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L'amitié d'Antonio Panizzi et de Prosper Mérimée

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(1)

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Marie DELCOURT

L'amitié

d'Antonio PANIZZI

et

de

Prosper MERIMEE

Extrait de < Mémoires et Publications >

81e volume, 1967

Maison Léon Losseau Mons

(2)
(3)

4

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L'AMITIÉ

D'ANTONIO

PANIZZI

ET DE

PROSPER

MÉRIMÉE

par

Marie DELCOURT

Membre titulaire

La Convention déclara Nationale la bibliothèque des rois de France. Pour faire de ce texte de loi une réalité vivante, il fallut des années de

travail. Les rois avaient courtoisement accordé à des visiteurs choisis la faveur de voir leurs collections. Le régent, en 1720, avait autorisé les

savants de toutes les nations à y entrer aux jours et heures qui seraient fixés par le bibliothécaire de Sa Majesté ; le public était admis une fois

parsemaine, depuisonze heures dumatin jusqu'àuneheure del'après-midi. Les étrangers étaient bien reçus, pourvu qu'ils fussent accompagnés par

quelqu'un des Académies. Il s'agissait à présent de transformer un musée

privé, exceptionnellement ouvert à des personnes choisies, en une institu¬

tion accessible à tous, chaque jour et pendant tout le jour, avec un mini¬

mum de formalités. Cette révolution fut en grande partie l'œuvre d'un

Belge.

Joseph Van Praet (1754-1837), fils d'un libraire de Bruges, vint jeune à Paris où, après avoir été chargé de mettre en ordre les livres de

la bibliothèque de Marie-Antoinette, il entra en 1783 comme «premier écrivain » dans celle du roi. Encore qu'il fût étranger et qu'on l'eût accusé

de manquer de civisme, la Convention le nomma gardien des imprimés, département destiné à prendre une importance majeure dans une insti¬

tution qui serait consacrée à l'instruction et à la culture de tous. Entre 1792 et 1800, la Bibliothèque Nationale doubla le nombre de ses volumes.

Non seulementelle reçutles ouvrages les plus précieux parmi les dépouilles des corporations etdes maisons religieuses supprimées,mais encore, comme l'avaient fait Charles VIII etLouisXII, le Directoire etNapoléon considé¬

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bibliothè-ques italiennes eurent à se dessaisir de bien des ouvrages précieux. La

Belgique fournitplusieurs centaines de manuscritsqui durent être expédiés

solidement reliés au chiffre du conquérant.

Ce pillage trouva en Van Praet un précieux collaborateur. Sa rare

compétence lui permit de « diriger les agents du gouvernement vers les

dépôts les plus riches», dit avec une tranquille impudeur son biographe

Daunou dans l'éloge funèbre qu'il prononça en 1839 devant l'Académie des Inscriptions. « J'ai eu sous les yeux en 1789 plusieurs notes qui supposaient la plus exacte connaissance de l'état des bibliothèques étran¬

gères où l'on pouvait puiser. » En 1813, Van Praet pouvait se réjouir

«d'accroissements dont il serait difficile de mesurer l'étendue». Ils furent

menacés quand, en 1814 et en 1815, les alliés entrèrent à Paris et entre¬

prirent de récupérer une partie des biens perdus. Van Praet n'eut qu'une idée, qui était « de ne pas perdre ces précieuses acquisitions». Avec la

meilleure conscience du monde, il cacha une partie des livres et, face aux

commissaires des puissances lésées, «défendit les intérêts de la Biblio¬

thèque avec la ténacité d'un bibliophile et l'habileté d'un diplomate».

Tout identifié qu'il fût à l'institution qu'il servait, quelque chose de

son cœur battait encore pour sa ville natale, à laquelle il légua, des rares

etprécieuses éditions procurées par Colard Mansion, le premier imprimeur

établi à Bruges àlafin du XVe siècle, toutes celles qu'il avait pu acquérir et

qui figuraient déjà à la Nationale.

En 1822, il reçut la visite d'un garçon de seize ans, son neveu Jules Van Praet, qui devait devenir le secrétaire et l'un des conseillers de

Léopold Ier. Le garçon, qui venait faire sa philosophie à Paris, rencontra chez son oncle un monsieur Henri Beyle, qui rentrait de Milan d'où il

avait été expulsé par la police autrichienne. Sous le pseudonyme de Stendhal, il avait publié un livre sur Rome, Naples et Florence et une

histoire de la peinture en Italie.

Je ic Je

La constitution d'une bibliothèque autonome et publique s'accomplit à Londresun demi-siècle après avoirété réalisée à Paris. Le traditionalisme

anglais, que nulle rupture politique n'avait dérangé, opposa à l'évolution

des résistances qu'il fallut vaincre une à une. L'artisan de cette transfor¬

mation fut, comme à Paris, un étranger, Antonio Panizzi. Peut-être après

tout le fait est-il moins paradoxal qu'il ne paraît à première vue. Dans les deux cas, il s'agissait de rompre avec des habitudes vénérables. Plus que

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les gens du pays, un immigré aurait la lucidité et le recul nécessaire pour les combattre franchement et leur opposer un plan nouveau. Alors que

Van Praet avait été porté par les événements, Panizzi mit des années à réaliser son oeuvre. Or, les circonstances de sa jeunesse l'avaient préparé

à bien des choses, mais certainement pas à devenir un jour Principal

Librarian du British Muséum.

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Il naquit en 1797 à Brescello près de Modène, un bourg dont la

place s'orne d'une statue colossale d'Hercule, découverte aux environs et érigée là en 1724 par le duc Rinaldo I", dont l'histoire n'a pas gardé

d'autre souvenir. Antonio s'inscrivit à l'université de Parme, d'où il sortit docteur en droit en 1818. Il fut aussitôt nommé inspecteur des écoles de Brescello. On peut se demander ce quepouvaient être, en 1820, les écoles

de Brescello. Lacharge laissait des loisirs au jeune homme, quien profitait pour faire son stage d'avocat et, surtout, pour lire beaucoup, pour lire

notamment les ouvrages qui, à ce moment, étaientinterdits dans les Etats

italiens. Son contemporain Fabrice del Dongo, né non loin de là en 1798, était trop grand seigneur pour lire quoi que ce fût. Mais leurs rêves étaient les mêmes.

Tous deux avaient grandi dans l'espoir de voir un jour une Italie libre, gouvernée par les principes qui avaient été ceux de la Révolution française. De cette aspiration reste un symbole de pierre: la statue à

Milan de ce Napoléon queFabrice voulut rejoindre à Waterloo. Napoléon,

bien entendu, devait disparaître pour laisser l'Italie aux Italiens. Mais,

Napoléon disparu, le Congrès de Vienne, ayant créé un royaume de

Pologne dont le souverain était le tsar, un royaume de Lombardie-Vénétie

dont le roi était l'empereur d'Autriche, restaurales anciennes dynasties en

Espagne, à Naples, en Piémont, enToscane, à Modène. Modène reçut pour

souverain le fils de Marie-Béatrice d'Esté et de l'archiduc Ferdinand qui

avait été gouverneur de la Lombardie, celui-là même dont Stendhal dit, à la première page de la Chartreuse de Parme :

« Résidant à Milan et gouvernant au nom de l'empereur son

cousin, il avait eu l'idée lucrative de faire le commerce des blés.

En conséquence, défense aux paysans de vendre leurs grains

jusqu'à ce que Son Altesse eût rempli ses magasins. »

Son fils François IV était un pauvre petit tyran, hypocrite, timoré, soupçonneux, qui pourrait bien avoir servi de modèle à Stendhal pour ce

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Ranuce-Ernest qui « si une feuille du parquet vient à crier, saute sur ses

pistolets et croit à un libéral caché sous le lit».

Panizzi adhéraen 1820 àla Charbonnerie italienne, au moment même oùl'empereur François I" lamettait hors la loi, déclaranttous sesmembres coupables de haute trahison. Les révoltes de Naples et du Piémont rem¬

plirent les prisons de suspects. Panizzi réussit à s'enfuir à la dernière

minuteet, se laissant juger par contumace à Modène, se réfugia à Lugano.

Il mit aussitôt à profit les bonnes leçons de droit qu'il avait reçues à Parme pour écrire un réquisitoire, les Procès de Rubiera, contre les pro¬ cédés de la justice italienne. Rubiera, entre Reggio et Modène, avait une forteresse où siégeait un tribunal d'exception pour juger les inculpés du crime de lèse-majesté. Le livre parut en 1823, sans nom d'auteur, daté de Madrid. En fait, tout le monde savait qui l'avait écrit et qu'il avait été

imprimé à Lugano. Contrairement à tant de pamphlets qui sont insigni¬

fiants dans la mesure même où ils sont violents, celui-ci portait, parce que

Panizzi savait de quoi il parlait et qu'il projetait ses jugements sur une

conception cohérente de la justice et de la politique. Le gouvernement autrichien demanda aussitôt son expulsion et, sans difficulté, obtint une

requête analogue de Paris et de Turin. Ni Louis XVIII ni Charles-Félix

n'avaient rien à refuser à l'empereur. Panizzi réussit à gagner Londres.

Il y trouva un compatriote illustre, le poète Ugo Foscolo, qui le

présenta au meilleur italianisant d'Angleterre, William Roscoe. Celui-ci

avait publié en 1796 une biographie de Laurent le Magnifique qui avait aussitôt été traduite en plusieurs langues, puis, en 1805, une étude sur la

vie du pape Léon X. Ce dernier ouvrage avait aussitôt été mis à l'index,

ce qui lui avait valu, sous le manteau, une intense circulation clandestine

dans les Etats pontificaux. C'est dans la library de Roscoe que la destinée

de Panizzi prit un virage à angle droit.

Le vieil homme reçut amicalement les deux Italiens et conseilla au

jeune carbonaro de s'installer à Liverpool où il avait plus de chances

qu'à Londres, encombrée d'émigrés, de trouver un gagne-pain. L'avis était

bon. Panizzi y vécut plusieurs années de leçons d'italien et de conférences

sur la littérature italienne. Les élèves ne lui manquaientpas. Tout Anglais,

toute Anglaise quelque peu touché de romantisme rêvait de Venise et de

Florence. Panizzi au surplus, dès la fin de son séjour à Liverpool, faisait en anglais ses conférences publiques. Contrairement à tant d'émigrés, il

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même de cœurbien avant de le devenirlégalement en 1832. De toute son

âme cependant, il restait patriote italien.

C'est à Liverpool qu'il reçut copiedu jugement qui, à Rubiera, l'avait condamné à mort. On l'avertissait fort civilement que ses biens avaient

été confisqués, sa personne exécutée en effigie et condamnée aux dépens.

La facture était jointe à l'avis ; elle se montait à 225 lire 25 centesimi, incluse la gratification au bourreau. Il répondit tout aussi poliment qu'il était contraire à la fois aux principes du droit et au plus élémentaire bon sens d'exiger d'un mort quoique ce fût ; que legouvernement aucontraire

lui était redevable des frais de logement et de nourriture qu'en s'exilant il lui avait épargnés. La lettre est de la veine des pamphlets de Courier.

Elle était de nature à rendre difficile le retour de Panizzi en Italie, même

après que les conditions politiques y eurent été modifiées.

Roscoe cependant ne l'oubliait pas. Il le recommanda à lord Brougham

qui désirait depuis longtemps voir établir à Londres une université libre

de toute attache politique ou religieuse, ce qui fut réalisé en 1828. Panizzi

y reçut un cours d'italien et un poste d'assistant bibliothécaire au British

Muséum.

De cette époque datent ses travaux littéraires : des éditions de

l'Arioste et de Boiardo, une étude sur l'influence des légendes celtiques

dans le roman médiéval, qui attirèrent l'attention de Macaulay. Ainsi

commença une longue amitié. Le romantisme inspirait à toute l'Europe

un intérêt pour ce qui était tradition populaire, ou considéré comme tel.

Ce n'est toutefois pas à l'université, mais au British Muséum, que

Panizzi allait accomplir l'œuvre de sa vie.

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Le premier fonds provenait du testament de Sir Hans Sloane qui,

en 1753, avait légué à la nation sa splendide collection de livres, manus¬

crits, médailles, intailles et camées. Jointe àla bibliothèque de Georges II,

elle fut ouverte aupublic à Bloomsbury, sous le nom de British Muséum.

On y avait accès trois fois par semaine, sur présentation d'un ticket

d'entrée. Les visiteurs étaient introduits par cinq à la fois, puis, comme les demandes devenaient plus nombreuses, par fournées de quinze, sous la conduite de bibliothécaires qui étaient en même temps des gardiens et des cicerones. En 1830, la bibliothèque, qui n'était qu'un département du British et nullement le plus important, était dirigée par Sir Henry Ellis,

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noble vieillard pour qui les lecteurs étaient de dangereux ennemis à tenir

à distance par tous les moyens possibles. La notion de ce que pouvait être une bibliothèque publique au sens moderne du mot existait dans la

tête de Panizzi, modeste surnuméraire, et du reste, à Londres, n'existait

guère quelà, àl'époquemême où, à Paris, Van Praet, son œuvre accomplie

avait pris sa retraite.

Les difficultés étaient grandes. Chaque donation, chaque legs entrait

au Muséum avec son catalogue particulier, dressé par des secrétaires qui

avaient chacun leur méthode et qui le plus souvent n'en avaient aucune,

qui confondaient allègrement noms et prénoms, noms d'auteurs, de tra¬

ducteurs, d'imprimeurs et de villes. Panizzi dut batailler jusqu'en 1839

pour faire triompher le principe d'un catalogue unique, complet, accessible à tous. Et cependant, il était depuis 1837 conservateur du département des imprimés, avec des pouvoirs suffisants pour dépouiller peu à peu la maison de ce qui la faisait encore ressembler à une collection privée. Ses

rapports avec Sir HenryEllis étaientassez tendus, mais il étaitefficacement

soutenupardes hommes politiqueset des écrivainscapables de comprendre

que l'attachement aux traditions est une des forces de l'Angleterre, à

condition d'être souvent compensépar des tensions adverses, de compren¬

dre aussi qu'il fallait vaincre l'indifférence des aînés pour tout ce qui n'était pas les beaux livres, dignes d'être exposés dans des vitrines. Il voulait des achats massifs, de livres utiles plutôt que de livres admirables,

et qui puissent être consultés dans une vaste salle de lecture. Tout cela

ne put être pleinement réalisé avant 1857.

* * Je

A cette époque, il était depuis plusieurs années en correspondance

avec Mérimée. On ne sait ni où ni quand ils se sont rencontrés pour la

première fois, qui les a présentés l'un à l'autre. La première lettre est du

31 décembre 1850 (n° 1654 de la Correspondance générale').

(') La publication procurée par Louis FAGAN, Prosper Mérimée, Lettres à M. Panizzi, 1881, 2 vol. 8°, donne un texte incomplet et retouché, ainsi qu'on peut s'en rendre compte en lecomparant àcelui de la Correspondance générale établie

et annotée par Maurice PARTURIER avec la collaboration de Pierre

JOSSE-RAND et Jean MALLION (Le Divan, 1941, continué par Privât à Toulouse),

17vol. Lesaltérationsnesemblent pas imputablesà Fagan lui-même,carla version

surplacards paraît avoir été complète. Elle est conservéedans le fonds Spoelberch

de Lovenjoul à Chantilly, où l'on en refuse toute communication, ce qui est

d'autant moins explicable que nulle interdiction ne pèse sur les originaux conser¬

vés auBritish Muséum (mss. 36716 à 27). Surce sujet, voir PierreJOSSERAND,

Revue d'histoire littéraire de la France, 1924. — Dennis Me NEICE HEALY a

utilisé beaucoup de passages inédits dans Mérimée et les Anglais, thèse de Paris,

1946. Voir p. 162 et suiv. le rôle des deux amis en 1860 comme intermédiaires

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« Un de mes amis, M. Beyle, connu sous le pseudonyme de

Stendhal dans la littérature contemporaine, avait fait copier au Vatican, dans les archives, quatorze volumes in-folio manuscrits,

contenant l'analyse d'un certain nombre de procès célèbres ou

d'aventures scandaleuses de la courpapale et d'Italie. A l'époque

où cette copie fut faite, il était difficile de pénétrer dans les

archives du Vatican. M. Beyle, qui était consul de France à Civita Vecchia, avait obtenu, avec beaucoup de peine, la permis¬

sion de copier les susdits manuscrits. Ils forment quatorze

volumes, écrits d'une belle main italienne, et sont en italien ou

en latin.

»M. Beyle est mort, et sa sœur, qui est dans la misère, cherche

àvendre ces manuscrits. Le British Muséum pourrait-il,

voudrait-il s'en accommoder ?...»

Quatorze volumes « écrits d'une belle main italienne », obtenus par

des moyens plus ou moins mystérieux, contenant des aventures scandaleu¬

ses cueillies dans les cours papale et princières : tout ce qu'il fallait pour

intéresser unbibliophile anticlérical et conspirateur et pour lui faire sentir,

dès le départ, entre lui et Mérimée, les affinités qui allaient, vingt ans

durant, nourrir et resserrer leur amitié. Leurs activités les rapprochaient.

Depuis 1834, Mérimée était inspecteur des monuments historiques et des

antiquités nationales. Guizot en 1835 l'avait fait entrer dans un comité créé par lui pour rechercher et publier des monuments inédits de la litté¬ rature, des sciences et des arts. Il consacrait la plus grande partie de son

temps à ces activités dont il affecte, dans sa correspondance, de ne parler

qu'avecune désinvolture de bon ton2. Ilrencontra des difficultés analogues à celles qu'affrontait Panizzi, notamment lorsqu'en 1858 il fut nommé

membre de la commission de la Bibliothèque qui était alors dénommée

Impériale.

« Je voulais vous écrire il y a longtemps, mais j'ai eu tant de

tribulations que le courage m'a manqué. C'est vous qui êtes la

cause de tous mes tourments, en faisant votre diable de biblio¬

thèque qui empêche M. Fould de dormir. Il veut en avoir une

(2) Sur l'activité et la grande efficacité de Mérimée dans les différentes commissions

dont il fit partie, voirP. TRAHARD, Prosper Mérimée de 1834 à 1853, 1924, et

aussi, du même, La vieillesse de Prosper Mérimée, 1928. Sur Panizzi, l'ouvrage le plusimportantest celui de Louis FAGAN, The life ofSir Anthony Panizzi, 2vol.

(10)

— 8

aussi, et je m'écrie comme Mercutio : A plague on both your

houses!

»Je préside la commission chargée de porter la lumière dans

cette noire caverne... Vous devriez bien venir nous organiser <

notre affaire et vous guérir de tous vos rhumes en mangeant

ici de la soupe grasse et du macaroni... Si vous ne venez pas à Paris cet hiver, il faudra que j'aille vous relancer à Londres et

vous embêter d'une série de queries aussi longue que l'échellede

Jacob... » (Lettre 2550, 25 janvier 1858.)

Combien l'on déplore que les réponses de Panizzi, en anglais, aient

toutes disparu avec la maison dont Mérimée occupait, rue du Bac, le

second étage ! Elle fut incendiée en 1871 pendant les troubles de la

Commune. Mérimée lui-même était mort à Cannes le 23 septembre 1870, ayant vu s'effondrer un régime dont il avait lucidement senti la précarité,

mais qui représentait pour lui de très chères amitiés.

Combien l'on déplore aussi que la conversation commencée en 1850

ne reprenne, à notre connaissance du moins, qu'après 1855, laissant en

blanc la période où Panizzi renoua avec son passé de carbonaro, recevant les émigrés que chaque insurrection manquée envoyait à Londres et les aidantefficacement, car il était à présent hautement estimé de tout ce qui

avait un nom et une influence en Angleterre, écrivains et hommes poli¬

tiques.

Sa notoriété même lui rendaitdifficileun voyage enItalie. Il se savait

surveillé, même à Londres. Gladstone en 1842 lui avait déconseillé de partir. En 1844, un voyage d'études dans les bibliothèques allemandes

l'amena à Vienne où il revit un François IV fort diminué. L'entrevue du

pauvre tyran et du pendu en effigie dut être assez curieuse. A Venise, se

sachant suivi, Panizzi renonça à pousser jusqu'à Brescello qu'il revit seule¬

ment en novembre 1857, jour pour jour 35 ans après s'en être évadé,

les gendarmes autrichiens à ses trousses.

C'est àNaples qu'ileut la grandeaventure de sa vie. Les soulèvements

de Calabre et de Sicile avaient rempli les prisons dont Gladstone écrivait :

« C'est l'enfer sur la terre, la négation de Dieu érigée en système de

gouvernement». A son arrivée en 1851, Panizi fut convoqué par Ferdi¬

nand II, qu'on appelait le roi Bomba depuis qu'à coups de canon il avait

fait régner l'ordre à Messine, celui-là même auquel le prince Salina, au début du Guépard, rend visite, le cœur plein de fidélité et de mépris.

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Avec le calme d'une bonne conscience, le roi mit la conversation sur quel¬

quesarrestations récentes, celle desonancien ministre Boerio, du publiciste

LuigiSettembrini,incarcérésd'abordauChâteau de l'Œuf, puis àla terrible Vicaria, dont on parlait alors comme nous d'Auschwitz il y a trente ans.

Panizzi estimait que le jugement de Gladstone sur les geôles napolitaines était au-dessousde la vérité. Ille dit au roiqui le congédia avec un sourire

amusé : «Addio, terrible Panizzi».

Celui-ci quitta Naples en se jurant de libérer Settembrini et Boerio

alors détenus dans l'île de San-Stefano. Il parvint à les avertir qu'à la fin de septembre 1853, un vapeur frété par lui, ayant une flamme blanche à chaque mât, s'approcherait de l'île puis s'éloignerait pour leur envoyer à

minuit ses canots qui toucheraient la côte au moment que les prisonniers

leur indiqueraient en approchant une lampe de leur fenêtre. Des Anglais fort raisonnables approuvèrent ce plan et tinrent à lui apporter leur

concours. Panizzi reçut de Mrs Gladstone une contribution de cent livres

etdeuxcentsdedifférents amisdecette dame. Unpetit steamerpritla mer

au jourdit,mais dut aussitôt rentrer auport àlasuite d'uneavarie. Celle-ci

à peine réparée, il subit une tempête au large de Yarmouth et sombra.

Settembrini réagit avec courage et résignation. Le roi Bomba, au

surplus, souhaitait se débarrasser de ces détenus dont l'Europe parlait un peu trop. Il négocia un accord avec la République Argentine qui acceptait

de les recevoir, sans donner du reste aucune garantie sur le sort qui leur serait fait. Panizzi leur déconseillait d'accepter, convaincu qu'ils seraient là-bas traités comme des esclaves. Après bien des tractations, ils furent

embarqués pour New-York et kidnappés en cours de route par le propre

fils de Settembrini, devenu officier dans la marine anglaise, qui obligea le

capitaine à faire escale à Queenstown, d'où on les amena triomphalement

à Londres. Cette prodigieuse équipée transporta d'aise toute l'intelligentsia de la ville et valut à Panizzi une lettre enthousiaste de Charles Dickens,

qui s'offrait à trouver un éditeur si les évadés voulaient écrire leurs

mémoires.

Cette histoire, qui pourrait tout entière figurer en marge de la

Chartreuse, aurait ravi Stendhal, qui adorait les conspirations et qui a

fait de la prison un des thèmes majeurs de ses romans. Les sentiments de Mérimée durent être plus partagés. «L'expédition de Garibaldi me plaît, écrit-il le 23 mai 1860 (Lettre 2931), parce que j'aime les romans et les

aventures. » Mais il n'aimait pas beaucoup qu'on les mêlât à la réalité, et les coups de force de Garibaldi causaient trop de massacres,

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provo-— 10

quaient trop de complications politiques, pour ne pas l'agacer. Cette lettre

du 23 mai répond, non sans impatience, à une imputation de Panizzi dont

malheureusement nous n'avons pas le texte :

«Je savais que les Anglais étaient gens d'imagination

et enclins parfois à prendre des vessies pour des lanternes ; mais vous, cosmopolite et hombre de razon, comme disent les Espagnols,

vous me cassez bras et jambes avec votre accusation de compli¬

cité avec Garibaldi ! Il n'y a que moi, ici, qui m'intéresse à

sonexpédition, et je crois qu'elle a déplu énormément à l'empe¬

reur, qui se disposait à évacuer Rome le mois prochain et qui

se trouve bien empêché à présent entre l'enclume et le

marteau... »

Cosmopolite et hombre de razon, il l'était bien plus que Panizzi lui-même, etil ne tardapas àconsidérer Garibaldi comme un cerveau brûlé

dont la témérité et l'absence de jugement ne pouvaient que compromettre la cause qu'il défendait. Il ne cessa de le dire à Panizzi, sans toutefois

parvenir à le détacher sentimentalement de cette Jeune Italie qui avait pris la relève quand les carbonari s'étaient dispersés. Panizzi, toute sa vie,

resta, en profondeur, un romantique. Le mot aurait étonné, au British Muséum, aussibien sescollaborateurs que ses adversaires. Ils ne connurent

de lui que son réalisme, son exactitude, la précision de ses plans et de ses attaques, une intransigeance qui pouvait aller jusqu'à la violence, une

sévérité corrigée par un extrême souci de justice. L'antiromantisme de

Mérimée, au surplus, est trop systématique, on pourrait dire trop agressif,

pour ne pas trahir une lutte constante contre une tendance toujours présente et refusée. C'est peut-être là une des raisons de son amitié pour Panizzi, en qui il trouvait une certaine fantaisie, un certain panache qu'il

ne se serait pas accordés, mais qu'il aimait trouver chez un autre. On

souhaiteraitsavoir comment il ajugé la conspiration londonienne enfaveur

de Settembrini, mais toute lettre nous manque pour cette période.

Panizzieut toutesa viede l'indulgencepourles exaltés dont Mérimée,

peu après une première bouffée d'indulgence, critiqua durement l'activité

brouillonne et néfaste. Dès 1837, il avait aidé Mazzini réfugié à Londres.

En 1856, unjeune homme qui passait ses journées auBritish à dévorer des

livres futreçu parle conservateur, qui lui accorda des secours accompagnés de conseils de sagesse qui ne furentpas suivis. C'était Felice Orsini, qui, le 14 janvier 1858, tenta d'assassiner Napoléon III, reprochant à l'ancien

(13)

— li¬

mais six mois après l'empereur rencontrait Cavour à Plombières et prépa¬ rait avec lui une alliance dirigée contre l'Autriche. C'est à partir de cette

alliance, de lacourte guerrequis'ensuivit,du brusquerecul deNapoléonIII

après Solferino, alors que toute l'Italie espérait lui voir poursuivre

l'avantage acquis par trois victoires en un mois, que les lettres deMérimée

deviennent plus longues et plus fréquentes :

29 avril 1859 (L. 2736).

«Nous sommes une drôle de nation ! Je vous écrivais il y a quin2e jours qu'il n'y avait en France qu'un seul homme qui

voulût la guerre, et je crois avoir dit la vérité.

»Aujourd'hui, tenez le contraire pour vrai. C'est maintenant

un enthousiasme qui a son côté magnifique, et aussi son côté

effrayant. Le peuple accepte la guerre avec joie ; il est plein de confiance et d'entrain. Quant aux soldats, ils partent comme pour le bal. Avant-hier, ils écrivaient sur leurs wagons : "Trains

de plaisir pour l'Italie et Vienne" ...

»Ils se croient des chevaliers errants allant combattre pour leur

dame. »...

27 mai.

«Rien de nouveau sur le théâtre de la guerre, si ce n'est les

progrès de Garibaldi... J'envie les émotions de ces

gaillards-là. »...

30 juin (L. 2764).

Vous me demandez une lettre sur la politique, mais ce n'est pas

chose facile. En ce qui nous concerne, l'opinion du peuple est

excellente. Jamais le gouvernement n'a été plus facile. Les

républicains sont convertis pour la plupart; mais les salons, les

belles dames et les beaux messieurs sont toujours fort mauvais.

Ils tuent, àchaque bataille, ungrand nombre de généraux qui se

portent bien, ils annoncent des malheurs à venir qui, grâce à

Dieu, ne se réalisent pas, etc. Les dévots, de leur côté, se

remuent et déclament contre une guerre impie. Le peuple ne

leur en sait aucun gré...

» Il semble que nous nous y prenons mal avec la cour de Rome.

Nous avons un général dévot et un ambassadeur qui croit que

la religion est bien portée. Ni l'un ni l'autre ne sont propres à traiter avec un coquin telque le cardinal Antonelli. Il faudrait

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— 12

envoyer unCorse ; vous savez que Sénèque les accuse de negare

deos. Jamais un Italien ne dira à un de ses compatriotes les bêtises etles lieux communs sur la religion auxquels un Français

voltairien se laissera toujours prendre. Mon procédé avec le

Saint-Siège consisterait à dire : "Si Votre Sainteté ne nous

seconde pas, je la plante là et je la laisse assassiner par

ses sujets, quitte à la venger après et à la canoniser... »

Quand Mérimée écrivait cela, six jours après Solferino, les jeux

étaient faits, mais il n'en savait rien. Napoléon III signait la paix le

11 juillet, l'armée française rentrait en août, le Piémont recevait la Lombardie, les princes chassés de leurs Etats y rentraient pour former

avec les autres souverains italiens une confédération sous la présidence

honoraire du Saint-Père. On devine l'affreuse déception de Panizzi. Méri¬

mée, non sans embarras, lui écrit le 12 juillet (Lettre 2770) :

« Comprenez-vous quelquechose àce quise

passe? Lepeuple ici n'a pas trop bien accueilli la paix. Il aime la guerre, il voulait

achever l'ennemi. Le bourgeois au contraire est dans le ravis¬

sement...

»On ditquela vuedu champ debataillede Solferino

abeaucoup

frappé l'empereur (le nôtre), et qu'il a laissé voir qu'il ne

voulait plus de guerre. Un autre motif qui a pu le déterminer,

c'est la probabilité d'une révolution en Autriche, révolution

rouge, hongroise, bohème, croate... »

Le 15 juillet (Lettre 2773).

«Tout est encore obscur dans cette grande affaire. Il y a bien

des choses fâcheuses dans ce qu'on sait du traité; mais ce n'est

pas une raison pour jeter le manche après la cognée... »

Le 20 juillet:

« Je crois, tout bien considéré,

que l'entreprise était au-dessus

de nos forces...

»Nos gens reviennent furieux contre les Italiens. Us disent

que le peuple est tout à fait autrichien. Le fait est que nous

avions toutes les peines du monde à être renseignés sur les

mouvements de l'ennemi, tandis qu'il était très bien servi par

les paysans. J'ai une théorie : c'est que, pour qu'un peuple

(15)

lit... Les Lombards sont trop civilisés, et, de plus, tant d'années

de paix les ont rendus apathiques... »

25 juillet (Lettre 2782) :

«Je pourrais vous accabler sous le poids de centaines d'anec¬

dotes sur le peu de sympathie que nous avons trouvée en Italie

parmi le peuple. Je vous en fais grâce. Comment en serait-il

autrement dans un pays gouverné comme il l'a été ? »

Ces passages sont curieux à rapprocher. Mérimée fait valoir à son

ami le courage du peuple français et sa générosité à se battre pour une bonne cause, tandis que les salons sont du mauvais côté. Mais son zèle

à défendre la politique de son pays — et celle de l'empereur — l'amène

alors à incriminer le peuple italien, ce qui dut peiner Panizzi. Les deux

amis avaient bien des points communs dont leurs biographes énumèrent volontiers les plus apparents : sensualité, jovialité, goût de la bonne cuisine, des bons vins,des femmes, infortunes amoureuses, mêmes préoccu¬ pations politiques, mêmes regards tournés vers l'Italie. Tous deux furent,

au pleinsens dumot, des Européens. Mériméeestpeut-être le seulécrivain

français pour qui les autres pays aient fortement, vitalement existé. Les voyages nelui ont pas suffi— il séjourna dix-huitfois en Angleterre entre

1826 et 1868 —, ni les images rapides qu'on peut en rapporter. Il s'est

résolument détaché de ce qu'on a appelé le narcissisme monoglotte des

Français. Il a connules pays étrangers par la fleur de leur littérature, qu'il

lisait dans le texte original. En quoi il dépasse Stendhal qui a aimé Milan

comme un Parisien peut aimer Paris, mais qui n'a pas fait beaucoup plus

que de garder l'Italie annexée à la France, ainsi qu'il l'avait connue au

temps de la République Cisalpine. Mérimée, en profondeur, étaitbeaucoup plus attaché à son pays et convaincu de sa supériorité en toutes choses qu'il n'aurait consenti à l'avouer. Mais il mettait toute sa coquetterie, qui

était grande, à le critiquer et à parler parfaitement plusieurs langues.

Panizzi, de son côté, écrivait bien le français et entendait l'allemand.

Parmi leurs ressemblances, faut-il noter l'horreur du mariage ? En 1833, quand il avait 30 ans, une dame parle à Mérimée d'une jeune fille

qui est folle de lui :

«Je lui dis que je ne me marierais jamais et que je me lavais

les mains de toute cette affaire-là.» (Lettre 172.)

Mais que penser, à ce sujet, de Panizzi, sur lequel nous sommes

(16)

— 14

Fagan, centrée tout entière sur la Bibliothèque — épouse, au surplus, exigeante— ne contient aucun épisode féminin, ce qui peut signifier qu'il n'y en eut point, sinon de ceux qui doivent leur agrément à leur extrême

brièveté, ou bien qu'ils furent tels qu'un conservateur des estampes, écri¬

vantsous le règnede Victoria, préfèren'en rien dire.

Sur ce point comme sur beaucoup d'autres, nous en saurions bien

davantagesiles lettres àMérimée n'avaient étéperdues. Celles de Mérimée,

même dans la publication intégrale actuellement acquise, nous en appren¬

nent moins qu'on ne pourrait le croire. Certains épistoliers écrivent de

telle sorte que le visage du destinataire apparaît vivant dans les lignes qui

lui sont adressées. Ce n'est pas le moindre charme de M" de Sévigné : elle adore safille etne dit d'elle que les choses les plus élogieuses. Mais, à son

insu, l'image qu'elle nous livre de M™ de Grignan correspond trait pour

trait au portrait peu flatté qu'en trace Saint-Simon. Bussy-Rabutin, Pom¬

ponne, sont tout aussi vivants, aussi singuliers. Chacun des correspondants

de Courier, de Flaubert, de George Sand, quand même nous n'en saurions

rien d'ailleurs, a son individualité propre. Ce don-là, Mérimée en est dépourvu. Nous avons de lui trois cents pages de lettres à la comtesse de Boigne. Elles sont pleines de récits amusants, de croquis rapides qui font sortir de l'ombre bien des figures mal connues. La seule personne

qui en soit absente est M™' de Boigne elle-même. Le ton respectueux de

Mérimée suggère une dame âgée et une personne de qualité. Nous n'en

saurons pas davantage. De même, les lettres à Panizzi révèlent une char¬

mante impératrice Eugénie, spontanée, rieuse, amie attentive ; le visage

endormi de l'empereur est inoubliable. Mais de Panizzi lui-même nous

distinguons, sans plus, les goûts et les activités. Une indication comme

« cosmopolite et hombre de razon » est tout à fait isolée. Paradoxalement,

un portrait de Panizzi par Mérimée pourrait peut-être se composer de

traits cueillis dans deslettres à d'autres correspondants. Peut-être la rapide

esquisse que nous traçons ici incitera-t-elle un chercheur courageux à

entreprendrecette enquête.

* * *

Les collaborations des deux amis, en revanche, nous sont bien

connues. Devenu maître absolu de la bibliothèque, Panizzi avait eu fort à faire avant d'obtenir pour elle, au milieu des collections de toute espèce qui étaient la gloiredu Muséum, l'espace indispensable àsa mise en valeur.

Il ne voulaitplus des salles somptueuses du début de sa carrière, vingt

élus siégeaient dans des fauteuils Queen Anne autour d'une table de conseil d'administration. Il voulait un local pour six cents lecteurs, avec

(17)

25.000 volumes de référence à leur disposition. Il esquissa lui-même le

plan de l'immense rotonde de Russell Square, d'un diamètre presque égal à celui du Panthéon romain, un peu supérieur à celui du dôme de Saint-Pierre. Elle fut inaugurée en 1857. L'ombre de Van Praet dut en frémir

de jalousie, car Paris, si longtemps en avance sur Londres, était à présent

dépassé. Mérimée publia dans le Moniteur un long article sur la nouvelle

salle de lecture. C'est alors que le ministre Fould le chargea d'aller à Londres demander à Panizzi des leçons de bibliothéconomie.

Il y eut entre eux plus d'un échange. Les énormes collections d'his¬ toire naturelle entassées au Muséum donnèrent pendant des années des maux de tête à Panizzi. Les animaux empaillés devaient être protégés des

mites ; les modèles en plâtre prenaient énormément de place. Il poussa un soupir de soulagement quand le tout fut transféré à Kensington. «Il

donnerait volontiers trois mammouths pour une aldine», disait Macaulay.

Il ne se considéra cependant pas comme quitte envers eux après les avoir

logés ailleurs. De même qu'il avait vouluune bibliothèque où tous pussent

s'instruire, il souhaitait voir autour des collections une école, avec des leçons et des conférences. Quelque chose de semblable existait au Jardin

des Plantes. Il s'enquit auprès de Mérimée qui tenta de le renseigner :

« Le Jardin des Plantes est une république. Les professeurs en sont tour à tour administrateurs. Le ministre actuel a voulu les

tirer de leur douce quiétude, savoir ce que devenaient les œufs d'autruche et les légumes et les fruits. Ces messieurs ont été

demander à l'empereur qu'on les laissât tranquilles, et l'empe¬

reur, qui a beaucoup d'estimepour les savants, a prié le ministre

de s'occuper d'autre chose. » (L. 2923, 30 avril 1860.)

« Flourensm'adonné de nouveaux détails surl'administration du

Jardin des Plantes... Chaque professeur est souverain absolu dans

sa collection. Il en résulte plus d'un inconvénient grave. Par

exemple, un singe étant mort au Jardin des Plantes, M. Cuvier

voulut voir s'il avait treize côtes. M. de Blainville, professeur, ayant les singes sous ses ordres, ne permit pas la vérification. » (L. 2926, 3 mai 1860.)

«Je me suis adressé à Elie de Beaumont, secrétaire de l'Acadé¬

mie des Sciences. Il pense, comme tous les gens sensés, que les crocodiles empaillés doivent faire retraite devant les marbres

(18)

— 16

Panizzi, à vrai dire, tout en admirant fort les marbres grecs, leur

cherchait déjà, moins près de lui, un autre emplacement.

■k k "k

Il resta en activté jusqu'à soixante-huit ans. Mérimée lui écrit le

3 juillet 1865 :

« L'impératrice savait quelque

chose de vos projets de retraite

et m'a fort questionné à ce sujet. J'ai répondu que loin d'être

de mauvaise humeur vous étiez un souverainabsolu au Muséum,

que vous imposiez vos volontés de la façon la plus despotique,

au point d'exiler le gorille sous prétexte

que vous ne le trouviez

pas assez beau. »

Une lettre de la semaine suivante, à la comtesse de Boigne, est

beaucoup

plus explicite:

«Je vais la semaine prochaine

en Angleterre voir mon ami Panizzi qui a pris la grande résolution de se retirer du British Muséum. C'est une grosse affaire

que de quitter un gouvernail

que l'on a tenu heureusement pendant une trentaine d'années.

Ilne sait pas encore s'ilest contentoufâché de sa détermination.

Je crains pour lui le passage toujours difficile du travail à

l'oisiveté, et il ne fait qu'un cri après moi. Je vais passer quinze jours auprès de lui à le prêcher et à prendre congé du British

Muséum où j'étais, après lui, une sorte de souverain. Les

police-men me connaissent tous et me saluent... »

k k k

La même année, Panizzi fut nommé sénateur du royaume d'Italie. Il songea un moment à partir pour Florence,

se demandant au surplus si

là-bas on ne lui reprocherait pas la pension

que lui faisait le gouvernement

de la reine. Mérimée, lui-même membre du sénat impérial, lui répond

le 17 octobre (Lettre 3821) :

« En admettant qu'on vous fît

un reproche de votre pension,

vous auriez une belle réponse à faire en style cicéronien

:

"Verumenimvero, vous m'avez proscrit, vous m'avez pendu;

l'Angleterre m'a accueilli, m'a récompensé de longs services et,

pendant mon exil, j'ai été bien souvent à même de partager,

avec beaucoup d'entre vous, les guinées

britanniques, etc., etc...»

(19)

— 17

Mérimée semble oublier ici que les Italiens de 1865 n'étaient plus

ceux qui avaient pendu Panizzi en 1822... Il continue :

« A mon point de vue, le grand

avantage que je trouvais pour

vous au Sénat, c'est une occupation... Vous trouveriez

un

travail sérieux et l'occasion d'être utile. Vous avez appris beau¬

coup de choses avec les Anglais, dont on a besoin sur le conti¬

nent... Enfin ,et c'est là peut-être le point capital, vous pourrez

soutenir les mesures sages et combattre les folies dont le

gouver¬

nement italien aura pendant longtemps encore à

se défendre...

»Si vous étiez un peu plus intrigant, je vous ferais

remarquer

queM. d'Azeglio3parle desa retraite et que vousseriez l'homme

quele roi d'Italie devraitavoir à Londres, s'ilvoulaitbien réelle¬

ment être servi. Je crains que vous n'ayez

pas d'ambition

politique etque vousne manquiezde goût pourles cours et pour

l'étiquette... »

On voit quel cas Mérimée faisait de la razon de son ami. On sent

aussi avec quelle méfiance cet artistocrate considérait tout

régime

démocratique. D'année en année il parle des rouges avec une crainte et

un mépris croissant (Lettre 4534). Il écrit le 15

juillet 1866 (Lettre 3350) :

«M. de Bismarck est mon héros. Il me paraît, quoiqu'Allemand,

avoir compris les Allemands et les avoir

jugés aussi niais qu'ils

sont... »

Puis, le 1er septembre 1868 :

«Il y a en Prusse un parti considérable qui

veut la guerre, les

vieux Prussiens qui ne jurent que par le grand Frédéric

et qui,

depuis Sadowa, ne croient pas que rien puisse résister au fusil

à aiguille. M. de Bismarck, qui est homme de bon

sens, est le

bouchon qui retient l'explosion de cette mousse

belliqueuse... »

II ne perdait pas une occasion de se

moquer de Garibaldi : « Vous

aurez de la peine à l'empêcher de faire des

sottises. Elles lui sont aussi naturelles qu'à un pommier de porter des pommes. » Garibaldi vint à Londres en 1864, annoncé par des commentaires

ironiques :

«Je crains bien quelque nouvelle sottise... On

prétend qu'on

(20)

— 18

luiprépare uneovationmagnifique enAngleterre. Est-ce

qu'il n'y

a pas là quelque journal sensé qui fasse justice

à ce cerveau

brûlé ? »

Panizzi pouvait ne pas approuver les méthodes de Garibaldi, mais le

vieux lutteur serait toujours son frère d'armes dans le grand combat.

Il le conduisit saluer la tombe d'Ugo Foscolo à Chiswick. Garibaldi voulut haranguer la foule. Panizzi l'en dissuada, ce genre de manifestation lui

semblant peu conforme à l'étiquette anglaise. Il se trompait. Reconnu

par

quelques passants, Garibaldi fut acclamé. Le peuple de Londres restait

beaucoup

plus romanique que Mérimée. Celui-ci n'en estimait davantage, ni le peuple, ni le romantisme.

* * *

En décembre 1869, Mérimée se sent mal. Il écrit à Panizzi qui vient d'être knighted par la reine :

« Mon cher sir Anthony, ne mangeant pas, je suis très faible, moins cependant que la logique ne semblerait l'exiger. La vérité

est que l'animal s'affaiblit et, s'il était moins coriace, il

y a

longtemps qu'il aurait donné sa démission. Je pense très souvent

à ce moment-là, et je me demande s'il est très

pénible, s'il vous

vient des idées différentes de celles que vous avez en santé, en

un mot, si vous avez beaucoup d'ennui à mourir ? Vous me répondrez qu'il y a beaucoup de variété dans les morts, et que

c'est une loterie où l'on gagne et perd. La difficulté est d'avoir

un bon numéro. »

Cettelettre (n° 4680) estdu26 décembre. Mérimée mourait à Cannes le 23 septembre de l'annéesuivante, après avoir vu « toutce

que l'imagina¬

tionlaplus lugubrepouvait inventerde plus noirdépassé

parl'événement...

un effondrement général, une armée française qui

capitule, un empereur qui se laisse prendre. Tout tombe à la fois. » Et, quelques jours plus tard, une quinzaine avant la fin : « Si je pouvais m'endormir

comme

Epimé-nide ! ».

•k -k -k

Son vieil ami, son aîné de six ans, ne s'éteignit qu'en 1879, après un

long et douloureux déclin, incapable même, dans les derniers temps, de tenir uneplume. Son fidèle Fagana laissé unrécit de

(21)

— 19

Une questionse pose ici,celle quesuggère Mérimée dans salettre de 1869. Il avait souvent déclaré qu'on chercherait vainement soit à le marier, soit à le convertir.

Les sentiments de Panizzi, sur ce point comme sur plusieurs autres, étaient plus complexes. Fagan imprime (Life of Panizzi,

II, p. 300) une

note où son vieux maître, relevant d'une

grave maladie, avait marqué sa

volonté. Il avait appris avec colère qu'un prêtre avait tenté de forcer

sa

porte et ne s'était pas laissé éconduire sans difficulté. L'entourage avait

ordre de s'opposer dorénavant à toute tentative de ce

genre.

« He knew, dit Fagan, ail the insidious

arts of the Church to which he nominally belonged, and of the religion which he

always professed. »

Fagan ajoute : aussitôt que la question religieuse était mise sur le tapis,Panizzi disait: « I am aRomanCatholic », « and therewas anend. »

Il fut enterré dans le cimetière catholique de Kensal Green. L'anti¬ cléricalétait-il resté croyant ? Etait-il simplement

agacépar lesplaisanteries anglicanes contrele papisme ? Cette question n'estpas la seule surlaquelle

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