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HISTOIRE DES TOGOLAIS OU HISTOIRE DU TOGO : LES AMBIGUITES DE L’HISTOIRE NATIONALEpp. 76-90.

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Référence de cet article : Anselme GUEZO (2013), Histoire des togolais ou histoire du togo : les ambi- guites de l’histoire nationale, Rev iv hist,22,76-90.

HISTOIRE DES TOGOLAIS OU HISTOIRE DU TOGO : LES AMBIGUITES DE L’HISTOIRE NATIONALE

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Anselme GUEZO

Département d’Histoire et d’Archéologie Université d’Abomey-Calavi

République du Bénin guezo53@yahoo.fr

RESUME

Les historiens togolais viennent de publier, par les soins des Presses de l’Université de Lomé, un ouvrage important, en plusieurs volumes, sur l’histoire de leur pays. Ce faisant, ils peuvent être comptés parmi les rares historiens africains ayant déjà réussi un tel exploit.

Ce travail collectif, conduit de main de maître par le Professeur Nicoué Gayibor, présente de nombreuses qualités. Mais, comme le suggère le titre de l’ouvrage, l’approche d’une histoire par le bas, c’est-à-dire, une histoire des peuples du Togo peut, si on n’y prend garde, sacrifier à l’exhaustivité, la question lançinante de la construction nationale. La présente revue attire l’attention sur cette faiblesse de l’ouvrage et propose le réaménagement méthodologique nécessaire pour une histoire du Togo.

Mots-clés : Historiens, Togo, Togolais, Peuples, Construction nationale, Réaménagement.

SUMMARY

Togolese historians have just published, at the Lomé University Press, an important book, in two volumes, on the history of their country. By so doing, they can be counted among the few African historians to have already achieved such a deed. This collective work, under the leadership of Professor Nicoué Gayibor, offers many qualities. But, as it is suggested by the title of the book, an approach of history from below, that is, a history of the peoples of Togo, can easily, if care is not taken, sacrifice to exhaustiveness the all important question of nation building. The present review article draws attention to this weakness in the book and proposes the methodological reshuffle necessary for a history of Togo.

Keywords : Togo, Historians, Togolese, Peoples, Nation building, Reshuffle.

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INTRODUCTION

L’histoire nationale qui s’enseigne aujourd’hui dans toutes les facultés des lettres et sciences humaines des universités africaines est une discipline aussi récente que les nations d’Afrique. Elle est née du besoin pressant d’assurer à ces nations, au lendemain de leur accession à la souveraineté nationale et internationale, de solides fondations historiques. Cependant, malgré l’apparente évidence de son objet, l’histoire nationale reste une discipline difficile à définir. Elle ne signifie pas toujours la même chose pour tout le monde. Chez les Européens, comme chez leurs cousins améri- cains, elle s’inscrit dans un projet ethnographique d’élaboration de connaissances sur l’Autre1. De même chez les Africains, qu’ils appartiennent à la diaspora ou qu’ils soient de l’intérieur, l’histoire nationale, dans son acception, a sensiblement évolué dans le temps. Sa définition semble suivre de près les avatars de l’Etat-nation. Ainsi, pendant l’euphorie des indépendances qui ont engendré un vaste engouement pour l’histoire, étaient mis en évidence les facteurs d’unité entre les peuples d’Afrique et la nécessité de mettre en valeur le rôle primordial joué par les héros de la résistance contre l’invasion étrangère2. Mais, lorsque les contradictions, nées de la construction nationale, ont fini par mettre à rude épreuve le consensus originel, entre les membres de l’élite africaine, les historiens africains ont, à leur tour, commencé par moduler leur perception de l’histoire nationale afin qu’elle reflète désormais l’évolution histo- rique des différents groupes ethniques composant la nation. L’ Histoire des Togolais, en trois tomes édités par le Professeur Nicoué L. Gayibor qui vient de paraître aux Presses de l’UL illustre on ne peut plus clairement la seconde étape de cette mutation sémantique3. La plupart des historiens ayant participé à ce projet appartiennent à la deuxième génération d’historiens africains qui se contentent d’écrire l’histoire de leurs groupes ethniques dans des espaces plus ou moins nationaux. Ils ont peut-être des raisons objectives de le faire, la colonisation ayant souvent sacrifié l’étude des petites entités au profit de l’histoire des royaumes précoloniaux. Mieux, ces historiens parlent les langues de leurs milieux et sont donc mieux placés pour entreprendre des enquêtes sur le terrain. Mais faudra-t-il pour autant renoncer à l’idéal d’une histoire nationale globale? Pour la présente revue critique la réponse est évidemment non.

Non seulement il faut conserver l’approche globale des débuts de l’indépendance, il est même impérieux de la renouveler en l’inscrivant dans une perspective diachronique et en y intégrant le questionnement actuel sur le devenir des Etats-nations modernes d’Afrique. Après un essai de définition de l’histoire nationale, dans une première partie, l’article présente l’ouvrage, dans la deuxième partie, et attire l’attention des lecteurs intéressés sur les implications théoriques et méthodologiques d’une histoire des Togolais. Enfin, dans une troisième et dernière partie, est proposée l’alternative

1 Bien entendu il n’est pas question ici de l’enseignement de l’histoire des nations européennes ou américaines mais des programmes d’histoire élaborés au profit des jeunes nations africaines qui sont enseignés dans les universités européennes et américaines.

2 Cette première génération écrivait l’histoire sous le signe de l’anti-colonialisme et du nationalisme. Il fallait prouver que l’Afrique avait une histoire non seulement ancienne, mais faite de brillantes civilisations. A ce titre l’approche de l’histoire africaine se voulait globale en mettant l’accent sur les grands repères.

L’histoire politique était l’épine dorsale de cette histoire. Il fallait aussi et surtout penser à la construc- tion de l’Etat-nation. Pour Joseph Ki-Zerbo, l’Histoire est le levier fondamental de la construction de l’Etat-nation et surtout d’un Etat fort et prospère. L’historiographie anglophone, avec le Nigerian Dike, le Ghanéen Adu Boahen, les Kenyans Ogot et Were, reprend elle-même le thème de Clio and Nation Building in Africa.

3 Voir Gayibor, N.L. ed. Histoire des Togolais, 3 tomes, Presses de l’UB, Lomé, 1997

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d’une histoire du Togo, tout en soulignant, pour conclure, les présupposés théoriques de cette approche contradictoire.

I- L’HISTOIRE NATIONALE : UNE AUBERGE ESPAGNOLE

Il n’est pas tout à fait inexact de comparer, aujourd’hui, l’enseignement de l’histoire nationale à une auberge espagnole où chacun trouve ce qu’il y apporte. En effet, suivant les perspectives et les groupes d’intérêts, la définition de l’histoire nationale varie considérablement. Dans le but d’éviter cet imbroglio conceptuel bien des histo- riens africains proposent aux jeunes apprenants la définition, apparemment, limpide d’histoire des peuples d’Afrique4. Mais ce n’est là qu’un pis-aller. Loin de clarifier le débat, l’expression ‘peuples d’Afrique’ pose des problèmes inattendus dont la solution ne peut provenir que d’une révolution méthodologique. En effet, si l’on se place dans la longue tradition ethnographique, l’histoire des peuples d’Afrique reviendrait à éla- borer et accumuler des connaissances sur ces peuples dans un cadre national. Mais force est de reconnaître que cette élaboration ni cette accumulation de connaissances ne sont innocentes. Au départ, elles se justifiaient par la recherche de l’efficacité de l’administration coloniale et étaient destinées à une audience européenne. Par conséquent, elles obéissaient à des règles précises de présentation des résultats de cette recherche5.Avec l’entrée en jeu des historiens africains se pose, logiquement, la question de savoir pour qui et dans quels intérêts s’accomplit désormais cette besogne.

Au fil des ans, le savoir ethnographique a affiné ses méthodes d’approche dut-il rester fidèle à sa logique binaire6. Il s’agit de dépeindre toutes les civilisations mon- diales en blanc et noir. Bien des historiens africains se sont déjà penchés sur les ressorts émotionnels et psychologiques de ce complexe de supériorité qui tire sa source des progrès matériels engendrés en Europe par la révolution industrielle7. Mais si important que soit cet événement dans l’émergence d’une conscience de l’identité européenne, à y regarder de près, il joua seulement le rôle de catalyse dans un processus remontant loin dans le temps8. De manière générale, l’image véhiculée par cette représentation du noir est entièrement négative, même si le mythe du bon sauvage, répandu après la découverte des Amériques, semble apporter quelques lueurs d’optimisme à ce tableau peu élogieux9. L’ethnographie est donc née de la rencontre de l’autre par les Européens et, fondamentalement, s’emploie à assouvir la soif de connaissance d’une audience européenne lettrée et de plus en plus friande d’exotisme. Mais à ce besoin de curiosité s’ajoute la recherche effrénée de denrées tout aussi exotiques, ce qui exige des descriptions de plus en plus précises, surtout à

4 Voir Anignikin Sylvain,’Le Concept d’Histoire Nationale : Dimensions Théoriques et Fonctions Pratiques’

in Afrika Zamani, Nouvelle série – No.1, Juillet 1993, pp.9-21

5 Voir par exemple, Diawara, M., de Moraes Farias, P.F., Spittler, G. ed. Heinrich Barth et l’Afrique, Rüdiger Köppe Verlag Köln,2006.

6 Sur les fondements idéologiques du discours ethnographique voir Eboussi Boulanga, F. (1982) La Crise du Muntu, Présence Africaine, Paris. Il peut paraître abusif d’entretenir ici une confusion entre histoire et ethnographie. Mais non seulement les groupes ethniques ont été définis et décrits par les administrateurs-ethnographes coloniaux le savoir sur lequel les historiens font aujourd’hui reposer leur reconstruction a été largement accumulé par eux.

7 Voir Fage, J.D. ‘L’évolution de l’historiographie de l’Afrique’ in Histoire Générale de l’Afrique, Méthodo- logie et Préhistoire Africaine, Ki-Zerbo J.ed. volII, 1989, 45-63.

8 Voir Medeiros F. de (1985) L’Occident et l’Afrique (XIII-XVe siècles), Karthala, 136-147.

9 Voir Fairchild, H.N. The Noble Savage (New York, 1928)

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la veille de la conquête coloniale. Cette tendance n’est d’ailleurs pas une innovation européenne. On connaît l’engouement du monde classique et des Arabes pour les descriptions géographiques10. Cependant, ce qui apparaît comme une survivance pernicieuse de la pensée ethnographique est sa logique manichéenne, structurée autour d’un certain nombre de concepts oppositionnels : blanc/noir, civilisé/sauvage, science/magie, planification/spontanéité, culture/nature etc. Ces concepts ont la vie dure et malgré l’aveu d’objectivité, prôné par les ethnologues européens, au nom de méthodes prétendument sympathiques au point de vue africain, ils continuent de sous-tendre la recherche scientifique sur l’Autre11.

L’histoire africaine est tributaire de cette pensée qui ne conçoit le changement que par l’entremise du regard du maître. Ce dernier cherche à imposer sa vision du monde par l’inclusion forcenée de l’esclave dans sa Civilisation. Point n’est besoin de décrire dans cet article toutes les stratégies mises en œuvre pour atteindre cet objectif, même après l’indépendance des pays africains. Ce n’est pas un fait du hasard que l’introduction de l’histoire africaine comme discipline universitaire aussi bien en Afrique qu’en Europe soit à l’initiative d’universitaires européens. En effet, l’apparition soudaine de jeunes nations africaines sur la scène mondiale éveilla la curiosité d’un public européen déjà stimulé par l’exotisme. Il fallait satisfaire cette demande en produisant des ouvrages historiques sur les jeunes nations africaines. Dans le même temps, il se révéla impérieux de plonger le regard au-delà de la période coloniale si l’on veut comprendre et expliquer un certain nombre de phénomènes actuels qui continuent de défrayer la chronique. D’où le recours aux vieux textes ethnographiques.

Au nom de la recherche de l’objectivité historique cette approche de l’histoire est, viscéralement, hostile à tout recours à la tradition orale12. A quoi bon se servir de la tradition orale, recueillie auprès des Africains, si l’objectif est de reconstruire une histoire africaine conçue comme une copie conforme de l’Europe dans le sens où elle se conçoit comme l’histoire des Européens en Afrique? D’où la persistance des thèmes habituels de la supériorité de la race blanche dans les milieux dirigeants européens, enrobés parfois, sous les dehors anodins des bienfaits de la colonisation ou de l’enlisement atavique des Africains dans un temps éternel et répétitif13.

Mais malgré la présence en Amérique d’une importante communauté d’Africains- Américains, l’objectif poursuivi par l’enseignement et la recherche en histoire africaine n’est pas fondamentalement différent. La curiosité pour l’Afrique provient directement de cette présence massive des Noirs au sein d’une société, majoritairement, blanche.

L’histoire des nations africaines, dans ce contexte, en plus de l’accumulation d’infor- mation au profit de l’intelligence et des affaires, répond à la nécessité d’en savoir plus sur le comportement des Noirs, dans le but de mieux endiguer leur comportement.

Nourries, parfois, des fantasmes de l’anthropologie physique du dix-neuvième siècle cette production scientifique sur l’Afrique vise avant tout à justifier la situation présente des Noirs par les atavismes hérités de leur origine africaine. A ces préoccupations

10 Voir Cooley, William Desborough (1841) The Negroland of the Arabs examined and explained ; or and inquiry into the early history and geography of Central Africa, London : Arrowsmith ;

11 Voir Mudimbe, Yves V. (1988) The invention of Africa : gnosis, philosophy, and the order of knowledge.

Bloomington: Indiana University Press.

12 Voir Henige, D. Oral Historiography, London : 1982.

13 Voir le discours du Président français Nicolas Sarkozy aux étudiants de l’Université Cheik Anta Diop de Dakar sur Internet, Afrik.com

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d’ordre pratique, il faut ajouter le sentiment de culpabilité que ressentent les Blancs pour leur participation à la traite des nègres que leur rappelle quotidiennement la présence massive des descendants d’esclaves. Ce sentiment de culpabilité les amène à consacrer une attention disproportionnée à l’étude de la traite des esclaves en comparaison avec les autres thèmes de l’histoire africaine.

De leur côté, les Africains-Américains ne parlent pas toujours le même langage que les Africains restés sur le continent. Pour eux, la motivation profonde est la quête d’identité dans une société à dominance blanche. Pour cette raison de survie, la recherche des racines africaines doublée de la défense et l’illustration de cette culture retrouvée, souvent idéalisée, paraît primordiale. Ceci les amène à focaliser l’attention sur telle ou telle nation africaine, au mépris de la situation économique souvent catastrophique prévalant dans ces pays. Ce comportement laisse aux Africains continentaux un arrière goût amer de l’afro-centrisme qui ne viserait pas, fondamentalement, à remettre en cause l’ordre du monde.

La dernière définition de l’histoire nationale, discutée par ce travail, est celle proposée par les historiens africains, basés sur le continent, qui n’est pas non plus sans ambiguïtés. Pour ces derniers, il s’agit de retracer l’évolution, dans le temps, des jeunes nations africaines, de la période précoloniale à nos jours. Mais cela pose d’énormes problèmes théoriques et méthodologiques. Les Etats-nations africains sont très récents. Ils remontent seulement au dix-neuvième siècle où, à la conférence de Berlin de 1884-85, les puissances européennes se sont partagé le continent en différentes colonies françaises, anglaises, portugaises, allemandes, espagnoles et italiennes. Ce découpage s’est effectué selon les convenances topographiques sans tenir compte de l’espace géographique occupé par les entités politiques africaines.

Ce faisant, plusieurs peuples, en particulier ceux vivant à cheval de part et d’autre d’une frontière, se sont vus séparés, de manière arbitraire, par une ligne géométrique de démarcation.

De même, se retrouvent, par accident, sur le même territoire, des peuples qui se connaissaient peu ou prou, dans le passé précolonial, ou mieux, qui avaient été hos- tiles les uns aux autres. Comment donner à cet ensemble hétéroclite la conscience d’une nation? La puissance coloniale, du fait de sa présence musclée et du fait de l’exploitation subie par tout le monde, sans exception, a réussi, à son corps défendant, à forger une conscience nationale marquée par l’unité d’action de l’élite dans la lutte de libération. Mais, après l’indépendance, les données ont changé. Face aux difficultés liées à la construction nationale, cette unité de façade s’est rapidement effritée. Com- ment définir et enseigner l’histoire nationale dans un tel contexte? Plusieurs solutions ont été expérimentées par la pratique quotidienne des historiens africains. En puisant dans le stock de documents écrits accumulés depuis la colonisation il est possible de retracer l’évolution de l’Etat-nation, au moins depuis ses origines coloniales jusqu’à la période récente. C’est ce que les historiens africains ont baptisé histoire nationale coloniale et postcoloniale.

Cette histoire peut, facilement, se déployer dans un temps linéaire et continu.

Quant à la longue période qui s’étend, au-delà de la césure coloniale, elle est plus malaisée à maîtriser, en raison de la nature des sources et de la diversité des peuples qui débordent, à l’occasion, l’espace géographique à eux assigné aujourd’hui. Pour

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contourner la difficulté, surtout au lendemain de l’indépendance, certains historiens n’ont pas hésité à opérer un choix arbitraire. Il s’agit de n’enseigner que les grandes figures de l’histoire africaine afin de donner aux générations montantes la conscience d’appartenir à une longue lignée de bâtisseurs de la nation et pour qu’elles s’inspirent de leur exemple dans les défis actuels. Cette conception globalisante de l’histoire nationale, si pratique soit-elle, ne saurait satisfaire les attentes des historiens pro- fessionnels qui la jugent un peu trop réductionniste, dans la mesure où elle fait l’éco- nomie de l’évolution historique de ces Etats-nations, considérés comme des entités éternelles dans le temps et l’espace. Parmi ces derniers, il en est qui préconisent de survoler le foisonnement apparent des peuples d’Afrique afin de fonder leur unité culturelle dans l’étude approfondie de l’Egypte ancienne, vers laquelle, selon eux, convergerait toute la diversité culturelle du continent14.

Cette formule n’est pas non plus convaincante, d’autant plus qu’elle n’explique pas l’état actuel des choses caractérisé par la diversité culturelle. De guerre lasse, certains historiens africains abandonnent tout effort de synthèse et se contentent de meubler, au petit bonheur la chance, ce vaste panorama indéfini et sans démarcation chronolo- gique repérable, appelé, abusivement, histoire précoloniale15. Tantôt ils adoptent une approche thématique et choisissent d’étudier des thèmes transversaux, communs à tous les groupes ethniques, comme les migrations ou la traite des esclaves, à travers un temps illimité. Tantôt ils concentrent, tout simplement, leur attention sur un royaume ou une chefferie aux dépens de tous les autres afin d’illustrer, par l’exemple de son fonctionnement, l’originalité des institutions politiques africaines. D’autres font l’effort d’être moins sélectifs, en embrassant, comme dans le volume I de l’Histoire des Togolais, l’évolution historique de tous les groupes ethniques composant la nation.

Mais ces évolutions historiques superposées ne sauraient tenir lieu d’une évolution chronologique de l’espace géographique représenté par l’Etat-nation. En définitive, en restant attaché à la périodisation traditionnelle de l’histoire africaine qui fait de la colonisation l’événement repère ils ne peuvent projeter dans la longue durée des séquences chronologiques valables à tous les peuples du continent.

II- HISTOIRE DES TOGOLAIS : DES RELENTS ETHNOGRAPHIQUES La décolonisation politique en Afrique n’a pas abouti à une décolonisation des mentalités. Force est de reconnaître qu’à leur départ les puissances coloniales ont pris soin de transmettre leur pouvoir politique à une élite aux ordres du fait de son éducation extravertie. Les historiens africains ont convenu d’appeler néocolonia- lisme cette forme de pouvoir colonial déguisé par élite africaine interposée16. Il n’est donc pas étonnant que cette confiscation du pouvoir politique par la frange la plus aliénée de la population africaine du point de vue culturel ne puisse pas produire une rupture radicale d’avec le discours ethnographique. A sa place, ce qu’elle propose aux Africains est juste une inversion des signes de ce discours tout en conservant intacte sa logique binaire.

14 Voir Cheik Anta Diop, (1955) Nations nègres et culture, Editions Africaines, Paris

15 Voir Bagodo Obarè (2007) ‘Périodes précoloniales sans terminus a quo en historiographie africaine récente (1965-2005) : approche archéologique’ communication au Ive congrès de l’Association des Historiens Africains : Addis-Abéba, 22-25 mai 2007.

16 Voir Fanon, Frantz. Pour la révolution africaine, Paris : Maspero, 1964.

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Mais les nouveaux concepts mis en jeu dans les discours dominants en Afrique ont cessé de mettre en confrontation l’Europe et l’Afrique pour revêtir une dimension nationale. L’inversion de signes, au détriment de l’Europe, fut opérée dans la fièvre de la lutte coloniale qui faisait feu de tout bois, y compris la barbarie supposée dont fit preuve l’Occident tout au long de son histoire. Cette barbarie l’aurait déchue de son piédestal et dissipé l’aura de sainteté qui entoure encore la personne du Blanc.

Une telle attitude se comprend, facilement, lorsqu’on la place dans l’optique de la dialectique du maître et de l’esclave17. Au plan national, par contre, il est difficile de justifier une inversion horizontale, c’est-à-dire entre les groupes ethniques. C’est pourquoi, dans un premier temps, fut prôné le relativisme culturel qui mettait tout les groupes ethniques sur le même pied d’égalité.

Mais derrière cette façade d’égalitarisme culturel et politique, se cache le jeu subtil d’une hiérarchisation qui ne dit pas, ouvertement, son nom. Ainsi, jouant sur l’équa- tion interne/externe est décrété que tout ce qui est entaché de culture européenne est inauthentique et donc à bannir. Il découle, logiquement, de cette prémisse que les groupes ethniques méridionaux ayant entretenu un contact prolongé avec les Européens ont de ce fait une culture adultérée. Ils sont donc moins représentatifs de l’Afrique que leurs confrères de l’intérieur, restés à l’abri de telles influences débi- litantes. Par une curieuse amnésie intellectuelle ce type de raisonnement ignore, à dessein, que l’intérieur du continent africain a été exposé pendant des siècles à l’influence de l’Islam qui est une religion étrangère à l’Afrique, sans perdre, à leurs yeux, sa supposée identité culturelle. Bien souvent ces positions idéologiques viennent renforcer un rapport de force politique en faveur des groupes ethniques de l’intérieur.

Mais comment expliquer ce renversement de la vapeur en faveur du Nord qu’on observe sur l’échiquier politique de presque tous les pays du Golfe du Bénin, depuis la Côte d’Ivoire jusqu’au Nigeria ? Pendant longtemps, l’intégration économique des peuples d’Afrique de l’Ouest par le marché s’est réalisée, à partir de l’intérieur du continent. C’est ce qui explique l’émergence, à partir du XIeme siècle des grands empires du Soudan nigérien. Cependant, après la bataille de Tondibi, en 1591, qui est interprétée par certains historiens, comme une réaction des peuples d’Afrique du Nord contre la ‘découverte’ des côtes africaines par les navigateurs portugais, cette intégration économique par le marché a changé de cap pour prendre une direction Sud-Nord. Du coup, les peuples méridionaux ou côtiers, jusque-là périphériques à ces grands empires, furent en bonne position de prendre la direction de l’évolution économique et politique du sous-continent. Or, une des conséquences de l’intégration économique par le marché est le démantèlement progressif des solidarités primaires, entretenues par les rapports lignagers, et leur remplacement à terme, par des soli- darités nouvelles étayées par les rapports marchands.

Ceci représenterait un passage obligé car seul l’individu libre, détaché du groupe, est capable de vendre sa force de travail. En Europe, ce résultat fut atteint, de manière brutale, par l’accumulation primitive, caractérisée par l’expropriation forcée des paysans et leur réduction en vagabonds ou ouvriers dans les industries naissantes, localisées dans les villes. En Angleterre, plus précisément, où l’élevage prit le pas sur l’agriculture ce processus fut enclenché par le mouvement des enclosures18. En

17 Voir Fanon, Frantz.Les Damnés de la Terre.Paris : Maspero, 1978.

18 Voir Wallerstein I.(1983) Le Capitalisme historique. Coll. Repères, Ed. La Découverte, Paris.

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Afrique de l’Ouest, par contre, l’intégration économique par le marché n’a jamais été conduite à son terme. Malgré l’intermède de la colonisation la propriété terrienne est restée collective et entre les mains des producteurs immédiats, appelés, tout sim- plement, à fournir désormais les denrées demandées par la métropole. Ceci tient, en partie, à la spécificité de l’Afrique dont les sociétés ne sont pas passées par les étapes cruciales de l’esclavagisme et de la féodalité et dont les terres par rapport à l’Europe sont nettement inférieures en qualité.

Nous pouvons donc conclure de ce développement que la dichotomie Nord/Sud est le fruit amer du mal développement qui remonte à la période coloniale. En raison de l’extraversion de l’économie coloniale, qui ne favorise que les régions qui lui sont profitables, les régions de l’intérieur sont presque toujours laissées pour compte.

Ce désintérêt du colonisateur s’est accentué par le fait que ces mêmes régions ont opposé une résistance farouche et très efficace à l’installation de l’administration coloniale. Une circonstance qui s’explique par la survivance en leur sein d’un fort esprit de solidarité19. A l’opposé, les populations plus méridionales, déjà partiellement intégrées au marché international, avant la colonisation, se sont montrées plus coo- pératives vis-à-vis du pouvoir colonial et donc plus ouvertes à son influence20. Après l’indépendance et l’introduction du gouvernement représentatif il est plus facile aux acteurs politiques issus des régions septentrionales d’actionner la fibre sensible du régionalisme et de la solidarité ethnique pour engranger les voix de leurs soi-disant frères de sang.

Ils y sont souvent poussés par le colonisateur lui-même qui a très vite perçu comme une aubaine l’opportunité de tirer les ficelles dans l’ombre, à son avantage. Mais l’acteur politique ainsi porté au pouvoir, grâce à la solidarité ethnique, se trouve pris en otage par ses frères de sang et ne peut plus poursuivre avec vigueur l’éradication des rapports lignagers auxquels il doit sa propre ascension politique. D’où la stagnation économique et le recours à des subterfuges comme la riche culture africaine qu’il faut à tout prix sauvegarder. Comme si en se développant on ne reste plus soi-même.

Bien entendu, ce qui précède ne fait que planter le décor pour évaluer le contenu de l’Histoire des Togolais, écrit par d’éminents historiens africains dont la majorité est de nationalité togolaise. On ne peut que louer cette contribution importante, riche et variée. L’ouvrage en deux volumes dont le deuxième volume plus imposant est com- posé de deux tomes épais est dirigé de main de maître par le Professeur Gayibor dont le travail assidu sur les peuples adja-éwé se passe de tout commentaire. Il est presque sans fautes d’orthographe ni coquilles, une qualité plutôt exceptionnelle de nos jours.

Le document est à la fois de lecture facile et fascinant dans ses conclusions. Il nous fait promener dans le dédale assombri d’une histoire tumultueuse qui débouche sur la place de l’indépendance, lieu sacré où le destin semble nous interpeller : « Senti- nelle, que dis-tu de la nuit? La nuit est longue, mais le jour vient. » Comme on peut le constater l’approche dans le superbe deuxième volume est plutôt diachronique, contrairement au premier beaucoup plus modeste. Cela tient à l’abondance et à la richesse des sources mises à contribution pour rendre compte d’une histoire coloniale mouvementée, portant les empreintes de trois nations européennes. Pour réaliser ce

19 Voir Moseley, Katharine Payne Indigenous and External Factors in Colonial Politics : Southern Dahomey to 1939, Columbia University, Ph.D, 1975, pp.294-300

20 Ibid

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tour de force les auteurs ont dû défricher, méthodiquement, des documents en anglais, français et allemand et maîtriser un minimum de trois langues africaines dont l’éwé réduit à l’écriture depuis le début du XXeme siècle par les missionnaires allemands.

Cependant, là ne s’arrête pas le contraste entre les deux volumes. Si le deuxième volume qui traite la période coloniale est l’œuvre collective de plusieurs historiens de nationalités différentes, le premier volume couvrant la période précoloniale semble provenir de la plume experte d’un seul historien. Pour enrichissante qu’elle soit la multiplicité des auteurs pose un problème de style et de continuité dans le débit du récit. Parfois le lecteur a nettement l’impression que le récit se reprend par endroits, même si la répétition est une astuce bien connue des pédagogues. Curieusement, cette organisation thématique du deuxième volume, malgré l’approche généralement diachronique le rapproche du traitement synoptique des sources du premier volume.

En effet, pour être à même de couvrir tous les groupes ethniques dans leur évolution il n’y a pas meilleure formule que de les prendre, palier par palier, à travers le temps, depuis la préhistoire jusqu’à la veille de la colonisation. Si cette méthode livre au lec- teur avisé une masse impressionnante de renseignements inédits sur les formations politiques précoloniales de l’espace togolais elle dissimule le fil conducteur du récit.

Mais peut-être n’en existe-t-il aucun. L’objectif ici n’est pas de suivre une évolution mais de présenter une série de tableaux synchroniques à des périodes différentes.

Mais on peut se demander le lien réel de ce récit avec la nation togolaise pour mériter ce titre, d’autant plus que les formations politiques en question débordent largement de part et d’autre des frontières actuelles. A mon sens ceci représente la faiblesse majeure de ce travail magnifique.

Il y a une nuance subtile entre Histoire des Togolais et Histoire du Togo. En optant pour le premier titre les auteurs ont voulu éviter toutes controverses ou polémiques à tendance régionaliste. Mais de ce fait ils se sont embourbés dans des difficultés théoriques et méthodologiques. Histoire des Togolais qui apparaît comme une ter- minologie générale à la fois incolore et inodore selon les auteurs arrangerait toutes les susceptibilités. Mais, à y regarder de près, cette option est une fuite en avant qui camoufle, habilement, la question lancinante de la construction nationale. Ce faisant, les auteurs tombent dans le piège du discours ethnographique qui a toujours adopté une attitude conservatrice vis-à-vis de l’Etat-nation hérité du colonialisme. Or, les Africains devaient s’approprier cet héritage et l’orienter selon les objectifs de leur développement.

En effet, une histoire des Togolais voudrait bien dire une histoire des populations du Togo, telles qu’elles ont été définies par le colonisateur qui leur a affublées, arbitrai- rement, les différentes étiquettes ethniques. Comme le prouve largement le premier volume ces carcans sont bien désuets et artificiels. Ils ne sauraient rendre compte de la fluidité des appartenances ethniques avant la colonisation. A tous points de vue, les groupes ethniques ne sont pas réductibles aux langues comme le colonisateur a tendance à le faire croire. Les langues sont des moyens efficaces de communication facilement assimilables par des groupes de populations étrangers les uns aux autres mais obligés d’échanger par l’entremise du marché. Revenir à ces démarcations artificielles comme base de rédaction d’une histoire nationale a tout l’air d’une option rétrograde qui fait remonter à la mémoire les formules tendancieuses de peuplades et de races africaines en vogue pendant la période coloniale.

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Le philosophe allemand Nietzsche dont l’antipathie pour la pratique historique est bien connue qualifie cette activité de pseudo-scientifique. Nietzsche estime que l’histoire est un exercice intellectuel qui inhibe la créativité dont les hommes ont constamment besoin pour inventer leur avenir. Il affirme qu’en réduisant l’homme à un simple épigone dans une longue évolution l’histoire ralentit son élan inventif. Ce constat l’amène à distinguer trois catégories de pratiques historiques : l’histoire-mo- nument, l’histoire-relique et l’histoire critique. Selon lui pour que la science historique sorte de l’ornière et retrouve ses lettres de noblesse il est impérieux qu’elle assume une dimension critique. Si tant est que l’histoire-monument et l’histoire-relique sont toutes deux tournées vers le passé, l’histoire critique regarde vers l’avenir. Elle est la science des bâtisseurs du futur.

Pour cela elle est conspuée, de par le monde, par les classes dirigeantes qui sont les gardiennes de la tradition et partant du statu quo21. Si nous nous référons à cette classification de Nietzsche il est loisible d’affirmer que l’Histoire des Togolais est une histoire-monument. Elle s’efforce par tous les moyens de ménager l’amour propre de tous les groupes ethniques en compétition dans le cadre de l’Etat-nation togolais pour des ressources limitées. Mais trop de précaution enlève à la science tout son mordant. Pour une autre raison les auteurs de cet ouvrage se sont maintenus dans une logique ethnographique. Bien qu’ils aient souligné toutes les applications pratiques de cet ouvrage dans le sens de rédaction de manuels d’enseignement à l’intention des jeunes Togolais il semble qu’ils poursuivent toujours la chimère d’une audience européenne

Récemment, lors d’une leçon inaugurale, donnée par un philosophe africain, à l’Université de Bayreuth, en Allemagne, ce dernier a essayé de définir les deux acceptions sémantiques de la terminologie ‘connaissance de l’Afrique’. La ‘connais- sance de l’Afrique’ selon cet auteur a une première connotation passive et voudrait signifier connaissance sur les Africains. Dans sa deuxième acception, ‘connaissance de l’Afrique’ suggère une connaissance produite par les Africains. Par conséquent elle prend une signification active22. A bien des égards Histoire des Togolais est encore une connaissance sur les Africains. On n’y voit pas clairement le projet de construction d’une nation togolaise. Or selon le mot de Wittgenstein, en matière de reconstruction historique, l’essentiel n’est pas tant l’accumulation de renseignements inédits que la manière dont les renseignements, déjà connus, sont remaniés selon une perspective nouvelle. En clair, ce qui manque à l’ouvrage est un canevas évolutif précis selon lequel les informations recueillies sur tous les groupes ethniques du Togo seraient rangées dans un ordre chronologique retraçant leur cheminement politique depuis la chefferie villageoise jusqu’à la nation togolaise, en passant par les formes d’intégration politique représentées par le roi forgeron et le roi marchand.

21 Voir Nietzshe, F . The Use and Abuse of History, translated from the German by Adrian Collin, New York, The Liberal Arts Press, 1949.

22 Leçon inaugurale prononcée par le Professeur Paulin J. Hountondji à l’occasion de l’inauguration du BIGSAS, Bayreuth International School for African Studies.

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III- HISTOIRE DU TOGO : DE LA PROSPECTIVE A LA RETROSPECTIVE L’idée que se fait le commun des mortels de l’historien est celle d’un homme dont le regard est irrémédiablement rivé sur le passé et qui, par conséquent, est dépassé par les événements. Nous savons depuis Benedetto Croce qu’il n’en est rien. Comme nous l’enseigne ce grand historien italien toute histoire est de l’histoire contemporaine.

Le regard que porte l’historien sur le passé est forcément coloré par les préoccupa- tions quotidiennes de ses contemporains. Pour paraphraser Albert Camus, l’historien comme l’homme de lettres, est inséré dans le temps. C’est pourquoi une histoire du Togo ne saurait perdre de vue la situation présente du pays ainsi que les inquiétudes et les aspirations des Togolais pour leur avenir. En définitive, une histoire du Togo pourrait se traduire par une histoire de la nation togolaise dont l’édification est projetée dans l’avenir mais qui tire sa source du passé.

Le Togo comme tous les autres pays d’Afrique est confronté à la crise de l’Etat- nation d’essence jacobine dont la faillite est patente sur tous les plans. Nous savons que cette situation provient de l’inadéquation des institutions importées vis-à-vis de la culture africaine. Ces institutions ne sont pas générées par l’évolution interne des sociétés africaines mais furent imposées par la force par les différentes puissances colonisatrices. De ce fait, elles n’ont pas été assimilées par les Africains. L’Etat-nation se comporte comme un corps étranger qui n’a pas réussi à intégrer politiquement et économiquement les populations disparates rassemblées sur son territoire. Les Etats-nations africains ont été conçus avant tout comme des structures allogènes au service d’intérêts étrangers. C’est pour cela qu’ils sont de plus en plus contestés par les populations africaines.

En raison de la détérioration des termes de l’échange qui met à rude épreuve la survie d’un monde paysan très endetté la pauvreté se répand à un rythme effréné dans les campagnes et engendre un flux migratoire en direction des villes. Cependant, les villes elles-mêmes sont la proie de la stagnation économique. En l’absence de toute industrie, ces dernières sont prises d’assaut par le secteur informel où s’engouffre la foule des chômeurs et des sans-emploi. A plusieurs reprises, les institutions finan- cières internationales, comme la Banque Mondiale et le FMI, sont intervenues pour proposer un certain nombre de solutions au marasme économique. L’ensemble de ces mesures connues sous l’appellation d’ajustement structurel a fini par révéler ses limites23. A ces problèmes communs à tous les Etats-nations africains, avec la nuance que pour certains comme le Togo l’exportation de ressources minières a joué un rôle plus important, s’ajoutent ceux qui sont particuliers au pays comme par exemple le monolithisme politique que subirent les Togolais pendant plusieurs décennies.

Face à la faillite de l’Etat-nation certains intellectuels préconisent l’abandon pur et simple du modèle jacobin et le repli sur soi pour marquer une pause et s’inspirer de valeurs authentiquement africaines. Une telle solution a tout l’air d’une fuite en avant. Bien au contraire, il faut poursuivre la réforme de l’Etat-nation, en lui assurant des bases autocentrées. Autrement dit, faire en sorte que l’Etat-nation fonctionne en le remettant sur ses pieds. Pour y parvenir il faudrait que les Africains commencent par produire pour eux-mêmes. En définitive, ce train de réformes ne peut porter des

23 Pour plus de détails sur ces questions voir Anselme Guézo ‘Nationalités, Etats-nations et intégration régionale en Afrique de l’Ouest au XXe siècle’ in Igué O.John ed. Les Etats-nations face à l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest – Le cas du Bénin, Karthala, Paris, 2006, pp.93-117.

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fruits s’il n’est soutenu par un élan régional. Cela veut dire qu’édifier l’Etat-nation togolais reviendrait à édifier toute la région de l’Afrique Occidentale. Cette brève digression prospective permet de mieux baliser le chemin qui mène à l’histoire du Togo. Comme on le voit, cette histoire ne saurait éviter le piège de la téléologie qui est, dans le présent contexte, un moindre mal que l’approche ethnographique, toutes proportions gardées. En effet, les Africains modernes n’ont d’autre choix que de faire de l’Etat-nation hérité de la colonisation une greffe réussie.

Comme le dieu Janus la rétrospective pour les Africains présente un double visage.

Elle choisit comme point d’observation la croisée des chemins où l’Europe et l’Afrique se sont rencontrées. Ainsi la rétrospective plonge son regard dans le lointain passé européen pour refaire le long cheminement qui aboutit à l’émergence des nations européennes. Mais en même temps qu’elle interroge l’histoire européenne elle sonde sa propre histoire pour suivre la lente évolution des sociétés africaines, une évolution à laquelle la conquête coloniale vint mettre un terme brutal. En principe, c’est cette évolution autonome que doivent reprendre les Africains, après l’intermède colonial.

Concrètement, la dimension externe de la rétrospective doit embrasser du regard les conditions ayant présidé à la naissance des plus vieilles nations européennes comme la France et l’Angleterre. Un tel exercice n’a d’autre objectif que de dessiller les yeux des Africains en leur montrant que la nation n’est pas un donné mais la réalisation d’une idée dont il faut procéder à la déconstruction pour libérer l’imagination africaine.

Pour ce qui concerne ces deux nations européennes le processus remonte au Moyen Age lorsque, progressivement, elles se sont forgé une identité géographique en se détachant de structures continentales inopérantes et lointaines comme le Saint Empire Romain et la Papauté.

A l’origine de ce processus d’individualisation des deux nations on retrouve la bataille de Bouvines en 1214. Comme on le sait, la défaite de Jean Sans Terre, à la bataille de Bouvines, et son affaiblissement politique consécutif donnèrent aux barons et aux représentants du clergé et de la ville de Londres l’occasion de lui imposer en 1215 la Grande Charte qui scella la fin de l’autocratie monarchique. Dès lors, le par- lement imposa son autonomie. Ce document fut la source d’inspiration des acteurs politiques ayant mis en place la centralisation de l’administration monarchique. De son côté, Philippe Auguste qui est sorti vainqueur de Bouvines eut toute la latitude de pousser à la roue le processus de centralisation administrative qui tire sa source de la suprématie territoriale du pouvoir monarchique24. Cette évolution interne des états fut étayée par le développement du commerce maritime, l’essor des villes et la réduction à l’écriture des langues nationales que les juristes utilisent de plus en plus à la place du latin dans leur effort d’harmonisation des différents droits coutumiers.

Mais si nous regardons vers la France et l’Angleterre nous ne devons pas non plus oublier l’Allemagne dont la marche vers la modernité qui s’inspire d’un modèle étranger a des ressemblances avec l’évolution en Afrique25. Enfin, l’unification économique de ces espaces nationaux a reçu un coup d’accélérateur avec l’expansion européenne et le développement du capitalisme, base de la révolution industrielle.

24 Voir Pirenne Jacques, The Tides of History, vol : From the Expansion of Islam to the Treaties of Westphalia, translated from the French by Lovett Edwards, George Allen and Unwin Ltd, 1963, pp.146- 25 Voir Thomson David (1973) Europe Since Napoleon, Longman, London, p.45.153.

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La dimension interne de la rétrospective se propose de retracer les grandes étapes de l’évolution politique et économique des peuples d’Afrique depuis les bal- butiements technologiques de la préhistoire et de la protohistoire jusqu’à l’émergence des royaumes précoloniaux. De toute évidence, une telle approche ne peut qu’être comparative. Elle prend appui sur les traits communs à toutes les sociétés africaines qui sont au même stade de développement dans leur évolution. De cette manière, est résolue la difficulté de la projection de la nation au-delà de la colonisation. Il s’agit, par exemple, de faire ressortir l’antériorité des structures de parenté matrilinéaires dont les survivances sont encore palpables dans bien des sociétés contemporaines d’Afrique. En effet, les premières techniques de production, depuis le ramassage jusqu’à la domestication des premières plantes comestibles, en passant par la découverte de la poterie et de la cuisson des aliments, ont été le fait des femmes.

La femme jouait encore un rôle prédominant dans les sociétés africaines au stade de plantage-bouturage. Cependant, avec la diffusion de la céréaliculture qui exige un plus grand contrôle des forces de production et de reproduction le rôle social de la femme fut, graduellement, relégué au second plan26. On peut suivre tous ces déve- loppements à partir de la riche moisson de renseignements sur toutes les populations du Togo contenue dans le premier volume de cet ouvrage. Après le tournant décisif de la céréaliculture les relations de parenté patrilinéaires commencent par prendre partout le dessus

Le patriarche devient la clé de voûte de la société, à la fois un intermédiaire avec le monde des ancêtres et un médiateur avisé dans les relations avec d’autres sociétés.

C’est lui qui, par son autorité politique et religieuse, garantit la pérennité des unités de production représentées par les différentes branches de la famille élargie. Mais il est également une figure de proue dans la reproduction de ces groupes, à travers son rôle d’intermédiation dans les échanges matrimoniaux27. Lorsque plusieurs groupes lignagers s’installent dans une même localité apparaît le village dirigé par un chef choisi au sein de la famille qui la première occupa le terroir. La chefferie villageoise fonctionne comme une institution gérontocratique dont le dirigeant n’est qu’un primus inter pares. Il est assisté dans la gestion au quotidien des affaires du village par un collège de chefs de lignages. La chefferie villageoise est la forme d’organisation politique la plus répandue sur le continent.

Cependant, il est rare que son fonctionnement soit libre de toutes contradictions.

En temps de crise intervient généralement un médiateur étranger qui finit par fonder la première dynastie, à la suite de son mariage avec une femme du cru. C’est là un modèle très répandu en Afrique qui pose le problème du rôle joué par les individus dans l’histoire du continent. Mais au-delà de leur rôle, ce qui est en jeu est la capacité des sociétés africaines à susciter des individualités, en raison de la provenance étran- gère de ces personnages. En histoire africaine, ces personnages légendaires sont souvent assimilés à des forgerons ou à des chasseurs doués de pouvoirs surnaturels.

Le premier volume nous renseigne abondamment sur le rôle joué par les forgerons dans l’émergence des royaumes du Togo. Sans doute les forgerons et les chasseurs qui utilisent les techniques de la violence basées sur la maîtrise de la métallurgie du fer sont-ils bien placés pour assumer une autorité politique. Ils s’organisent d’habitude

26 Voir Vansina Jan (2004) How Societies are born – Governance in West Central Africa before 1600, University of Virginia press, Charlottesville and London.

27 Voir Meillassoux Claude, Femmes, Greniers et Capitaux, François Maspero, Paris 1977, pp.45-49.

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en corps de métier conservant les secrets de leur corporation dans des fraternités ou couvents installés au cœur de la forêt. Ces fraternités sont déjà des institutions supra-lignagères. Elles peuvent donc plus facilement apporter une solution à la crise engendrée par le fonctionnement des lignages. La royauté apparaît comme une institution qui surgit des entrailles de la parenté qu’elle s’évertue à démanteler. Pour atteindre cet objectif elle ne recule devant rien, pas même la manipulation idéologique.

Les monarchies du léopard ou celles du python très répandues sur le continent son peut-être des écoles idéologiques. Les exemples tirés des sociétés précoloniales du Togo peuvent servir d’illustrations à ce phénomène.

Mais c’est l’expansion du marché, par l’accumulation exceptionnelle de la richesse, qui représente le facteur de dissolution le plus efficace des rapports lignagers. Le roi marchand représente, à coup sûr, une étape supérieure à celle du roi forgeron.

Heinrich Barth a observé que dans les monarchies du sahel les forgerons jouent le rôle de premiers ministres dans les cours visitées par lui28. Ce qui suppose qu’ils ont été supplantés dans l’exercice du pouvoir suprême par le roi marchand. Dans l’ancien Danxome, le Migan ou premier ministre est toujours choisi dans une famille de forgerons. Dans le même royaume le roi n’est plus désigné comme chef, c’est-à- dire en Fongbe Gan, un mot qui pourrait signifier aussi fer, Gan’. Le roi prend le nom d’AXOSU ou AKOXOSU, c’est-à-dire celui qui paie la dette du clan. Ce qui suppose que l’émergence de cette institution est intimement liée à la nécessité d’un médiateur dans les échanges marchands.

La conquête coloniale s’inscrit parfaitement dans cette logique de dissolution des rapports lignagers. Elle aurait pu être un facteur d’accélération de ce processus si elle n’avait été une entreprise vouée à l’exploitation au profit de la métropole. En effet, pour être définitive la dissolution des rapports lignagers devait passer par une réforme de la propriété foncière, une décision que ni l’état colonial ni son héritier postcolonial n’eurent le courage de prendre. La colonisation n’a pas non plus réussi à radicalement inverser l’évolution historique cyclique de ces sociétés pour les enga- ger dans un développement linéaire et continu. Elle réussit à maintenir le statu quo en encourageant l’élite dirigeante à s’adonner à des dépenses somptuaires. Dans la colonie du Dahomey, voisine du Togo, consigne fut donnée aux administrateurs coloniaux, de rehausser le statut des chefs de cantons en les gratifiant de moyens financiers pour assouvir leur soif de somptuosité. Ils furent les premiers à importer des véhicules de prestige dans la colonie29. Il n’est pas surprenant que leurs successeurs postcoloniaux veuillent leur emboîter le pas.

CONCLUSION

Comme partie intégrante de l’histoire africaine l’histoire nationale qui s’enseigne aujourd’hui dans toutes les universités du continent est une discipline récente qui cherche encore ses marques. Pour cela, les historiens ne s’accordent pas sur son contenu. Si pour les Européens et les Américains elle s’inscrit en droite ligne dans la tradition ethnographique et continue de fonctionner comme une courroie de trans- mission de renseignements stratégiques sur le continent africain, pour les Africains

28 Voir Heinrich Barth cité par Davidson Basil, The Lost Cities of Africa, revised edition, little, Brown and Company, Boston, New York, Toronto, London, 1987, p.67.

29 Voir Moseley, Katharine Payne op.cit pp.423-434

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elle se veut un forum de production de connaissance par eux-mêmes. Ces deux perspectives se livrent une lutte acharnée dans le splendide ouvrage récemment publié sur l’histoire des Togolais. Après une revue critique de l’ouvrage qui est une véritable tour de force compte tenu de la masse d’information brassée par ses auteurs, à majorité togolais, l’article démontre que ces derniers ne se sont pas franchement démarqués de la logique binaire sous-tendant la démarche ethnographique. Ceci ressort clairement du titre de l’ouvrage qui suggère l’intention d’amalgamer les diffé- rentes histoires ethniques. Ce choix idéologique n’est certainement pas innocent. Il dénote l’abandon postcolonial du projet d’édification de la nation, cher aux pères de l’indépendance, au profit de la compétition pour le contrôle de l’appareil d’Etat hérité du colonisateur. L’article démontre que les Africains n’ont d’autre alternative que de reprendre ce projet dans un cadre régional en remettant sur leurs pieds les états- nations africains qui fonctionnent aujourd’hui comme des mécanismes d’exploitation des masses au service du capital. C’est dans cette perspective qu’une histoire du Togo prend tout son sens. Pour terminer, l’article énonce les conditions d’une telle approche de même que ses préalables théoriques et méthodologiques.

Remerciements

Aux collègues historiens togolais pour le don au Département d’Histoire et d’Archéologie de l’Université d’Abomey-Calavi (République du Bénin) des trois tomes de Histoire des Togolais. Depuis, une nouvelle édition a été publiée par Karthala sans changer fondamentalement le contenu de l’ouvrage. Cette revue reste donc valable malgré son caractère un peu daté.

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