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Point d'interrogation

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Academic year: 2022

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Point d'interrogation

RAFFESTIN, Claude

RAFFESTIN, Claude. Point d'interrogation. Les Nouveaux cahiers de l'IUED , 2003, p.

153-157

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4400

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Claude Raffestin

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Le point d'interrogation pourrait être là pour signaler une incapacité à trouver un titre et souligner, par conséquent, un manque d'imagination que d'autres auraient le soin de pallier. C'est la première fois que je recours à un procédé de ce genre, inacceptable grammaticalement parlant, mais rece- vable humainement parlant, pour exprimer, pêle-mêle, mon étonnement, mon état d'incertitude, mon désarroi, mon incrédulité, ma méfiance, et ma colère devant ce que le monde nous donne à penser et que nous ne pensons pas ! Je pourrais reprendre la fameuse phrase de Martin Heidegger, « Ce qui donne le plus à penser dans notre temps qui donne à penser est que nous ne pensons pas encore», mais il se trouvera bien quelque lecteur pour me reprocher d'utiliser un auteur, qui n'est pas, tant s'en faut, au-delà de tout soupçon. A ce lecteur je répondrai par avance - même si cela dénote un manque d'humilité de ma part que de croire que j'aurai au moins un lecteur - que les outils, comme aurait dit Michel Foucault, appartiennent à tous et qu'il faut s'en servir.

Le texte de Marie-Dominique Perrot, «Sortir de l'impasse mondiali- taire», donne à penser justement ce que nous ne pensons pas encore. Les éclairs que le texte projette sur les choses m'ont paru provenir d'un en deçà ou d'un au-delà que les sciences humaines ne fréquentent pas parce qu'elles ont trop peur d'abandonner les «régions» dont le climat tempéré met à l'abri de tout excès qui pourrait être interprété comme une épouvan- table maladresse. Le texte de Marie-Dominique Perrot est d'une extrême

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importance, parce qu'il nous adjure et nous intime de penser autrement, de penser en dehors des cadres habituels : global, antiglobal, mondialisation, antimondialisation, développement, croissance, bien-être, etc. Ces termes constituent les «coupures» d'une monnaie fiduciaire qui ont cours légal dans les esprits depuis une ou plusieurs décennies, selon les cas. Monnaie malheureusement dévaluée que, pourtant, nous continuons à utiliser, mais qui ne nous permet jamais de dénouer aucun rapport concret avec le réel.

Par contre, les imposteurs puisent largement dans cette monnaie et la distri- buent allègrement, sachant parfaitement qu'elle n'est pas convertible et qu'ils n'auront jamais à en assumer les conséquences !

Qu'est-ce qui peut nous inciter à penser autrement - car il ne suffit pas de le proclamer, il faut le faire - et sur quoi pouvons-nous nous appuyer pour le faire ? Les six préalables de Marie-Dominique Perrot sont évidemment essen- tiels, et je ne peux qu'y adhérer, mais je sais aussi qu'en demeurant dans le cadre de réflexion qu'ils délimitent, je ne conserverai pas assez de liberté pour douter, d'une manière concrète et hyperbolique, de ce monde où rien, nulle part, ne semble assez solide pour s'y fier et construire dessus. Le développe- ment est un « scandale », voire une escroquerie, comme le disait, déjà, Jacques Austruy, il y a plus de trente ans, dans un livre passé quasiment inaperçu1. Tout le reste, aussi, alimente le doute car, tout autour de nous, c'est le basculement dans l'incompréhensible, l'ininterprétable et, finalement, l'inacceptable.

Pourquoi ?

Parce que les rapports de pouvoir, encadrés par des normes, et donc objets de négociation, cèdent la place aux rapports de force qui s'établissent dans les relations. Substituer les rapports de force aux rapports de pouvoir, c'est conce- voir un monde binaire dont les tensions relient deux pôles qui ont pour nom la soumission et la destruction. Dans les rapports de pouvoir, la morale, comme système de régulation des rapports interindividuels, et l'éthique, comme système de légitimation des actions, jouent un rôle qui n'est pas à démontrer.

Dans les rapports de force, ce sont ceux qui disposent de la plus grande puis- sance qui font fonctionner la morale et l'éthique à sens unique, c'est-à-dire à leur profit. Tous les événements récents montrent bien que nous ne pouvons plus avoir confiance en quoi que ce soit.

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1 Jacques Austruy, Gaston Leduc, Louis-Joseph Lebret, Le scandale du développement, Paris, Clairefontaine, 1965.

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Nous sommes engagés dans un mouvement qui est devenu une fin en soi et qui ressemble à une espèce de course vers le chaos, qui se fait dans les éclats de rire, sinon dans la joie. Une course sur de la musique bruyante et à grand renfort d'images qui font oublier l'angoisse. Autrefois, pour lutter contre l'an- goisse, on inventait des mythes ; aujourd'hui on invente du bruit et des images.

Le succès dépend de la mise en scène. D'ailleurs, aux mythes se sont substi- tuées des illusions dont la durée d'existence est faible. L'illusion a toutes les apparences du mythe, mais n'en a pas la durée. Le mythe du développement a existé ; c'était la belle époque, mais aujourd'hui il n'y a plus que l'illusion du développement, autrement dit cette monnaie fiduciaire gagée par un imagi- naire et utilisée pour acheter de l'imaginaire. J'ai encore connu le mythe du développement qui faisait vivre les plus généreux d'entre nous, et puis cela a été la course vers l'abîme, c'est-à-dire vers le cynisme, comme dirait Sloterdijk. Il faut bien se laisser prendre à quelque chose, cette espèce de néant collectif par exemple, car il faut bien vivre avec les Autres et avec soi-même, surtout avec soi-même. Pourtant les choses deviennent difficiles avec les Autres quand on ne peut plus vivre avec soi-même. On ne peut plus vivre avec soi-même quand on découvre que les projets, que l'on conçoit et que l'on produit pour les Autres, sont une manière d'humilier l'humain et de lui faire perdre sa dignité. Nous sommes entrés dans l'ère de l'homme humilié et c'est grave, car l'humiliation laisse des traces ineffaçables et dont le souvenir peut alimenter les plus terribles révoltes.

Marie-Dominique Perrot nous dit qu'il faut oser la naïveté, c'est-à-dire revenir aux questions simples. C'est bien mon intention et je l'ai déjà annoncé.

Qu'est-ce qui me permettrait de ne plus douter de tout, de ne plus tout remettre en cause, de m'appuyer sur quelque chose qui ne se déroberait pas au moindre mouvement et au moindre écart de ma pensée ? Qu'est-ce qui peut changer notre regard, comme dit Marie-Dominique Perrot ?

L'humiliation, c'est découvrir qu'on a perdu toute autonomie et c'est ressentir la plus insupportable souffrance. Je crois que nous y sommes ! Nous avons mis en évidence le nouveau cogito : je souffre, donc je suis ! C'est ce sur quoi nous pouvons nous appuyer pour reconstruire concrètement le monde : la souffrance de l'homme. Pourquoi ne parle-t-on jamais de la souffrance des hommes puisque c'est vraiment l'unique chose que nous avons tous en commun ? La souffrance immédiatement ressentie et vécue par les individus, au degré zéro, est celle qui n'affleure pas dans nos représentations parce qu'on ne représente pas le monde douloureux à quelque échelle que ce soit : la souf- france quand elle est vécue est toujours à l'échelle 1/1.

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H y a une grande différence entre dénombrer, comme on le fait souvent, ceux qui ne mangent pas à leur faim et qui, par conséquent, sont sous- alimentés quantitativement et qualitativement, et éprouver la faim, comme en a parlé Knut Hamsun, dans son roman justement intitulé La faim. Eprouver la faim, ce n'est pas se la représenter, c'est la connaître à l'échelle 1/1, c'est-à- dire la vivre entièrement dans son corps. Qui n'a pas fait cette expérience est toujours dans la représentation et celle-ci est toujours une monnaie fiduciaire qui ne dénoue jamais qu'une petite partie des relations non vécues.

C'est pourquoi, jusqu'à maintenant, pour des raisons que les psychana- lystes pourraient nous expliquer, nous avons choisi de mesurer le développe- ment sous la forme de la croissance du bien-être, mais chacun sait bien qu'il n'y a rien de plus irréel que le bien-être ! Notion d'autant plus irréelle qu'elle est exprimée en termes monétaires, c'est-à-dire en termes fiduciaires. Le monde n'est pas d'abord bien-être, il est d'abord souffrance.

Un nouveau cogito, je souffre, donc je suis, peut poser le problème de l'accès à l'essentiel ou autrement dit à l'autonomie. Je crois qu'il faut renoncer à cette notion de développement qui n'a rien donné ou pas grand- chose au cours du demi-siècle écoulé. On pourrait remplacer le terme de

«développement» par les expressions de «décroissance de la souffrance» et de «croissance de l'autonomie». Le seul progrès réside dans la croissance de l'autonomie, l'autonomie étant la capacité d'entretenir des relations aléatoires à l'altérité et à l'extériorité en tenant compte des ressources et de la rationalité du système considéré. C'est ça, le progrès : le maintien ou la croissance de l'autonomie, la stabilisation ou la diminution de la souffrance. Là où la souf- france augmente, il ne peut pas y avoir de vrai progrès. Mais voilà, le grand problème, c'est qu'on ne peut pas quantifier la souffrance même si les méde- cins nous apprennent à le faire sur une échelle de 1 à 10 !

Nous avons été habitués à nous exprimer en termes positifs et par consé- quent nous ne pouvons que parler d'augmenter telle ou telle variable positive.

Il y a quelque chose d'absolument épouvantable et de terrible chez ceux qui parlent de l'économie du bien-être alors que la seule chose dont nous devons nous occuper, c'est l'économie et la géographie de la souffrance. Là serait la vraie constatation contestatrice de la réalité quotidienne du monde. D'ailleurs nous sommes tous les jours entourés par la souffrance et chaque fois que nous sortons nous la côtoyons. La souffrance dont on ne parle jamais est devenue la nouvelle maladie honteuse parce que l'on a honte de ne rien faire pour la soulager. Il y a la souffrance du vivant, celle de l'homme et celle de la terre.

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II est question de catastrophe, mais il est évident que nous sommes toujours dans la catastrophe dès lors qu'il y a de la souffrance tapie quelque part, et qui nous guette. La situation inadmissible, c'est justement la présence de la souf- france que l'on impose par notre action ou par notre silence. En ce sens-là, la souffrance est intolérable et impardonnable car on ne peut pas la faire taire. Il est question dans le texte de Marie-Dominique Perrot d'obsolescence de l'être humain, et c'est le fameux raisonnement marginal. L'homme a la valeur de celui qui souffre le plus. Et cela pourrait bien être mon tour... demain. Dans ce cas, nous sommes en face de la vraie mondialisation, pour laquelle la valeur de l'homme est déterminée par celui qui a le moins de valeur, ou plus du tout de valeur, ou presque plus du tout de valeur. On crucifie partout, mais nous n'entendons pas les cris car nous ne voulons pas les entendre. Nous avons trop peur que les cris de demain soient les nôtres. Prenons garde : la surdité volon- taire n'a jamais été un moyen de conjurer quoi que ce soit.

En revanche, Marie-Dominique Perrot pourrait bien avoir raison de nous inciter à créer des concepts qui ne s'alignent pas sur ceux qui donnent à voir seulement le visible, à travers des représentations dont l'échelle est tellement petite qu'il n'y a rien à en tirer. Plus l'échelle est petite, moins nous percevons la souffrance, et moins nous la percevons, moins nous sommes enclins à lutter pour la diminuer. Il faut créer des concepts qui donnent à penser l'invisible du visible, celui-là dont on refuse même de faire l'hypothèse.

Si les sciences humaines ne se saisissent pas de ce nouveau cogito, alors je crois qu'on pourra vraiment dire qu'elles ne servent à rien car elles n'auront pas permis de penser ce qui doit être vraiment pensé de manière qu'on puisse dire que nous avons commencé à penser.

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