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Comme ce serait beau d être une femme subissant le coït

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Academic year: 2022

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“Comme ce serait beau d’être une femme subissant le coït ”

« Comme ce serait beau d’être une femme subissant le coït », constitue la phrase inaugurale de l’entrée du Président Schreber dans la maladie. Un matin, au réveil, Schreber est

traversé par cette « fantaisie », comme la nomme Freud1. Ce désir d’être une femme devient l’élément le plus stable du délire de Schreber. D’abord rejeté activement, il se réconciliera avec ce désir de transformation en le rapportant à un dessein divin. Schreber écrit dans ses Mémoires : « Dieu n’entreprendrait jamais de se retirer de moi (…) mais il cèderait tout au contraire et d’une façon continue à l’attraction qui le pousse vers moi s’il m’était possible d’assumer sans cesse le rôle d’une femme que j’étreindrais moi-même sexuellement, si je pouvais sans cesse reposer mes yeux sur des formes féminines, regarder sans cesse des images de femmes, et ainsi de suite ». Si dans la première phase de la maladie,

l’émasculation est rejetée dans un mouvement de « protestation virile » qui associe la castration et le fait, écrit Schreber, « d’être livré à cet homme, en vue d’abus sexuels, pour être ensuite tout bonnement « laissé en plan » c’est-à-dire sans doute abandonné à la putréfaction ». Dans la seconde phase, la question de la castration, de la différence des sexes et de la mort ne sont plus. A l’inverse, Schreber écrit : « Dieu réclame un état

constant de jouissance comme étant en harmonie avec les conditions d’existence imposées aux âmes par l’ordre de l’univers (…) c’est alors mon devoir de lui offrir cette jouissance ».

Il est alors question d’harmonie, de béatitude, de fusion et non plus de séparation, de

manque, de mort. Schreber est tout à la fois épouse de Dieu et Mère de l’humanité, fécondé par un miracle, à l’image de la Sainte Vierge, « une femme qui n’a jamais eu de rapport avec un homme » écrit-il.

Si Freud évoque la bisexualité dans ce qu’elle permet de penser l’homosexualité, il nous semble que cette bisexualité, en tant que construction psychique, permet l’hétérosexualité en ce qu’elle inclut la reconnaissance de la différence des sexes, tout en protégeant de la question du manque de l’autre sexe. C’est cette proposition que nous allons soumettre à la réflexion en nous appuyant sur une clinique particulière, celle des sujets dits sex addict.

Qu’est-ce que cette addiction au sexe interroge du côté de la bisexualité psychique et de ses ratés ? En quoi le paradigme de l’hypocondrie est-il pertinent pour entendre autrement les liens entre l’addiction sexuelle et les avatars de la bisexualité psychique ? Longtemps associée dans la tradition médicale et psychopathologique à l’hystérie, la mélancolie et les folies obsessionnelles, l’hypocondrie n’a cessé d’évoluer selon les paradigmes psycho- pathologiques en vigueur. En dépit des grandes catégories dans laquelle la forme

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hypocondriaque se trouve rangée, on remarque toutefois que les descriptions cliniques restent assez stables. Paradigmatique d’une sémiologie d’un corps érotique souffrant,

poussant au plus loin l’idée d’une rationalité des signes, l’hypocondrie offre au clinicien une belle illustration du rapport étroit que peuvent entretenir le registre des sensations

corporelles et celui de l’imagination. Prisonnier d’une écoute auto-érotique repliée sur les manifestations du corps propre et de son fonctionnement, l’hypocondriaque se prend lui- même comme objet d’une étude scientifique délirante où se mêlent topographies corporelles imaginaires et fonctions du corps fantastique. Dans ce type de fonctionnement, l’animisme, la pensée magique prennent une grande importance pour construire dans l’actualité des douleurs-excitations du corps une théorie corporelle infantile. Et lorsque l’identification (à l’être perdu, au mort) vient se loger dans un organe, tout est en place pour permettre à l’hypocondriaque de devenir mère de sa propre douleur, une mère Ô combien folle de ses enfants organes. Pour Pierre Fédida : « Le deuil hypocondriaque ressemble à une sorte de travail de grossesse où le sujet serait somatiquement celui qui porte en lui le pénis séparé dont la souffrance est propre à se laisser prendre pour celle d’une certaine castration. » (Fédida, 1972). Pathologie de la solitude, pathologie de la confiance dans l’autre, que se passe-t-il lorsque la folie hypocondriaque colonise le orifices limites (bouche, vagin, anus et leurs annexes) venant occuper le devant de la scène de toute la sensitivité somatique. Ici, l’hypocondriaque sexuel, tel un espion, un surveillant, un témoin de lui-même, compare, examine, et étudie les moindres signes émanant de ses propres zones érogènes, en demande urgente de soin. Car dans cette auto-évaluation permanente, intrusive, implacable, on

trouverait une forme paradoxale de demande de tendresse du corps pour lui-même. Et si l’addiction sexuelle pouvait s’entendre comme un langage d’organe ?

À partir de sa clinique avec des patients néo-sexuels, Joyce Mc Dougall émettait l’hypothèse de l’existence d’un fantasme inconscient consistant à la croyance selon laquelle il n’existe qu’un sexe pour deux. Pour elle, les solutions néo-sexuelles non seulement protègent contre des terreurs conscientes face à la sexualité adulte mais également contre la perte de

l’identité sexuelle et même de l’identité subjective : « Par le biais de l’appropriation imaginaire du sexe du partenaire, il y a invariablement la révélation de la récupération fantasmatique de sa propre intégrité sexuelle qui maîtrise l’angoisse de castration et qui rassure le sujet contre la peur – plus primitive – de la perte des limites corporelles ou du sens de l’intégrité corporelle.» (Mc Dougall 1989). Ici, à l’instar des fonctionnements psychosomatiques, le corps érotique tout entier s’offre comme surface de représentation.

L’angoisse de castration serait ici difficilement métaphorisable : il faudrait alors

compulsivement rechercher des pénis, organes dans la réalité externe pour survivre à une angoisse de castration devenue angoisse identitaire. Si la solution addictive permet de fuir la survenue d’angoisses primitives de morcellement physique ou psychique, et d’éviter la

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terreur fondamentale du vide dans laquelle le sentiment d’identité risque de basculer, le résultat atteint n’en reste pas moins insatisfaisant. Le caractère compulsif se charge alors de répéter inlassablement les conditions de l’insatisfaction paradoxalement protectrice en comparaison avec le risque hautement plus angoissant de vivre plus près de ses désirs.

Dans le délire de Schreber, on retrouve aisément cette idée d’un retour à l’idéal de la position passive de l’infans associé à l’illusion d’être Un, d’être le Tout, Dieu ou déchet cadavre, l’harmonie précédent l’épreuve et l’expérience du manque. Du côté de sujets pris dans l’addiction au sexe adeptes du fist-fucking (consistant pour le fisté à être pénétré par l’anus par le poing et l’avant-bras du fisteur) les discours qui accompagnent ces pratiques évoquent souvent le retour à un éprouvé de « sensation pure, d’une douceur inouïe » et le sentiment d’unité plus que d’union. André Beetschen (Beetschen, 2000) voit dans la

pratique du fist-fucking une manière d’éprouver « la sensation très excitante de chaleur et de palpitation, comme la réalisation agie d’un fantasme de retour au ventre maternel…

« mais pas avec ma mère ! » s’écriait son patient. Si Schreber lutte dans un premier temps contre cette fantaisie d’être pénétré, c’est assurément qu’il l’éprouve comme dangereuse pour son moi, il décompense et construit un délire dans lequel la différence des sexes, le rapport sexuel n’a plus voix au chapitre. Chez les sujets adeptes du fist-fucking on peut s’interroger sur une pratique compulsive de la sexualité qui met hors jeu l’altérité, la différence des sexes, la question du manque (fondamentalement éprouvé mais intraitable psychiquement) interrogeant la construction de la potentialité psychique à la bisexualité.

Ici, l’inaccessible bisexualité psychique rimerait avec unisexe. La problématique prégénitale – organisée autour de l’axe bouche-anus – est ici triomphante. Les notions psychanalytiques de « fixation » et de « régression » peuvent être utilisées pour entendre comment dans les étapes du développement libidinal, la sexualisation excessive de certaines fonctions vitales (alimentation, toilette) impliquant les organes prégénitaux est susceptible de rester très agissante à l’âge adulte. Le sens d’une sexualisation ou d’une désexualisation excessive est ainsi interrogé : si l’activité compulsive obsessionnelle (en déplaçant et métaphorisant) sexualise en quelque sorte le rapport qu’entretient le sujet à certains objets inanimés (verrous de porte, robinets de gaz…) ou à certaines situations (activités de nettoyage, de lavage, d’habillage…) la sexualité addictive, dans un mouvement opposé, désexualise

l’activité sexuelle et instrumentalise le corps des sujets vivants comme s’il s’agissait d’objets inanimés de consommation. On peut voir dans ces solutions agies l’effet d’une version

insuffisamment refoulée de la phase incestueuse du fantasme de l’enfant battu tel que Freud nous la présente en 1919 dans la deuxième séquence de ce fantasme – celle où l’enfant battu se confond avec l’auteur du fantasme d’être battu. Les désirs œdipiens incestueux et meurtriers, qui chez les névrosés ne passent généralement pas les digues de la conscience, envahissent ici le Moi débordé d’angoisse. Dévastateur, le sentiment de

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culpabilité s’éprouve alors sur le mode des auto-accusations mélancoliques. On peut mieux comprendre comment le fait de trouver un metteur en scène sur la scène extérieure (un partenaire qui rabaisse, chosifie) vient paradoxalement soulager ces sujets. Ces

aménagements particuliers via la sexualité agie permettent de conserver des positions sexuelles infantiles garantissant de conserver l’amour des deux parents. En se laissant

« fouiller », « défoncer », chosifier, rabaisser par un partenaire anonyme, le sujet se punit de la double faute d’avoir voulu séduire, et d’avoir été séduit par le parent œdipien, tout en conservant le plaisir masochiste d’être battu par l’objet rival, excitant et excité. Et peut-être, aussi, à ces moments, il se sent vivant. La recherche active d’une douleur corporelle le soulage paradoxalement d’une angoisse massive sans nom. Il est notable que pour fuir son monde interne angoissant, se met en scène la recherche compulsive d’excitations

sensorielles (de plaisir ou de douleur). Ici, le surmoi, plus cruel que protecteur, lui fait vivre ses désirs comme des forces démoniaques, mauvaises et impures. On observe une forme particulière de surmoi externalisé qui punit le Moi à travers les actes compulsivement produits. On entend mieux alors comment le sujet est poussé pour sortir de cet

enfermement incestueux à aller copuler avec des corps anonymes. En prenant les hommes pour des pénis ou des femmes pour des vagins, selon la logique de la métonymie, on entend bien comment le travail de la bisexualité psychique est ici radicalement écarté. La frigidité, comme les conduites sexuelles hyperactives, peuvent ainsi être entendue comme une

tentative de meurtre de la sexualité.

Pour poursuivre revenons sur cette notion de « bisexualité psychique », en insistant sur les deux termes. Effectivement, si Freud emprunte à Fliess l’affirmation d’une bisexualité fondamentale de l’être humain, il ne la fera pas dériver du biologique mais comme l’écrit Didier Anzieu, « la bisexualité résulte d’identifications à la fois masculines et féminines, c’est à dire d’un processus purement psychique : là résidera l’explication purement

psychanalytique ». Cette spécification est essentielle pour saisir ce que signifie la notion de bisexualité dans le champ psychanalytique, elle relève du constat freudien « chez des

individus masculins et féminins se rencontrent des motions pulsionnelles aussi bien masculines que féminines, pouvant les unes comme les autres devenir inconscientes par refoulement » (Freud, 1909, p.145). Freud évoque une « fonction bisexuelle » dans

Psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine (1920), 17 ans plus tard dans L’analyse avec fin et l’analyse sans fin, il s’interroge sur la difficulté d’un « bon usage de la

bisexualité ».

Une des réponses à cette interrogation peut se trouver dans l’idée que la bisexualité psychique procède de processus psychiques, qu’elle est une potentialité de l’appareil

psychique dont la formation est liée à l’histoire individuelle de chacun, plus spécifiquement

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à l’histoire des premières relations. Il peut y avoir là un paradoxe, la bisexualité psychique dans son déploiement émergerait d’un temps où la différence des sexes n’est pas advenue pour la psyché. De ce point de vue, une fonction de la bisexualité serait le traitement psychique de la différence des sexes intriquée à l’angoisse face à la castration. La « pleine fonction bisexuelle », selon l’expression freudienne, ne travaille pas avec les fantasmes d’androgynie, ceux qui tendent à la réalisation d’une sorte d’unisexualité et à réduire, voire effacer la différence des sexes. A l’inverse, la « pleine fonction bisexuelle » s’appuie sur la reconnaissance de la différence des sexes qu’elle tend à relativiser en permettant des mouvements identificatoires d’un sexe à l’autre. Ainsi, cette fonction bisexuelle si elle ne peut être départie du traitement de l’œdipe, de la différence des sexes et de la castration, est intrinsèquement liée à la reconnaissance de l’autre sexe au sens d’une construction fantasmatique de l’autre sexe.

J.-B. Pontalis (1973, p. 106) évoque l’aspect contradictoire de tout mythe de la bisexualité qui contient « deux fantasmes fort différents, voire opposés, dont il tente l’impossible conciliation » (1973, p.17). Un fantasme assurant la pleine possession du phallus, à la fois maternel et paternel, celui-ci tient la différence et un fantasme qui tente de se protéger de toute séparation, castration, mort, fantasme effaçant la différence. La pleine fonction bisexuelle est associée au premier fantasme, celui qui inclut l’autre sexe.

Ainsi, la bisexualité psychique peut être entendue comme une modalité de traitement psychique de l’angoisse de castration. Quand la bisexualité est suffisamment souple et disponible, elle permet un jeu identificatoire riche à partir de sa source, les identifications à chacune des 2 imagos parentales. Ses ratés peuvent prendre plusieurs teintes mais

assurément impliquent les questions narcissiques, du côté du manque, et de l’identité. Une bisexualité psychique bien tempérée impliquerait que le processus identificatoire reste ouvert à la souplesse des transformations. Dans ces situations, les composantes haineuses qui saturent le lien de rivalité hostile éprouvée pour le parent du même sexe déqualifié ne facilitent pas une identification à ce dernier. Le fait de séduire toutes les femmes ou tous les hommes en dehors de son partenaire pourrait alors se concevoir comme une manière

paradoxale d’écarter le mauvais parent du partenaire œdipien, unique objet intouchable.

Pour poursuivre, nous allons évoquer l’histoire de Gaël, suivi environ une année en CMP.

Gaël a 27 ans, il est séropositif, pris dans une compulsivité sexuelle maniaque, très

destructive et sans objet. Lors d’une séance où son psychothérapeute éprouve des difficultés à écouter autre chose que le contenu de ses descriptions pornographiques très crues, il entend : « j’en ai peut-être plombé un cette nuit, il était tout jeune, tout frais ». Gaël engendrait la mort, contaminait, déposait le germe de la mort à l’intérieur du corps de l’autre comme d’autres donnent la vie. Malgré tous les efforts du psychothérapeute pour se

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déprendre de l’écoute de ce discours froid, au sens où il éprouve une réelle difficulté à maintenir cette attention flottante permettant d’entendre autre chose que ce qui est dit, il est contaminé par des sentiments d’hostilité. À la lassitude du début succède un sentiment d’exaspération. Images et idées traversent sa pensée : il se voit en train de le pousser dans l’escalier en lui hurlant de ne plus mettre les pieds ici. Il pense alors à arrêter ce travail…

Alors qu’il se trouve en difficulté pour tenir le cadre du dispositif psychothérapique, il entend : « Vous ne m’aimez pas, n’est-ce pas ?! » Troublé, il ne répond pas, participant par là même au renforcement d’une atmosphère d’hostilité quasi palpable. Tout entier il se concentre pour demeurer silencieux, impénétrable pourrions-nous dire. Il a, à tort ou à raison, considéré que ce message lui était adressé, celui de la contamination par le germe de la mort. Gaël ne l’avait-il pas qualifié de « bébé » lorsque le rencontrant pour la première fois, il avait émis un doute sur ses compétences professionnelles à lui venir en aide eu égard à son âge ?

A la lecture des travaux de René Roussillon (1991) sur les paradoxes et situations limites, il aurait été sans doute opportun de dire quelque chose comme « Peut-être que c’est rassurant d’imaginer que je peux accueillir en moi et survivre aux germes de pensées radicalement étrangers que vous pourriez déposer à l’intérieur de moi. » Mais à l’époque, le thérapeute est débordé par une émotion de colère qui le sidère. Tandis que les minutes semblaient alors durer des heures entières, c’est le patient lui-même qui lui vint en aide en lançant :

« Au fait, vous allez être content : pour une fois, j’ai un rêve pour vous ». En lui donnant à entendre son rêve, Gaël lui permit de retrouver une position d’écoute flottante. Car dans ces longues secondes ou minutes, le psychothérapeute était devenu l’otage d’une sorte de

clinique de la réalité : prisonnier d’une logique pauvre, clivée, celle paradoxale du vrai ou du faux, du bon et du mauvais. Logique qui tente de maintenir une différence, un écart et donc un mouvement de pensée aussi pauvre soit-il. La contamination par le germe de la mort peut être entendu comme une « emprise contre transférentielle ayant pour visée d’empêcher chez l’autre ce qui fait défaut en soi », c’est-à-dire, selon la formule de J.-B.

Pontalis, « la constitution et le déploiement d’un espace psychique, d’une “chambre à soi”, où le sujet pourrait se trouver en trouvant d’autres objets que l’objet primaire auquel il se sent inexorablement lié » (1977, p.233). Le rêve qui jaillit comme une surprise et un soulagement dans ce moment de crise contre-transférentielle est de ce point de vue tout à fait parlant, le voici : « C’est la montagne en hiver, dans un chalet sous la neige. Je suis un enfant, assis dans l’escalier. Ma mère est à l’étage, elle est jeune (20-30 ans), elle ne sait pas que je peux la voir de là où je suis. Elle fait sa toilette. Elle est nue, de dos. Quand elle se retourne pour attraper une serviette, je me rends compte qu’elle a un sexe d’homme ».

Gaël associe autour de ce rêve. Tout d’abord, il est frappé par cette vision du sexe de sa

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mère : sa mère a le pénis. Il est homosexuel, parce qu’il recherche en l’homme le phallus volé par sa mère. Deuxième association, le pénis de sa mère est un pénis d’adolescent (comme le sien), il n’aime pas ce genre de pénis. Sa deuxième interprétation est la

suivante : « J’ai le sexe de ma mère. Je suis une femme. » Ce rêve fait écho à un souvenir de Gaël évoqué quelques séances auparavant. Alors qu’il parlait somme toute très peu de son enfance, une association autour du signifiant « gant » l’aida à se remémorer et revivre certaines scènes infantiles : le bain, la complicité entre lui et sa mère qui le baignait jusqu’à l’âge de 14 ans ; ce père qui faisait semblant de ne rien voir ou de ne rien entendre, et surtout le regard de sa mère qui, lorsqu’elle lui passait le « gant » sur le corps, évitait par- dessus tout de poser ses yeux sur son pénis, littéralement scotomisé dans ce miroir du regard maternel.

L’inversement des perceptions est somme toute logique : son pénis à lui est capturé dans le regard aveugle de sa mère. En retour, dans le rêve, c’est bien sa mère qui détient son propre pénis, lui n’a plus qu’à tenter de s’incarner en un vagin souillé. Sa rage féroce vis-à- vis du père s’exprimait de manière inversée sur son propre corps. Freud écrit en 1917, dans Sur les transpositions de pulsions plus particulièrement dans l’érotisme anal : « Il est

beaucoup plus facile de reconnaître chez l’homme une autre pièce de cette connexion. Elle s’établit quand l’enfant a fait l’expérience au cours de ses investigations sexuelles du défaut de pénis chez la femme. Le pénis est alors reconnu comme quelque chose que l’on peut séparer du corps et est identifié comme analogue de l’excrément qui était la première pièce de substance corporelle à laquelle on a dû renoncer. » (Freud, 1917, p.111-112). Ce

renoncement chez Gaël ne semblait guère opérant, réactivant chez lui à la fois l’affect d’angoisse lié à la perte, mais aussi une rage vengeresse : rien ne pourrait l’arrêter quant à la jouissance d’un remplissage compensatoire. Lui, chose de sa mère, attirait les hommes sur elle – lui, sa mère – sous le regard aveugle du père tandis que son propre corps attirait l’œil de sa mère, tout autour de ce point aveugle. Il est possible de penser – dans un

renversement de cet angle optique – que sa mère, en niant du regard l’existence même de la forme de son pénis alors qu’elle lui prodiguait la toilette sur le corps avec un gant, ne

regardait que ça.

D’autres scènes de l’enfance de Gaël, permettent de penser la position de passivation dans laquelle, en relation avec sa mère, il était maintenu et se maintenait. Effectivement, chez Gaël, la membrane muqueuse du rectum avait été précocement investie-excitée par sa mère, qui lui administrait des lavements pour lutter contre une constipation chronique. La main maternelle était devenue familière de sa zone anale, exerçant certaines manœuvres d’extraction intrusive (suppositoires et lavements). Dans ses premières théories sexuelles infantiles, il imagina d’ailleurs qu’il appartenait à la mère de pénétrer le père par le derrière

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avec une poire à lavement contenant l’humeur magique nécessaire à la procréation. Tandis que le « père faisait les garçons », la « mère faisait les filles », dans une configuration proche des poupées russes (poupées gigognes). Configuration qui sépare définitivement les deux parents et conçoit la reproduction sexuelle selon la logique de la duplication

narcissique.

Dans L’analyse du Petit Hans, Freud introduit le terme de « sensation prémonitoire de la pensée ». Lorsque Hans réalise son enquête pour savoir comment naissent les bébés, il est troublé par le fait que « le père ne savait pas seulement d’où venaient les enfants, il faisait aussi quelque chose pour les faire venir, cette chose que Hans ne pouvait qu’obscurément pressentir. Le « fait pipi » devait avoir quelque chose à faire là-dedans, car celui de Hans éprouvait une excitation chaque fois qu’il pensait à ces choses » (Freud, 1909, p.188).

Intervient ici le rôle des sensations corporelles dans la genèse de la pensée, le ressenti interne pour un objet externe ou même pour un objet interne (la pensée de ces choses-là) comme si l’épreuve d’une sensation corporelle avait le pouvoir de préformer une pensée.

Freud poursuit : « et ce devait être un grand « fait-pipi », plus grand que celui de Hans. Si Hans prêtait attention à ces sensations prémonitoires, il devait supposer qu’il s’agissait d’un acte de violence à faire subir à sa mère ; casser quelque chose, pénétrer dans un espace clos – telles étaient en effet les pulsions qu’il sentait en lui. Mais bien que les sensations éprouvées dans son pénis l’eussent ainsi mis sur la voie de postuler le vagin, il ne pouvait pourtant pas résoudre l’énigme, puisqu’à sa connaissance n’existait rien de semblable à ce que son pénis réclamait ; tout au contraire, la conviction que sa mère possédait un « fait- pipi » tel que le sien barrait le chemin à la solution du problème. » (Freud, 1909, p.188-189).

Dans le cas de Gaël, les « sensations prémonitoires de la pensée » alliées aux sensations corporelles trouvent la zone anale et scotomisent le « fait pipi » si investi par Hans.

Au moment de la prise en charge, la poire à lavement conservait dans son économie libidinale une importance déterminante qu’il généralisait aux pratiques préparatoires de l’ensemble des homosexuels dits « passifs ». Depuis un âge dont il ne se souvenait guère, lui et sa mère étaient liés par la ténébreuse affaire de sa constipation chronique. Rien n’y faisait : ni l’alimentation spécifique, ni certaines potions… une seule méthode : la poire à lavement maniée par sa mère jusqu’à l’âge de ses douze ans. Cela ne semblait guère choquant dans son esprit, et il ironisait souvent en concluant « Oh, vous savez, entre femmes, il n’y a pas de gêne à se voir nu(e) ! ». Son affiliation au registre féminin était relativement courante de sorte que l’écoute était souvent surprise de l’entendre se conjuguer, lui ou d’autres hommes, au féminin. Mais la plupart de ses provocations n’avaient que très peu à voir avec l’humour, ce qui s’entendait relevait bien plus de l’expression d’une mélancolie qui, en annulant les différences (sexuelles ou

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générationnelles) le retranchait progressivement dans une logique qu’il semblait être seul à comprendre. Entre le bain et les lavements, on peut se saisir de la proposition de Fédida

« d’inceste d’auto-conservation ». Si comme l’écrit Freud, « la mère fait don à l’enfant de sentiments issus de sa propre vie sexuelle, le caresse, l’embrasse et le berce, et le prend tout à fait clairement comme substitut d’un objet sexuel à part entière », ici, l’enfant Gaël est plus la chose sexuelle qu’objet sexuel, chose sexuelle dans une négation du sexuel par le truchement de l’auto-conservation.

Dans l’histoire d’enfance de Schreber on retrouve cette idée, celle d’une mise en position de passivation par son père cette fois. Le père de Schreber était obsédé par l’idée de créer une race allemande purifiée de ses vices (élément qui se retrouve dans le délire du fils Schreber qui veut donner naissance à une nouvelle race d’homme), dans cette visée, il inventa une série d’appareils à éduquer les enfants, comme les « redreseurs » afin de les obliger à se tenir droit à table, ou les courroies de lit pour empêcher la masturbation pendant le

sommeil. Ce qui est marquant dans l’histoire de Schreber, c’est, comme le relève François Pommier, « le détournement de la fonction maternelle opéré par le père », un maternel phallique plus que nourricier. Le père de Schreber est celui qui façonnait, créait les enfants.

La mère de Schreber, absente du récit, est décrite par la sœur de Schreber, comme « la collaboratrice très chère et très dévouée » du père, elle « n’a pas d’existence propre. Elle n’est que l’agent exécuteur du père qui s’est emparé de ses prérogatives » (Chasseguet- Smirgel, 1975, p.1017).

Schreber marionnette du père, Gaël marionnette de la mère, tous deux, père et mère intrusifs, plaçant l’enfant dans une position de passivation absolue. Dans les deux cas, la féminité apparaît associée à la passivité anale, être pénétré et manipulé.

Schreber comme Gaël, dans des modalités différentes, opèrent un retournement actif de cette expérience de passivation. Le délire de Schreber, celui d’être l’épouse et mère de Dieu, se développe suite à une décompensation en lien avec sa nomination à un poste plus important, associée à une déception de ses espoirs de paternité. Ce délire reprend sa première expression, et la réalise « comme il serait beau d’être une femme subissant le coït ». Si l’on suit Freud, « ce qui a été aboli au-dedans » et qui « revient du dehors » n’est- ce pas la féminité ? On peut penser que l’histoire de Schreber, ses relations premières dans un environnement qui prônait la seule virilité, ne lui a pas ouvert la possibilité d’intégrer la féminité par manque de pôle identificatoire et d’investissement narcissique de la féminité maternelle. La première réaction de Schreber suite à l’énoncé « comme il serait beau d’être une femme subissant le coït » est de nature virile renvoyant la position féminine à la

putréfaction. Comme l’écrit Mi-Kyung Yi, le délire de féminisation de Schreber « construit à titre d’élaboration de ce vécu du corps interne menacé d’anéantissement, révèle la

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démesure de la persécution sadique anale. » (Yi, 2003, p.73). Si le père de Schreber est une mauvaise mère dans l’homme, le délire du fils réalise en quelque sorte l’imagination

projective d’un père traquant et contre-investissant par la création de ses méthodes et de ses outils, une jouissance par lui-même ignorée pour la souillure sexuelle : une sexualité souillure, c’est-à-dire sadique-anale. Aucun dialogue possible entre féminin et masculin, seule la psychose, le délire lui permet de rejoindre une position féminine à condition de la désexualiser, une sainte vierge. Impossible que père et mère se rencontrent en lui.

Du côté de Gaël, le retournement s’apprécie au niveau de ses conduites sexuelles et de leur caractère compulsif. L’une de ses pratiques compulsives est de téter des pénis anonymes pour se nourrir du liquide séminal jusqu’à approcher le vomissement, ce qui peut rappeler dans son histoire de nourrisson le forçage du sein. Gaël se conjugue souvent au féminin et sans être abolie, sa propre virilité est en mal d’expression si ce n’est dans un retournement agressif contre son propre corps. Les pathologies de l’agir donnent à entendre combien la limite se cherche dans la réalisation d’un acte. La recherche d’une sensation dans bien des cas procède d’une tentative désespérée d’appropriation d’une situation difficilement

élaborable pour la pensée. Ce que Gaël répète paraît relever de sensations corporelles de pénétration entre bouche et anus. Il n’est plus la chose, il chosifie ce qui le pénètre, pénis, avant bras.

Dans les deux cas, une forme d’identification au féminin, au sens d’être pénétré, sans doute plus qu’à la femme, alliée à une absence d’expression de toute identification masculine. Ce qui apparaît faire défaut c’est la « fonction psychique bisexuelle » au sens d’un possible jeu, mouvement entre identifications féminine et masculine.

La fragilité des identifications semble devoir se nourrir de l’agir dans la compulsion sexuelle chez Gaël, dans le délire chez Schreber. S’approprier un trait de l’autre ne semble pouvoir se déployer jusqu’à l’introjection pour se maintenir du côté de l’incorporation, ce que

semble répéter de façon compulsive la « tétée », forme d’incorporation agie. On trouve dans les mots de Schreber aussi cette nécessité, il l’écrit : « Dieu n’entreprendrait jamais de se retirer de moi (…) si je pouvais sans cesse reposer mes yeux sur des formes féminines, regarder sans cesse des images de femmes… ». Jacques Dufour dans Fantasme de matricide et culpabilité inconsciente, écrit : la mère phallique est « la mère qui ne reconnaît ni

n’appelle le nom du père, et là ou aurait dû se manifester une fonction paternelle

différenciatrice sera le vide sans nom de la forclusion où sombrera la capacité de l’enfant de trouver une issue hors de l’enfermement maternel. » (2014, p.63). Assurément, Gaël dans ses agirs, Schreber dans son délire, évoquent l’enfermement, celui lié à un manque

différenciateur de l’autre sexe. Ce n’est pas la différence anatomique des sexes qui fait défaut, Gaël comme Schreber la connaissent, c’est la construction fantasmatique et son

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intégration post ambivalente d’un sexe autre. Cette construction n’est pas indépendante de toute transmission de la part du premier objet de son désir pour un autre. Il est frappant dans l’histoire de Schreber de voir à quel point la figure maternelle n’apparaît pas sauf dans le détournement opéré par le père. De même, l’histoire de Gaël montre l’évincement du père et l’investissement maternel phallique-anal dont il a été la chose. On peut se demander ce que deviennent ces investissements plus ou moins fantasmatiques dans la vie de l’adulte.

Après Freud et Lacan, pour qui « dans le psychisme, il n’y a rien par quoi le sujet puisse se situer comme être mâle ou être de femelle », la question de la bisexualité psychique de l’être humain est devenue un concept si banalisé pour les analystes qu’elle a perdu sa force originaire. Dans l’écoute du thérapeute, il importe de pouvoir entendre ces questions de genre qui ouvrent au sentiment d’identité profonde. La vertigineuse question du « qui suis- je » ? n’est jamais loin. Ce type d’écoute exige une imagination et un travail d’élaboration dans lequel la question du genre ne fait pas résistance. Et peut-être justement, dans l’affaire qui nous occupe, il s’agit d’écouter en deçà des conduites sexuelles, au delà des genres construits, d’écouter à partir de ce point de déchirure entre les sexes.

Notes

Les propos de Schreber sont ici extraits du texte de Freud (1911) « Le président 1.

Schreber, remarques psychanalytiques sur une cas de paranoïa » à partir des Mémoires (1903) de Daniel Paul Schreber.

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Joanne André

Références

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