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Etre jeune dans le Rif oriental

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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HAL Id: halshs-01939690

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01939690

Submitted on 29 Nov 2018

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Etre jeune dans le Rif oriental

Raymond Jamous

To cite this version:

Raymond Jamous. Etre jeune dans le Rif oriental. Ateliers d’anthropologie, Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative - Université Paris Nanterre, A paraître. �halshs-01939690�

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Résumés

Français

Dans le Rif oriental, être jeune se définit en creux, comme absence de contrôle sur la terre qui fonde l’honneur et la responsabilité. C’est dans ce contexte opposant radicalement les hommes d’honneur, accomplis (ariaz), aux jeunes irresponsables, que l’article déploie une ethnographie de la transgression des règles, du défi envers l’autorité et de la ruse déployée par ces jeunes pour arriver à leurs fins. Après l’exploration des tensions caractérisant la relation entre les fils et les pères, c’est une autre relation, avec les grands-pères cette fois, qui est analysée. L’enjeu en est la transmission de la culture de l’honneur. Enfin, l’exposé s’achève sur une étude détaillée du rôle que les jeunes hommes tiennent dans les rituels de mariage, qui laissent les pères à la marge, tandis que les fils en annoncent le meurtre symbolique dans la mise en scène de leur puissance génésique.

Englais

In the North African Rif, being a youth is implicitly defined as lacking control over land, which is the foundation of honour and responsibility. It is in this context—which radically contrasts accomplished (ariaz) men of honour and irresponsible youths—that the article develops an ethnography of rule transgression, authority defiance and the use of ruses by these youths to achieve their aims. After exploring the tensions characterising relations between sons and fathers, another relationship is analysed: with grandfathers. What is at stake is the transmission of culture and honour. Finally, the article concludes with a detailed study of the role that young men play in marriage rituals, which leave fathers in the margins as the sons announce their symbolic murder in the staging of their reproductive power.

Être « jeune » dans le Rif oriental Being a “youth” in the North African Rif

Raymond Jamous

Dans mon ouvrage Honneur et baraka (1981) consacré aux structures traditionnelles des Iqar’iyen du Rif oriental, j’avais souligné qu’être jeune dans cette société du Nord marocain n’est pas une question d’âge, mais de statut. On est « jeune » tant qu’on ne possède pas de terre et qu’on demeure sous l’autorité d’un « homme d’honneur », soit parce que son père est encore vivant, soit parce que quelqu’un d’autre a pris la terre qui lui revenait. Ne pouvant prendre des décisions qui incombent à son père ou à son tuteur, le « jeune », défini par ces manques, est voué à l’irresponsabilité. Cette caractérisation en creux ou en négatif, pour informative qu’elle soit, ne renseigne pas sur les comportements concrets et la nature des liens que les « jeunes » entretiennent entre eux ou avec leurs aînés. C’est au travers de la restitution de mon expérience ethnographique en tant que jeune enquêteur dans cette société que ces aspects seront traités. Ce retour réflexif, entrepris bien après la réalisation de l’ouvrage, ne vise pas la mise en scène de l’ethnographe, il a pour objectif de faire apparaître des aspects inévitablement demeurés au deuxième plan lors de la rédaction, on le verra, et de donner par ce biais un autre éclairage sur le Rif oriental1.

La relation entre les jeunes, leurs aînés et l’autorité

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L’épreuve par la ruse et la bande de l’ethnographe

Peu de temps après mon arrivée dans la région, en 1967-1968, je fus convié à la fête de fin d’année scolaire de l’école primaire de Segangan (village situé dans la tribu des Ait Bu Ifrur).

Le directeur me présenta aux différents enseignants, la plupart étant d’origine locale. Je passais beaucoup de temps par la suite au café du village à discuter avec certains instituteurs.

Il apparut très vite qu’on m’associait à eux en tant que « lettré » d’origine arabe (puisque né au Liban et y ayant vécu jusqu’à l’âge de 18 ans, parlant aussi bien l’arabe classique que l’arabe dialectal), et détenteur d’un savoir académique acquis dans une formation spécifique.

Nos discussions se déroulaient sur des sujets liés à leur fonction, le salaire des enseignants en France par rapport au Maroc, les problèmes des rapports enseignants-élèves, enseignants- directeur d’école, les enseignements à dispenser pour faire évoluer les jeunes vers une culture moderne, etc.

Je continuais de fréquenter les deux instituteurs qui finirent par me présenter un jeune homme, me disant qu’il était bien informé et disposé à me communiquer ses connaissances sur la société rifaine. Celui-ci s’attacha à mes pas et, jour après jour, me raconta des histoires locales que je notais scrupuleusement. Un récit cependant m’incita à nourrir de sérieux doutes sur la santé mentale de mon informateur. Il me narra comment il avait volé l’habit militaire d’un colonel, s’était présenté à la garnison locale qu’il avait passée en revue, avant d’être démasqué et mis en prison. Il n’en sortit que parce qu’un médecin le déclara totalement irresponsable de ses actes. Le rire hystérique qui conclut son récit me convainquit que ce personnage n’était pas dans un état normal. Je fis part de mon désarroi aux deux instituteurs qui s’amusèrent de ma réaction et me dirent : on se demandait quand vous alliez vous apercevoir de la folie de ce jeune homme. Maintenant que j’avais passé ce cap, les choses pouvaient se présenter autrement entre nous. Ces deux jeunes enseignants devinrent mes amis, des compagnons avec lesquels j’allais passer les meilleurs moments dans la région et apprendre le travail de terrain.

Le premier était de la tribu des Ait bu Ifrur où nous vivions. Sa famille avait émigré en Algérie pour travailler dans les fermes de colons français. Après l’indépendance de l’Algérie, elle fut obligée de revenir dans le Rif pour s’apercevoir que les cousins et oncle paternels s’étaient débrouillés pour inscrire leur terre en leur nom. Le deuxième était un jeune marié, issu d’une tribu voisine (celle des Ait Sider). Il ne pouvait revenir chez lui, ses oncles lui ayant pris les terres qui lui revenaient à la mort de son père. Mes deux interlocuteurs étaient donc des hommes sans terre. Certes ils avaient un salaire régulier en tant qu’instituteurs, plus élevé que le revenu de la plupart des fermiers, mais être dépourvu de terre constituait pour eux un handicap majeur. Ils n’étaient pas des membres responsables de la tribu et faisaient donc partie de la catégorie des « jeunes ». Un troisième personnage, père de deux enfants, travaillant dans la mine de fer de la région, vint se joindre au petit groupe que nous formions.

Il avait une maison près du village de Segangan, mais loin de son village d’origine où ses terres étaient occupées par ses frères et cousins sans qu’il puisse les récupérer.

Je partageais donc mes journées non plus avec des hommes de savoir scripturaire analogue au mien, mais avec des « jeunes » sans terre. Étant moi-même dans ces années célibataire et ne pouvant évidemment pas posséder de biens fonciers, je fus rapidement assimilé par mes compagnons et par les autres à cette catégorie. Toutefois, ce rôle qu’on m’attribuait était à la fois une réalité, comme la suite le montre, mais aussi une fiction partagée, car, contrairement aux jeunes du cru, il ne pouvait être question pour moi de m’intégrer dans une généalogie et de posséder une terre2.

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Transgresser les règles et défier l’autorité

Tous les week-ends, je partais avec mes trois compagnons pique-niquer au bord de la mer ou dans la montagne. Nous emportions tous les ingrédients et ustensiles nécessaires à la préparation du couscous, des tajines ou des brochettes. Mes compagnons se révélaient d’excellents cuisiniers, talent qu’ils ne pouvaient exercer chez eux où seules les femmes officiaient dans la cuisine. Ils venaient également presque tous les soirs chez moi pour discuter et chanter. Dans cette région du Rif, les hommes ne doivent en effet pas chanter en public, ni même en privé, ce qui pour mes compagnons était terriblement frustrant. Chez moi, ils se sentaient libres et, comme ils étaient « jeunes », ils pouvaient en prendre à leur aise et transgresser les règles.

Un jour, nous partîmes visiter un centre thermal situé à quelque soixante-dix kilomètres de Segangan, près de la ville d’Oujda. Mes amis s’adressèrent au gendarme du coin, lui disant : nous voulons amener nos parents pour une cure, mais on nous a dit que ce coin était mal famé et qu’il y avait des prostituées dans chaque maison. Est-ce vrai ? Le gendarme répondit qu’il chassait régulièrement ces filles de mauvaise vie, mais qu’il en restait ou qu’il en revenait de temps en temps. Il désigna, à la demande de mes amis, les maisons qu’il fallait éviter pour que leurs vieux parents ne fassent pas de mauvaises rencontres. En sortant du village, mes compagnons commentèrent : « Vous voyez comment on se renseigne à la meilleure source pour savoir où se trouvent les filles à visiter. » Une autre fois, nous partîmes visiter un village du Moyen Atlas, réputé pour ses nombreuses maisons closes et ses jolies filles. De nouveau, mes amis firent preuve d’astuce pour avoir les renseignements qu’ils voulaient obtenir. Ils s’adressèrent dans ces termes à un homme pas très malin qui tenait une échoppe à l’entrée du village : mon cousin qui est venu ici nous a parlé d’une très belle blonde du nom de Fatima, savez-vous comment on peut la retrouver ? Et notre homme de répondre : il y a plein de Fatima ici, une brune petite dans cette maison-là, une autre grande dans celle-là, une troisième un peu défraîchie là, mais votre blonde, je ne vois pas. Mes compagnons : peut-être ne s’appelait-elle pas Fatima, mais autrement. Et l’autre : voyons, voyons. Il commença le décompte des filles qu’il connaissait et en l’espace d’une demi-heure, on avait la description de filles, jeunes jolies, d’autres plus âgées, mais expérimentées et celles qu’il fallait éviter, les maisons où il y avait le plus de choix, là où on était le mieux accueilli, etc. Il ne nous restait qu’à visiter ces lieux pour passer un agréable séjour.

Deux remarques s’imposent ici. Généralement un jeune ne parle pas de femme ou de sexualité devant son père ou en public. Mes compagnons ne m’ont jamais présenté leur épouse respective. C’est uniquement lors de réunions privées et à l’occasion de visites aux villages ou dans les lieux où existent des maisons closes que les propos sur les femmes en général et les prostituées en particulier sont échangés. Par ailleurs, il ne suffisait pas à mes compagnons de traiter du sujet dans des lieux appropriés, il leur fallait aussi le faire en utilisant la ruse.

L’important n’était pas simplement d’obtenir des renseignements sur les maisons à visiter et les filles à connaître, mais aussi de réussir à faire parler ceux qui étaient censés réprimer la prostitution ou encore ceux dont on subodorait que, sous leurs apparences, ils avaient aussi la connaissance de ces lieux.

Les jeunes et les grands-pères

Cette intelligence, la ruse et l’astuce, mes compagnons allaient l’utiliser dans d’autres circonstances. J’avais pris contact avec le descendant d’un amghar, un « grand » qui avait joué un rôle politique important au début du xxe siècle et qui avait fondé la sixième fraction

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de la tribu Ait Bu Ifrur. Je voulais connaître sa version des faits. Cet homme respecté, âgé d’une soixantaine d’années, qui avaient servi dans l’administration du protectorat espagnol, refusa fermement de me répondre en disant qu’il n’avait pas besoin d’un étranger pour écrire l’histoire de sa famille. Il ajouta qu’il ne parlerait que si je lui présentais une lettre du gouverneur de la région lui intimant l’ordre de le faire.

Outre le fait que je ne voyais pas le gouverneur fournir ce genre de lettre, solliciter une demande de cette nature était une manière de prouver aux yeux des gens que j’étais un agent du gouvernement. Désorienté par ce refus et craignant de voir se généraliser cette attitude parmi les hommes reconnus et respectés dans la région, j’en parlai à mes compagnons qui décidèrent de m’aider à leur manière. Ils partirent voir le vieil homme qui m’avait rabroué et lui tinrent à peu près ces propos :

Vous avez refusé de parler à cet étranger et de lui fournir les informations qu’il demandait. Vous avez vos raisons qui sont très respectables. Mais il a demandé et obtenu sur ce sujet des informations auprès de gens qui sont moins fiables que vous et qui connaissent mal le sujet. C’est malheureusement ce qui va être imprimé et diffusé dans le monde arabe et en Europe. Vous ne pourrez pas faire prévaloir votre version des faits. Nous perdrons ainsi l’occasion, nous les Iqar’iyen, de faire connaître notre histoire.

C’est dommage, mais c’est votre droit.

Troublé, le vieux voulut connaître le nom de celui qui m’avait renseigné et la teneur des informations qu’il m’avait fournies. À quoi il lui fut répondu qu’ils ne pouvaient pas divulguer des informations qui m’appartenaient. Évidemment, je n’avais aucune information de cet ordre. La ruse fonctionna à merveille et le vieux accepta de me parler en présence des jeunes. Les informations qu’il me donna confirmèrent ce que je savais déjà, avec quelques précisions sur la manière dont son père imposa la fondation d’une nouvelle fraction de tribu.

Il demanda à connaître les informations que j’avais obtenues par ailleurs. Mes compagnons inventèrent des faits crédibles, mais ostensiblement faux pour montrer le risque encouru.

Je pense que jamais je n’aurais utilisé un tel stratagème pour faire parler les gens, alors que mes compagnons n’eurent aucun scrupule à le faire. J’étais devenu leur ami et même un des leurs. S’il fallait la ruse pour obtenir l’information, pourquoi ne pas l’utiliser. Ce qui suscita autant mon étonnement fut la manière dont des jeunes pouvaient manipuler leurs aînés. Cet incident eut une autre retombée, il révéla à mes amis l’intérêt d’aller voir les vieux pour leur faire raconter l’histoire de leur région. Découvrant à quel point ils ignoraient ce passé, ils pensèrent que, par mon truchement, ils allaient le connaître. Ensemble, nous commençâmes à chercher les vieux qui connaissaient les faits du passé récent ou ancien et à organiser des rencontres. Nous allions les visiter chez eux, nous nous installions tous en haut d’une colline ou nous les faisions venir chez moi. Certains vieux étaient plus loquaces que d’autres, certains meilleurs conteurs. C’est ainsi que je commençai à recueillir les récits dont certains ont été publiés dans mon livre.

Des éléments de portrait de quelques vieux informateurs, âgés de plus de 60 ans voire 70 ans, livrent en creux des informations sur les jeunes, sur les relations qu’ils entretenaient avec leurs anciens, sur les modèles et les qualités inhérentes aux accomplissements qui leur étaient proposés et que les anciens rendaient manifestes.

Le premier, descendant d’un « grand » qui avait marqué son groupe de son empreinte, me fut présenté par son petit-fils. Il n’avait pas fait carrière dans l’administration coloniale ou postcoloniale. Il avait réussi à devenir un intermédiaire commercial entre les paysans locaux et les entrepreneurs de l’intérieur. Mais surtout, il était un homme d’influence dont le charisme s’étendait bien au-delà de son groupe. Il racontait avec une précision étonnante les faits et gestes des hommes du passé dont son père avait été l’acteur, et exprimait une vision du

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pouvoir local sans complaisance ou faux-semblant. C’est avec lui que j’appris à voir, avec le maximum de clarté, le « grand » sous sa double face : un homme intransigeant quant à l’honneur, mais aussi un homme qui savait utiliser à son profit les faiblesses de ses agnats pour s’enrichir à leurs dépens et les fidéliser en même temps. Son discours avait une résonance machiavélienne.

Le deuxième, âgé de 80 ans environ, était un narrateur hors du commun. Son plaisir était de raconter, avant de disparaître comme il disait. Avec son frère, ils avaient réparti leur allégeance politique durant la guerre du Rif entre 1921 et 1926 : quand l’un était du côté espagnol, l’autre rejoignait la résistance rifaine, quand l’un changeait de côté, l’autre prenait sa place. À la fin de la guerre, ce fut le frère qui le sauva de la prison. Il émigra régulièrement en Algérie pour travailler chez les colons français. Mais comme il l’expliquait, sa hantise du passé, ses souvenirs le ramenaient chez lui. Dans les années 1950, il se retira sur ses terres qui lui assuraient un revenu modeste, mais suffisant. Homme sans ambition politique, il ne cherchait pas le contact sauf avec mon premier interlocuteur qui prenait un grand plaisir à écouter ses récits.

Le troisième, un vieillard de 75 ans encore étonnement agile physiquement, avait servi comme sous-officier dans l’armée espagnole avant de rejoindre la résistance rifaine dans les années 1921. Capturé à la fin de la guerre du Rif, il passa plus de quinze années en prison (dont plusieurs au cachot) sans accepter de servir l’occupant espagnol. Depuis l’indépendance, il vivait retiré dans sa maison. Il aimait s’installer en haut d’une colline à côté de chez lui, et là, il nous racontait durant des heures les histoires de son père, de ses oncles et de son enfance. Ses récits avaient une dimension épique qui nous fascinait. Pour lui, raconter était une manière de lutter contre les fortes migraines qui l’assaillaient, dues à ses années de cachot dans les prisons espagnoles.

Ces narrateurs, mais d’autres aussi, passaient rapidement sur la guerre du Rif et la période de la colonisation, pour se concentrer sur les histoires de la période précoloniale. En cela, ils se positionnaient par rapport à leur auditoire, les jeunes et moi-même, non comme des pères, mais comme des grands-pères. Les relations entre les jeunes et la génération des pères étaient empreintes de tensions, et nous n’avons pas eu de récits significatifs de la part d’hommes de 40 à 50 ans. Quant aux relations avec ces vieux narrateurs, elles sont passées par deux phases bien différentes. Au début, les jeunes croyaient qu’ils pouvaient bousculer et chahuter ces vieux, mais ces derniers ne toléraient pas les interruptions et les manifestations de ce qui était à leurs yeux l’arrogance des ignorants. Puis à partir du moment où on les écouta avec un plaisir visible, les relations se détendirent et devinrent plus chaleureuses. Mais surtout, et cela m’apparaît avec le recul comme un fait essentiel, ces vieux narrateurs se situaient eux-mêmes en dehors, et même au-delà du jeu politique de l’époque et des affaires d’honneur du passé dont ils nous racontaient les différents épisodes. Symétriquement, les jeunes auditeurs que nous étions étaient cantonnés dans un en deçà de ce même jeu et desdites affaires d’honneur.

Cette rencontre était donc entre la génération des petits-fils qui n’avait pas encore de responsabilité politique et celle des grands-parents qui ne l’avait plus et dont la seule position informelle — mais qui se révéla importante aux yeux de mes compagnons — était d’être les gardiens du passé, dans ces temps anciens où leur région disposait d’une liberté d’action relativement grande par rapport au gouvernement central. Mes amis étaient fascinés par ce que les vieux racontaient. Ils apprenaient, comme l’un d’eux me le dit, que leur région avait une histoire digne d’être connue et qu’elle était parsemée de lieux où s’étaient déroulés des drames, des épopées. Les vieux avaient accepté de parler pour transmettre leurs connaissances aux jeunes générations et pour, comme me l’a dit un vieux, « mettre un peu de cervelle dans

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la tête de ces petits ».

La transmission de la culture de l’honneur

Les récits renvoyaient à un temps ancien que les vieux se remémoraient avec force. Dans ces échanges entre eux et nous, quelque chose se transmettait sur un mode singulier qui avait trait à l’exercice de l’honneur dont, paradoxalement rappelons-le, nos statuts respectifs nous tenaient à l’écart. Ni hérauts ni bardes, ces trois vieux hommes d’honneur ne cherchaient pas particulièrement à satisfaire notre seule curiosité, à enjoliver la réalité ou à délivrer une parole édifiante. Ils avaient fini par imposer les règles et leur manière de communiquer. Ils voulaient raconter, être écoutés, ne pas être importunés par des questions déplacées, à leurs yeux, comme l’illustre l’épisode suivant. On nous avait raconté que le meurtre d’un homme avait été revendiqué, non par son auteur, mais par un autre homme qui juste après l’acte violent avait lancé son fusil en l’air, et qui fut l’objet de la vengeance. Questionné à plusieurs reprises pour obtenir des éclaircissements sur cette séquence déroutante — l’auteur du meurtre avait été ignoré —, le vieux nous regarda avec énervement comme si nous avions commis une faute grave. De son point de vue, celui qui revendique l’acte est le meurtrier, un point c’est tout. Là était l’essentiel, mais il me fallut du temps pour comprendre qu’il était vain de tenter d’interpréter ce que signifiait la revendication de l’acte par rapport à l’acte lui-même. Cet épisode et d’autres de même nature orientèrent mon analyse de ces récits, réfractaires à toute explicitation, non vers la quête d’un sens caché à déceler ou d’un symbolisme à interpréter, mais vers une prospection des règles d’une grammaire des actes relatés.

Quelques exemples permettent de comprendre le travail entrepris. Certains récits indiquaient que, pour arrêter la poursuite de la violence après un meurtre, il fallait négocier pour obtenir le paiement du prix du sang (la diyith en berbère), en principe fixé à une certaine somme. Or aucun des cas répertoriés ne correspondait au montant établi. Selon que le groupe de la victime obtenait davantage ou moins que la somme fixée, son honneur était renforcé ou dégradé. De surcroît, la suite des récits indiquait que le versement du prix du sang était moins valorisé que la vengeance du mort, ou la revendication de cet acte. En somme le prestige des deux parties était quelque peu terni par le versement du prix du sang, et il n’était pas rare que les conflits reprennent par la suite. De tout cela il ressortait que la règle, implicite, de l’échange de violence était un mort de chaque côté. Mais il apparut très vite que cette règle concernait aussi des lignages, quelle que soit leur distance segmentaire, et qu’elle éclairait les formes d’un combat simulé que prenait l’affrontement segmentaire dont il sera question plus bas. Plus encore, la règle d’un mort de chaque côté se concrétisait différemment selon le prestige au regard de l’honneur des parties engagées. Tantôt les rivaux étaient à égalité, tantôt une différence de position se manifestait entre un groupe doté d’un « grand » et le groupe opposé qui n’en avait pas. S’il n’apparaît aucun exemple où un « grand » provoquerait le lignage où il n’y aurait que des « petits » — aux dires de mes interlocuteurs, cela ne pouvait que le rabaisser —, en revanche des petits pouvaient provoquer un « grand ». Auquel cas celui-ci devait trouver le moyen de répondre sans avoir à agir lui-même…

La juxtaposition des récits révélait d’autres déclinaisons. Ainsi, à chaque défi d’honneur relaté ne correspondait pas une réaction stéréotypée, mais un éventail de réponses possibles. Toutes n’ont pas la même valeur ou les mêmes conséquences, et la comparaison des réponses fit apparaître la marge d’incertitude qui s’offre aux protagonistes et transforme telle action en marque d’honneur ou à l’inverse de déshonneur. Rien n’est joué d’avance et tout désir ou toute volonté d’affirmer sa maîtrise de telle ou telle valeur peut réussir ou échouer. Chaque protagoniste cherche bien à mettre tous les atouts entre ses mains, mais cela ne suffit pas, il faut savoir prendre des risques, se préparer à faire face aux situations inédites qui surgissent

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brusquement. C’est à cela que se reconnaissent les hommes de valeur et c’est ce qu’apprécie l’opinion publique locale. Les récits indiquaient également que rien n’est durablement acquis, toute position de prestige, de grandeur ou de déshonneur, peut être remise en question et le sera tôt ou tard. L’enchaînement infini des échanges, la répétition des conflits et de leur règlement toujours provisoire sont bien des caractéristiques majeures de ces récits3.

Les jeunes qui accompagnaient l’ethnologue recevaient ainsi l’héritage du passé, par le truchement de récits que leur narraient les vieux par-delà la génération des pères. Cela ne changeait rien à leur statut de personnes irresponsables — il leur manquait toujours la terre — , mais les confortait dans leur rôle « d’apprentis » qui s’initiaient aux faits et gestes des ancêtres. Et il revint à l’ethnologue, en discussion avec ses pairs, de trouver une méthode pour décoder les règles — par trop évidentes aux yeux des anciens — de cette culture de l’honneur.

Les jeunes, acteurs des rituels du mariage

Un contexte bien différent où l’irresponsabilité des jeunes revêtait une tout autre signification était celui des rituels de mariage. Dans la vie ordinaire, dans la vie profane, les jeunes devaient, rappelons-le, s’effacer, ne jamais prendre la parole devant leur père sans y être autorisés, ne jamais parler en public des questions de sexualité, etc. Au contraire, lors de ces cérémonies, les jeunes occupaient tout l’espace alors que leurs aînés se tenaient en retrait et acceptaient ces paroles et ces actions qui inversent les règles ordinaires.

Les principaux acteurs du rituel du mariage sont d’une part le marié, considéré comme un sultan, d’autre part les jeunes qui l’escortent et jouent sur un mode parodique son armée. Le Sultan au Maroc, rappelons-le, est un descendant du prophète, un cherif (pl. chorfa) issu de la dynastie des Alaouites qui règne depuis le xviie siècle dans le pays. Considéré comme le commandeur des croyants, amir el-mu’minin, le Sultan est un souverain de la baraka, celui qui bénéficie de la force divine. Si de nombreux chorfa sont implantés dans les différentes régions du Maroc et pour certains réputés avoir la baraka, s’ils sont souvent médiateurs dans les affaires comme l’ont montré les travaux d’Ernest Gellner (1969) et les miens dans le Rif, en revanche seul le Sultan possède son armée et son administration qui constituent son makhzen. Transposé dans l’ordre du rituel, le marié en tant qu’il est mouray-es-sultan « notre maître le sultan » agit comme un souverain dans différents moments des cérémonies. Revêtu d’une djellaba blanche dont le capuchon est rabattu sur son visage, il est conduit par les jeunes sur une chaise qui est comme son trône. Entouré de ses vizirs, deux jeunes qui font office de ministres, le marié ne doit adresser la parole à personne et son mutisme, à l’instar de celui du souverain en public, est la marque de la sacralité de son autorité. Dans le même temps, le silence du marié-sultan contraste avec les fanfaronnades, la parole débridée de ses compagnons qui constituent son armée. La fanfaronnade est à l’antipode de la conduite de l’homme d’honneur, lequel doit jouer la modestie en utilisant tous les raffinements de la langue berbère, en particulier les mots rares qui ont du « poids » et que l’opinion appréciera.

Certes tous les hommes d’honneur n’ont pas la maîtrise de la langue, mais c’est ce qui est attendu d’eux, et en réalité seuls les « grands », les amghar, hommes de prestige et de pouvoir, ont atteint une éloquence du discours qui sera retenue dans la mémoire. La fanfaronnade sied aux jeunes, leurs vantardises témoignent de leur incapacité à maîtriser les subtilités et les raffinements de la langue et légitiment leur assignation au statut d’irresponsables. En fanfaronnant lors des cérémonies de mariage, ces jeunes se conforment donc à ce qui est attendu d’eux, mais ils font tout de même une escorte un peu dissonante à un marié qui est comme un sultan souverain de la baraka.

Mon positionnement en tant qu’ethnologue jeune parmi ces jeunes fut bien différent du

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contexte de transmission de la culture de l’honneur évoqué précédemment. Invité à de nombreuses reprises avec mes amis à ces cérémonies de mariage, je pus observer les différentes séquences de ce rituel avec cependant des degrés révélateurs dans l’intensité de ma participation, dans mon observation participante. J’escortais comme on m’y incitait le marié- sultan vers son trône en chantant ses louanges, je pouvais le taquiner à l’instar de mes compagnons, mais il était hors de question que je participasse aux affrontements rituels et aux joutes parodiques entre les jeunes qui ponctuent ces cérémonies. Ceux-ci ressortissent en effet à un processus d’inclusion dans une généalogie locale et à la construction de la patrilinéarité desquelles j’étais évidemment exclu.

Alors que les récits précédemment évoqués racontent les faits et gestes des hommes d’honneur et mettent l’accent sur l’incertitude et la prise de risque, les rituels de mariage à l’inverse sont centrés sur le bon déroulement des différentes séquences et, par le truchement du marié-sultan, mettent en avant la prééminence de la baraka, obligeant par là même les aînés à s’effacer et à subir sans broncher les parodies des hommes d’honneur auxquelles se livrent les jeunes fanfarons. Cette passivité trouve une première interprétation dans le fait que ces joyeux lurons sont les bras armés de l’un des leurs, promus au rang de marié-sultan porteur de baraka. Ils accompagnent sa progression du statut de célibataire à celui d’homme marié, premier pas vers la position d’homme d’honneur, mais aussi de futur père d’enfants qui s’inscriront dans la généalogie patrilinéaire. La prééminence de la baraka suppose donc à la fois un effacement de l’honneur et une préparation au statut futur d’homme d’honneur. Le silence des hommes d’honneur requiert cependant d’autres explications. Ce retour opéré à des années de distance sur mes conditions d’enquête fait apparaître un point de vue quelque peu décalé qui enrichit la description des cérémonies de mariage, objet du dernier chapitre de mon ouvrage.

Les jeunes dans le jeu segmentaire : la cérémonie de la ghrama

Les cérémonies de mariage commencent par une sorte d’amusement entre jeunes qui font évoluer parmi eux une danseuse prostituée4. Plus significative est la manifestation rituelle des oppositions segmentaires. Le marié-sultan, amené par ses compagnons au centre de l’espace cérémoniel, s’assoit sur ce qui constitue son trône. Les différents invités donnent alors leurs cadeaux, une somme d’argent, au marié-sultan : appelé ghrama, ce versement renvoie à une forme de soumission à un souverain de la baraka. Mais chaque somme déposée sur un plateau est aussi consignée dans un cahier, et le père du marié devra faire un contre-don de même nature à ce donateur quand à son tour il organisera un mariage chez lui. Dans ces occasions, il arrive que se mobilisent deux groupes segmentaires qui font passer les dons de leurs membres respectifs et vantent par là même les qualités de leur propre groupe : ce peut être des représentants de deux tribus, de deux fractions d’une même fraction, de deux communautés territoriales d’une même fraction, etc. Il incombe aux jeunes de faire passer les dons de leur groupe respectif, et à l’aberrah, le « barde », d’annoncer le montant, de célébrer les donateurs et de vanter de manière exagérée les mérites et les exploits de leur groupe au détriment de leurs rivaux. Dans cette séquence particulière, l’aberrah se retrouve ballotté entre les groupes ; leur rivalité peut se poursuivre des heures durant et même se conclure par des bagarres.

Lors de cette séquence qui prend l’allure d’une bataille rituelle, le marié-sultan doit persister dans son silence et les aînés se retenir d’intervenir. Cette mise en acte rituel du don donne à voir la reconnaissance de l’autorité du sultan et, tout autant dans le même mouvement, la manifestation de la segmentarité à l’œuvre dans cette société tribale du Rif. En bref, celle-ci trouve sa place dans la communauté musulmane marocaine par l’intermédiaire du Sultan dont

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la baraka fonde dans sa pérennité l’identité locale des tribus. L’exemple rifain montre qu’il n’y a pas d’incompatibilité fondamentale entre le principe de segmentarité et l’institution d’un État, à l’encontre de l’idée selon laquelle une société segmentaire ressortirait aux sociétés acéphales refermées sur elles-mêmes.

Cet épisode de bataille rituelle dans la cérémonie de mariage gagne aussi à être rapproché de récits de batailles rituelles analogues. Ainsi un vieux nous raconta-t-il un conflit segmentaire entre fractions d’une même tribu. À la suite de razzia mettant aux prises deux groupes, il fut décidé de régler le différend par une bataille dont le déroulement ne manqua pas de nous étonner. Les jeunes de chaque fraction se mettaient en avant, fanfaronnaient et vantaient leurs mérites respectifs alors que les hommes adultes responsables demeuraient à l’arrière. Après les jets de pierres suivaient les coups de feu. Les hommes se mettaient à l’abri jusqu’à ce qu’un médiateur, issu du groupe des chorfa locaux, un homme de la baraka, s’interpose et arrête le combat. Le sens de cette bataille m’échappait. Dans tous les récits de violence et d’honneur jusqu’alors entendus, il revenait aux hommes responsables d’agir, et voilà qu’ici ils s’effaçaient. Interrogé, le vieux me toisa : je vous ai raconté comment les choses se sont passées, que voulez-vous de plus ? Je compris ultérieurement que les récits des conflits segmentaires relataient à peu près le même enchaînement, du moins pour la bataille, et que l’irresponsabilité imputée aux jeunes n’était pas aussi simple, aussi univoque qu’on pouvait le penser. La cérémonie du ghrama où les jeunes occupent une place primordiale n’est donc pas un fait isolé ; elle se déroule sur un mode comparable à celui de ces batailles rituelles.

Pour compléter le tableau, il faut rappeler que les échanges de violence entre lignages, quelle que soit leur distance segmentaire, se déroulent non par l’intermédiaire des jeunes, mais essentiellement entre hommes d’honneur. Il s’agit de défis et de contre-défis pour le prestige et le pouvoir. Il n’est jamais question de combats simulés comme dans la rivalité segmentaire évoquée ci-dessus, mais d’un affrontement violent qui peut amener une mort d’homme. Autre différence, les chorfa n’interviennent comme médiateur que si les deux parties sont d’accord pour arrêter cette violence, alors que, dans les batailles ritualisées, comme celle de la cérémonie du ghrama, l’arrivée ou la présence de l’homme de la baraka est automatique.

Les jeunes et la perpétuation des générations : « Nous sommes des enfants de femmes »

Dans le rituel du ghrama, la présence du marié en tant que sultan mis en avant face aux jeunes trouve également à s’éclairer par un récit mythique régulièrement narré durant les cérémonies de mariage, au moins celles auxquelles j’ai assisté. Le père du Sultan du Maroc, en visite dans la région fut obligé, dit-on, par des membres d’un village iqar’iyen de danser. Pour les punir de cet outrage, il fit appel grâce à un pigeon voyageur à son fils. Celui-ci vint avec son armée, assiégea les Iqar’iyen et par la ruse réussit à les faire descendre de la montagne. Il massacra tous les mâles, quel que soit leur âge. De retour dans sa capitale, il envoya des hommes de l’intérieur épouser les femmes et repeupler la région. Dans une version, le mythe se conclut ainsi : c’est pourquoi nous sommes des enfants de femmes ; dans une autre, on précise que les femmes ont passé la terre de leurs maris assassinés aux fils qu’elles ont eus avec ces hommes de l’intérieur, assurant ainsi la continuité des Iqar’iyen.

Ce récit très particulier qui se présente comme un mythe d’origine raconte que la succession des générations n’est pas automatique. Ce n’est pas le fils biologique qui prend la suite de son père, mais le fils social, celui qui reçoit la terre et est chargé de perpétuer l’honneur tribal.

Pour cela, il a fallu que les femmes occupent un rôle pivot en transmettant cette source d’identité qu’est la terre, et un souverain de la baraka — dont on souligne qu’il a pouvoir de

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destruction, mais aussi un pouvoir de fécondité —, représenté par ces hommes de l’intérieur, géniteurs dont la trace est perdue après qu’ils ont eu rempli leur rôle. Pour le dire autrement, il a fallu le meurtre du père au nom de la baraka pour que le fils puisse le remplacer et prendre sa suite en tant qu’homme d’honneur. Il a fallu que la femme assure le passage de la terre d’une génération à la suivante et permette à la lignée agnatique de se perpétuer. C’est le sens donné à la conclusion du mythe « nous sommes les enfants de femmes ».

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La mise en relation de ce mythe avec le déroulement des cérémonies du mariage passe par un autre récit qui m’a été raconté de manière aussi récurrente. Il met en scène la réaction d’un père aux louanges faites par les femmes à l’endroit de son fils lors d’une cérémonie de mariage : « Pourquoi, dit le père, chanter mon liquide alors que c’est l’homme dur comme la pierre qu’il faut vanter ! » À quoi le fils répondit : « Ton liquide te noiera. » Tout se passe comme si le père ne supportait pas d’être supplanté par le fils, comme s’il manifestait son désir d’être à la place du fils. La réponse du fils indique qu’il n’en sera rien et que son mariage présent ou futur préfigure la mort du père qu’il remplacera comme homme d’honneur. Il existe une analogie entre le mythe d’origine et ce récit. Ce qui est frappant dans l’intervention du père — aîné, homme d’honneur —, c’est qu’il veut se mettre à la place du fils, c’est son désir de prendre l’épouse pour lui plutôt que de la donner à son fils. Plus encore, cette intervention souligne quelque part le refus d’établir la suite des générations. Le fils, en se mettant dans la position du sultan de la baraka, procède à ce qu’on pourrait appeler le meurtre rituel du père. Là encore, la patrilinéarité n’apparaît pas comme une simple affaire.

L’agnation nécessite l’intervention rituelle conjuguée avec un principe extérieur, le souverain, et un principe intérieur, les femmes. Le rôle de ces dernières ne ressortit ni à une forme de matrilinéarité ni à une filiation complémentaire : les femmes assurent la continuité de l’identité tribale et de l’honneur agnatique.

L’irresponsabilité des « jeunes » et la pérennité des Iqar’yen

Loin d’être une remise en cause du travail de l’ethnologue, ce retour réflexif sur le parcours ethnographique m’a donc permis d’apporter un éclairage nouveau sur la société iqar’iyen.

C’est bien parce que j’ai été intégré aux jeunes de cette région (ce qui n’implique pas une assimilation) que j’ai pu saisir quelle était leur place dans la vie quotidienne comme dans la vie rituelle. Il est significatif que les comportements utilisant la ruse, le mensonge, la parole débridée, la vantardise, la manifestation des désirs sexuels etc., soient condamnables dans la vie quotidienne s’ils se déroulent dans l’espace public, mais deviennent au contraire obligatoires dans l’espace rituel. Il est aussi paradoxal que le chemin d’un jeune vers un destin

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d’homme d’honneur local nécessite l’action de ceux qui en sont dépourvus, ses compagnons irresponsables comme lui, en relation avec ceux qui se situent au-delà de cette valeur, les porteurs de la baraka. Il est aussi intéressant de souligner que cette dernière valeur, cette bénédiction divine, se manifeste ici en relation avec ces jeunes, en rendant licite ce qui est dans d’autres circonstances un comportement irresponsable. Plus encore, dans l’espace cérémoniel, la référence à cette valeur de la baraka est double : elle associe le silence du marié-sultan, la marque de sa sacralité, avec la parole débridée de ses compagnons.

L’ambiguïté du statut du jeune n’est pas une particularité de la société rifaine, mais peut se retrouver aussi ailleurs au Maroc sous des formes différentes. Dans son livre, La victime et ses masques, Abdellah Hammoudi (1988) décrit et analyse une mascarade lors d’un rituel qui suit le sacrifice musulman dans le Haut Atlas. Les hommes adultes doivent s’éloigner du village, laissant les femmes et les enfants dans les maisons. La scène rituelle villageoise est occupée par des jeunes accompagnés par le Bilmaun, celui, sacralisé, qui revêt la peau des moutons sacrifiés. Des simulacres de travail de labour considérés aussi comme des actes sexuels marquent ces moments. Des paroles transgressives pour ne pas dire sacrilèges sont prononcées par ces jeunes qui parcourent les maisons et le Bilmaun touche les femmes avec son bâton, ces gestes étant censés amener la fertilité et la fécondité. L’ethnologue interroge un vieil homme qui proteste contre ces « diables » et lui demande pourquoi il ne leur interdit pas d’entrer dans sa maison. Le vieux lui répond en indiquant une ruine dans une colline : « Les gens en avaient interdit l’accès à Bilmaun. Leurs affaires périclitèrent et leur famille disparut du pays. Il faut qu’il entre dans toutes les maisons. N’avez-vous pas vu que ceux qu’il oublie vont le supplier pour qu’il visite leurs maisons ? » (Hammoudi, 1988 : 143). On voit ici que le rituel ne relève pas d’un discours idéologique, d’une logique de la signification, mais doit être compris comme une forme d’action nécessaire et même contraignante. Les jeunes dans le Rif comme ceux du Haut Atlas peuvent et doivent jouer les simulacres, la parodie, la transgression des règles et de normes en se mettant sous le manteau de la baraka. Ces mises à l’écart des adultes et ces inversions des rôles dans le rituel ont pour objet, pour utiliser une formule de Hocart (1978), de produire de la vie5.

Dans ces sociétés qui oscillent entre le jeu politique (incarné par les hommes d’honneur) et les valeurs religieuses (incarnées par les saints et le sultan), les jeunes, qui forment une catégorie d’irresponsables et ne sont pas encore pleinement hommes, sont de ce fait les seuls acteurs qui permettent d’articuler les deux dimensions. On comprend qu’être un jeune « irresponsable » dans l’espace social c’est être, durant cette période de transition, à la marge et au centre de la société rifaine.

Bibliographie

Gellner, Ernest

1969 Saints of the Atlas (Londres, Weidenfeld & Nicolson).

Hammoudi, Abdallah

1988 La victime et ses masques : essai sur le sacrifice et la mascarade au Maghreb (Paris, Le Seuil).

Hocart, Arthur Maurice

1978 Rois et courtisans (Paris, Le Seuil).

Jamous, Raymond

1981 Honneur et baraka : les structures sociales traditionnelles dans le Rif

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(Cambridge/Paris, Cambridge University Press/Éditions de la MSH).

1991 La relation frère-sœur : parenté et rites chez les Meo de l’Inde du Nord (Paris, Éditions de l’EHESS).

1995 Le saint et le possédé, Gradhiva, 17 : 63-83.

Notes

1 Rappelons que les Iqar’iyen, confédération de tribus du Rif Oriental, sont des agriculteurs sédentaires établis dans des monts très dégradés et une vaste plaine plus récemment mise en valeur.

Depuis le xixe siècle, les hommes ont connu l’émigration temporaire (Algérie coloniale puis Europe à partir de 1962, en Espagne, en France et aux Pays-Bas principalement). Bien que les revenus de l’immigration soient plus importants que ceux de l’agriculture, la possession de la terre considérée comme la source de l’identité iqar’iyen est le ressort de l’appartenance. La confédération iqar’iyen est divisée en cinq tribus, chacune composée de fractions dites rba ; toute fraction inclut plusieurs communautés territoriales subdivisées à leur tour en quartiers. Toutes ces unités segmentaires sont des unités territoriales, seuls les quartiers procèdent à la fois d’une division territoriale et relèvent de groupes lignagers patrilinéaires. On est membre des différentes unités segmentaires par appartenance lignagère, et on est membre à plein titre de ces unités lorsque l’on possède la terre. Cela signifie qu’on peut prendre la parole dans les assemblées de ces groupes et participer aux décisions. Cette définition des « jeunes » comme ceux qui n’ont pas de terre est formulée par les personnes qui ont le droit de la posséder. Cela ne serait pas forcément celle des commerçants itinérants ou des musiciens qui sont exclus de la propriété, tout comme les familles de dépendants accueillis par un maître de maison. Un maître de maison, « homme d’honneur » ariaz (pl. iriazen), possède une terre, une maison, une épouse et des enfants. L’ensemble se présente comme un domaine qu’il doit protéger et sur lequel il a autorité, d’où cette désignation de haram : domaine de l’interdit [aux autres]. Un homme d’honneur ne peut toutefois se contenter de préserver son domaine, il doit aller dans l’espace public, ne pas hésiter à affronter les autres dans ce que j’ai appelé les « échanges de violence » qui sont de trois ordres : dépenses ostentatoires, joutes oratoires, violence physique. De nature transgressive, l’échange de violence questionne l’autorité d’un « homme d’honneur » sur son « domaine de l’interdit ». Des médiateurs, en principe pacifiques, agissent à la demande des parties en conflit pour arrêter l’échange de violence. Ce sont les lignages de chorfa (sing. cherif) vivant parmi les tribus, reconnus comme descendants du Prophète et dotés de baraka, ou bénédiction divine. Leur capacité à ramener la paix, au moins pour un temps, est attribuée à la force de leur baraka, même si ces chorfa ne peuvent imposer leur solution, mais seulement négocier celle qui sera admise par tous.

2 Le propos déborderait notre sujet, mais je pourrais évoquer comment, dans mon terrain suivant chez les Meo de l’Inde du Nord, mon positionnement et ma relation ethnographique furent radicalement différents en raison, à la fois, de ma qualité d’époux venu avec sa femme et son fils, et du style de la société que je comptais étudier. En effet, chez les Meo, les règles d’inclusion relèvent en priorité de l’alliance et de la parenté, ce qui m’amena à modifier mon objectif initial qui était d’étudier comparativement une autre communauté musulmane (Jamous, 1991 : 11-29).

3 Cela nous éloigne de notre propos, mais rappelons que cette méthode particulière pour traiter des règles d’honneur ne vaut pas pour toutes les règles sociales. Ainsi, les règles de mariage, notamment avec la fille de l’oncle paternel bint el am, les appréciations contraires qu’elles suscitent, énoncées avec le même aplomb par la même personne à quelques jours d’intervalle, ne se laissent appréhender qu’au travers de l’étude des unions réellement conclues. Ce constat, largement admis de nos jours, était loin de l’être dans ces années de structuralisme triomphant. Dans le même ordre d’idée, je m’aperçus aussi que toute question directe sur les règles de segmentation ou sur le fonctionnement du pouvoir n’intéressait pas mes interlocuteurs, il fallait en passer par l’écoute des récits et ne pas chercher à interpréter sur le moment.

4 Ce jeu prend la forme d’une compétition entre deux groupes de jeunes qui tour à tour accrochent des pièces de monnaie sur le vêtement de la prostituée comme s’ils achetaient ses services sexuels.

L’argent sera finalement rendu à chacun d’entre eux et la danseuse ne gardera qu’une faible somme pour elle. Par l’intermédiaire d’un musicien, l’aberrah (« celui qui annonce, qui vante »), on annonce le montant accroché et on vante les mérites du donateur, et ainsi les jeunes font l’éloge de leurs

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qualités viriles. Leur conduite, à l’inverse de celle de l’homme d’honneur, contrevient également aux usages de la vie ordinaire, du moins en présence des aînés, qui sont marqués du sceau de la discrétion et de l’absence d’allusions aux désirs sexuels. Cette conduite évoque tout autant le désir d’un rapport sexuel stérile, par opposition à l’acte qui se déroulera entre le marié-sultan et son épouse, et qu’on espère fécond. Alors que ce jeu à propos du désir sexuel inaugure les cérémonies de mariage, un autre le conclut dans la chambre nuptiale après que la relation sexuelle entre les mariés, entraînant la défloration de la jeune femme, a été accomplie. Cette fois-ci les jeunes se réunissent hors de la présence du public et des aînés, dans une compétition qui oppose à nouveau deux groupes. Celui qui paiera la plus grande somme aura le droit d’enlever le voile qui sépare la chambre matrimoniale de l’espace où se tiennent les invités, et ira chercher dans le lit les fruits qui ont été plus ou moins cachés sous les draps où les époux ont consommé sexuellement leur mariage. Après ce rituel qui conclut les cérémonies de mariage, plus personne ne pourra enlever ce voile sans s’attirer une réaction violente de la part de celui qui en est le responsable.

5 Une analogie peut être faite avec certaines confréries religieuses marocaines comme les Issawa, dans lesquelles on a deux catégories de saints : le fondateur qui est Ibn Issa, appelé aussi l’Homme parfait, le maître du cosmos et son disciple favori Abu Ruwain, le saint hébété, le mejdub, celui qui a un comportement contraire aux normes : il boit du vin, se met nu en public, séduit les femmes des autres, vend des âmes, des villes, etc. (Jamous, 1995 : 66). Dans le mausolée de Ibn Issa à Meknès, il a son tombeau à côté de celui de son maître. L’un et l’autre personnages sont complémentaires et donc nécessaires comme le montrent par ailleurs les rituels confrériques qui associent étroitement culte mystique et transe de possession (ibid.). La baraka peut ainsi présenter les deux figures dans la confrérie comme dans les cérémonies du mariage, mais analogie ne signifie pas identité. Dans la confrérie, c’est le statut permanent des deux personnages dont il est question alors que, dans les cérémonies de mariages, c’est dans les moments rituels que les deux manifestations de la baraka sont associées. Le marié est le sultan durant le rite de passage et quitte ensuite cet habit pour devenir un homme d’honneur. Ses jeunes compagnons n’assumeront alors plus le même rôle.

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