seulement. Pourquoi, de tous ces témoignages qui ne cessent de traverser nos sens, seule une minorité produit une certitude ? C’est ainsi qu’il introduit, dès le début du paragraphe, la notion de causalité acciden- telle :

Le véridique (al-ṣādiq) est, en effet, tantôt par essence, tantôt par accident. Il est manifeste que l’assentiment relatif à l’existence des choses sensibles se produit uniquement en premier par essence (awwalan bi-al-ḏāt) à partir des sens. C’est pour cela que celui qui perd un certain sens perd un certain senti43. Ce n’est pas seulement l’existence des choses sensibles qui se produit par essence à partir des sens, mais également leur imagination telle qu’elles sont. La certitude concernant

40 On trouve le détail de ces conditions dans le passage traduit du Mustaṣfā qui se trouve dans comm. § 95.

41 Averroès, Abrégé de la Rhétorique, éd. Butterworth, p. 191 § 38, tr. ang. p. 75.

Pour l’ensemble des traductions de ce texte, je me fonde sur celles de M. Aouad que l’on trouve dans Le « Livre de la Rhétorique », op. cit., entre les pages LIII et LXI. Je me suis permis d’y apporter parfois quelques modifications dont je suis, bien sûr, seul responsable.

42 Hallaq W.B., A History of Islamic Legal Theories. An Introduction to Sunnī Uṣūl al- Fiqh, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1997, p. 39.

43 Cf. Anal. Post. I 18.

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