COLLECTION CARNETS DE VILLE

À la Bastille...

COLLECTION CARNETS DE VILLE dirigée par Pierre Gras

Les trois quarts de la population du globe vivent en milieu urbain et tout indique que cette proportion va s'accroître au cours du XXIe siècle. Les villes constituent, depuis leur origine, un vivier culturel majeur pour la plupart des civilisations. Mais qu'en sera-t-il demain ?

Renouant avec la tradition des voyages philosophiques, dans le désir de la renouveler et de l'actualiser, la collection Carnets de ville se propose de faire émerger les enjeux liés au devenir du monde urbain, tout en révélant la dimension culturelle et poétique des lieux vivants que sont les villes.

Cette nouvelle collection de « récits de voyages urbains » s'efforce d'associer la rigueur des informations et des analyses proposées depuis des positions très diverses (historiens, géographes, sociologues, philosophes, ethnologues, journalistes, architectes...) et une écriture propre à stimuler chez le lecteur l'imaginaire et le plaisir de la découverte.

DÉJÀ PARUS

Serge Mouraret, Berlin, carnets d'amour et de haine.

Pierre Gras, Mémoires de villes.

Suzana Moreira, Sào Paulo, violence et passions.

Jacques de Courson, Brésil des villes.

Pierre Gras, Ports et déports ; de l'imaginaire des villes portuaires.

COLLECTION CARNETS DE VILLE

Jean-Paul Blais

À la Bastille...

Voyage autour d'une place

L'Harmattan L'Harmattan Hongrie L'Harmattan Italia 5-7, rue de l'École-Polytechnique Hargita u. 3 Via Bava, 37

75005 Paris 1026 Budapest 10214 Torino

FRANCE HONGRIE ITALIE

© L'Harmattan, 2004 ISBN : 2-7475-5955-6 EAN : 9782747559553

« À la gloire des citoyens français qui s'armèrent et combattirent pour la défense des libertés publiques... »

(Inscription figurant sur le piédestal de la colonne, place de la Bastille)

À LA BASTILLE...

PROLOGUE

Je me suis souvent arrêté place de la Bastille, impressionné par le Génie ailé enrichi des reflets du soleil couchant sur un bronze redoré depuis le bicentenaire de 1789. Dominant la place, bras tendus, perché avec élégance à une quarantaine de mètres du sol, ce génie évoque la Liberté qui voltige au-dessus des toits de Paris :

« Paraît qu'là-haut il s'embête, il voudrait bien s'envoler »,

chantait Aristide Bruant. J'aurai cependant bien des

difficultés à éviter la circulation automobile pour m'appro-

cher de la colonne au centre de la place, pour grimper

jusqu'au chapiteau et plus encore pour trouver les traces

de la célèbre prison, la forteresse de la Bastille. À peine

visible, le pourtour de l'ancienne forteresse est signalé au

sol par une triple rangée de pavés colorés. Fixées sur des

immeubles, quelques inscriptions commémorent les

événements : « À

au numéro 3 de la place et «

au numéro 5

de la rue Saint-Antoine. Sur la place même et à ses

abords, les cafés empruntent pourtant leurs noms à

l'histoire :

et

pour un cinéma.

Dans mon souvenir, des images du quartier de la Bastille s'accumulaient comme autant de cartes postales : affiches des manifestations politiques, scènes du Paris populaire, photographies de la colonne de Juillet, publi- cités pour l'artisanat du meuble... Malgré ce fatras, la Bastille demeurait un espace historique parisien chargé de symboles : la liberté, la démocratie ou le refus de l'arbitraire. Pourquoi cet espace fonctionnel, sans qualités exceptionnelles, a-t-il autant de puissance symbolique ? Il me semble aujourd'hui que le lien entre le monument central de la place — une colonne commémorative — et son contenu — le tombeau des révoltés de 1830 et de 1848 — n'est pas perceptible immédiatement. Or c'est sans doute ce lien qui donne à cette place sa grandeur, malgré son absence de « composition urbaine », selon l'expression utilisée dans les leçons d'urbanisme. L'objet de ce « surplace », de ce voyage autour d'une colonne, est de saisir à la fois tous les éléments qui donnent sens à cette place publique.

Une question professionnelle accentuait chez moi ce désir de comprendre : comment un espace dont le dessin n'est pas maîtrisé a-t-il pu conserver une telle importance politique dans la longue durée ? Comment un urbaniste peut-il prendre en compte dans un projet urbain la mémoire des lieux ? Et d'abord, comment reconstituer cette mémoire ? Entre une perception nostal- gique qui refuse le changement et le délit d'absence de mémoire, le renouvellement urbain, si prisé aujourd'hui, peut-il faire table rase du passé ?

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PROLOGUE

Approcher une place

Au fil du temps, cette place a accueilli la liberté, la chute du despotisme, la guillotine, les colères ouvrières, la fabrique et la vente des meubles, les dépôts de bois et de charbon, les jambons, la ferraille, la brocante, le piano à bretelles, les concentrations de motards, l'entrée dans le Paris historique du Marais, l'opéra, l'avant-garde de la peinture, les balades en rollers, les défilés de chars technos, les fêtes foraines, les bals du quatorze juillet, les défilés syndicaux... et, ce qui étonne sans doute le plus, une colonne, un mausolée accompagné de son caveau.

Cette variété d'usages suffirait déjà pour délimiter un lieu exceptionnel, que l'érudit qualifiera de « haut lieu » ou de théâtre des jeux politiques. Il s'agit d'un espace qui possède des qualités monumentales et dans lequel l'inves- tissement social et historique est particulièrement visible.

La richesse de cette place ridée par les traces de l'histoire est à l'évidence de persister à rester un espace effervescent qui renforce le sentiment qu'un peuple a de lui-même, un espace à la fois populaire et prestigieux. Même si, pour le piéton d'aujourd'hui, cette place bordée d'une désastreuse erreur d'architecture est surtout un carrefour giratoire livré aux bruits et aux odeurs de la circulation automobile.

Encerclée alors par trois espaces libres (fossés et remblais vers l'Est, place de la porte Saint-Antoine et place Saint-Antoine), la prison de l'arbitraire se dressait là. «Et je vois, note Louis-Sébastien Mercier à la veille de 1789, la Bastille que Charles V fit bâtir, sans en deviner le

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futur emploi, et que tout ami des lois ne considère point sans s'indigner et gémir » (1). Michelet commentera plus tard : «Le monde entier connaissait, haïssait la Bastille.

Bastille, tyrannie, étaient, dans toutes les langues, deux mots synonymes » (2). La forteresse, une « chienne accroupie » selon Henri Béraud (3), avec ses hautes tours, ses énormes murailles, son pont-levis et ses fossés n'est plus là. Mais la prise de la Bastille reste l'élément fondateur de la Révolution, même si ce ne fut qu'un moment comme un autre dans un processus de révoltes déjà engagées depuis quelques années en France et dans d'autres pays européens. Paris grondait déjà avant juillet 1789. En avril, lors de l'assaut de la manufacture de papiers peints de Réveillon, rue de Montreuil, il y aurait eu, dit-on, des centaines de morts et de blessés alors que le 14 juillet ne fit « que » quatre-vingt dix-huit tués.

Dès qu'il s'agit de fusionner avec le peuple parisien, les manifestations marquent un arrêt sur la place de la Bastille, en partent, y arrivent. Cette place a le sens des décors éphémères : écrans géants, oriflammes, constructions provisoires. La pyramide de fleurs déposée lors de l'enterrement de Malik Oussekine, victime d'une

« bavure » policière en 1986, en est un exemple, comme l'hommage rendu à François Mitterrand dix ans plus tard : au milieu des bougies et des roses, les murmures de la place de la Bastille étaient à peine troublés par les vibrations du Temps des cerises. Échos d'autres rencontres plus anciennes : en 1790, la fête de la Fédération y fut la première grande manifestation républicaine. En 1848,

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