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Mathias Enard : le nouveau Balzac

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Mathias Enard : le nouveau Balzac

Par Grégoire Leménager Publié le 26-09-2015 à 10h07

Après avoir vécu au Proche-Orient, cet écrivain boulimique signe “Boussole”, un roman hanté crispations identitaires et la tragédie humaine qui ravage la Syrie. Portrait d’un auteur hors n

Le rapprochement est tentant. Cette tronche ronde balisée par des favoris d’un autre siècle, débonnaire, un peu voûté dans une chemise blanche froissée, cette force tranquille qui émane de personne, tout invite à imaginer Mathias Enard comme une sorte de Balzac.

sole» est originaire de Niort, ce qui en fait un voisin de la Touraine du grand Honoré, et, au rayo dences, que tous deux ont été précédés en littérature par des homonymes avec lesquels ils n’ont

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(Guez de Balzac pour l’un, Jean-Pierre Enard pour l’autre).

Même la passion culinaire qui mijote dans «la Comédie humaine» n’est pas étrangère au préfaci des écrivains» (10/18): ce candidat au Goncourt 2015 (http://bibliobs.nouvelobs.com/

/20150903.OBS5213/prix-goncourt-2015-les-15-romans-selectionnes.html

ouvert un restaurant libanais à Barcelone, le Karakala. «En fait, je ne suis pas le seul propriétair socié avec un ami libanais», rigole Enard dans un coin du Liza Beyrouth, à Paris, devant des bro mariné. Chez l’auteur de «Rue des Voleurs» (http://bibliobs.nouvelobs.com/rentree-li 2012/20121120.OBS9997/mathias-enard-bardamu-2012.html) et de

rois et d'éléphants» (http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20100920.BIB5661/m ange-fait-le-pont.html), il n’y a pas que les personnages qui traversent la Méditerranée dans casseroles aussi.

Comparer son oeuvre à celle du roi des romanciers peut sembler plus osé. Elle reste évidemment les proportions titanesques et le génie démiurgique; leurs thèmes diffèrent (à la sociologie des m Enard substitue la tragédie humaine d’autres tribus); leurs façons de raconter aussi (Céline et Cl passés par là, entre autres, puisque le «New York Times» a même vu dans l’auteur de «Z veau Joyce (http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20110310.OBS9462/enquete-no en-amerique.html)).

Et, pourtant, lequel de nos écrivains a encore assez d’appétit pour farcir de volumineuses fictions dose d’érudition? Balzac gavait les siennes de tartines encyclopédiques sur la fabrication du papi

«gars» chez les chouans, l’incompréhensible système des lettres de change.

Chez Enard, même sentiment, parfois, d’assister à un colloque de l’EHESS. Ici, un topo sur la div d’Istanbul. Là, une communication sur la manière dont Goethe a composé son «Divan occidenta s’inspirant d’un chef-d’œuvre de la poésie persane du XIVe siècle. Et là, un impeccable

expliquant qu’«un des rapports entre orientalisme scientifique et littérature les plus surprenan tretiennent Honoré de Balzac et l’orientaliste autrichien Joseph von Hammer-Purgstall (1774-1 oui.

"Contre le fantasme simpliste d'un Orient musulman et ennemi"

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bliobs.nouvelobs.com/romans/20080904.BIB1944/voyage-en-enfer.html une rentrée bouleversée par le chaos syrien, ses réfugiés et les crispations identitaires.

Un des objectifs, dit Enard, était de lutter contre l’image simpliste et fantasmée d’un musulman et ennemi, en montrant tout ce qu’il nous a apporté. Tiens, je viens de lir

“Soumission”, de Houellebecq (http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20150107.O /houellebecq-genial-ou-pervers.html): c’est franchement marrant, mais aussi sinist désolant, cette vision hyperutilitariste de l’islam qui permet à des mâles occidentau bandant plus de se taper des jeunes femmes par quatre...

En fait, il n’y a pas de fossé entre Orient et Occident, c’est complètement une illusio qu’on cherche où passe ce fossé, la frontière est extraordinairement mouvante. Où Balkans? Il y a toujours eu des zones de mixité, et l’Orient lui-même est beaucoup p qu’on ne le pense. On oublie trop facilement la diversité de l’autre. Et aussi qu’on a un rapport à l’autre très différent selon qu’on est français, allemand ou espagnol.»

Lui est un peu tout ça à la fois. Après une jeunesse paisible, poitevine et entourée de livres, ce fils spécialisé niçois et d’une orthophoniste basque a voulu «voir un peu le monde»

Louvre, puis aux Langues O, où, après avoir tenté le vietnamien, il s’est lancé dans une thèse sur et persane de l’après-guerre, et son rapport avec les littératures d’Europe»

Avant d’atterrir à Barcelone en 2000, à Rome en 2005, puis à Berlin ces deux dernières années, au Liban, en Iran (http://tempsreel.nouvelobs.com/tag/iran), en Syrie.

ma vie, j’apprenais plein de trucs.» Ça a duré presque dix ans, et lui vaut encore de se faire traite Mathieu Larnaudie, Oliver Rohe et Claro, ses copains écrivains du collectif inculte

lobs.com/romans/20140717.OBS4072/comment-la-generation-inculte-a-secoue-la- francaise.html), où il a par ailleurs fréquenté François Bégaudeau et Maylis de Kerangal. Enar

Non, je n’ai pas été approché par les services! On n’a plus tellement besoin d’envo

à chameau au milieu du désert voir ce que font les Bédouins. Il y a sûrement des ch

qui discutent avec des diplomates. Mais ceux que je connais n’aimeraient pas beau

le dise.»

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Un portrait d'Hafez al-Assad, à Damas, vers 2000. (©Abd Rabbo/Sipa)

En attendant, s’il était plus ramenard, ce fan de Cendrars et Corto Maltese aurait de quoi se taille manesque djellaba. Dans le Téhéran (http://tempsreel.nouvelobs.com/tag/teheran condamnaient alors les trafiquants à des «exécutions publiques» d’une «cruauté spectaculaire»

personnage de «Boussole» goûté l’opium, cette drogue «plurimillénaire» qui

«une saine constipation».

Il y a aussi été «jugé trois ou quatre fois» pour présence illégale sur le territoire et dû exposer, à prises, son sujet de thèse à un officier de renseignement qui n’y comprenait rien mais restait que si l’administration iranienne est parmi les plus pénibles de la terre, ses employés sont toujo rement courtois.»

Quant à la Syrie de Hafez al-Assad, il y a fait son service militaire, deux ans à Soueïda, petite ville où il a connu l’ivresse de devenir arabe:

J’étais un des trois seuls étrangers à des kilomètres à la ronde. La France me prêta

centre culturel syrien où l’on apprend de tout : la couture, la dactylographie... Moi, j

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Décapitation : mode d'emploi

Cette connaissance de l’Est aimante «Boussole». Mais c’est bien un roman: la méditation doulou donnée d’un musicologue autrichien, une nuit d’insomnie, pendant que les infos rapportent com geurs barbus de l’Etat islamique (http://tempsreel.nouvelobs.com/tag/etat-islamiqu à coeur joie, tranchent des carotides par-ci, des mains par-là, brûlent des églises et violent des sir.»

Reclus dans son appartement viennois, parmi ses livres, ses partitions et les objets qu'il a rappor voyages, ce Franz Ritter rumine le passé en pensant à Sarah, belle universitaire baroudeuse qui qu’il «a manquée», autrefois, en hésitant à l’embrasser à Palmyre – car «parfois un baiser chan tière».

Le résultat est un grand foutoir subtilement et savamment orchestré d’émotions, de réflexions su cuisine qu’utilisent en Syrie «des bourreaux à l’accent londonien» (là où toute la tradition arabe tion préconise «le sabre sur la nuque»), d’histoires incroyables mais vraies où l’on croise en vrac

le diplomate ottoman qui fit peindre «l’Origine du monde» à Courbet

la sombre destinée de Germain Nouveau, cet alter ego de Rimbaud expulsé de la Pléiad des poètes persans comme Hafez ou Sadegh Hedayat, qui eut son heure de gloire chez un sultan turc qui adorait Wagner;

un compositeur oublié comme Félicien David, le premier à avoir «introduit des quarts symphonie, à avoir fait entendre«le premier appel à la prière musulmane qui retentis

«avoir oeuvré à une Algérie pour les Algériens dès les années 1860»

des aventurières comme Annemarie Schwarzenbach, dont Carson McCullers finit par t amoureuse, ou encore Hester Stanhope, cette Lady «aux mœurs d’acier»

Circé des déserts».

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"L'Origine du monde"

lors d'une expo au Grand Palais, à Paris, en 2007. (©Giniès/Sipa)

"Un ambitieux modeste"

Ce déballage balzacien pourrait être assommant de cuistrerie, mais non, il suffit de se laisser por d’Enard est celui d’«un ambitieux modeste», comme dit son aîné Olivier Rolin :

Des écrivains intelligents, ça se trouve. Des érudits, déjà moins. Des ambitieux, il n des bottes – je ne parle pas de ceux qui courent après la notoriété, ils pullulent, ma qui croient après Calvino que “la littérature ne peut vivre que si on lui assigne des o démesurés, voire impossibles à atteindre” . Mathias est tout ça.»

Dans son roman, on entend même Beethoven jouer son dernier concert sur un piano complètem ven qui, comme presque tous ici, Nietzsche en tête, savait que «le génie veut la bâtardise»

compris qu’il faut rapprocher les deux côtés dans la musique, l’Orient et l’Occident, pour repous monde qui s’approche». Beethoven, qui possédait une boussole indiquant obstinément l’est.

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à Beyrouth.

C’est aussi l’époque où la bande d’inculte l’adopte, pour écrire sur «Edward Saïd, pianiste»

Putain», mais aussi un «Eloge du rosé», et même démarrer une ironique biographie collective, chic type», qui n'a hélas jamais été publiée.

Son ami Oliver Rohe, co-fondateur du collectif et de leur revue, a grandi au Liban. Il n’a pas oubl en 2004, lors d’un Salon en Belgique:

Après avoir très vite établi notre intérêt commun pour la région du Moyen-Orient, j’a par son arabe absolument parfait, parlé sans le moindre accent (dans le dialecte sy que je connais). Je sais qu’il a cette même aisance dans l’espagnol, l’anglais, l’allem persan, etc. C’est ce qui est ressorti en premier à mes yeux, sa facilité avec les lang capacité à comprendre (pas uniquement par les livres) des cultures autres que la s Ensuite, il aime raconter. Et ça se constate tout de suite à l’oral, dans la discussion, lui une délectation évidente et contagieuse à raconter des histoires. Sa force, je cro d’écrire des choses savantes dans une forme narrative fluide — qui lui vient justem plaisir à raconter.

Une dernière chose à laquelle je suis très sensible, surtout dans le contexte actuel conviction chez lui, pour aller vite, que l’Orient est dans l’Occident — idée qu’il mon que de la démontrer) dans son dernier livre.»

Pourquoi Daech détruit Palmyre

L’an passé, Enard a voulu retourner en Syrie (http://tempsreel.nouvelobs.com/tag/syrie femme, prof d’arabe, a menacé de le quitter. Il a laissé tomber.

Je pense qu’il y a encore des gens que je connais, et que je les retrouverais si j’y al ceux dont j’étais vraiment proche sont tous partis au début de la révolution, ou son

Comme le héros de « Boussole », il est très touché par ce qui se passe là-bas:

C’est incroyable de penser que ces mecs dynamitent Palmyre. Je crois à la puissan

Baal, le terrifiant, qu’il va annihiler ces barbus sous la forme d’un drone ou d’autre c

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en attendant ces pirates ont de beaux jours devant eux, puisque tout le jeu de Bach consiste à dire: c’est nous ou eux.»

Il a bien quelques éléments d’explication, pas tous sans lien avec l’histoire coloniale de l’archéolo

Ce n’est pas pour rien que Daech détruit des sites anté-islamiques avec une facilité Pour eux, ça n’est pas leur patrimoine. Toutes ces richesses ont été découvertes pa Occidentaux, visitées par des touristes, et leur apparaissent comme une étrange pr étrangère dans leur propre passé.

Par ailleurs, le régime nationaliste baassiste a beaucoup joué avec les symboles. A voyait se lever le soleil avec le drapeau syrien sur Palmyre ou l’arc d’Apamée. Daec aussi une réaction à ça.»

Une image du temple de Baal, à Palmyre, diffusée par "l'Etat Islamique"

fin août 2015. (©Uncredited/AP/SIPA)

Mais pas question pour autant d’oublier que «ses dirigeants sont passés par la case prison en Ir ricains», et que toute cette affaire est aussi, au fond, «une histoire européenne»

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Est-ce si nouveau ? « Boussole » détaille par ailleurs comment le premier lobs.com/tag/djihad) mondial» fut inventé par les Allemands :

C’est assez dingue, oui, dit Enard. Napoléon y avait pensé quand il a envahi l’Egypt l’Allemagne l’a fait en 1914. Le sultan ottoman était son allié. Comme il était calife, e demandé d’appeler tous les musulmans des troupes coloniales à se retourner con Français, les Britanniques et les Russes.

La fatwa était donc assez spéciale puisqu’elle visait tous les infidèles... à l’exception Allemands, des Autrichiens et des représentants des pays neutres. Mais, le plus su c’est qu’un journal appelé “le Djihad” a été imprimé sous la direction d’un grand or allemand, près de Berlin, en quatre ou cinq langues.»

L’orientalisme n’est pas toujours un humanisme.

Et Balzac dans tout ça ? Lui aussi est un des personnages-clés du livre. Non seulement l'un de textes publiés témoigne d'une certaine fascination pour l'opium, mais, beaucoup plus passionné par l’Orient, l’auteur de «la Peau de chagrin» fut surtout «le premier romancier français à inclu dans un de ses romans.» Puisqu’on vous dit qu’Enard lui doit beaucoup. Il est bien le neveu de B

Bio express

Né en 1972 à Niort, Mathias Enard a étudié l’arabe et le persan à l’INALCO, vécu une dizaine Proche-Orient et fait partie du collectif inculte (http://bibliobs.nouvelobs.com/actua /20090417.BIB3274/une-sacree-bande-d-039-incultes.html).

Traduit dans 22 pays, il est notamment l’auteur de «Zone» (http://bibliobs.nouvelobs.co /20080904.BIB1944/voyage-en-enfer.html) (prix Décembre 2008, prix du Livre Inter 2

«Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants» (http://bibliobs.nouvelobs.com/ro /20100920.BIB5661/michel-ange-fait-le-pont.html) (Goncourt des Lycéens 2010) et leurs» (http://bibliobs.nouvelobs.com/rentree-litteraire-2012/20121120.OBS9997

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ard-bardamu-2012.html) (2012).

« Boussole » figure sur la liste du Goncourt 2015 (http://bibliobs.nouvelobs.com/la-v boite/20150905.OBS5321/video-que-vaut-la-premiere-liste-du-goncourt-2015.htm sur celles du prix Femina (http://bibliobs.nouvelobs.com/sur-le-sentier-des-prix /20150917.OBS6043/prix-femina-2015-les-32-romans-selectionnes.html

(http://bibliobs.nouvelobs.com/sur-le-sentier-des-prix/20150916.OBS5923/prix-j 2015-les-12-titres-selectionnes.html).

Portrait paru dans "L'Obs" du 17 septembre 2015.

Les 1ères pages de "Boussole"

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