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Imprégnations de Tokyo

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-01879792

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Imprégnations de Tokyo

Jean-Paul Thibaud

To cite this version:

Jean-Paul Thibaud. Imprégnations de Tokyo. Tixier, Nicolas. Traversées urbaines. Villes et films en

regard, MétisPresses, pp.73-80, 2015, 978-2-940563-00-5. �hal-01879792�

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Imprégnations de Tokyo

À partir de Lost In Translation (Sofia Coppola, 2003) Jean-Paul Thibaud

1- Etat second

De nombreux auteurs ont relevé et commenté le pouvoir hypnotique du cinéma

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. A mi- chemin entre la veille et le sommeil, le spectateur serait placé dans un état paradoxal, dans un état second d'hallucination, de transe, d'abandon, de fascination. L'obscurité de la salle de projection et l'immobilité du spectateur, l'isolation perceptive du reste du monde, la mise en œuvre d'un foyer d'attention unique et continu contribueraient à produire cet effet de quasi-endormissement. Bob Harris, un des deux personnages principaux de Lost In Translation, semble se trouver dans un état sensiblement identique quand il arrive à Tokyo.

Le décalage horaire et la fatigue aidant, c'est dans un état de somnolence qu'il découvre la ville au tout début du film. Regard hébété, corps assoupi, attention flottante. Le ton est donné. L'expérience de Tokyo ne se fera pas sous le signe de la pleine vigilance et de la parfaite intelligibilité, mais plutôt sous celui du somnambulisme et du dépaysement. L'éveil à la ville aura lieu progressivement, de façon subreptice et en compagnie. A l'instar du cinéma qui exerce son emprise sur les spectateurs en les plongeant dans un état autre, la ville japonaise va s'immiscer discrètement dans la vie affective et les manières d'être des visiteurs américains.

2- Initiation climatique

On l'a compris, si ville et cinéma marchent si bien ensemble c'est parce que tous deux exercent une capacité à nous habiter et à transformer notre expérience. Dans les deux cas, nous sommes immergés dans un milieu sensible singulier qui nous affecte et prend possession de nous. A juste titre, Jean Ladrière

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considérait la ville comme un « inducteur existentiel » donnant à sentir « une certaine tonalité affective qui qualifie notre mouvement existentiel ». Lost In Translation pourrait bel et bien être une mise à l'épreuve de cette proposition. En effet, Sofia Coppola semble se poser une question dans son film : que se passe-t-il quand nous arrivons dans une ville étrangère pour la première fois ? En suivant Bob Harris et Charlotte, les deux protagonistes de l'histoire, c'est en fait à l'exploration des ambiances de Tokyo que nous convie la cinéaste. Mais il s'agit moins de proposer une visite touristique ou de découvrir des lieux emblématiques de la capitale nippone que de s'imprégner imperceptiblement de son atmosphère. Les personnages vont peu à peu s'acclimater aux tonalités de la ville et entrer en résonance avec elle, faire corps en quelque sorte avec ses lumières, ses sonorités, ses rythmes, son énergie. Tout se passe comme si le film fonctionnait comme une initiation climatique à partir de laquelle s'estompe le sentiment d'étrangeté de départ.

3- Formes d'étrangeté

Encore faut-il préciser que l'étrangeté mise en scène dans Lost In Translation n'est pas du même type que celle de Roland Barthes dans l'Empire des signes. Si ce dernier décrit Tokyo

1 Raymond Bellour Le corps du cinéma. hypnoses, émotions, animalités. Paris : P.O.L éditeur, 2009.

2 Jean Ladrière « La ville comme inducteur existentiel », In Vie sociale et destinée. Gembloux : Duculot, 1973, p.

139-160.

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et le Japon sur le mode d'une étrangeté radicale, de l'ordre de l'intraduisible, le film de Sofia Coppola nous met plutôt en présence d'une « étrangeté familière »

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. Nous reconnaissons sans trop d'effort les signes de l'hypermodernité et ceux de la tradition, le Tokyo des pachinko et celui des ikebana. Toute une série de variations sur les formes et les manifestations de ce type d'étrangeté est alors explorée. Ainsi en va-t-il des effets de surprise quand les objets du quotidien ne fonctionnent pas tout à fait comme on pourrait s'y attendre : douche trop petite obligeant à se courber, machine de sport incontrôlable, rideau automatique s'ouvrant le matin sans crier gare, etc. Le monde des objets ne se donne plus ici sur le mode de l'évidence, mais bien plutôt sur celui de l'inattendu et du surprenant.

Il en va de même de la rencontre de personnages improbables avec lesquels on ne sait pas vraiment comment se conduire. De la call-girl ridicule au publicitaire tyrannique, du photographe laconique à l'animateur TV hystérique, Bob Harris est entouré de personnages excessifs et caricaturaux dont il ne sait que faire. Les codes culturels lui échappent et les interactions sociales demeurent énigmatiques. Mais si ces décalages donnent matière à des scènes burlesques et des effets comiques, ils prennent un tout autre visage avec Charlotte.

Ses escapades dans Tokyo la conduisent plutôt à un sentiment de désorientation, de solitude et d'aliénation. On passe alors de l'univers de Jacques Tati et Buster Keaton à celui de Wim Wenders et Michelangelo Antonioni. Du rituel bouddhiste auquel elle assiste indifférente, aux salles de jeux électroniques qu'elle visite en spectatrice désengagée, c'est à une toute autre manière d'être dans l'ambiance que nous avons affaire. Au corps-incongru de Bob Harris se substitue l'œil-distant de Charlotte. Peut-être avons-nous ici deux polarités à partir desquelles se configure notre rapport d'étrangeté. On le comprend, Lost in Translation reprend à son compte et explore à nouveaux frais la figure de l'étranger. De Georg Simmel à Alfred Schütz, de l'Ecole de Chicago à Isaac Joseph, de Bruce Bégout à Bernhard Waldenfels, une littérature abondante décrit cette dynamique subtile de la distance et de la proximité que nous entretenons avec le monde ambiant. Le film de Sofia Coppola se saisit de cette thématique en donnant à sentir diverses tonalités qui traversent cette condition, allant du comique de situation au tragique de l'existence.

4- Situations atmosphériques

Ce rapport décalé au monde environnant se manifeste moins dans des scènes d'action ou dans une intrigue serrée que dans des situations ambiantes. Si cette condition d'étranger limite la capacité des personnages à comprendre ce qui se dit, interpréter ce qui se passe, et agir à bon escient, elle contribue par contre à aiguiser une sensibilité aux atmosphères.

Faute de saisir distinctement le message d'un interlocuteur, on se met à écouter la musique de sa langue. Pour qui s'intéresse aux ambiances urbaines, cela est loin d'être anodin. Tout se passe comme s'il fallait une certaine dose d'étrangeté, un certain degré de déprise, une relative perte de l'évidence du monde quotidien pour devenir sensible aux atmosphères dans lesquelles nous baignons. Et en effet, tout concourt à faire de Lost in Translation un film d'atmosphère

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. S'il ne se passe pas vraiment grand-chose – peu d'actions et des dialogues laconiques – c'est que l'attention se porte davantage sur les lieux et les paysages, les gestes et les visages, les silences et les lumières. Ces matières d'expression semblent devenir alors la substance première du film donnant à sentir conjointement l'émergence des

3 Bernd Stiegler « "Lost in translation" : réflexions sur la traduction et le dialogue interculturel », Trivium [En ligne], n°15, 2013, URL : http://trivium.revues.org/4704.

4 Brian L. Ott & Diane Marie Keeling « Cinema and Choric Connection: Lost in Translation as Sensual Experience », Quarterly Journal of Speech. Vol. 97, n°4, November 2011, p. 363-386.

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atmosphères de Tokyo et la transformation de l'état affectif des personnages. Il en va ici de ce qui se ressent, de la rencontre d'une esthétique et d'une éthologie attentive aux infinies nuances de l'expression. On peut dès lors se demander comment s'opèrent cette acclimatation sensorielle et cette imprégnation des atmosphères urbaines.

5- Conformation motrice

Certaines scènes du film fonctionnent comme autant de manifestations de l'accordage progressif aux ambiances. Le processus le plus élémentaire concerne sans doute la conformation motrice, l'ajustement du corps à de nouveaux environnements, l'adoption de nouvelles manières de bouger et de se tenir. On a vu l'embarras de Bob devant des objets quotidiens surprenants, mais on devrait tout aussi bien noter les gestes anodins reconduits dans les situations courantes au Japon : se pencher pour saluer, manger avec des baguettes, etc. Au-delà de ces clichés, il s'agit d'apprendre à faire corps avec son entourage immédiat.

La scène paradigmatique de ce premier processus est celle où Charlotte traverse un jardin japonais en suivant attentivement le parcours de pierre prévu à cet effet. Son rythme de marche, la longueur de ses pas et les méandres de son cheminement entrent en résonance avec l'agencement matériel du jardin. L'attention portée au Japon au bas du corps et au contact avec le sol

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s'actualise très concrètement dans cette scène. D'une certaine manière le corps se reconfigure en s'adaptant à de nouvelles conditions, initie de nouvelles habitudes motrices et se familiarise à de nouveaux schémas sensori-moteurs. Une accoutumance kinesthésique et proprioceptive se développe petit à petit, de manière involontaire et inconsciente, permettant à Bob et Charlotte de se sentir plus à l'aise dans ce nouveau milieu. L'imprégnation de l'ambiance opère ici à un niveau pré-réflexif et se déploie dans les termes d'une soma-esthétique

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.

6- Infiltration sensorielle

Une seconde figure a trait à notre porosité au monde ambiant. En parlant d'infiltration sensorielle, il s'agit de reconnaître notre capacité à être traversé et habité par ce qui nous entoure. L'air que nous respirons est souvent donné en exemple, alternant inspiration et expiration, et révélant cette condition foncière de perméabilité entre le sujet et le monde.

Dans Lost in Translation nous assistons à un double traitement de cette question. D'une part, la ville est mise à distance, vue d'en haut de la chambre d'hôtel et parfaitement silencieuse.

On a affaire ici au regard panoramique, surplombant et désengagé tel que décrit par Michel de Certeau

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et tellement commenté depuis. Tokyo semble ici inaccessible et ses ambiances quasi-absentes. Mais un second traitement est également proposé, qui montre comment la ville parvient à s'infiltrer malgré tout au sein même des personnages. C'est que les lumières de Tokyo irradient de toutes parts, se projettent et se reflètent sur les vitres de la chambre d'hôtel ou du taxi. Dans certaines scènes, Bob et/ou Charlotte baignent littéralement dans la lumière ambiante de la ville, se teintent des couleurs de Tokyo et se surimposent aux paysages lumineux. Dans ce cas, on n'est plus devant une image ou face à une vue mais bel et bien immergé dans un milieu sensible et fondu dans le paysage. Tokyo s'invite dans la chambre d'hôtel et s'imprime sur la peau des personnages. L'acclimatation aux ambiances urbaines trouve alors une deuxième formule : non plus seulement l'adoption de nouvelles formes motrices mais également la prégnance de phénomènes sensibles.

5 François Laplantine Tokyo, ville flottante. Paris : Stock, 2010.

6 Richard Shustermann Soma-esthétique et architecture : une alternative critique. Genève : Haute école d'art et de design, 2010.

7 Michel de Certeau L'invention du quotidien. tome 1 Arts de faire. Paris : Folio-Essais, Gallimard, 1980.

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7- Imitation gestuelle

Comme son titre en témoigne, l'incapacité à comprendre la langue est bien sûr un des leitmotivs qui traversent le film. Cette situation pourrait paraître rédhibitoire, pourtant une scène de première importance se produit vers la fin du film qui offre une alternative à cette incapacité apparente à communiquer et à se faire comprendre. Si l'interaction verbale entre un Japonais et un Américain semble impossible, elle peut néanmoins se déplacer sur un autre terrain : celui des gestes, d'une « conversation par gestes »

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. Dans cette scène d'attente à l'hôpital, Bob en vient ainsi à imiter les sons et inflexions de la personne qui lui parle, et à rejouer à son tour les gestes corporels qui accompagnent le discours de son interlocuteur.

Un véritable échange à lieu entre les deux personnages, qui passe par une attention portée aux qualités esthétiques de la voix et aux formes que dessine le mouvement de la main.

L'imitation se substitue à la traduction, la qualité du geste à la signification du verbe, la communication analogique à la communication digitale. Pour la première fois dans le film, on se situe véritablement sur le terrain de la culture japonaise. Un processus de familiarisation semble engagé, s'ouvrant à la sensibilité de l'autre, à la possibilité d'un jeu partagé, et permettant alors le développement d'un début d'échange. On le comprend, l'acclimatation à Tokyo passe donc aussi par des processus d'imitation qui constituent d'ailleurs pour Gabriel Tarde le fondement même du lien social

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8- Syntonisation urbaine

Une dernière forme d'acclimatation transparaît tout au long du film, donnant à sentir l'évolution de la tonicité et de la vitalité des personnages. Alors que la première partie présente de longues scènes assises ou couchées, dans lesquels prédominent le repos, l'inaction et le séjour, la suite du film va mettre les personnages en mouvement, les rendre davantage alertes, mobiles et actifs. Tout se passe comme si Tokyo parvenait à insuffler son énergie aux visiteurs, les entraînant dans sa frénésie et son agitation. Les gestes se font plus vifs, la marche plus déterminée, le corps plus empressé. Les personnages s'animent. La manière de filmer accompagne et exprime ce mouvement d'intensification de l'expérience : les scènes deviennent plus courtes, le son de la ville plus présent, les lumières colorées des néons et autres écrans plus vives. De nouveaux « affects de vitalité »

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apparaissent qui augmentent la puissance d'agir des personnages. Un même tonus semble traverser les corps et les espaces de la ville. Si le début du film exposait plutôt un désaccordage des nouveaux arrivants, une certaine insensibilité à leur entourage, la suite montre comment ils finissent par se mettre au diapason des ambiances urbaines. De la même manière que des musiciens et des auditeurs partagent une même durée dans l'expérience musicale, qu'ils se syntonisent

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, une rythmique partagée s'établit ici entre les gestes des personnages et les atmosphères de Tokyo. Tout est affaire alors d'intensité et d'énergie qui se dégagent du film, sans que l'on sache vraiment « qui a la fièvre le soir, si ce sont les lumières de la ville ou les passants affairés »

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.

9- De l'imprégnation

8 George Herbert Mead L’esprit, le soi et la société. Paris : PUF, 1963.

9 Gabriel Tarde Les lois de l'imitation. Paris : Félix Alcan, 1890.

10 Daniel Stern Les formes de vitalité. Paris : Odile Jacob, 2010.

11 Alfred Schütz « Faire de la musique ensemble » In Ecrits sur la musique. Paris : Éditions Musica Falsa, 2007.

12 Pierre Sansot Poétique de la ville. Paris : Klincksieck, 1984.

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Ne s'agit-il pas in fine d'explorer un art de l’imprégnation ? Avec Lost in Translation c'est

notre (in)capacité à habiter un monde qui semble présentée au premier abord. Mais à y

regarder de près il en va tout autant de notre capacité à être habité par un monde, à entrer en

connivence avec lui et à être sensible à ses puissances atmosphériques.

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