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Note de recherche

#6 / Février 2021

LE CHEF EST-IL CONDAMNÉ À DÉCEVOIR ?

Conditions du chef à l’ère numérique

Philippe Guibert

Chercheur associé au Centre d’études de l’Institut François Mitterrand guibert.phil@gmail.com

L’Institut François Mitterrand, le CEVIPOF et le Centre d’histoire de Sciences Po lancent un travail pluriannuel de recherche sur « le leadership aujourd’hui ». Leadership politique mais aussi entrepreneurial, leadership féminin autant que masculin, en France et à l’étranger, au moment où les différents types d’autorités sont bousculés par des crises multiples et les relations numériques. Il s’agit d’en comprendre les ressorts anciens comme les nouvelles modalités, avec à la clef des notes régulières, des colloques et séminaires. La note qui suit est une introduction, centrée sur le leadership politique, présentant quelques hypothèses initiales.

1. Actualités du leadership

D’un grand chef l’autre, comme une éternelle nostalgie. Nous passons en France d’une année De Gaulle - 2020, à une année Mitterrand, mais aussi Napoléon - 2021. Biographies, essais, anniversaires, expositions et documentaires : le travail permanent de mémoire, si dépendant du présent et par nature déformé par lui, remue notre époque et nous conduit de chef en chef historiques, du fondateur désormais vénéré de la Ve République à son principal opposant, plus souvent discuté (25e anniversaire de sa mort, 40e de la victoire électorale du 10 mai 1981), à la recherche éperdue du meilleur chef démocratique…

Cette succession d’anniversaires, au nom d’un passé mué parfois en âge d’or ou mis en accusation, ressemble à une quête du grand homme. Ah ces chefs qu’il nous faudrait tant aujourd’hui, en oubliant combien ils ont été détestés en leur temps et leur fin politique souvent difficile. Mais les chefs, du moins les plus marquants, remuent les passions, par un phénomène d’identification ou de répulsion renforcé par l’omniprésence de leurs images. Nos deux présidents les plus durables du XXe siècle, par la longueur de leur mandat comme par la trace qu’ils ont laissée, figurent ainsi comme des inspirateurs alternatifs, pour leurs lointains héritiers. Avec en outre, en profondeur de champ, un rappel de notre histoire nationale agitée, grâce à Napoléon Bonaparte, décédé le 5 mai

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1821. « Sauveur de la Révolution » ou « Usurpateur » autoritaire selon les points de vue (et les moments), il est en tout cas l’initiateur d’une de nos traditions politiques les mieux ancrées, celle de l’appel à l’homme providentiel, et d’un style politique où la personne du chef se construit dans sa relation avec le peuple, contre les corps intermédiaires : c’est le bonapartisme.

On ne saurait oublier que cette année est aussi celle où vont se dessiner et se mettre en scène le fond de décor et les acteurs principaux de notre grand rituel politique quinquennal, l’élection présidentielle, qui aura lieu dans maintenant moins de seize mois. Élection qui fait tenir debout cet oxymore français, la

« monarchie républicaine », dont l’ambition était de donner une « tête » (c’est l’étymologie de chef) à une république qui a commencé en coupant celle du monarque.

Encore s’agit-il ici d’un aperçu seulement national du Chef, de son histoire et de son avenir. Si l’on se tourne vers les autres démocraties occidentales, cette année 2021 marque d’ores et déjà deux fins de règne significatives, pour des raisons opposées. La première est le départ de Donald Trump le 20 janvier dernier de la Maison blanche, fin de mandat qui a fait autant l’événement que l’investiture de son successeur, Joe Biden, ce qui souligne la force du charisme et des émotions contradictoires qu’il soulève. Significative est la défaite - pas vraiment acceptée, jusqu’à la tentation de la sédition - de l’élu emblématique de la vague dite populiste des années 2015-2020. De cette expérience, il faut tirer quelques leçons en se gardant de conclure à la fin du « populisme », terme qui doit être précisé et discuté, mais en soulignant que ce « populisme » a perdu un certain modèle de leader.

L’autre départ est prévu en septembre prochain en Allemagne, avec les élections fédérales (législatives) et la succession annoncée d’Angela Merkel, laquelle, au bout de 15 ans de chancellerie, a renoncé à se représenter, malgré une éclatante et enviable popularité (70%). Le leadership le plus durable dans une démocratie, le seul exercé par une femme, dans le pays qui domine l’Union européenne, au nom de valeurs libérales opposées au « populisme » : voilà qui mérite non seulement d’être salué pour la performance politique, mais aussi analysé, tant le style de gouvernement d’Angela Merkel, « Mutter » pour les Allemands, tranche souvent avec les cultures européennes voisines, à commencer par la nôtre. Style qu’on pourrait résumer en trois mots : stabilité, (relatif) consensus, coalition. Et derrière ce questionnement politique classique, s’en profile un autre, essentiel, celui du leadership féminin, et de ce qu’il pourrait être dans un pays comme la France, qui le connaît si mal. Non par révérence obligée aux gender studies, bien que celles-ci soient utiles, mais parce que la montée en responsabilité de femmes, dans tous les domaines, des entreprises à la politique, pose cette question avec acuité. S’agit-il de modalités plus ou moins genrées des mêmes invariants du leadership, ou bien les spécificités du leadership féminin doivent-elles être définies et dès lors reconnues ? On a par exemple évoqué l’idée, qui reste à discuter plus précisément, que les femmes leaders seraient plus efficaces dans la gestion de la pandémie.

Ces questions méritent d’autant plus réponses que l’année 2021 est celle de la poursuite et, espérons-le, de la sortie de la pandémie mondiale de la Covid-19, qui souligne comme rarement l’importance de la gestion de crise dans l’exercice d’un leadership. Une gestion sanitaire très politique, qui soumet les systèmes politico-administratifs à un crash test permanent quant à leur efficacité et leur capacité à maintenir des libertés fondamentales (dans les démocraties), et les leaders à la question décisive de la confiance et du consentement. Le Baromètre de la confiance politique, enquête réalisée en février par le CEVIPOF permettra de mieux analyser, en France, en Allemagne,

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3 au Royaume-Uni et en Italie la relation entre crise sanitaire et leadership.

Car il y a un lien originel entre les crises qui menacent un groupe humain et la fonction de chef : un chef qui ne peut garantir la sécurité, ou pire, qui entretient l’insécurité du groupe, sera bientôt un chef déchu, voilà un invariant politique quelles que soient les variations historiques des menaces, des groupes et des institutions. Les vicissitudes d’un Boris Johnson au Royaume-Uni, ou au contraire l’autorité conquise par Giuseppe Comte en Italie – jusqu’à sa récente démission, montre combien les crises révèlent les qualités d’un leader ou bien soulignent ses erreurs. Et la pandémie, sa gestion, le type de discours qu’elles ont suscitées, ne sont pas pour rien dans la défaite de Donald Trump comme à l’inverse dans la popularité d’Angela Merkel. Faisons cette hypothèse que la pandémie aura mis en difficulté deux modèles récents de leadership : le réformateur libéral, manager national d’une globalisation à laquelle il fallait s’adapter, mais qui est obligé de changer de politique, avec le retour de la dépense publique, des frontières et de la souveraineté ; le populiste identitaire, défenseur des perdants de cette mondialisation et fervent des vérités alternatives, mais dont l’hyper volontarisme fondateur se sera heurté à une réalité sanitaire têtue comme un fait.

2. Caractère, prestige, grande cause : les invariants du chef et leurs avatars contemporains

Mais qu’est-ce donc à la fin qu’un chef, un leader, puisque là où il y a un pouvoir, politique ou économique, il en faut toujours un (ou une), nécessité à laquelle ne résiste longtemps aucune critique anti-autoritaire ? Et surtout qu’est-ce qu’un leader aujourd’hui en démocratie? Il n’est plus, on s’en est bien aperçu, un roi thaumaturge ni un grand capitaine, mais, on peine plus à l’admettre, il est fort éloigné aussi du leader parlementaire du XXe siècle, avec une opinion publique canalisée par de puissants partis et une presse papier florissante, du leader dirigiste des Trente Glorieuses, maître de l’économie nationale, et même du président qui gouverne par la télévision et dont la légitimité tient à sa popularité sondagière. On voit bien ce qu’un leader n’est plus, mais nos mots peinent à décrire ce qu’il est et doit être désormais.

Le leader d’aujourd’hui évolue en réalité dans une nouvelle forme de démocratie, et un nouvel âge de l’opinion publique, que l’on pourrait qualifier de démocratie de l’expression. Une expression directe et permanente, caractéristique de la révolution numérique et qui s’enchevêtre à un autre âge, encore présent mais déclinant, celui de la démocratie médiatique. Ou pour être plus précis, ce que Bernard Manin, dans ses Principes du gouvernement représentatif1 a appelé une « démocratie du public », qui succédait à la

« démocratie des partis ». La démocratie du public est de plus en plus concurrencée par les réseaux sociaux et les chaînes d’information continue, institutions de la démocratie de l’expression permanente. Gouvernants, grands médias dominants, gouvernés (sondés ou manifestants), formaient dans la démocratie du public un triangle systémique encore stable, où le juge de paix régulateur était la cote de popularité, et l’épreuve décisive, l’entretien télévisé, entre deux campagnes présidentielles qui voyaient gauche et droite alterner.

Les deux mandats de François Mitterrand peuvent être analysés comme l’archétype de cette période, en France.

Dans la démocratie de l’expression permanente, la désintermédiation remet en cause toutes les autorités et corps intermédiaires, laissant le chef exposé à une relation ambivalente avec la multitude ; le triomphe du ressenti y favorise celui de la « post vérité », où les faits n’ont plus guère d’importance devant la

1.

Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Champs Flammarion, 2012, p.279-303 en particulier, dans la IVe partie,

« Métamorphoses du gouvernement représentatif ».

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légitimité des émotions exprimées ; un nouveau tribunal populaire, enfin, y juge des réputations et les défait, tribunal non dirigé par le politique, mais par le pouvoir social des communautés numériques, auquel les autorités, notamment politiques et médiatiques, sont de plus en plus soumises.

Devant de telles métamorphoses, revenir aux catégories plus anciennes, permet, par contraste, de mieux appréhender le présent du leader démocratique. Ainsi de cette trilogie antique, typologie des chefs et des affects sur lesquels ils s’appuient, dont les prolongements contemporains doivent être soulignés: le tyran, le savant, le prophète. Un tyran gouverne par la peur, ou plutôt aujourd’hui la contrainte, la peur pouvant rester un argument puissant dans les crises ; un savant dirige par le savoir, mais ce pourrait être de nos jours l’expertise technocratique ; un prophète enfin guide son peuple vers l’émancipation au nom d’un tout-puissant idéal mobilisateur, mais ne s’agirait- il pas surtout, désormais, de résister aux menaces ? Ces trois modèles sont des idéaux-types, qui se mêlent dans la réalité, ancienne ou contemporaine. Par exemple, dans la gestion d’une pandémie, quand il faut à la fois contraindre pour imposer un confinement ou un couvre-feu, justifier ces décisions au nom d’une expertise sanitaire scientifique, mais aussi dessiner une vision de la période, des forces et faiblesses du pays dans la crise, et souder et mobiliser pour en sortir.

Les classiques du chef sont encore plus fructueux. En particulier De Gaulle (Le fil de l’épée, 1932), Freud (Psychologie des masses et analyse du moi, 1920) et Weber (Le savant et le politique, 1919), pour tenter de caractériser le « bon chef » au sens du « bon gouvernement » de la célèbre fresque de Sienne, c’est- à-dire un chef qui entraîne plus qu’il ne contraint. Outre que ces trois ouvrages fondamentaux datent de l’entre-deux-guerres mondiales, où la question du chef fut posée avec tant d’intensité tragique, ils ont en commun de souligner des qualités et fonctions fondamentales, avec des convergences d’analyse surprenantes - qui aurait dit que le fondateur de la psychanalyse et l’homme du 18 juin pouvaient parfois se rejoindre ? Il en ressort trois dimensions, que nous empruntons à De Gaulle, parce qu’il est le plus précis dans son panorama, mais que Freud et Weber viennent nourrir et éclairer : le caractère, le prestige (ou le charisme wébérien), le service d’une « grandeur » (ou d’un « idéal de la masse incarnée par le meneur » si l’on préfère le vocabulaire freudien2).

2.1. Le caractère et ses limites

Le caractère est bien premier, c’est le ressort initial du commandement, politique ou autre : la capacité de décision, en particulier dans les crises.

« Dominer les événements, y imprimer sa marque, en assumer les conséquences, (c’est nous qui soulignons) voilà ce qu’on attend du Chef », martèle De Gaulle en ajoutant que celui-ci revendique toujours « l’âpre joie d’être responsable3 ». Le chef ne subit pas, il ne fuit ni les difficultés, ni les conséquences de ce qu’il veut, y compris en cas d’échec, car c’est vers lui qu’on se tourne, lui qui en dernier ressort décide de l’essentiel. Il peut donc - il doit donc - démissionner s’il échoue, démarche que depuis De Gaulle en 1969, à la suite de l’échec d’un référendum, aucun de ses successeurs n’a suivi, au risque de paraître se défausser de leurs responsabilités, pour toujours leur préférer le pouvoir.

Cette fermeté indispensable, voire cette dureté dans la prise de décision et de risques, ont pour envers que le chef est « né protecteur4 ». On retrouve ici ce pacte fondamental entre l’allégeance au chef - disons le respect de sa légitimité - et la sécurité du groupe - disons du peuple en politique : « on rend au chef en

2.

Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, Paris, Presses Universitaires de France, 2019, p.67 et suivantes ;

Charles de Gaulle, le Fil de l’épée in le Fil de l’épée et autres écrits, édition Omnibus, p. 184 et 185, 1994.

Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon 10/18, 1959.

3.

De Gaulle, idem.

4.

De Gaulle, idem, p. 165.

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5 estime ce qu’il offre en sécurité5 » - De Gaulle encore. Freud complète avec un point essentiel : « un chef suprême est là qui aime tous les individus de la masse d’un égal amour6 », observe-t-il à propos de l’Église et de l’armée, deux groupes institutionnalisés, dont la cohésion tient à ce que chacun se sent protégé, dans l’égalité avec les autres. Se pose ainsi la question de la justice, inséparable de la sécurité, dans l’attention égale portée par les dirigeants à la sécurité des différents membres du groupe. Et elle se pose bien entendu avec acuité dans nos sociétés contemporaines, par nature divisées en conflits d’intérêts et de valeurs : quel(s) groupe(s) sociaux le chef défend-il d’abord ? De qui est-il le représentant dans le rapport de forces sociales, de quel bloc historique est-il le nom et porte-voix, dirait un marxiste gramscien, et par conséquent, par quels autres groupes va-t-il être combattu ou détesté ? Car le chef n’est pas seulement comptable de la sécurité physique des citoyens, de leur éviter « la mort violente » disait Hobbes dans « le Léviathan » ; il l’est aussi de leur sécurité économique et sociale, sinon culturelle et identitaire, et dans ce domaine, les insécurités ne sont ni égales ni identiques selon les individus et groupes sociaux.

Ne doit-on pas constater que le mouvement de la globalisation conduit à une extension continue du domaine du sécuritaire, par la multiplicité des crises qu’elle suscite ou accélère, économique et sociale, mais aussi financière, terroriste, sanitaire, climatique, etc.? Le chef représente et donc défend ceux qui l’ont soutenu, mais il incarne aussi le groupe dans sa totalité : il y a là une aporie récurrente.

Il faut mesurer les conséquences, non seulement de cette extension du sécuritaire, mais en regard, des limites contemporaines de la capacité de décision, du moins dans nos « démocraties libérales ». Celles-ci se définissent en effet par des contre-pouvoirs et des contraintes multiples, budgétaires, juridiques sinon judiciaires. Limitations imposées à la décision qui doit, pour aboutir, se faufiler entre les traités internationaux et européens, le contrôle de constitutionnalité, les agences indépendantes, diverses jurisprudences et concertations obligatoires. Bref, à travers tout un corpus de règles et de procédures qui ont mis le politique sous surveillance étroite - c’est la thèse de Yascha Mounk dans Le peuple contre la démocratie7 - au point que le chef apparaît comme un dangereux fauteur de troubles, auteur potentiel de grosses bêtises, qu’il convient de contrôler et d’encadrer, au nom de la bonne gouvernance et des droits des individus. La réaction populiste ne serait-elle pas une rébellion contre l’impuissance du pouvoir, un volontarisme contre les contraintes imposées par les experts et spécialistes ?

Avec à la clef un double risque. Celui d’abord que la démocratie telle qu’elle est devenue - plus libérale que démocratique ? - ne permette plus au chef élu d’agir selon la volonté et les attentes de ceux qu’il est censé protéger, ce qui le conduit inéluctablement à une perte de légitimité - impuissance à agir suivie de la défaite électorale. Ou bien au contraire, le risque qu’à force d’être confronté à tant de crises, suscitant autant d’urgences à protéger les gouvernés, le chef ne soit incité à recourir l’État d’exception, une sorte de dictature à la romaine, qui deviendrait la nouvelle norme de gouvernement, court-circuitant le droit habituel, mais aussi la délibération nécessaire. Nos démocraties libérales semblent ainsi emporter le chef de caractère, homme des crises et protecteur né, soit vers la perte d’autorité d’un Gulliver enchaîné, soit vers la tentation autoritaire. Un chef démocratique est-il encore possible ? Nous voilà en tout cas pourvus, avec le caractère, d’un premier critère de chefferie (que l’on pourra appliquer, à titre de cas pratiques, à nos présidents successifs de la Ve République) : dominer les événements, en prendre la responsabilité mais pour protéger, telle la fonction primordiale du bon leader, si un tel exercice est encore possible dans les conditions actuelles.

7.

Yascha Mounk, Le people contre la démocratie, Paris, Éditions de l’observatoire, 2018.

5.

De Gaulle, idem.

6.

Psychologie des masses et analyse du moi, p.32 et 33.

(6)

2.2. Le prestige ou le charisme et ses métamorphoses

Ensuite le prestige, comme condition d’exercice et de maintien de l’autorité personnelle. Ce mot trop gaullien, qui fleure bon, il est vrai, la culture militaire, vient en fait d’un livre pionnier, La psychologie des foules de Gustave Le Bon8. Livre à succès de la fin du XIXe siècle, qui a mauvaise réputation puisqu’il inspira des apprentis dictateurs, mais dans lequel l’auteur caractérise par ce mot le leadership du « meneur » de « foules » - vocabulaire d’époque. Mais ce livre influença aussi Freud, qui l’analyse longuement, et De Gaulle qui y fait référence sans le citer explicitement. Notion en fait à rapprocher du charisme, une des trois sources de légitimité de l’autorité chez Max Weber, avec la tradition et la légalité/rationalité. Rappelons la définition du charisme, dans sa conférence sur

« le métier et la vocation d’homme politique9 » : « L’autorité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d’un individu (charisme) ; elle se caractérise par le dévouement tout personnel des sujets à la cause d’un homme et par leur confiance en sa seule personne en tant qu’elle se singularise par des qualités prodigieuses, par l’héroïsme ou par d’autres particularités exemplaires qui font le chef. C’est là le pouvoir charismatique que le prophète exerçait, ou - dans le domaine politique - le chef de guerre élu, le souverain plébiscité, le grand démagogue ou le chef d’un parti politique ». Weber constatait la permanence du charisme malgré le « désenchantement du monde10 »; il en soulignait même la nécessité face aux bureaucraties triomphantes et au règne des professionnels de la politique.

Grâce personnelle, particularités exemplaires : bien autre chose qu’une

« compétence » et même qu’une intelligence, fussent-elles remarquables. Le charisme selon Weber rappelle le prestige selon De Gaulle : « fait affectif, suggestion, impression produite, sympathie inspirée aux autres, le prestige dépend d’un don élémentaire, d’une aptitude naturelle qui échappent à l’analyse. Le fait est que certains hommes répandent, pour ainsi dire de naissance, un fluide d’autorité11… ». De la grâce personnelle au « fluide d’autorité », il y a comme une suite. Mais l’auteur du Fil de l’épée va, lui, s’intéresser plus précisément aux conditions pour cultiver ce « don élémentaire

», pour le protéger, ne pas le galvauder au risque de le voir fondre comme neige au soleil, alors que c’est un capital décisif. Comment ?

D’abord par le mystère. C’est-à-dire une part de secret et de quant à soi, qui fait du chef une personne à part, qui ne se livre jamais totalement, en tout cas qui ne doit pas surjouer la proximité, exercice obligé de la communication contemporaine, qui a fini par rimer avec insincérité et inauthenticité. Mais cette part de secret permet surtout la surprise et l’initiative, donc une maîtrise du temps, instrument essentiel de celui qui dirige, réputé maître des horloges.

Ensuite par une certaine réserve de l’attitude et l’économie des mots - pour mieux les faire ressortir et retentir : « rien ne s’est jamais fait de grand dans le bavardage12 », souligne le colonel de Gaulle à 40 ans, dans son style déjà inimitable. Une rareté jupitérienne en quelque sorte.

Bien sûr, cela saute aux yeux : l’exigence de transparence, la fragilité grandissante de la séparation du public et du privé, la nécessité de la présence, et même de l’omniprésence médiatique et numérique, qui caractérisent notre démocratie, entre en contradiction tant avec le mystère nécessaire qu’avec la solennité exigée. Si le chef est un protecteur, encore faut-il qu’il se protège lui- même de ce laminoir qui réduit la force de sa présence et de sa parole particulières - depuis le roi du Moyen-âge, nous raconte Jacques Le Goff, présence et parole sont deux attributs décisifs du souverain13. À l’heure de la visibilité obligatoire, c’est un redoutable défi que celle-ci ne détruise cette aura.

Présence et parole, qui passent désormais par l’image-son : le sens du prestige

8.

Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, Presses universitaires de France, Quadrige, 2013.

9.

Reprise dans la 2e partie de Le savant et le politique.

10.

Max Weber, L’éthique protestante et le capitalisme, Paris, Champs Flammarion, 2017.

11.

De Gaulle, idem.

12.

De Gaulle, idem.

13.

Jacques Le Goff, Héros du Moyen Âge, le Saint et le Roi, Gallimard Quarto,

introduction, p. 16-18.

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7 et du charisme en est transformé. L’enjeu ne peut plus être le mystère, difficile à conserver, il sera plutôt d’affronter toujours et encore les médias et la classe dirigeante, de conspuer leur langage dominant, ce « politiquement correct » des élites - ce qui suppose de ne pas en procéder. Être fort et combattre à chaque instant, c’est ainsi qu’on gagne en prestige, en impressionnant par sa repartie et sa résilience, au milieu des attaques permanentes. Toujours se relever et rendre les coups, comme au catch, pour frapper l’imaginaire des foules et animer leurs conversations. N’est-ce pas là une clef essentielle du charisme trumpien, mais aussi d’autres leaders, pas seulement « populistes », que de défier par ses sarcasmes « les médias ennemis du peuple », ne jamais accepter le compromis avec le « système » qui vous met en accusation, pour mieux vous destituer ? Être « déplorable », ce n’est pas un handicap quand on parle au nom des électeurs « déplorables14 », puisque tel est l’adjectif qu’Hillary Clinton avait jugé bon d’accoler aux électeurs séduits par Trump. On voit ici combien le charisme et le prestige dépendent de ceux à qui l’on parle et que l’on défend, dont on devient le tribun en démontrant qu’on est leur protecteur.

Le style de la télé-réalité couplé à celui du clash sur les réseaux sociaux est un nouveau « don élémentaire », une qualité particulière sinon prodigieuse, à la source d’un prestige contemporain, charisme de la force. Le chef ne joue plus son rôle dans une pièce de Corneille, il serait plutôt désormais le personnage principal d’une série. On sait tout de lui, de ses amours et de ses faiblesses et à chaque épisode, il mène un combat acharné et aléatoire, contre des adversaires redoutables. Va-t-il sortir vainqueur de la première saison ?

2.3. La nécessité d’une grande querelle

Caractère et prestige donc, fussent-ils transformés par la vidéosphère (Debray15) dans laquelle nous vivons, mais au nom de quoi ? Le combat du chef est-il seulement de persévérer le plus longtemps possible dans son pouvoir, avant la chute inéluctable ? Surtout pas, nous dit De Gaulle : « l’homme d’action ne se conçoit guère sans une forte dose d’égoïsme, d’orgueil, de dureté, de ruse. Mais on lui passe tout cela, et même, il en prend plus de relief, s’il en fait des moyens pour réaliser des grandes choses16 ». D’ailleurs, remarque-t-il, « les conducteurs d’hommes s’identifièrent avec de hautes idées et en tirèrent d’amples mouvements ». Shakespeare (Hamlet) est en exergue de son livre :

« être grand, c’est soutenir une grande querelle ». Car la grande cause politique n’est jamais consensuelle, elle a des adversaires et des obstacles sur la voie de sa résolution et c’est la qualité du combat mené qui fait le chef.

Le docteur Freud vient confirmer le diagnostic gaullien : l’idéal du chef est un

« idéal du nous », un idéal collectif qui soude le groupe et que le chef incarne, auquel l’individu va s’identifier : « l’individu échange son idéal du moi contre l’idéal de masse incarné par le meneur », lequel se présente comme « un chef suprême fort » revêtu d’une « surpuissance ». Ce chef doit « donner l’impression d’une force et d’une liberté libidinale plus grandes » que les autres et ceux-ci le suivent en s’identifiant à lui. Autrement dit, la cohésion du groupe tient à la capacité d’incarnation du chef, car l’idéal du nous donne plus de ressources aux individus du groupe, et permet l’identification au chef, mécanisme majeur sur lequel repose sa légitimité.

Le roi médiéval, a souligné Jacques Le Goff, est un « lieutenant de Dieu17 » : monarque de source divine, couronné et surtout sacré comme tel, son pouvoir dépend de plus grand que lui et d’une croyance qui rassemble ses sujets. Le chef d’aujourd’hui devrait donc être le lieutenant d’un idéal sécularisé, d’un

« mot à majuscule » (Debray18) : son charisme sera là pour l’exprimer et c’est

15.

Régis Debray, Vie et mort de l’image, Gallimard, 1992.

16.

De Gaulle, idem.

17.

Jacques Le Goff, idem.

18.

Régis Debray, D’un siècle l’autre, Gallimard, 2020.

14.

Le Figaro, le 10 septembre 2016 : « la candidate démocrate à la Maison blanche a jugé vendredi que

“la moitié” des électeurs de son adversaire républicain, Donald Trump, pouvaient être regroupés dans “un panier de gens déplorables“».

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de là qu’il tient aussi son prestige. Du moins le chef qui ne se contente pas de la légalité - « j’ai été élu ou désigné selon les formes et c’est ainsi », ni de la contrainte inhérente à l’exercice de l’État.

Il est intéressant de noter que, selon un cliché ancien, le plus « florentin » de nos présidents, celui qu’on a présenté comme le plus habile pour perdurer au pouvoir, François Mitterrand, a été aussi celui qui a placé chacun de ses deux septennats sous l’égide d’un idéal collectif, quoi qu’on pense de ceux-ci : « le socialisme démocratique » dans un premier temps, celui du 10 mai 1981, puis le rêve européen pour le second. Cette constance dans la poursuite d’un « idéal du nous », dans le soutien d’une grande querelle, n’est peut-être pas pour rien dans le lien qui l’a attaché à ceux qui l’ont élu par deux fois, autant sinon plus peut-être que son habileté politique, bien réelle, mais insuffisante pour expliquer son succès - que serait un chef sans ruse ?

Selon sa formule souvent citée (« après moi, il n’y aura que des comptables »), les successeurs de Mitterrand se sont peut-être trop enfermés - à moins qu’ils n’y aient été contraints - dans la gestion. On ne domine plus les événements, on s’y adapte, en particulier dans le domaine économique et social. Or s’adapter à un ordre économique, celui de la globalisation, ce n’est pas un grand dessein, ni un combat, c’est une contrainte que le peuple n’a pas le sentiment de choisir librement. La domination de l’économique sur le politique réduit le chef au « gestionnisme » si l’on nous permet ce néologisme. Il devient un manager, c’est-à-dire celui qui met en œuvre, plus qu’il ne décide.

Mais y-a-t-il encore des idées disponibles sur le marché de l’espérance ? La multiplicité des crises et leur médiatisation nous font vivre dans un imaginaire de la menace, bien plus que du progrès : le principe de précaution paraît la sagesse ultime de l’époque. C’est un imaginaire philosophiquement conservateur, comme inspiré par Albert Camus, qui voulait, plutôt que « refaire le monde », qu’on « empêche qu’il ne se défasse19 ». Climat, terrorisme, pandémie, remise en cause des emplois comme des identités, il est vrai que le sentiment d’un effondrement - et les collapsologies de toutes sortes - trouvent des arguments à faire valoir.

Le chef, dès lors, limité dans sa capacité de décision, attaqué dans son prestige, cerné par les crises, est-il voué à être une déception récurrente, élection après élection, alternance après alternance ? Une politique démocratique sans leader entrainant et populaire, risque de se transformer en discussion pour spécialistes, interrompue à intervalles réguliers par des révoltes violentes, dans l’abstention montante.

Tant il est vrai qu’il y a un lien profond entre le leadership et la passion politique.

Bibliographie

Bainville (Jacques), Napoléon, Éditions Texto, 2012.

Cohen (Yves), Le siècle des chefs, Éditions Amsterdam, 2013.

Ferraris (Maurizio), Postvérité et autres énigmes, Presses Universitaires de France, 2019.

Monod (Jean-Claude), Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ?, Seuil, 2017.

Roussellier (Nicolas), La force de gouverner : Le pouvoir exécutif en France, XIXe- XXIe siècle, Gallimard, Essais.

Winock (Michel), François Mitterrand, Gallimard, Folio, 2015.

Édition : Florent Parmentier / Odile Gaultier-Voituriez Mise en forme : Marilyn Augé Pour citer cette note : GUIBERT (Philippe) « Le chef est-il condamné à décevoir ? Conditions du chef à l’ère numérique », Sciences Po CEVIPOF, note 6, février 2021, 8 p.

19.

Albert Camus, Discours de Stockholm, réception du prix Nobel de littérature, 1957, Paris, Gallimard, 2012.

Références

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