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Chapitre 1. «Aimée, pourrais-tu répondre?»

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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« Aimée, pourrais-tu répondre? »

Une minute avant que nos vies changent à jamais, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Alie, ma fille bien trop aimée, préparait ses bagages avec toute la célérité dont pouvait faire preuve une jeune femme de dix-huit ans qui se séparait de sa maman : toute sa garde-robe avait été rangée dans sa valise puis sortie puis rangée à nouveau au moins une dizaine de fois depuis une semaine. Heureusement, le temps était presque écoulé…

Toc, toc, toc, toc…

« Aimée?

— J’y vais, Momie! »

Aimée, Momie, notre code secret qui nous permet de nous assurer que ni l’une ni l’autre n’est un clone ou un sosie.

La sonnette ne fonctionne plus depuis belle lurette.

Notre petite maison gît en haut d’une colline boisée, cachée sous les arbres poilus dans le trou d’un cul-de-sac.

Notre maison ressemble à un chalet en bois rond, chaud en dedans comme un petit pain au four. Pour y arriver, il faut traverser un labyrinthe de ruelles ombragées aux

Chapitre 1

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noms d’oiseaux, deviner le numéro brun sur briques brunes, ouvrir la porte rouillée d’une vieille clôture de fer, suivre l’allée tortueuse f lanquée de haies mal déli- mitées, monter un escalier chancelant et pousser à trois doigts sur un minuscule bouton cuivré en espérant que quelque chose va se passer. Pour avoir une chance d’entrer, il est préférable de cogner.

« Le facteur… un paquet pour toi, maman. Ça vient de loin on dirait. »

Je la rejoins en bas de l’escalier et elle me tend le paquet en haussant les épaules.

« Je sais pas trop. British…

— L’Angleterre?

— Columbia…

— Vancouver? Es-tu certaine qu’il ne s’agit pas de ton… »

Mon nom, mon adresse. C’est bien pour moi. Le timbre porte l’estampille de la Colombie-Britannique.

J’ouvre le paquet qui contient plusieurs enveloppes. Il y a une lettre pliée en deux sur papier bleu à en-tête de l’Abbotsford Cancer Hospital avec un petit mot d’accompagnement en anglais :

«On behalf of Mr. Bernard Blanchard who asked me to send you these letters…», signé D.W.

« Maman. Il y a quelque chose?

— Je… c’est ton… quelqu’un qui m’envoie des lettres, mon Aimée. Je ne sais pas trop ce que…

— Mais ouvres-en donc une. Regarde qui a signé.

— Je vois… j’ai vu son nom… Bernard… Attends un peu, je vais lire. »

(3)

Je déchire la première enveloppe.

Une seconde suffit pour changer une vie. Avant, on respire sans y penser. Après, on y pense tout le temps et on ne respire plus.

« Qu’est-ce qui se passe, J.J.? »

Alie me regarde avec ses grands yeux de biche surprise.

« Rien, rien. Je ne comprends pas trop ce que ça raconte. »

La lettre sur papier bleu tremble devant mes yeux.

Janie, c’est moi, Bernard, qui t’écris. On est dimanche, je crois. Quelque part en novembre, à l’autre bout du pays.

Quand j’ai su que j’allais bientôt mourir, j’ai senti qu’il était temps que je t’écrive. Je suis content que tu puisses enfin savoir tout ça. Avec les années le poids du secret s’accumule, on vieillit et quelquefois on se dit qu’il serait bon de partir en ayant réglé ce qu’il y avait à régler.

« Bernard? C’est qui? » me demande Alie qui a lu par-dessus mon épaule. Mon étonnement se ref lète sur son visage.

« Je t’en parlerai plus tard, veux-tu? Laisse-moi un instant, je vais essayer de débroussailler toute cette histoire. Profites-en pour finir de préparer tes affaires.

Tu pars tout à l’heure pour tout l’hiver et ta valise n’est pas encore prête.

— Tu vas me raconter, Momie? Promis?

— Promis. »

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Ma fille adorée vole jusqu’à sa chambre, sans doute pour échanger des courriels avec les amies qu’elle vient tout juste de voir. Elle me semble chargée d’électricité à la veille de ce départ que j’appréhende.

Jusqu’à maintenant, nous n’avons jamais été séparées plus d’une semaine. Et voilà qu’elle me quitte pour aller faire de la planche à neige à Whistler et gagner sa croûte comme serveuse au Château.

Drôle de coïncidence qu’elle parte pour Vancouver et que je reçoive cette lettre de Colombie-Britannique…

Je m’installe dans le salon, devant la fenêtre et le grand sapin. Une lumière veloutée f lotte sur la lettre.

J’ai préparé une liste des choses à faire avant de partir. La mort lente offre un étrange cadeau. Un cadeau de lucidité, de reste de vie. Je voudrais me faire croire, te faire croire que j’ai essayé, que j’aurais pu ou que j’aurais dû. Mais je t’écris parce que je vais mourir. Et le temps perdu l’est définitivement.

Je suis assis, le dos appuyé sur un oreiller; ma vie est dans ma tête et ma mort s’approche. Je me demande jusqu’où la vie vaut la peine d’être vécue. Il ne me reste qu’une croûte de peau sur un paquet d’os. Mais le cœur est un muscle très puissant et le mien continue de battre malgré tout. Je dépéris de jour en jour. Je ne peux plus me vêtir ni me lever. Le médecin parle de quelques semaines, trois, quatre peut-être.

L’infirmière m’a promis de t’envoyer mes lettres par courrier recommandé. Je lui ai donné de l’argent, j’ai confiance en elle. Je ne sais pas trop encore jusqu’à quand j’aurai la force de t’écrire. Ouvre les lettres une à la fois, jour après jour dans l’ordre où je les ai écrites, ce sera préférable, je crois. C’est la dernière chose que j’ai décidé de faire. T’écrire. M’écrire.

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Ma cinquante-troisième et dernière année sur terre se terminera ainsi pour moi. J’aurais préféré que tu puisses me poser des questions. D’où je viens, mes films favoris, mes restaurants préférés, ce que je n’aime pas chez les autres, ce que j’ai aimé chez toi. J’aurais voulu résumer en quelques phrases l’influence des forces qui ont gouverné ma vie. Mais j’ai peur que tout cela n’ait été qu’un rêve. Même si tu m’en veux toujours dix-huit ans plus tard, je t’en conjure, lis mes lettres. Je ne veux pas tant te raconter comment je suis mort mais com- ment j’ai vécu. Il y a aussi certaines choses que tu dois savoir. Des choses importantes pour toi… et ta fille.

Ne t’impatiente pas, j’y arrive.

La première lettre se termine sur ces mots. J’ai l’impression de recevoir des nouvelles de la planète Mars. J’entends Alie marcher dans sa chambre. Elle ne sait pas que son père se meurt. Elle ne connaît pas

« Bernard Blanchard ». Même moi je ne le connais pas et, le peu que j’en connais, je l’ai effacé de ma mémoire ce jour où il nous a abandonnées. J’ai élevé ma fille toute seule et je ne vois pas pourquoi je ferais entrer aujourd’hui cet homme dans sa vie. Dès qu’elle sera partie, je brûlerai ces lettres sans en ouvrir une autre.

Cette fois, j’ai le choix. Pour moi, Bernard Blanchard est mort depuis longtemps. Pour mon Aimée, son père n’est qu’un numéro dans une banque de sperme. Une décision de sa mère contestataire prise il y a dix-huit ans. Nous n’avons pas besoin d’une autre histoire.

« Alors, Momie, tu vas les lire, ces lettres?

— Alie… qu’est-ce que tu fais là? »

Elle se tient devant moi, me fixe de ses yeux immenses, les mains sur les hanches avec son air obstiné auquel je ne peux résister.

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« Ben, je te demande si tu as lu les lettres de pa…

— De qui?

— Tu sais… cet homme, ce Bernard, c’est mon père, n’est-ce pas?

— Voyons donc, comment peux-tu…

— Regarde, le facteur m’a aussi donné cette lettre avec ton paquet. »

Elle me tend une enveloppe sur laquelle figure son nom, de la même écriture en pattes de mouche que sur mes lettres.

Bonjour, Alie. Je m’appelle Bernard Blanchard. Je ne crois pas que ta mère t’ait jamais parlé de moi. Je comprends ses raisons et je ne la juge pas. Je suis très malade. Il ne me reste que peu de temps à vivre. Nous ne nous rencontrerons pas. Il est trop tard. C’est mon châtiment. Mais si tu veux savoir un jour qui était ton père, j’imagine que tu sauras quoi faire.

Moi aussi, je t’ai aimée.

Alie me fixe les yeux pleins d’eau.

« La banque de sperme, hein?

— Si on veut. O.K., ça ne s’est pas passé tout à fait comme ça. Mais le résultat est le même, ne crois-tu pas?

Bon, quand tu reviendras, je te raconterai ma version des faits. Ça te va?

Well! Mais promets-moi que tu vas garder ces lettres.

— Pourquoi?

— Pour saversion des faits. »

Manipulateur même devant la mort. Maudit Bernard!

« De toute façon, il faut qu’on parte pour l’aéroport

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dans dix minutes. Je veux éviter le trafic de fin de journée. Allez, on se grouille, grande grenouille! T’as ton lapin?

— Tu veux rire? Partir sans mon lapin-doudou tout défraîchi que ma mamou m’a donné pour me protéger des méchants-mauvais…

— Ouais, ouais. Tu peux bien rire, mais mon Cotcot, yé hot!

— T’en fais pas, Momie, Cotcot est très bien installé dans ma valise, entre mes bas et mes p’tites culottes! »

À la porte d’embarquement, nous avons tout juste eu le temps de nous embrasser en pleurant.

« Tu m’envoies un courriel en arrivant?

— T’en fais pas, j’suis grande maintenant!

— On se revoit en février après mon show à Calgary.

— Bye, ma Momie!

— Bye, mon Aimée entre toutes! »

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