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INTRODUCTION
O RIGINE DE LA THÉMATIQUE DE RECHERCHE
Quand, en avril 1996, Hubert Goufan, un enquêteur avec qui je travaille à Yaoundé me propose d’aller observer des fondeurs d’aluminium dans le quartier Tsinga, j’accueille sa proposition avec beaucoup d’incrédulité. En effet, je conserve de la formation technique que j’ai reçue, un certain dédain pour ce métal somme toute assez vulgaire et sans âme qu’est l’aluminium. Il s’agit, certes, d’un métal extraordinaire par sa légèreté et son caractère inoxydable, mais c’est aussi un métal fragile, dans lequel les pas de vis « foirent »
1irrémédiablement, dont les possibilités de formage manuel sont sommaires et surtout qui est impossible à souder avec les moyens usuels. J’imagine mal comment des artisans, dont je connais pourtant l’extraordinaire inventivité, ont pu surmonter l’absence d’outillage sophistiqué pour façonner et mettre en œuvre un métal aussi rebelle. Je suis persuadé qu’il s’agit d’une méprise de l’enquêteur et qu’il est vraisemblable que les fondeurs dont il me parle utilisent un autre métal blanc.
Une fois en présence des artisans, je dois bien reconnaître que je me suis trompé et qu’il s’agit bien d’aluminium de récupération dont ils font des marmites. Je n’ai sans doute pas conscience ce jour-là des conséquences de cette rencontre avec les fondeurs de Yaoundé. Je n’imagine pas que, durant plus de dix ans, je vais fréquenter assidûment ces artisans et ceci dans plusieurs pays d'Afrique centrale et de l'Ouest et encore moins que cette observation débouchera sur un sujet de thèse.
Fasciné par l’activité des ateliers, je me suis d’abord intéressé aux aspects techniques de la fonderie d'aluminium. J'ai souvent rencontré les artisans de Yaoundé, enregistrant leurs moindres faits et gestes, relevant les plans des ateliers, photographiant et filmant les différentes phases de la chaîne opératoire, échantillonnant les différentes substances utilisées, mesurant la température de fusion, chronométrant l'exécution des tâches.
Au début de cette observation, ma présence dans les ateliers ne cessait de surprendre les artisans. Que faisait donc là ce « Blanc » ? Pourquoi posait-il toutes ces questions ?
1 Boulon, écrou, vis qui foire, dont le filetage se brise ou s'écrase et qui ne peut plus être serré(e). (Le Grand Robert)
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Pourquoi cet acharnement à vouloir tout photographier et filmer ? Pourquoi toutes ces transcriptions dans ce carnet qui ne le quittait jamais ? Les gens du quartier, les visiteurs s'arrêtaient pour regarder cet étranger souvent écarlate et couvert de poussière, qui semblait s'être installé à demeure dans les ateliers surchauffés du quartier. J'étais épié ; on m'observait à la dérobée, on s'amusait beaucoup de cette présence. J'étais incontestablement le centre de nombreuses discussions et railleries dont je ne pouvais comprendre le sens. Peu à peu, et à la suite de mes nombreuses visites, je finis par disparaître aux yeux de tous en me confondant progressivement avec le décorum des ateliers. Seul, un des patrons n'en démordait pas : j'étais là pour espionner, pour « voler » le métier. Ma présence le rendait furieux et jamais il n'accepta de m'adresser la parole ou de me recevoir dans son atelier.
Au fil du temps, les contacts avec les artisans se sont approfondis, dépassant progressivement les questions strictement techniques. Peu à peu, je découvris des parcours d’hommes marqués par une très grande mobilité ainsi que les fondements de l'organisation sociale et technique d'un véritable corps de métier.
Parallèlement à ce travail d’observation directe, la recherche documentaire et les contacts avec des témoins privilégiés me permirent de repérer et de localiser la pratique de la fonderie d’aluminium de récupération dans de nombreux pays africains et cela jusqu’aux Comores et à Madagascar.
Figure 0-1 Lieux où la fonderie d'aluminium est attestée
3 Plus tard, à l’occasion d’autres missions au Bénin, en Côte d’Ivoire, au Niger, en République Démocratique du Congo, au Gabon, j’ai poursuivi mes investigations en rencontrant et observant sur chacun de ces terrains les fondeurs, leur production, leurs méthodes de travail et leur organisation technique et sociale.
L’unicité du « process » technique c’est rapidement imposée à moi comme un élément saillant de l’ensemble des observations menées. Partout, à l’exception de points de détails, on agit de façon identique. Même si les techniques de fonderie ont une variabilité limitée, cette première observation peut laisser supposer une origine commune à l’activité. Cette hypothèse sera assez rapidement confortée par les dires des artisans béninois, ivoiriens, nigériens, camerounais et congolais qui associent de façon systématique l’émergence locale de l’activité, au passage ou à l’installation, un demi- siècle plus tôt, d’un artisan migrant sénégalais ou malien. Ajoutons à cela que d’une façon plus générale, sur les différents sites d’observation, les « récits fondateurs » font état de contacts avec des migrants ouest-africains.
Ma rencontre avec l’anthropologue Alain Morice
2à Paris en juin 2003 apporte des éléments déterminants concernant l’origine de la fonderie d’aluminium en Afrique. En effet, dans sa thèse de doctorat, Morice (1982) fait état de recherches menées à Kaolak
3avec les tëggs (forgerons dits de caste) Wolof et mourides, qui sont devenus fondeurs d’aluminium. Il recueille le témoignage d’un vieux forgeron/fondeur qui permet de dater et de situer l’origine de l’activité au début des années quarante à Thiès
4ainsi que de spécifier le type d’objet produit par les fondeurs, en l’occurrence des marmites en aluminium dites « marmites américaines » (Morice 1982, 259). Le modèle de marmites fabriqué par les fondeurs peut être considéré comme une « innovation » puisqu’il est pour la première fois produit localement et élaboré avec de l’aluminium alors que l’objet originel en fonte de fer était, jusque-là, importé d’Europe. Les données recueillies par A. Morice permettent de situer précisément le début de l’activité de fonderie, mais aussi de comprendre comment s’est engagée la diffusion de la technique. Elles renforcent également l’hypothèse d’une origine commune de la fonderie d’aluminium, au moins pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale.
2 Alain Morice, anthropologue, directeur de recherche au CNRS.
3 Grande ville du Sénégal, située à 189 kilomètres au sud-est de Dakar.
4 Grande ville du Sénégal. Elle est située à 70 Km à l'est de Dakar.
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U N PHÉNOMÈNE DE DIFFUSION
Tous les éléments recueillis durant les premiers temps de la recherche mettent en évidence l’existence d’un phénomène de diffusion technique de grande ampleur
5. Cette constatation va générer de nombreuses interrogations qui vont orienter les enquêtes de terrain. Il s’agit alors de tenter de répondre aux questions suivantes : Quelles sont les raisons de l’adoption, par les artisans africains, d’un tel système technique ? Par quels canaux et pour quelles raisons, le savoir a-t-il pu se propager à travers le continent ? Comment a-t-il été approprié ? Quelles sont, en d’autres termes, les
« routes de l’aluminium » en Afrique ?
La particularité de ce phénomène de diffusion est qu’il est « observable » de façon synchronique, mais peut également être envisagé dans une perspective diachronique, puisque les témoins humains et matériels sont encore présents sur le terrain. Ceci confère à l’étude de la fonderie de l’aluminium un intérêt tout particulier dans le champ épistémique de la culture matérielle et plus particulièrement dans le domaine des recherches visant à comprendre les dynamiques d’innovation, d’appropriation, de diffusion, de propagation, de transmission, des traits culturels. Elle offre une réponse en forme de cas d’école à la remarque de Melville Jean Herkovits qui écrit que
« [l]a plus grande difficulté dans l'étude des processus d'invention et de découverte, d'emprunt ou de diffusion est que nous avons très rarement l'occasion d'observer sur le vif l'introduction d'éléments nouveaux dans une culture donnée. » (Herskovits 1952, 175)
Herkovits souligne l’importance de l’analyse de tels phénomènes pour améliorer la compréhension des processus de changements culturels « qui sont le fait de la découverte et de l'invention d'une part et de l'emprunt de l'autre » (Herskovits 1952, 175). L’analyse de la diffusion de la fonderie d’aluminium s’inscrit parfaitement dans cette conception dynamique de la culture qui laisse une place importante aux notions de dynamique culturelle, d’appropriation, d’incorporation, de métissage, d’hybridation...
T EMPORALITÉ ET ÉVOLUTION DE LA RECHERCHE
La recherche s’est déroulée sur une période de pratiquement dix ans entre 1996 et 2005 et dans le cadre de différents programmes de recherche développés par le Centre
5 Dans ce cas il s’agit d’un phénomène se déroulant sur un espace de diffusion important et sur période de temps relativement courte.
5 d’anthropologie culturelle de l’Université libre de Bruxelles et le Musée royal de l’Afrique Centrale à Tervuren. La quantité et la qualité des données recueillies sur les différents terrains présentés dans la suite de ce travail sont inégales. Cela tient essentiellement à la durée des investigations sur chacun des terrains, mais également à l’évolution du "protocole de recherche" appliqué. En effet, certaines observations ont été réalisées sur de longues périodes de façon extensive, d’autres dans un temps court et sur un mode plus intensif.
Quant au « protocole » de recherche, il a considérablement évolué au cours du temps.
En effet, la première phase des recherches a été consacrée assez naturellement à l’observation du processus de fabrication. Progressivement, au cours des enquêtes de terrain, les relations avec les artisans se sont approfondies et ont permis de recueillir des informations concernant les conditions de vie, les modes d’apprentissage et de rétribution, les pratiques et représentations symboliques liées à l’activité, les formes et fonctions des organisations professionnelles, etc. Plus avant encore, certains acteurs ont livré des données biographiques et généalogiques au cours de récits de vie qui ont permis d’inscrire le développement de l’activité dans une perspective diachronique.
P LAN DE LA THÈSE
La première partie du travail est consacrée au contexte méthodologique et théorique dans lequel s’inscrit la recherche. Il s’agit dans un premier temps d’expliciter la démarche méthodologique de collecte et d’analyse des données réalisée en partie sur le mode itératif de la théorie ancrée. Dans un second temps, on retiendra dans le vaste champ épistémique de la culture matérielle, les éléments théoriques, approches et concepts pouvant être utiles à l’analyse des phénomènes de diffusion des traits culturels. On portera également une attention particulière au concept « d’échelles d’analyse » en sciences sociales.
La deuxième partie présente les éléments techniques nécessaires à la compréhension de l’activité de fonderie. Partant de l’histoire du chaudron, objet emblématique de la fonderie d’aluminium en Afrique, on aborde les particularités de l’aluminium, la technique de formage, ainsi que l’environnement physique et le contexte socioéconomique dans lequel se déroulent ces activités métallurgiques. Il s’agit de
« planter le décor », de mettre en évidence l’importance du corpus de savoirs convoqué
par les artisans dans l’exercice de la fonderie et d’identifier les facteurs ayant favorisé
la diffusion technique.
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La troisième partie est consacrée à la présentation des données ethnographiques collectées ; à Yaoundé au Cameroun, à Cotonou au Bénin, à Abidjan en Côte d’Ivoire et à Maradi, ainsi qu’à Niamey au Niger. Les enquêtes de terrain livrent des éléments concernant l’histoire locale de la fonderie de l’aluminium, l’organisation de la production, la façon dont le savoir technique est transmis, l’influence des lignages et organisations professionnelles dans la propagation de l’activité. Cette partie du travail permet d’identifier les dimensions anthropiques de la diffusion technique.
La quatrième partie traite de l’origine de la fonderie d’aluminium en Afrique de l’Ouest et aborde également les conditions de sa « prime diffusion ». Le rôle déterminant joué par les forgerons wolof dit de « caste » dans la propagation de la fonderie est ici analysé. L’accroissement de leur mobilité liée au développement de l’islam maraboutique et aux transformations coloniales constitue un des premiers facteurs de diffusion de la fonderie d’aluminium.
La cinquième partie propose une relecture transversale et réflexive concernant les matériaux issus des recherches empiriques et théoriques. Il s’agit d’une mise en perspective qui a pour objectif de dégager une vue synoptique de la diffusion de la fonderie d’aluminium en Afrique. Il s’agit également de montrer l’importance d’envisager le phénomène en tenant compte du déroulement des faits sur des échelles sociales et spatiotemporelles différentes. Enfin, l’utilisation d’un outil d’analyse sous la forme d’une grille d’analyse « multiscalaire », est suggérée pour tenter de rendre plus intelligible la complexité des phénomènes de diffusion.
D ÉDICACE
Ce travail est dédié aux fondeurs d’aluminium africains. Il s’agit certes de comprendre la dynamique de diffusion et de propagation des savoirs, pratiques techniques et sociales entendues comme « traits culturels », mais aussi de témoigner de la vie de ces
« travailleurs informels », véritables artisans
6qui pratiquent et transmettent une activité de production complexe dont ils maîtrisent toutes les phases. Une activité qui, comme le fait remarquer V. Jankélévitch (1981, 42), comporte ce « quelque chose qui ne s'apprend pas et qu'en désespoir de cause nous appelons le « tour de main »... et qui constitue la fierté de l’artisan et donne un sens profond à l’action et bien plus
6 Celui, celle qui exerce une technique traditionnelle, un métier manuel demandant une qualification professionnelle, et qui travaille pour son propre compte, aidé souvent de sa famille, de compagnons, d'apprentis, etc. (Le Grand Robert de la langue française).