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Dans un recueil où l événement tient le devant de la scène, se pencher sur une. Marcher, courir : écriture et non-événement

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Academic year: 2022

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Mariagrazia Margarito Université de Turin

en tant que coureur de fond […] j’avais le sentiment qu’en quelque sorte nous nous comprenions.

Malgré la différence de niveau des uns et des autres, il y a des choses que seuls les coureurs partagent et comprennent1

D

ans un recueil où l’événement tient le devant de la scène, se pencher sur une donnée antonymique telle que « le non-événement » pourrait sembler de mauvais aloi. Non que cette notion ait été laissée pour compte dans les travaux à l’origine des contributions ici rassemblées, mais l’importance que notre époque accorde au dire et au montrer des médias a cantonné le non-événement dans leurs marges : le non-événement est ce qui n’est pas annoncé ou affiché par les médias.

Mais si l’événement se « déréalise » par sa présence dans les médias2, à l’opposé, le non-événement acquiert une indéniable prégnance dans le réel. Nous allons nous centrer ici sur un non-événement encore peu étudié, qui depuis longtemps nous interpelle par son « être-là » comme continuum, statut qui expliquerait peut-être le peu d’attention dont il a été l’objet.

À partir d’un corpus de travail hétérogène, à focalisation thématique, la marche, la course à pied sous les différentes formes par lesquelles elles se décli- nent (marche, randonnée, longs parcours – jusqu’au Camino de Compostelle – jogging, marathon), nous allons analyser les données discursives par lesquelles

1. Haruki Murakami, Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, Paris, Belfond, 2009, p. 79.

2. Voir Quéré (2013).

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les mouvements répétés, l’effort, la routine de l’entraînement ou le choix de la marche ou de la course comme fuite sont « énoncés ».

Nous ne prendrons pas en compte le côté sportif en tant que performance et compétition (excepté un cas, dans le cadre de cette recherche, où nous verrons comment se place un scénario de compétition, voire de victoire), mais les temps longs des entraînements, dont on parle si peu, des temps qu’on oublie et qui jamais ne sont un « événement », ou qui représentent une séquence de micro- événements considérés comme futiles (le pas, le pas de course, le souffle, le regard sur ce qui entoure le coureur, le marcheur…).

Nous avons voulu privilégier la comparaison marche, course / écriture, lan- gage. Voilà donc deux pivots de la présente recherche : le non-événement de la marche et de la course, et l’avancée du corps en mouvement assimilée à des don- nées linguistiques. Le corps qui marche, qui court, les remplit. Comment se dit cette complétude ?

1. Un corpus hétérogène

Un corpus n’est jamais un ensemble de données déjà organisées, prêtes à être consommées par le chercheur. Il est construit à partir de visées et d’hypothèses, où le langagier et l’extra-langagier – pour qui s’occupe de langue – sont imbriqués et mêlés. On construit ainsi un véritable terrain d’analyse : un « dispositif d’obser- vation », selon la formule de Mazière (2005 : 11).

Ce corpus devait être représentatif des phénomènes que nous voulions y déce- ler, avoir quelque homogénéité au-delà du focus thématique sur la marche et la course que nous avions choisi. Il s’agit donc d’un corpus en langue française, qui comprend cependant une traduction en français, et qui se caractérise par une hétérogénéité multiforme (Moirand 2004c : 73) de typologies textuelles variées (textes de fiction, romans, poèmes, essais de philosophie et d’anthropologie, guides, articles de revues spécialisées, textes de la presse engagée…). Quant aux observables, la quête du continuum que nous visions – c’est-à-dire l’entraîne- ment, le pas-à-pas, le micro-événement que chaque pas représente – tel qu’il est énoncé dans la matérialité de la langue, cette recherche donc nous a mise face à une toile de fond nous rappelant le « silence fondateur de la parole » d’E. Orlandi (1997) : là où l’événement serait justement la parole, dans la course comme dans la marche, « l’événement » serait alors la rupture du continuum.

Le corpus est constitué des textes suivants :

– Jean Echenoz (2008), Courir, Paris, Éditions de Minuit (E)

– Frédéric Gros (2009), Marcher, une philosophie, Paris, Carnets Nord (G) – Franck Michel (2004), « De la randonnée à la révolution », Le Monde diploma- tique, août 2004 (FM)

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– Haruki Murakami (2009), Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, Paris, Belfond (HM)

– Gustave Roud (1984), Essai pour un paradis suivi du Petit traité de la marche en plaine, Lausanne, L’Âge d’Homme (R)

– Running (2011), n° 110 (Run)

– Chemins de Saint-Jacques. La voie de Tours. La voie limousine. La voie du Puy. La voie d’Arles. Le Camino (2009), Paris, Gallimard (Chemins).

2. Corps dit, corps non dit, corps-à-dire

Cette recherche d’un continuum si peu explicité jusque-là nous a contrainte à rechercher un écheveau qui permette la mise à plat de ce corpus, à des fins d’ob- servation. Nous avions des thèmes et des textes, et le désir de prendre à bras-le- corps cette masse foisonnante d’observables.

Nous avons ainsi privilégié les entrées lexicales et leurs environnements contextuels, repérables à la surface discursive du corpus, à partir d’un double questionnement :

– Ce corps qui marche et qui court, est-il « énoncé » ? et comment l’est-il ? – Comment la dichotomie traditionnelle corps / esprit est-elle modulée dans un corpus représentatif du discours sur la marche et la course à pied ? Aussi décon- certant que cela puisse être, ce corps-à-dire est-il vraiment « dit », ou à peine dit, ou surtout « réfléchi » (= objet de réflexion) ? Finalement est-ce un « corps- à-dire » parce que non complètement « dit » ? Ce qui peut paraître surprenant à une époque comme la nôtre où le corps immobile est glorifié et réifié, alors que le corps en mouvement, mobile donc et soumis à l’effort, est presque exclusivement cantonné dans les disciplines sportives3.

Nous avons ainsi remarqué que la plupart des textes du corpus révèlent par focalisation discursive un « en-dehors » du corps, le marcheur ou le coureur s’ap- propriant en premier lieu le paysage :

Il y a toujours, pour qui a marché longtemps afin de parvenir au détour du chemin à une contemplation recherchée, quand elle vous est donnée, une vibration du paysage.

Il se répète dans le corps du marcheur. L’accord de deux présences, comme deux cordes qui consonnent, vibrent et se nourrissent chacune de la vibration de l’autre, c’est comme une relance infinie. (G : 39-40)4

3. « Jamais sans doute comme dans nos sociétés contemporaines on a aussi peu utilisé la mobilité, la résistance physique individuelle. L’énergie proprement humaine, née des ressources du corps, même les plus élémentaires (marcher, courir, nager…), est rarement sollicitée au cours de la vie quotidienne, dans le rapport au travail, aux déplacements, etc. » (Le Breton 2007 : 211).

4. Dans les citations du corpus, les pages suivent le sigle du texte de référence.

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Quand je cours, je n’ai pas à écouter le premier venu, ni à lui parler. Simplement je regarde le paysage qui défile, et c’est très beau ainsi. C’est un temps dont je ne peux me passer. (HM : 24)

seulement une vibration parmi les arbres et les pierres, sur les chemins. Marcher comme une respiration du paysage. (G : 111)

Par la géographie des routes, par le paysage, il y a ainsi une réappropriation de la solidarité humaine, suite à des rebonds de réflexions sur la filiation des généra- tions. Les chemins de pèlerinage sont en cela exemplaires : nous marchons sur les pas des pèlerins qui nous ont devancés :

Le pèlerin qui arrivait ici après les années 1030-1035 éprouvait une émotion particulière empreinte d’admiration et de crainte […] Puis, soudain, avant de franchir le portail […] le visiteur levait les yeux sur l’un des spectacles les plus merveilleux mais aussi les plus terrifiants qu’il lui fût donné de voir [tympan de l’Abbaye Saint-Pierre de Moissac]. (Chemins : 168)

Pèlerinage ou nomadisme, une chaîne humaine traverse les époques :

Le sentier, ou même le chemin, est une mémoire incisée à même la terre, dans la trace des nervures du sol des innombrables marcheurs ayant hanté les lieux au cours du temps, une sorte de solidarité des générations nouée dans le paysage. (Le Breton 2007 : 216)

Le paysage nous renvoie à l’implicite de la dominance du visuel, et ce lien pay- sage-visuel nous autorise à signaler combien l’en-dehors du corps est impliqué.

Quant à l’« en-dedans » non physique, non anatomique du corps en mouve- ment, le maître thème est celui de la pensée, de la re-connaissance de soi, de la liberté, de la spiritualité. Raconter sa marche, sa course revient presque unique- ment à énoncer les pensées du marcheur ou du coureur, qui se dévident :

Mais peut-être ces jeunes filles [des étudiantes de Harvard qui courent le long de la Charles River] n’en savent-elles pas encore autant que moi sur le chapitre de la souffrance. Il est d’ailleurs naturel qu’elles n’aient pas besoin de le savoir. Telles sont les pensées fugitives qui me traversent l’esprit […] j’aime regarder ces jolies filles courir.

Et ce faisant, une pensée évidente me frappe : une génération prend la place de la précédente. C’est ainsi que le monde marche. (HM : 96-97)

Il manque cependant le plus souvent des énoncés centrés sur le corps de l’énon- ciateur marcheur ou coureur : « le corps énoncé » n’est alors qu’accidentellement le corps anatomique, le corps pourvu de nomenclature physique (bras, jambes, estomac, ventre…).

Pour le retrouver, nous avons inclus dans ce corpus un mensuel comme Running, revue d’information sur les courses (toutes typologies confondues, des courtes distances aux grands marathons), sur les entraînements, l’alimentation en

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vue d’obtenir de meilleures performances, etc. Le corps dont traitent les articles est évidemment énoncé par un lexique de spécialité :

Le gros avantage du travail de course ou de marche rapide en côte, c’est qu’il va pouvoir être très efficace au niveau cardiovasculaire, sans danger de blessure. (Run : 33) pour échapper à ce piège [la monotonie] et optimiser son potentiel, il convient de s’entraîner à des intensités variées et proches de la vitesse de course. (Run : 35) La baisse de performance peut également provenir de la déplétion des réserves de glycogène. (Run : 47)

Ces hormones et autres médiateurs vont au contraire fortement stimuler les gènes impliqués dans l’adaptation des tissus et donc favoriser les progrès. (Run : 47) Ce qui est beaucoup moins présent dans ces textes, c’est ce qui est pour nous, comme nous l’avons désigné, « le corps-à-dire », parce que non dit : le corps du coureur, du marcheur, mais le corps « énoncé » par celui qui court, qui marche (et qui écrit), le corps « pensé-couru-énoncé ».

On trouve cependant quelques aperçus du corps du marathonien Émile Zatopek qui, lui, est bien dit dans Courir, l’ouvrage d’Echenoz. Sans faille, du début à la fin de cette biographie romancée, le corps qui est dit est celui que les spectateurs voient ; à nouveau donc, il y a dominance de la vue, mais là, même dans la fiction, jamais d’énonciation auto-réflexive du coureur :

Émile, on dirait qu’il creuse ou qu’il se creuse, comme en transe ou comme un terrassier. Loin des canons académiques et de tout souci d’élégance, Émile progresse de façon lourde, heurtée, torturée, tout en à-coups. Il ne cache pas la violence de son effort qui se lit sur son visage crispé, tétanisé, grimaçant, continûment tordu par un rictus pénible à voir. Ses traits sont altérés, comme déchirés par une souffrance affreuse, langue tirée par intermittence, comme avec un scorpion logé dans chaque chaussure. (E : 49-50)

Bouche bée ou hurlante, éberlué par la performance autant que par cette manière de courir impossible, le public du stade n’en peut plus […] Ce type fait tout ce qu’il ne faut pas faire et il gagne. (E : 46)

Quant à cet en-dedans du corps et à sa puissance effusive dans la production d’énoncés, l’explicitation des pensées de celui qui marche (beaucoup moins de celui qui court) nous est bien connue. Marcher aide à penser, à réfléchir et c’est un constat qui mériterait d’être détaillé : que d’ouvrages littéraires, philosophiques, historiques, politiques ont surgi, ont été peaufinés au rythme des pas pendant une marche, une randonnée ! Notre corpus est parcouru d’intertextes, de la célèbre citation de Rousseau :

Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans les voyages que j’ai faits seul et à pied. (Confessions, livre IV)

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jusqu’aux notations philosophiques de Gros pour qui marcher est une philosophie : Marcher finit par réveiller en nous cette part rebelle, archaïque […] Parce que marcher nous met à la verticale de l’axe de vie : entraînés par le torrent qui jaillit juste en- dessous de nous. (G : 15)

Marcher longtemps pour retrouver […] l’homme d’autrefois, le premier homme.

(G : 102)

En marchant, il y a toujours quelque chose à faire : marcher. Ou plutôt non, il n’y a plus rien à faire parce qu’on marche justement […] C’est d’une évidence plate comme le monde. Cette obligation monotone libère la pensée. (G : 214-215)

Pourtant, par la pensée le corps-dit peut être repris en boucle et réapparaître dans des formations discursives à caractère philosophique :

marcher ne sollicite jamais que votre corps. Rien de votre savoir, de vos lectures, de vos relations ne va servir ici : deux jambes suffisent, et de grands yeux pour voir. (G : 116- 117)

3. Marcher et écrire, courir et s’inscrire

Une symbolique puissante et valorisante est inscrite dans l’interdiscours5 lorsque les textes énoncent course et marche. Les axiologies auxquelles on renvoie sont éminemment positives, surtout lorsqu’elles accompagnent cette symbolique.

Laquelle se caractérise par un rappel continu de comparaisons, au cœur des sym- boles, où le comparé – la marche, la course – est relié à des séries de comparants qui pourraient aboutir au stéréotypage. Les textes des anthropologues, des socio- logues, voire des politologues et des poètes sont d’importants supports pour notre analyse.

Cette symbolique supportée par des comparaisons nous donne :

– la marche comme premier résultat ou comme cause (rapport cause-effet) de la bipédie, et par là, source et marquage de la civilisation

La marche nous rappelle la bipédie et ce qu’elle nous a offert : nos civilisations.

(FM : 25)

– l’homme en marche parce que homme debout (citer Giacometti devient incontournable)

5. « La notion d’“interdiscours” est utilisée principalement en analyse du discours. Elle peut être définie comme l’ensemble des discours (relevant de discours antérieurs du même genre, de dis- cours contemporains d’autres genres, etc.) avec lesquels un discours déterminé est en relation implicite ou explicite » (Krieg-Planque 2012 : 189) [note de l’auteure]. Il s’agit d’une définition de l’interdiscours assez éloignée de celle proposée par Pêcheux en théorie du discours [note des éditrices].

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Le sculpteur suisse Alberto Giacometti, célèbre par ses personnages filiformes, considérait avant tout l’homme debout comme un homme en marche, avec dignité et sensibilité. (ibid.)

– la marche comme mère des migrations

– la marche comme fuite et comme apprentissage de la liberté

elle [la marche] peut également se muer en un prélude à l’apprentissage de la liberté, et s’imposer comme le premier pas d’un acte de résistance. (ibid.)

– l’homme debout est aussi l’homme révolté, pour une réappropriation de la liberté

– la marche collective comme résistance, comme révolte, comme acte collectif politique

– la marche comme manifestation : les défilés politiques, les cortèges de contes- tation (mais aussi les défilés d’agression et de pouvoir, comme les marches mili- taires) ; et comme exil et persécution

La mère des marches contestataires porte une date : le 1er Mai […] Le premier de tous les 1er Mai fut celui de 1890, à Chicago. Il a transformé une simple grève de protestation en marche organisée et collective. La voie était tracée pour marcher dès que le monde va mal […] On marche pour monter un jour les marches du pouvoir et de la gloire [la marche de Mao Zedong 1934-1935] Il faut également évoquer les célèbres marches pacifiques, celle du sel de Gandhi en 1930, ou celle de la paix de Martin Luther King, en 1963 […] Il y a aussi des marches qui s’apparentent à des exils. Voilà près d’un millénaire que les Tsiganes – ou leurs ancêtres – ont fui le nord de l’Inde pour échapper à l’esclavage. (ibid.)

Quant aux axiologiques, en plus des valorisations positives liées à la solidarité, à la liberté, à l’origine (le premier homme), à la révolte, à la résistance, des axiologies négatives se rattachent aux marches collectives militaires, agressives, destructrices et, au niveau individuel, aux notions d’effort, de souffrance, de solitude. Chaque axiologie peut être pourvue de virtualités lui permettant de figurer positivement ou négativement, telle la solitude qui peut se trouver dans un environnement phrastique à charge euphorisante (communément la solitude philosophique – o beata solitudo, o sola beatitudo) :

C’est impossible d’être seul quand on marche, tellement on possède de choses sous son regard, qui nous sont données, qui sont à nous par cette prise inaliénable de la contemplation. (G : 80)

ou à valeur de dysphorie fortement accentuée

Dans certains aspects de ma vie, je suis allé chercher la solitude de manière active [la course, le labeur de l’écrivain]. Parfois, pourtant, ce sentiment de solitude, comme

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de l’acide qui se déverse d’une bouteille, peut ronger inconsciemment le cœur de quelqu’un et le dissoudre. (HM : 27)

Nous avions avancé plus haut que des processus de fixation (de stéréotypage) sont possibles, à partir, par exemple au niveau lexical et lexicographique, d’acceptions telles que « épreuve ou séance prolongée qui exige une grande résistance » (Petit Robert électronique 2009) pour l’entrée marathon, déjà lexicalisée.

Dans cet archipel d’observables, véritable ensemble spongieux de données hétéro- gènes que nous décrivons dans ces pages, des observables qu’un jeu de mots facile nous porterait à définir comme « non encore observés », la notion si féconde de représentation sociale ne saurait être négligée. Ce sont ces formes de connais- sances et de « pratiques » sociales (Jodelet 1989 : 45) qui nous permettent de l’utiliser ici, notamment son « efficacité sociale » (ibid.) en tant qu’agissement sur le monde. On rappellera surtout le constat de « la nature discursive » (Py 2004) des représentations sociales et par conséquent le chemin qui conduit aux « pré- discours » (Paveau 2006).

Parmi les « représentations » qui accompagnent la marche et la course, nous citons la solitude angoissante du coureur de fond6, l’effort sans bornes pour un des sports les plus fatigants, la lecture de la course comme défi continuel à soi- même, comme dépassement de limites toujours poussées plus loin :

Et progressivement on étend les limites de ses capacités. Presque insensiblement, on place la barre plus haut. Une opération du même genre que le jogging pratiqué chaque jour pour renforcer ses muscles et développer un physique de coureur. (HM : 82) De façon inattendue, à l’encontre de ces représentations si courantes, Running nous aide à éloigner toute tentation de crispation sur la visée uniquement mélio- rative d’une performance d’entraînement sportif ou de compétition :

Attention toutefois à ne pas oublier votre âge et à chercher toujours à en remontrer aux jeunes. Sachez suivre en profitant du sillage de vos cadets, et en relâchant votre effort au bon moment. Vous n’avez plus rien à prouver ! (Run : 37)

Parmi nos observables, et dans les cadres théoriques que nous évoquons et que nous relions entre eux par hybridation, des équivalences inhabituelles apparais- sent et posent pour notre réconfort des jalons dans notre quête de rigueur métho- dologique. Ainsi, si l’on se rattache à la grande symbolique de la marche, il reste encore la marche utopique, la vie. Mouvement vital, s’il en est, avec le souffle, le battement de cœur, la course et la marche sont assimilables à la fois à l’identité

6. On peut rappeler ici le texte culte de Sillitoe (1963), La solitude du coureur de fond (trad. Delgove), Paris, Seuil.

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et à la perte d’identité. Un philosophe marcheur et un romancier marathonien les énoncent, et nous soulignons l’heureuse circonstance de ces doubles identi- tés de nos auteurs : philosophe et marcheur (Gros), romancier et marathonien (Murakami) :

– En amont, un éloge dont le clivage vers la comparaison ne surprendrait pas, éloge de la marche comme ressource profondément identitaire, de reconnaissance de soi :

Écrire franchement sur le fait de courir, c’est, je crois, également écrire franchement (à un certain degré) sur moi-même en tant qu’homme. (HM : 9)

– En aval, la dénégation de cette même identité :

En marchant, on échappe à l’idée même d’identité, à la tentation d’être quelqu’un, d’avoir un nom et une histoire […] La liberté en marchant, c’est de n’être personne, parce que le corps qui marche n’a pas d’histoire, juste un courant de vie immémoriale.

(HM : 15)

Marcher devient ainsi la preuve d’un « courant de vie immémoriale », mais la marche, la course comme écriture aussi, avec mises en abyme parfois étonnantes.

Marcher, courir s’inscrivent finalement dans le corps, et ce dernier dans l’écriture.

Si pour Nietzsche « On n’écrit pas qu’avec sa main ; on n’écrit bien qu’“avec ses pieds” » (G : 34), pour Murakami le corps du coureur est bien « dit » lui aussi, puisque ses muscles, ses genoux sont inclus dans l’interlocution :

Les muscles sont comme des animaux au travail, dotés d’une bonne mémoire […]

Tant qu’on leur explique ses attentes, qu’on leur montre concrètement des exemples de la quantité de travail qu’ils doivent encaisser, les muscles obéissent et s’endurcissent insensiblement […]. Nos muscles sont très consciencieux. (HM : 75)

Tout est mis à plat sur fond de durée temporelle. Le temps, indéniablement, temps de la course et temps de l’écriture, continuum non événementiel mis enfin en gloire :

la marche est monotone […] Il y a toujours, dans ces épopées du pèlerinage ou de la randonnée, infiniment plus de pages sur les haltes que sur les parcours eux-mêmes, L’événement n’appartient jamais à la marche, il est ce qui l’interrompt. (HM : 214) Par le recours aux binômes marche / temps, course / temps, le concept de linéa- rité (notion chère aux linguistes) peut être mis en discussion. Notre analyse, qui procède par démarches interprétatives, a vu le continuum de l’entraînement quo- tidien, du pas après pas, grande ou petite foulée, se rapporter, par des données linguistiques, au corps, au paysage :

Croire au temps linéaire, c’est croire à la plus rassurante des illusions. Certains s’y refusent, et leur secret désir c’est de faire un absolu de chaque seconde. Leur châtiment :

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d’y parvenir peu à peu. Ils ne sont plus un être qui se transforme, ils sont une succession infinie d’êtres distincts. Plus de paysage, mais un brouillard immense et quelque part là-dedans perdue, une face humaine aux yeux de qui toutes choses s’énumèrent une à une sans rien signifier. Ils croient encore vivre, parce qu’une illusion le leur permet encore, celle précisément qui permet de suggérer le continu du mouvement par une suite d’images discontinues. (R : 108)

Il reste encore la marche utopique, image de la vie, actualisée dans l’écriture et dans le langage, vu comme un extraordinaire système productif :

Toujours à faire, à produire, toujours à s’occuper […] le langage est pris dans la fabrication quotidienne du monde […] Le langage, c’est un mode d’emploi, un cahier des charges. Dans le silence de la marche […] on écoute mieux alors, parce qu’on écoute enfin ce qui n’a aucune vocation à être retraduit, recodé, reformaté. (R : 89) Dans cette citation, le lexique utilisé pourrait se rapporter à des activités linguis- tiques (coder, traduire), mais une facette nous est montrée, qui n’est pas mon- naie courante dans la littérature linguistique : l’idéal d’un langage qui serait sans émergences discursives, sans « machinerie produisante » et où le non-événement trouverait sa place et, qui sait, son rayonnement.

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