• Aucun résultat trouvé

Trajectoires nationales de construction des politiques agricoles et rurales et de leurs dispositifs de mise en oeuvre. Cas de la France

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Trajectoires nationales de construction des politiques agricoles et rurales et de leurs dispositifs de mise en oeuvre. Cas de la France"

Copied!
67
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-01172896

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01172896

Submitted on 6 Jun 2020

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

Trajectoires nationales de construction des politiques agricoles et rurales et de leurs dispositifs de mise en

oeuvre. Cas de la France

Jean-Pierre Boinon, Bernard Roux

To cite this version:

Jean-Pierre Boinon, Bernard Roux. Trajectoires nationales de construction des politiques agricoles et rurales et de leurs dispositifs de mise en oeuvre. Cas de la France. 65 p., 2008, Document de Travail du Projet PROPOCID, 1/08. �hal-01172896�

(2)

Trajectoires nationales de construction des politiques agricoles et rurales et de leurs dispositifs de mise en œuvre

Cas de la FranceCas de la FranceCas de la FranceCas de la France

Jean-Pierre Boinon Bernard Roux

Juin 2008

Document de travail du projet PROPOCID 1111/0/0/0/08888

(3)

1

Ce travail a été réalisé avec l’aide financière de l’ANR - Agence Nationale de La Recherche - agence de recherche nationale française au titre du « Programme Agriculture et Développement Durable », projet ANR-06-PADD-016, PROPOCID, production des politiques autour du développement durable.

(4)

2

TRAJECTOIRES NATIONALES DE CONSTRUCTION DES POLITIQUES AGRICOLES ET RURALES ET DE LEURS DISPOSITIFS DE MISE EN ŒUVRE – CAS DE

LA FRANCE.

Jean-Pierre Boinon 1 Bernard Roux 2

Résumé

Dans le cadre du programme de recherche Propocid, intitulé «La production des politiques de développement rural durable dans leurs contextes. Construction de compromis institutionnels et ajustements temporels entre le global et le local», ce document présente les principales étapes de la construction des politiques agricole et rurale en France depuis le début du 19ème siècle. Il s'est agi de resituer ces politiques dans le cadre des choix de politique économique menées par les gouvernements français, en précisant le cadre et les modèles guidant l'intervention publique de l'Etat.. Après l'exposé factuel des caractéristiques de l'agriculture et des politiques agricoles sur une longue période de 200 ans (1815-2008) , une interprétation des événements et des évolutions constatés est proposée en utilisant la théorie de la dépendance au sentier.

Concernant les politiques publiques dirigées historiquement vers l’agriculture en France, entre 1815 et 2008, il apparaît clairement que trois moments critiques peuvent être identifiés: le premier, celui du traité commercial franco-britannique, en 1860, qui marqua le début de la libéralisation des échanges; le second, entre 1881 et 1884, qui vit les premières décisions pour le rétablissement des protections aux frontières, le troisième au moment de l'acceptation par l'Union Européenne de l'accord agricole de l'Uruguay Round.

Si le premier moment critique ne fut suivi que d’une courte phase de vingt ans d’échanges libéralisés, le second, au contraire, constitue le début d’une très longue période de protectionnisme, qui s'est élargi dans les années 60 au territoire de la Communauté économique européenne. On peut considérer que le tournant des années 1880 est la

1 Economiste, professeur, ENESAD, boinon@enesad.inra.fr

2 Economiste, INRA,-AgroParisTech, Bernard.roux@agroparistech.fr

(5)

3 charnière de la séquence en cinq éléments qui donne une bonne interprétation sur plus d'un siècle des politiques agricoles en terme de dépendance au sentier. Le moment critique repéré par l'accord agricole de l'Uruguay Round semble initier une nouvelle période d'insertion durable de l'économie agricole française dans une spécialisation internationale où les prix des produits agricoles et alimentaires ne seraient régulés que par les équilibres offre/demande sur les marchés mondiaux. Cependant, les difficultés pour conclure le cycle de Doha à l'OMC, notamment en ce qui concerne le volet agricole, montrent que nous ne sommes pas encore entrés en 2008 dans une période de persistance structurelle.

(6)

4

Table des matières

Introduction 6

Protectionnisme, progrès de l’agriculture et naissance d’une politique agricole -

(1815-1850) 7

Protectionnisme 7

Progrès de l’agriculture et baisse des prix 8

Naissance d’une politique agricole 9

L’intermède du libre échange (1860-1880) 10

Le précédent britannique. Abolition des Corn Laws et libre échange : la victoire des industriels

sur les agriculteurs. 10

La France sous le régime du libre-échange (1860-1880) 11

L’instauration durable du protectionnisme (1881-1913) 13

Les étapes de la mise en place du régime protectionniste 13

Le « protectionnisme mercantile » et ses effets 15

L’action de l’Etat en faveur de l’agriculture et l’organisation professionnelle 18

L’action de l’Etat 18

L’organisation professionnelle 18

Bilan de la période 19

La première guerre mondiale (1914-1918) 20

La politique agricole entre les deux guerres mondiales (1918-1939) 22

Le protectionnisme, le contingentement des importations 22

Interventions de l’Etat sur les marchés du blé et du vin ; la création de l’ONIB 23 Appui aux facteurs de production, aux coopératives et au crédit 24

Bilan de la production et des échanges 25

L’organisation professionnelle et politique 26

Le régime de Vichy (1940-1944) 28

La période des 30 glorieuses et la crise de surproduction (1944-1985) 30 Les années d'après guerre: la nécessité de la reconstruction de l'appareil de production 30

Les années 60: le compromis moderniste 33

La crise des années 70 et 80 37

Les politiques d'insertion de l'économie française dans la compétition mondiale et l'émergence du développement durable dans les politiques agricoles (1986-2008) 42 Les politiques agricoles en France et la « dépendance au sentier » 49

(7)

5

Les antécédents ( Antecedents conditions)( 1815-1880) 50

Le moment critique (Critical juncture) (1881-1892) 51

La persistance structurelle (Structural persistence) (1890-1930). 51

La consolidation des institutions 51

Le choc de la première guerre mondiale 53

De la guerre à la crise de 1929 : toujours la persistance structurelle 53 La période de réaction (Reactive sequence) : de la grande crise à la fin de l’Occupation

(1931-1944) 54

Le résultat: la cogestion d'un modèle de production agricole « productiviste » 56 Un nouveau moment critique avec l'accord agricole de l'Uruguay Round 59

Conclusion 61

Références bibliographiques 63

(8)

6

Introduction

Les traits actuels de l'agriculture française résultent d'une longue évolution marquée par le déclin du poids économique, politique et social de la paysannerie. Au début du 19ème siècle, à la différence de ses voisins britanniques et allemands, en France, la grande propriété foncière a subi de plein fouet le choc de la révolution qui s'est soldée à l'avantage des fermiers et paysans moyens. Il existe ainsi, en correspondance avec l'idéal révolutionnaire du citoyen-propriétaire, une sorte de continuum entre une petite paysannerie encore très auto-subsistante et de plus grands exploitants aptes à s'orienter vers le marché. La question centrale qui se posait aux gouvernements français fut celle de l'ouverture ou non des frontières à la concurrence étrangère, notamment pour les produits agricoles. De tradition mercantiliste, la France a eu tendance à privilégier une politique protectionniste, contrairement à son puissant voisin britannique. L'objet de ce document est de retracer les principales étapes de la construction des politiques agricole et rurale en France depuis le début du 19ème siècle. Nous nous proposons de resituer ces politiques dans le cadre des choix de politique économique menés par les gouvernements français, en précisant le cadre et les modèles guidant l'intervention publique de l'Etat.

L'exposé factuel des caractéristiques de l'agriculture et des politiques agricoles sur une longue période de 200 ans (1815-2008) cherchera à reconstruire le parcours des décisions de politique agricole, en insistant sur les choix essentiels qui ont été faits. L'analyse portera sur les configurations organisationnelles et institutionnelles ayant présidé à la construction de ces politiques agricoles et rurales, sur le rôle des acteurs et porteurs d'intérêt et les compromis que traduisent les choix politiques effectués. Ces observations seront rapprochées de l'analyse de la place de l'agriculture dans la trajectoire de la construction de l'Etat, en lien avec la dynamique des autres secteurs économiques. Cet exposé sera séquencé en 8 grandes périodes bornées d'une part par les choix fondamentaux concernant la protection aux frontières (1860: libre-échange, 1880: protectionnisme, 1993: libre-échange) et d'autre part par les deux crises majeures que constituèrent les deux guerres mondiales de 1914-1918 et de 1939-1945.

Dans la dernière partie, une interprétation des événements et des évolutions constatés est proposée en utilisant la théorie de la dépendance au sentier que Mahoney (2001) définit comme une série séquentielle d'étapes ou d'événements. Le point de départ résulte de conditions historiques antécédentes qui définissent un ensemble d'options disponibles à un moment donné nommé «critical jointures». Ainsi, les trajectoires de développement sont ponctuées de périodes critiques où les choix opérés conduisent à la production et la reproduction d'un schéma institutionnel durable appelé persistance structurelle (structural persistence). Ce schéma structurel engendre une période de réaction (reactive sequence) où s'expriment des réactions ou des contre-réactions dont le développement constitue le résultat final et correspond à une résolution des conflits générés par les séquences réactives.

(9)

7

Protectionnisme, progrès de l’agriculture et naissance d’une politique agricole - (1815-1850)

Protectionnisme

En France, tout au long de la première moitié du XIXe siècle, la politique publique tournée vers l’agriculture s’est principalement concentrée sur l’intervention aux frontières : un régime douanier protecteur prévalut durant la Restauration (1815-1830), la Monarchie de Juillet (1830-1848) et la IIème République (1848-1851).

Pendant la période napoléonienne, les produits industriels britanniques furent interdits ou très fortement taxés. Les industriels français, habitués à la protection, obtinrent, sous la Restauration, que tout produit manufacturé, quelle que fut son origine, puisse être interdit à l’importation. Dans ce climat propice au protectionnisme, l’agriculture bénéficia, à son tour, de mesures douanières très favorables.

La loi de juillet 1819 établit la protection des céréales aux frontières par l’application de l’échelle mobile, système analogue à celui qui était appliqué alors au Royaume Uni. Tout d’abord, un droit fixe- faible – serait perçu par hl importé. Ensuite, pour tenir compte du fait que le marché intérieur n’était pas encore unifié en France, le territoire fut divisé en trois zones dans chacune desquelles un prix minimum d’intervention fut fixé par la loi ( 23, 21, 19 F/hl de froment). Une taxe de 1 F/hl serait appliquée pour chaque franc de baisse au dessous du prix minimum. Lorsque la baisse dépasserait de 3 F le seuil minimum, l’importation serait prohibée. Jugée insuffisante, cette protection fut augmentée en 1822 : l’importation serait automatiquement interdite lorsque les prix descendraient au dessous de 24, 22 et 18 F/hl, selon les régions.

En 1822 une loi étendit la protection à d’autres produits, tels la laine (taxation de 33 % ad valorem), les bestiaux ( les droits passent de 5 à 50 F par tête pour les bœufs gras) et les moutons ( les droits passent de 0,25 à 5 F par Tête). Ces mesures conduisaient, de fait, à fermer le marché français et, lorsqu’une mauvaise récolte était à déplorer, laissaient la possibilité d’importer les denrées nécessaires.

Qui étaient les agriculteurs qui prônaient le protectionnisme ? Il s’agissait essentiellement de cette poignée de grands propriétaires fonciers, alliée des industriels et bénéficiant du soutien de la monarchie des Bourbons qui voulait reconstituer une aristocratie rurale. La menace des blés russes était pour eux une raison suffisante de leur adhésion au protectionnisme. La masse paysanne, se son côté, privée de représentation politique et d’éducation, était évidemment sans moyens pour orienter les décisions de l’Etat.

Pendant les décennies qui suivirent il y eut bien, sous la monarchie de juillet, des actions en faveur du libre échange, comme celle des économistes Frédéric Bastiat et Michel Chevalier qui fondèrent une association proche de l’Anti-Corn Law League de Cobden en Angleterre mais, sans soutien des forces économiques dominantes, notamment industrielles, elles n’eurent pas de succès. Une exception mérite cependant d’être rappelée : les industriels du textile obtinrent en 1836 une diminution importante des droits sur la laine, malgré

(10)

8 l’opposition des éleveurs qui firent valoir que la protection des années antérieures avait permis le développement de l’élevage ovin.

Le parlement de la seconde République, après 1848, resta protectionniste. En 1850, il vota le maintien des droits sur le blé et les denrées de première nécessité.

Progrès de l’agriculture et baisse des prix

Derrière ces barrières douanières, comment évolua l’agriculture française durant la première moitié du XIXe siècle et quelles furent les actions que l’Etat fut amené à entreprendre, en dehors de la protection aux frontières?

Les historiens sont d’accord pour considérer que cette période est marquée par le progrès agricole : progrès des techniques, progrès de la production, progrès des revenus.

C’est l’époque où se diffusent deux cultures emblématiques : la pomme de terre et la betterave à sucre, où la fertilité des terres s’améliore grâce au chaulage et au marnage, où les assolements commencent à comporter des prairies artificielles (culture du trèfle), où des terres communales sont divisées et mises en culture, où des instruments de labour retournant efficacement la terre et d’autres machines apparaissent. La première révolution agricole est en marche.

En conséquence, la production agricole augmente à un rythme soutenu : + 30 % pendant la Restauration, + 37 % pendant la Monarchie de juillet, soit + 78 % entre 1815 et 1852 (d’après une étude de Lévy-Leboyer, citée dans Duby et Wallon, 1976, t. III, p 138). Dans la première période, la croissance est plutôt due à l’extension des emblavures tandis que c’est davantage le progrès technique qui explique les avancées de la deuxième période. Le rendement moyen du blé s’est accru de 36 %, le poids de viande produit (bovins, ovins) à augmenté des trois quarts sur les 35 années . De ce fait, les niveaux moyens de consommation par habitant s’améliorent nettement : on passe, par exemple, de 1,48 hl de froment par tête au début de la restauration à 2,58 dans la période 1847-1850, tandis que la consommation de viande croît de 35 % entre 1812 et 1840 ( Duby et Wallon, t. III, p 110 et 112).

Quant aux prix payés aux agriculteurs, ils chutent très sérieusement au cours de cette première moitié du XIXe siècle. Entre 1817 et 1850, la comparaison des prix quinquennaux moyens – pour lisser l’influence des accidents cycliques – montre que le prix du froment baisse de 40 %, celui du vin ordinaire (Bourgogne) de 65 % ; les prix des produits animaux sont moins affectés : - 19 % pour le bœuf sur pied, - 12 % pour le beurre ( Duby et Wallon, 1976, t. III, p 113 et 114). Il semble donc que les excédents agricoles commercialisables livrés aux consommateurs des villes et aux catégories sociales non agricoles aient, en année de production normale, largement couvert la demande solvable.

Non seulement les agriculteurs ont dû affronter la baisse des prix des denrées mais ils ont été soumis à la hausse des coûts de production. En quatre décennies, les fermages se sont accru de 20 à 25 % sous la pression démographique, les salaires des journaliers de 35 % en raison du début de l’exode rural et de l’application de nouvelles techniques exigeantes en main d’œuvre ( Duby et Wallon, 1976, t. III, p 114 et 115 ).

(11)

9 Face à cet effet des prix en ciseaux, le revenu des agriculteurs s’est malgré tout amélioré.

Selon les travaux de J-C Toutain (cité par Duby et Wallon, 1976, t. III, p 139) le produit brut agricole montre une augmentation de 41 % entre 1815-1824 et 1845-1854, beaucoup plus forte que celle de la population active agricole : « il semble possible d’affirmer que l’accroissement de la production a largement compensé la baisse des prix… Progrès agricoles et croissance de la valeur produite vont donc dans le même sens malgré la conjoncture peu favorable des prix, nous dirions même parce que cette conjoncture a été défavorable » ( Duby et Wallon, 1976, t. III, p 139). Cette idée que la baisse des prix a été un facteur d’augmentation de la productivité est intéressante. Est-elle recevable ? Protégée aux frontières, tirée par une demande alimentaire croissante et par une amélioration des conditions de mise en marché, la production avait toutes les raisons d’augmenter, au point que l’offre équilibrait largement les besoins solvables en année de récolte normale. D’où la tendance baissière des prix agricoles.

Naissance d’une politique agricole

La protection douanière ne fait pas à elle seule une politique agricole. De fait, l’Etat engagea d’autres actions qui, directement ou indirectement, eurent des effets positifs sur le développement de l’agriculture. La première opération d’envergure fut la confection du cadastre. Les consuls l’avaient décidée en 1801 mais c’est Napoléon qui, en 1807, prit les moyens d’en commencer effectivement la réalisation pour chaque commune. Le ministre des finances Gaudin la décrit ainsi « un plan où sont rapportées ces 100 millions de parcelles, les classer toutes d’après le degré de fertilité du sol, évaluer le produit imposable de chacune d’elles ; réunir au nom de chaque propriétaire les parcelles éparses qui lui appartiennent. » (cité par Duby et Wallon, 1976, t. III, p 131). Près d’un demi-siècle sera nécessaire pour que le cadastre soit pratiquement terminé : en 1852 il couvre entièrement la France continentale. Grande réalisation de l’époque, c’est un excellent instrument fiscal, mais c’est aussi, pour l’Etat, un moyen unique de connaissance du monde rural et une aide à l’élaboration d’une politique agricole.

C’est de la Monarchie de juillet que l’on peut dater la naissance d’une telle politique publique adressée à l’agriculture. Elle se traduit par la création de l’inspection générale de l’agriculture, des comices, des premières fermes modèles. Au niveau local, les conseils généraux participent au mouvement : ils encouragent par des subventions les initiatives des organisateurs de concours agricoles. Mais ce sont les Sociétés d’agriculture, héritières du siècle des lumières ayant retrouvé du dynamisme après la révolution, qui seront les leviers des actions de l’Etat. Elles fleurissent dans tous les départements, après la révolution de juillet 1830, notamment sous l’impulsion des nobles et notables légitimistes qui font un retour à la terre obligé par le changement de régime. Il s’agit d’une minorité agissante dont le comportement moderniste fait tâche d’huile dans les campagnes. Cette alliance objective entre les intérêts de ces « agromanes » (ainsi les appelait-on) et les impulsions de l’Etat expliquent le tournant vécu par l’agriculture française pendant les années 1830. Ce progrès sera symbolisé par les nombreuses publications de la période : Cours d’agriculture du comte

(12)

10 de Gasparin, Annales de Roville de Mathieu de Dombasle, La Maison rustique du XIX e siècle, etc.

Plus tard dans le siècle, la Seconde république décide, en 1848, la création d’un enseignement agricole à trois niveaux : une ferme école par département, des écoles régionales théoriques et pratiques et, au sommet du système, l’Institut National Agronomique. La ferme école, installée sur la propriété d’un « agromane » hébergeait des apprentis dont les frais de pension étaient pris en charge par l’Etat.

Enfin, il faut souligner des politiques non spécifiquement agricoles mais qui ont servi indirectement l’agriculture. Il s’agit des importants travaux engagés par la Monarchie de juillet pour l’amélioration du réseau routier et fluvial et même pour les premiers km de voie ferrée qui améliorent considérablement l’écoulement des denrées agricoles vers les bourgs et les villes. Il s’agit enfin des dispositions qui font entrer les paysans dans la politique : après une amélioration du régime censitaire en 1830, par l’abaissement du cens, c’est le suffrage universel qui est institué en 1848. Les ruraux, en particulier les paysans, qui sont les plus nombreux en France « deviennent les arbitres du destin national » (Duby et Wallon, 1976, t. III, p 164), ce qui aura une importance capitale à la fin du siècle sur les choix de politique agricole.

L’intermède du libre échange (1860-1880)

Le précédent britannique. Abolition des Corn Laws et libre échange : la victoire des industriels sur les agriculteurs.

Au début du siècle, l’agriculture du Royaume Uni (R.U.) vit sous le régime de tarifs douaniers protecteurs, calculés selon une échelle mobile définie par les corn laws ( depuis 1660). Le droit de douane était calculé à partir d’un prix de seuil du marché intérieur : le droit était instauré quand les prix en Angleterre étaient inférieurs au seuil et s’annulait pratiquement quand le prix intérieur dépassait le seuil. Tant que le R.U. fut exportateur net de céréales, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, les corn laws n’eurent pas d’effet restrictif sur les importations. Mais, avec l’industrialisation et l’urbanisation, les besoins alimentaires augmentèrent vite et l’agriculture, malgré d’importants progrès techniques, ne pût faire face à la demande, notamment les années de mauvaise récolte. Le R.U. devint ainsi progressivement dépendant des importations de céréales, alors que, pourtant, l’agriculture britannique passait, au milieu du XIXe siècle, pour la meilleure du monde.

Après les guerres napoléoniennes, qui avaient vu le prix des céréales atteindre des niveaux considérables, les importations sans droits de douane ne furent autorisées que lorsque les prix atteignaient ces niveaux, ce qui les soumettait à des tarifs prohibitifs. Ce dispositif poussait les opérateurs à spéculer : les négociants retenaient les stocks pour faire monter les prix jusqu’au déclenchement des importations qui, à leur tour faisaient baisser les prix.

(13)

11 Cette instabilité des marchés, attribuée aux Corn Law et qui provoquait des hausses répétées du prix du pain, avait des conséquences néfastes sur la population ouvrière et urbaine, très nombreuse dans le R.U. à cette époque et, dans une forte proportion, vivant dans la misère. L’agitation sociale qui résultait de cette situation fut mise à profit par ceux qui défendaient la politique du « pain pas cher », c’est à dire qui militaient pour l’abolition des Corn Laws. L’ Anti-Corn Law League, créée en 1838 et dirigée par les industriels Richard Cobden et John Bright, fut le fer de lance de la contestation qui obtint du gouvernement de Robert Peel la réforme souhaitée : dès janvier 1846 les droits de douane sur les céréales furent fortement réduits puis abolis en 1849. Pendant cette période, les tarifs douaniers sur les autres produits agricoles et les produits manufacturés furent également abolis . Ne demeurèrent que des droits destinés à obtenir des rentrées fiscales sur des produits agricoles sans concurrence intérieure : sucre, tabac, vins, alcools, d’ailleurs supprimés dans les années 1860 et 1870. Le traité commercial franco-britannique marqua l’apogée de cette politique. Le R.U. entra ainsi dans une longue période de près d’un siècle au cours de laquelle le libre échange fut la règle commerciale et toute protection de l’agriculture fut considérée comme tabou.

L’interprétation de ce choix pour le libre échange a été faite par les historiens : il s’agit d’une victoire des industriels sur les agriculteurs. Pour conserver sa position commerciale dominante sur les marchés mondiaux, l’industrie avait besoin de maintenir des salaires bas et avait donc tout intérêt au « pain bon marché » résultant de la pression sur les prix exercée par les importations. Or, le R.U. disposait de deux avantages pour son approvisionnement : les céréales produites à bas coûts par ses dominions où anciennes colonies ( Australie, Canada, Etats Unis) et sa maîtrise des mers. Sa politique de libre échange agricole, qui s’appuyait sur la contre partie de la vente de ses produits industriels, s’inscrivait logiquement dans sa politique impérialiste.

S’il fut en définitive possible d’abolir les droits de douane sur les denrées agricoles, c’est que les défenseurs du libre échange ne trouvèrent pas, face à eux, une opposition puissante.

D’abord, la population était majoritairement urbaine et une loi de 1832, qui avait augmenté le 50 % le nombre d’électeurs, en majorité citadins, avait accentué l’avantage électoral des couches sociales non agricoles. Ensuite, dans l’agriculture, les intérêts des groupes sociaux étaient divergents. Les ouvriers agricoles, fort nombreux, trouvaient leur compte dans une alimentation bon marché. Les fermiers étaient sensibles au fait que leurs fermages étaient liés aux prix des céréales. Les propriétaires fonciers ne constituaient pas un front uni car beaucoup d’entre eux obtenaient des revenus d’autres sources que la terre, soit minières (mines de charbon), soit immobilières urbaines. Par ailleurs, il n’y avait pas dans le R.U.

une masse de paysans, faite d’agriculteurs familiaux, manipulable comme en France. Ces caractéristiques sociales et politiques du milieu rural britannique expliquent la victoire des intérêts industriels.

La France sous le régime du libre-échange (1860-1880)

En France, une politique économique nouvelle se met en place avec le Second empire. Il s’agit d’encourager la modernisation de tous les secteurs, y compris l’agriculture, et, pour

(14)

12 cela, de favoriser, tout en les choisissant, les confrontations avec les économies étrangères.

Une enquête, diligentée pour connaître l’avis des agriculteurs sur une éventuelle libéralisation des échanges extérieurs, montre que les positions des protectionnistes agricoles sont minoritaires. Certains contestent ouvertement l’échelle mobile. Ainsi Léonce de Lavergne : « … il ne faut pas non plus s’imaginer que l’échelle mobile sur les céréales et les droits exorbitants sur les bestiaux étrangers puissent avoir en France une utilité quelconque. » (Lavergne, 1882, p 197) Ne rencontrant pas un front uni contre le libre échange, Napoléon III, impressionné par les réformes libérales menées en Angleterre, propose au parlement une réforme tarifaire en 1856. La proposition étant repoussée, une voie différente est adoptée, celle des traités commerciaux, qui peuvent être signés sans consulter le parlement. Avec le concours de militants du libre échange, il négocie et conclut en secret le traité commercial franco-britannique en 1860. L’économiste et homme politique, Michel Chevalier, qui avait, par le passé, animé une association analogue à celle de l’Anti Corn Law League de Cobden, en est le principal artisan, avec Cobden lui même.

« Ce traité avait soigneusement évité les libéralisations qui pouvaient menacer les structures industrielles. Il avait la double fonction de libéraliser les entrées de produits industriels où la France était devenue compétitive (textiles) et de libéraliser les importations utiles pour créer un réseau ferré nécessaire aux projets d’industrialisation. Le traité n’était pas dangereux pour une agriculture française qui était alors plus compétitive que l’agriculture anglaise. Ainsi pouvait-on espérer réaliser l’industrialisation sans nuire à l’agriculture » (Coussy, 2006, p 4)

En 1861, l’échelle mobile est abolie, remplacée par des droits d’entrée fixes et faibles et la liberté d’exporter les grains est adoptée. Dans les années qui suivent, de 1861 à 1866, des traités commerciaux sont signés avec de nombreux pays européens : Belgique, Pays du Zollverein, Italie, Suisse, Suède, Pays-Bas, Espagne, Autriche, Portugal

Bien qu’ils n’aient pas été strictement libre échangistes, tous ces traité ont favorisé les échanges grâce à l’abaissement significatif des tarifs douaniers et l’abolition des interdictions d’exporter. Les exportations françaises, en particulier, ont nettement augmenté à la fin des années 1860 et au cours des années 1870 : les quantités exportées de sucre quadruplent, celles de vin doublent, celles de pomme de terre sont multipliées par six ; les exportations des produits de l’élevage (bestiaux, beurre et fromage, œufs) bénéficient aussi dans de grandes proportions de la libéralisation. A la fin des années 1870, le régime douanier établi à partir de 1861 est considéré comme ayant été favorable aux exportations.

Cependant, les flux exportés n’empêchèrent pas l’agriculture française d’être déficitaire pour de nombreuses denrées de base, dès la fin du Second empire: céréales, viandes, bestiaux, sucre brut. Une décennie plus tard, à la fin des années 1870, les taux de couverture des importations par les exportations, en valeur, se sont détériorés ; ils sont faibles ou très faibles pour des produits importants : 9,7 % pour les céréales, 15,8 % pour les bestiaux, 8,5

% pour les viandes. Globalement, le bilan n’a cessé de se détériorer et le déficit représentait, en 1880, 15 % du produit brut agricole, contre 3 % au début de la décennie.

(15)

13 Cette incapacité croissante à assurer l’autosuffisance était-elle due à la libération des échanges commerciaux ? Les historiens penchent vers une explication moins mécaniste. Ils mettent en avant la stagnation relative de la productivité et de la production, masquée par la conjoncture favorable des prix. Selon eux, entre 1850 et 1880 : « Une conclusion s’impose : la France, si l’on se place du point de vue de la production, n’a pas une agriculture méritant le qualificatif de progressiste. Tout au plus est-il permis de parler d’une croissance lente et même ralentie. Le contraste est grand avec la première partie du siècle » (Duby et Wallon, 1976, t. III, p 251). Illustration de cette réalité : le blé, dont le rendement plafonne, entre 1860 et 1880, autour de 11 q/ha. Or, sur la même période, les prix ayant eu une tendance haussière, une impression de d’opulence se dégage pourtant de l’agriculture mais, liée au dynamisme des prix, il s’agissait en fait d’une « prospérité factice » (Duby et Wallon, 1976, t. III, p 253). Dès la fin des années 1870 se manifestent les premiers signes d’une crise grave qui atteindra son paroxysme au cours des années 1880. Le retournement tendanciel des prix en sera le détonateur.

L’instauration durable du protectionnisme (1881-1913)

Les étapes de la mise en place du régime protectionniste

Bien avant que ne se déclare la crise agricole, les premiers signes du retour à un protectionnisme généralisé se concrétisèrent après la guerre franco-prussienne de 1870 et la défaite de la France qui se solda par un considérable endettement. Les tentatives faites par le gouvernement du versaillais Adolphe Thiers pour relever les droits de douane afin de contribuer au rééquilibrage budgétaire échouèrent, en raison, en particulier, de l’intransigeance du Royaume Uni, abrité derrière le traité commercial de 1860, ainsi que de l’hostilité des industriels qui ne voulaient pas voir le coût de leurs importations augmenter.

Cependant, les industriels du textile et de la sidérurgie, s’ils refusaient les droits de douane sur leurs matières premières, militaient pour l’instauration de tarifs élevés sur les produits manufacturés étrangers qui les concurrençaient. C’est pourquoi, à partir de 1875, lorsque débutèrent les négociations pour la révision du traité commercial franco-britannique, ils orchestrèrent un puissant mouvement protectionniste auquel ils parvinrent à associer la Société des agriculteurs de France (SAF), organe des grands propriétaires fonciers et des grands agriculteurs. En 1879, aidée par le mécontentement né des conséquences d’une mauvaise récolte, la SAF adopta en assemblée générale la cause du protectionnisme, mettant en avant les avantages comparatifs dont bénéficiaient les agricultures des pays neufs.

Le nouveau tarif douanier adopté en 1881 contenait des droits élevés sur le bétail et les produits animaux mais les céréales ne furent pratiquement pas taxées. Or les prix céréaliers demeuraient bas en France, ce qui n’empêcha pas le flux des importations de croître, y compris après la mauvaise récolte de 1879. La SAF continua à revendiquer des tarifs plus élevés avec le soutien de l’industrie. En 1885 puis en 1887 les tarifs sur les produits

(16)

14 agricoles furent significativement augmentés (pour les céréales, ils atteignirent 25 % du prix intérieur).

Les élections de 1889 furent l’occasion du triomphe du protectionnisme, la campagne électorale ayant imposé aux candidats l’obligation de se déterminer en faveur ou contre la protection. Compte tenu de l’importance du vote rural, la plupart des candidats se rangèrent du côté des agriculteurs qui, massivement, avaient adopté le point de vue de la SAF. Il en résulta à la chambre la formation d’un Groupe agricole majoritaire qui eut la possibilité de concrétiser ses objectifs protectionnistes lors de la négociation des traités commerciaux qui arrivaient à expiration en 1892. Méline joua à cette occasion un rôle important en tant que président du Groupe agricole et de la Commission tarifaire qui discuta les propositions du gouvernement pour les nouveaux traités commerciaux.

La nouvelle loi sur les tarifs douaniers adoptée en 1992 ( le « tarif Méline ») instaura un taux

« général » destiné à être le taux normal et un taux « minimum » représentant le seuil au dessous duquel le gouvernement ne pouvait pas descendre dans les discussions avec les autres pays. Les produits agricoles bénéficièrent de droits allant de 10 % à 25 %, d’ailleurs inférieurs aux droits sur les produits manufacturés. Les matières premières agricoles destinées à l’industrie ( laine, coton, lin, peaux) restèrent cependant exonérées. Le « tarif Méline » acquit la réputation d’être le plus rigoureux du monde à l’exception de la Russie et des Etats-Unis. Les importations reprenant, le triomphe du protectionnisme se confirma en 1894 lorsque le droit sur le blé fut à nouveau relevé pour atteindre 7 F pour 100 kg, alors que le prix intérieur était de 22 F, puis en 1897 avec le vote de la « loi cadenas » qui permettait au gouvernement de relever les tarifs sans attendre l’accord du parlement face à l’accroissement des importations. Enfin, en 1903, les droits sur le bétail furent encore aggravés puis, en 1910, le taux « minimum » fut relevé. Ce régime de forte protection demeura jusqu’à la première guerre mondiale.

Comment interpréter économiquement, socialement et politiquement cette montée du protectionnisme agricole ? Sur le terrain de l’économie, les choses sont assez simple : d’un côté, dans les années 1870-1880 on assiste à l’amélioration des transports maritimes et ferroviaires qui diminuent beaucoup les frais d’acheminement des denrées, phénomène accompagné par le développement de l’agriculture à bas coûts sur les terres fertiles des grands pays des Amériques et en Russie, le tout entraînant une forte baisse des prix des produits agricoles ; de l’autre côté, l’agriculture française, constituée d’une forte majorité de petites exploitations, adopte très lentement le progrès technique, ce qui la rend peu compétitive face a ces concurrentes lointaines. Des raisons économiques objectives pouvaient donc justifier la demande de protection. « Dès les années 1880, lorsque la concurrence de l’agriculture américaine menaça les structures agricoles françaises on vit apparaître la fameuse coalition parlementaire unissant les intérêts industriels et les intérêts des paysans et refusant toute ouverture menaçant la continuité des structures françaises ».

Coussy, 2006, p 4)

Socialement, les porteurs agricoles du projet protectionniste ne sont absolument pas représentatifs de l’ensemble des agriculteurs. Il s’agit du groupe social lié à la grande propriété foncière, soit comme agriculteurs en faire valoir direct, soit comme fermiers

(17)

15 capitalistes, soit comme propriétaires donnant leurs terres en fermage, c’est à dire, selon les historiens, « des hobereaux, des aristocrates fonciers, de riches bourgeois paysans » (Duby et Wallon, 1976, t. III, p 410). Leurs terres sont localisées principalement dans le Bassin parisien et dans le Nord, leurs intérêts souvent liés à l’industrie agro-alimentaire et leur mode de vie fréquemment urbain. Le lieu et l’instrument de l’expression des positions et revendications du groupe est la Société des Agriculteurs de France, fondée en 1867.

Celle-ci, habilement, jouait le jeu de l’unité de l’agriculture pour faire valoir que la protection concernait tous les paysans alors que, bien évidemment, ce sont les intérêts de la grande culture qu’elle représentait.

Face à la « rue d’Athènes » (le siège de la SAF) les Républicains, soucieux de se concilier les masses paysannes, créèrent en 1880, sous l’impulsion de Gambetta, la Société nationale d’encouragement à l’agriculture dont le siège fut installé boulevard Saint Germain.

L’enjeu étant le vote rural, le « boulevard Saint Germain » s’aligna sur la « rue d’Athènes » : les représentants du monde agricole dans leur totalité furent protectionnistes.

Politiquement, l’argumentaire protectionniste était solide. Il y avait, tout d’abord, l’environnement international qui avait changé du tout au tout par rapport aux années 1860-1970. L’abandon du libre échange agricole avait été décidé en premier en Allemagne, en 1879, sous la pression des propriétaires des grands domaines prussiens. Les Etats-Unis, dès la guerre de sécession, s’orientent vers le protectionnisme, leurs tarifs douaniers moyens atteignant 49 % à la fin des années 1880. En Europe, la Russie, l’Italie, l’Autriche font de même au cours de la même décennie 1880. Dès lors, si les barrières douanières s’élevaient de toutes parts, la France pouvait-elle rester à l’écart d’un mouvement dont seul le Royaume Uni se tenait à l’écart ?

Ensuite, il y avait les arguments d’ordre intérieur. L’industrie ayant été bénéficiaire d’une haute protection, pouvait-on refuser à l’agriculture des « droits compensateurs » pour rétablir l’équilibre avec les pays concurrents ? Dans le pays de l’égalité, c’était une considération de poids. Il y avait aussi l’argument du coût de production qu’utilisaient les grands céréaliers, tel ce M. Vallerand, agriculteur dans l’Aisne : « Donnez-nous de la terre à dix francs de fermage comme en Hongrie…à deux francs comme en Australie, des ouvriers à un franc par jour comme dans le Meklembourg, des moujiks à un sou comme en Russie, nous vous ferons tout ce que vous voudrez (cité par Duby et Wallon, 1976, t. III, p 410).

L’objectif ultime, dont étaient porteurs les républicains, à l’instar d’un Méline, était de s’assurer l’autosuffisance alimentaire, comment pouvait-on demander aux agriculteurs d’approvisionner le pays si on ne les protégeait pas des agricultures à bas coûts de production ? Ce discours tenu il y a 120 ans n’est pas sans rappeler celui d’aujourd’hui quand il se réfère à la concurrence des pays émergents.

Le « protectionnisme mercantile » et ses effets

L’établissement du régime protectionniste était-il fondé sur une approche théorique, comme l’avait été le libre échange adopté par le Royaume Uni dans les années 1840 ? En

(18)

16 fait, il n’y a pas eu véritablement élaboration d’un corps de doctrine, comme cela avait été le cas en Allemagne, mais plutôt des prises de position pragmatiques des économistes, tel Paul-Louis Cawès, de la faculté de droit de Paris, dont on a dit qu’il avait apporté une justification théorique au « tarif Méline ». Lui, et d’autres économistes qui défendaient le protectionnisme, avaient des arguments qui rejoignaient ceux des mercantilistes du XVIIIe siècle : la recherche de l’indépendance vis à vis de l’étranger, les bienfaits naturels de la production, la grandeur du pays par les capacités de production (Haigh, cité par Tracy, 1986, p 83). D’où le qualificatif quelque peu péjoratif de « protectionnistes mercantilistes » qui leur fut donné. En 1910, Edmond Théry écrivit cependant une solide défense du protectionnisme ( Tracy, 1986, p 97)

L’autre camp, regroupant des économistes libre échangistes et certains industriels, peu nombreux et sans beaucoup d’audience, n’eut ni l’envergure ni la volonté de contester radicalement les thèses protectionnistes. Tardivement, en 1911, une Ligue du libre échange fut créée dans l’intention de lutter contre la hausse des prix à la consommation. En résumé, dans le débat opposant un camp à l’autre, « [Le tarif Méline] fut accusé d’avoir fait augmenter le coût de la vie, et défendu pour avoir sauvé l’agriculture française de la concurrence destructrice qui la menaçait » (Tracy, 1986, citant Golob p 84)

Quels ont été les effets du protectionnisme sur les prix, la production et les échanges extérieurs ? Il est certain que le redressement des prix à la fin de années 1880 est lié aux tarifs douaniers de 1885 et 1887. Le prix du blé en France demeura durablement supérieur au prix du marché international (sauf lors d’une baisse passagère du début des années 1890), ce dont les grands agriculteurs furent les principaux bénéficiaires, bien plus que la grande masse des petites exploitations (en 1882, près de 5 millions d’exploitations ont moins de 10 hectares sur un total de 5,7 millions d’exploitations). C’est davantage des bons prix des produits animaux dont profitèrent les petits et moyens paysans.

Concernant les échanges extérieurs, le constat doit être nuancé. Les dispositions protectionnistes prises par l’ensemble des pays européens et la faible compétitivité de notre agriculture ont abouti à faire disparaître nos exportations d’œufs, de beurre, de fromages et de vin qui étaient importantes dans les années 1860-1870. A la veille de la guerre, la France n’est plus exportatrice nette de quoi que ce soit mais 10 % de notre consommation de céréales et de vin viennent de l’extérieur. Les achats de céréales à l’étranger n’ont donc nullement disparu : alors que le taux d’autosuffisance était de 98,1 % sur la période 1865-1874, il tombe à 90,3 % sur la période 1905-1914 (Toutain cité par Duby et Wallon, 1976, t. IV, p 31). Quelques cultures non protégées (oléagineux, lin, chanvre) étaient largement déficitaires avant la guerre. Par contre, le cheptel bovin, qui s’était accru, permettait de couvrir les besoins en viande et produits laitiers à 100 %, alors que le cheptel ovin poursuivait son déclin car les laines n’étaient pas protégées aux frontières.

Le vignoble se reconstitua après la grande crise due au phylloxera et les exportations de vin, au début du XXe siècle n’étaient plus très loin de leur niveau record des années 1870 mais, en même temps se développèrent les importations de vin d’Algérie, ce qui engorgea le marché national, fit s’effondrer les prix et causa les désordres sociaux de 1907 dans le Midi.

(19)

17 Le système protecteur mis en place n’agissait donc pas comme un écran total vis à vis de l’extérieur mais plutôt comme un amortisseur. Nous n’étions nullement isolés du marché mondial et les quantités de blé importées permettaient de maintenir les prix intérieurs à un niveau raisonnable, en définitive peu supérieurs aux cours mondiaux. A la veille de la guerre, incontestablement mais non totalement protégée, l’agriculture française assurait la quasi autosuffisance mais elle ne s’était que peu modernisée et les gains de productivité du travail étaient restés faibles. Certes, le produit agricole avait augmenté dans les dernières décennies du XIXe siècle, mais avec un taux de croissance faible, soit un accroissement total de 29 % entre 1865-1874 et 1905-1914 (Toutain cité par Tracy, 1986, p 92). Quant aux prix à la consommation, dont les libre échangistes disaient que les tarifs douaniers les faisaient augmenter – ce que niaient les protectionnistes –, ils étaient en effet plus élevés qu’au Royaume Uni (notamment le pain, la viande, le sucre), qui était demeuré en régime de libre échange, mais des études montraient que, malgré cela, la consommation par tête des familles françaises était supérieure à celle des Britanniques ( Tracy, 1986, p 94

La situation de l’agriculture après trente ans de protectionnisme semblait donner raison aux partisans du libre échange. Restée peu productive, fondée sur l’utilisation du travail plus que sur le capital, morcelé entre d’innombrables exploitations familiales, elle montrait un réel retard technique par rapport à beaucoup d’autres agricultures européennes. Fallait-il pour autant considérer ce « retard » comme le résultat d’une politique agricole maladroite voire erronée ? Pour interpréter cette réalité il est nécessaire de replacer la politique agricole dans l’ensemble de la politique économique des décennies à cheval sur les XIXe et XXe siècle.

La classe dirigeante, la bourgeoisie, assoit son pouvoir, d’une part, sur la conquête impérialiste, d’autre part, sur le système financier et commercial plus que sur l’industrie.

Dégager des fonds pour assurer son rôle de « banquier du monde » est sa principale préoccupation ( les placements français à l’extérieur sont estimés, vers 1910, au sixième de notre fortune totale ( H. de Peyerimoff cité par Duby et Wallon, 1976, t. IV, p 34). De là l’explication de plusieurs éléments de la politique agricole comme « la limitation de nos importations agricoles, grâce au protectionnisme, [qui] est indispensable pour dégager les excédents de la balance des comptes nécessaire à l’expansion internationale de nos capitaux

» (Duby et Wallon, 1976, t. IV, p 35). Dans le même but, l’épargne paysanne, réalisée aux dépends de l’investissement, est mobilisée par la bourgeoisie financière. Enfin, une politique visant à limiter l’emploi de machines et d’intrants industriels par une offre réduite (les fabrications nationales sont inférieures à la demande) favorise ses desseins, bien plus que ne l’aurait fait une politique agricole libérale de modernisation des exploitations agricoles, porteuse de perturbations des bases financières et industrielles de son modèle économique. Ainsi, « Le protectionnisme, la puissance financière, l’agriculture archaïque et la faible croissance démographique sont des aspects interdépendants d’une même réalité sociale » (Duby et Wallon, 1976, t IV, p 36), réalité dont fait partie le contrôle de la bourgeoisie sur l’agriculture à travers la politique agricole.

(20)

18 L’action de l’Etat en faveur de l’agriculture et l’organisation professionnelle

L’action de l’Etat

La période 1881-1913 n’est pas seulement celle de l’action de l’Etat pour assurer la protection de l’agriculture française contre ses concurrentes étrangères, c’est aussi celle où les pouvoirs publics interviennent pour lancer les bases de ce que seront, jusqu’à la seconde guerre mondiale, les structures sur lesquelles les agriculteurs pourront s’appuyer : l’administration publique avec la création du ministère de l’Agriculture, les syndicats (première formule) et les coopératives, le crédit mutuel, l’encadrement et l’instruction, les infrastructures rurales.

Gambetta crée en 1880 le « grand » ministère de l’agriculture dont il rêvait, donnant ainsi l’autonomie aux services agricoles de l’Etat qui appartenaient depuis 1831 au ministère du Commerce, des Travaux publics et de l’Agriculture. « Il s’agissait d’encadrer les paysans dans tous les actes de leur vie par une administration unique et par un corps de fonctionnaires spécifique. …il devait assurer la fidélité des campagnes à la république. Les fonctionnaires et les subventions ont été les instruments de cette politique de clientèle. » (Duby et Wallon, 1976, t. IV, p 398). Le nouveau ministère hérita du précédent les deux services agricoles qu’il comprenait (enseignement et services vétérinaires d’une part, encouragements à l’agriculture et documentation sur l’agriculture d’autre part) et bénéficia du transfert du service de l’hydraulique agricole qui appartenait auparavant au département des travaux publics. Le rôle essentiel de ce ministère pour la politique républicaine fut confirmé en 1883 par la nomination à sa tête de Jules Méline. Le service de l’hydraulique agricole vit ses attributions s’élargir aux activités de rénovation du cadastre et au regroupement des propriétés et devint la pièce maîtresse du ministère de l’agriculture, fonction entérinée lors de sa transformation en « service des améliorations » en 1903, futur Génie rural.

Méline voyait dans le crédit et l’enseignement les leviers indispensables aux progrès de l’agriculture. En ce qui concerne l’enseignement, les régions rurales bénéficièrent de la politique menée par Jules Ferry dans les années 1880, qui rendit l’école obligatoire. Mais, à côté de l’enseignement général, les efforts de l’Etat pour développer l’enseignement agricole sont faibles. L’Institut national agronomique , qui avait été supprimé en 1852, est rétabli en 1876 mais ne commença à fonctionner qu’en 1882 à Paris. Le nombre d’écoles régionales était insuffisant ainsi que celui des stations agronomiques, où se réalisaient des expériences qui servaient de démonstration ( on en dénombrait une soixantaine en 1900) : c’est une des raisons du retard de l’agriculture en France à la fin du XIX e siècle, pointé par les historiens.

L’organisation professionnelle

Les années 1880 marquèrent aussi le début de l’associationnisme paysan, que l’Etat impulsa.

Lorsque fut votée en 1884 la loi Waldeck-Rousseau qui autorisait la création d’associations de défense des intérêts économiques, des syndicats agricoles apparurent un peu partout en France. « Le premier mouvement syndical organisé, structuré, a été l’œuvre de l’aristocratie

(21)

19 terrienne et de la droite monarchiste » (Duby et Wallon, 1976, t. IV, p 398) qui créèrent la Société des agriculteurs de France (SAF). Les syndicats agricoles, dont la SAF provoqua l’émergence, eurent, au départ, une activité concentrée sur l’achat des engrais, dont le commerce était monopolisé par des intermédiaires souvent peu scrupuleux. Scandalisés par les fraudes de ces négociants, les agriculteurs se regroupèrent sous l’impulsion des notables locaux et du clergé. La SAF, soucieuse d’isoler les paysans de l’influence républicaine grandissante, utilisait les syndicats comme moyen de propager son idéologie conservatrice autant que comme organisation économique. En 1886, sous le patronage de la SAF, fut créée l’Union centrale des syndicats des agriculteurs de France dont le siège fut installé « rue d’Athènes », « bastion » de la SAF. En 1914, celle-ci revendiquait 5000 syndicats et un million d’adhérents.

Face à ce mouvement conservateur, le camp républicain développa des mutuelles, des coopératives et des caisses de crédit, soutenues par les députés radicaux issus de la bourgeoisie provinciale et par les services décentralisés du Ministère de l’agriculture. Les sociétés mutuelles d’assurance, affranchies de frais de constitution par une loi de 1904 et recevant de confortables subventions de l’Etat, se développèrent rapidement (En 1906, le ministre de l’agriculture Joseph Ruau autorisa les prêts gratuits à long terme pour les mutuelles et les coopératives). En 1910, assurant principalement le bétail, les mutuelles d’assurance étaient au nombre de 8000. La même année, ces groupements républicains se fédérèrent dans la Fédération nationale de la mutualité et de la coopération agricole, localisée « Boulevard Saint Germain ». Le crédit agricole mutuel, inspiré de l’exemple allemand, fut également soutenu par les gouvernements républicains. Son expansion fut rapide, grâce à une loi que fit voter Méline en 1894 et surtout avec l’aide de la Banque de France à partir de 1897.

Ainsi, l’organisation professionnelle de l’agriculture se divise entre « un mouvement de droite contrôlé par les grands propriétaires fonciers, appartenant pour une part non négligeable à la noblesse, et un mouvement de gauche encadré par la bourgeoisie rurale » (Duby et Wallon, 1976, t. IV p 399). Le « syndicalisme des marquis » s’oppose aux organisations républicaines ; à Paris les deux forteresses de la rue d’Athènes et du boulevard saint Germain s’affrontent, de même que, dans les villages, les « blancs » du château et de la sacristie, d’un côté, et, de l’autre, « bleus » de l’école et de l’administration.

Bilan de la période

A la veille du premier conflit mondial, après un intermède libre échangiste d’une vingtaine d’année, puis après trente années d’intervention active de l’Etat républicain, l’agriculture française a acquis ses caractéristiques structurelles, qu’elle va conserver jusqu’à la seconde guerre mondiale. Protégée par une politique douanière efficace, elle parvient à assurer la quasi autosuffisance alimentaire du pays. Seules quelques matières premières non protégées pour satisfaire les industriels, comme la laine et les oléagineux, font l’objet d’importations notables. Il n’y a pratiquement pas d’exportations, hormis le vin qui affronte par ailleurs des problèmes de surproduction causés par les livraisons algériennes. Les petites et moyennes exploitations dominent largement dans un espace rural encore très peuplé mais la minorité

Références

Documents relatifs

En ce qui concerne les évolutions récentes, et de façon très schématique, deux groupes de pays se distinguent : d’un côté, les pays qui ont adopté précocement et de

Plus encore, nous avons vu à travers l’analyse des trajectoires des politiques publiques rurales (cf. le rapport de l’axe 1 du projet Propocid et supra), que s’est instauré

de multiples centres de décÉion et de mise en æuvre Un effort financier substantiel pour I'agriculture française Une agriculture productive et modernisée. Une oroduction

Les trajectoires sociales des Portugais et de leurs descendants en France[/lang_fr] [lang_en] “Honorary whites”?. Social trajectories of Portuguese families in

Résumé : Cet article souhaite interroger la notion de globalisation, à travers la spécificité des modalités d’internationalisation des politiques de Développement Territorial

Ces produits plus ou moins pâteux peuvent être valorisés par application directe au champ ou après compostage avec un structurant….. Exemple des écumes

1'appui de cexte affirmation. Le principal instrument utilise pour transformer les cereales dans les villages africains est encore le martier de boio avec lequel les femme pilent

La statistique des structures agricoles concerne quant à elle la dimension économique des exploitations, leur situation foncière, la nature et l'importance du capital d'exploitation