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Quand Dieu triomphe de Caïn, Exégèse d'une crime pardonné

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Academic year: 2021

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Quand Dieu triompha de Caïn. Exégèse d’un crime pardonné

Grégory Woimbée

L'humanité est traversée par ce que d’aucuns qualifieront d’alliance paradoxale et d’autres de contradiction indépassable, entre sagesse et folie, sagesse que l'esprit recherche comme son aspiration la plus noble, folie de la raison coupée du réel et de l'esprit. La Bible raconte l'histoire d’une Sagesse divine qui se déploie selon une économie salvifique qui est folie pour le monde. Credo quia absurdum, je crois non pas sans raison, mais à cause de l’au-delà de la raison qui ne disparaît pas tout à fait lorsque j’accueille un don plus grand que moi, c’est-à-dire plus grand que le don que je peux faire de moi-même, alors que j'ai la foi, que je crois de toute ma raison. L'exégète André Neher, dans son commentaire du livre de Qohélet, nous met à portée de ce grand hiatus de la condition humaine, tout comme l'écrivain Hermann Hesse, l'anthropologue René Girard ou le philosophe Michel Henry selon leurs approches et méthodes respectives, ont mis en lumière les prodromes plus récents de cette utopie d’un homme démiurgique.

Qui fait le constat doit aussi proposer un diagnostic et risquer un remède. Le Dieu des Ecritures l’offre à l’homme qui choisit la révélation du Verbe fait chair. Comment procéder ? Tout d’abord en reprenant l’analyse lumineuse d’André Néher qui va nous conduire de la vanité du monde au meurtre d’Abel par Caïn (I), en poursuivant par l’éclairage que le roman « postmoderne » Demian d’Herman Hesse nous donne sur le caïnisme et de l’idéologie sous-jacente du surhomme (II), pour en démasquer la supercherie (III), en concluant, avec René Girard et Michel Henry, sur l’alternative entre une imitation destructrice et une imitation créatrice (IV). Plutôt que de quatre étapes d’un raisonnement linéaire, il s’agit, en forme de quatre méditations parentes, d’un itinéraire quelque peu impressionniste qui voudrait donner à penser.

I - Folle sagesse

André Neher, hébraïste, exégète et philosophe, fut l’un des principaux penseurs juifs de l’après-guerre. Dans ses Notes sur Qohélet, il mit en lumière la profonde et dramatique ambiguïté de la vie. Le livre de Qohélet est une lucarne sur l’homme et son conflit intérieur. L’Ecclésiaste pense tout à partir de l’existence humaine et de l’expérience que l’homme fait d’une radicale ambivalence, qui n’est pas uniquement dans ce qu’il éprouve, mais qui le révèle lui-même ainsi.

« Deux éthiques contradictoires s’affrontent dans Qohélet. L’une, de sagesse raisonnable ; l’autre d’irraison perplexe. L’une confortablement installée dans la voie moyenne ; l’autre rôdant aux extrêmes et provoquant soit l’interrogation inquiète, soit l’ironie cynique, soit le pessimisme désabusé1. »

La position sapientiale a le don de la mesure, du juste milieu ; elle est sans éclat, modérée, tempérée, satisfaite de ce qu’elle a, de ce qu’elle est, de ce qu’elle pense, de ce qu’elle sait, de ce qu’elle veut, de

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2 ce sur quoi elle porte son amour et de la manière dont elle aime cet objet. Elle oscille entre le bonheur bohème et l’individualisme bourgeois. Elle est imprégnée de réalisme et d’une certaine ferveur pour son réalisme de bon aloi. Dieu lui sert à tout, lui tient lieu de philosophie et de sociologie. Elle connaît les dangers de la métaphysique et de la mystique et ne veut pas aller où elles pourraient l’entraîner. Sa consciente inconscience est un art de vivre, une saine distance imposée par l’urgence d’un quotidien qui n’attend pas, pour lequel le sceptique accepte de vivre une trêve et contre lequel le mystique se bat en vain. Elle respire la certitude et la confiance en soi. Qohélet la résume dans ces vers implacables :

« Un bon renom est préférable : l’huile parfumée, et le jour de la mort au jour de la naissance. Mieux vaut aller dans une maison de deuil que dans une maison où l’on festoie ; là se voit la fin de tout homme, et les vivants doivent le prendre à cœur ! Mieux vaut la tristesse que la gaité, car le visage peut être sombre, mais le cœur satisfait ! La pensée du sage se porte vers la maison de deuil, la pensée des fous vers la maison de plaisir2. »

Cette via media n’est pas méprisable. Elle est un regard lucide sur l’ordre du monde dont elle voit le radical désordre et auquel elle substitue un semblant d’ordre. Elle ne se fait pas d’illusion, même si elle accorde trop de pouvoir à l’illusion de ne se faire aucune illusion et d’avoir tout compris. Elle connaît le cœur humain et s’isole parmi les élus pour ne pas voir le mal. Il y a une douleur dans cette sagesse, l’impossibilité de jouir d’un spectacle parce qu’on en pressent le caractère superficiel ou temporaire : « J’ai permis à mon cœur d’étudier et de scruter avec sagesse tout ce qui se fait sous le ciel ; c’est une préoccupation mauvaise que Dieu a donnée aux enfants d’Adam, pour en souffrir3. »

Le doute ne quitte pas le sage. Il vise la voie moyenne où se tient, le croit-il, la vertu, mais cette vertu, il ne l’atteint pas vraiment avant d’être saisi par un doute insurmontable, car il ne la trouve pas à mi-chemin et se demande si cette voie peut le garantir contre les excès des extrêmes. Il finit par découvrir que sa voie rêvée de la sagesse, cette sécurité à distance des fronts, n’est pas la voie vécue de la sagesse qui elle conduit irrésistiblement là où on se bat. Neher de conclure :

« La réalité la plus saisissante, celle qui ne laisse de hanter dès qu’on l’a a aperçue, c’est la mort. Tout à l’heure, dans l’imagerie sapientiale, la mort était le grand temporisateur de la vie ; son évocation suffisait à remettre toutes les choses en place et à contenir chacun dans les limites prudentes. Maintenant, la mort présente d’abord ce paradoxal caractère d’être le seul élément de la vie. »4

« La mort, il n’y a que cela de vrai ! » est le nouveau slogan et c’est pourquoi, par relativisme acharné, on s’empresse de la déréaliser, de l’ensauvager. Là où se tient ce que l’on nie est généralement aussi la vérité que l’on veut cacher, là où est le « non » péremptoire, là aussi est la vraie question. La mort idéale n’est plus le passage auquel on se prépare entouré de l’amour et des prières

2 Ibid., p. 19 (Qo 7, 1-4). 3 Ibid., p. 23.

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3 des vivants, elle est ce qui vous prend par surprise, vous assassine en secret, et il s’agit de feindre que l’on se sait mortel. La même expérience ouvre à deux voies : le sage a appris à mourir, ce qui, il est vrai, enlève un peu d’aventure à sa vie terrestre au premier abord ; l’insensé ne veut pas apprendre ce qui sera de toute manière : préparé ou non, on doit mourir. S’y préparer, c’est consentir : « j’estime plus les morts, qui sont déjà morts, que les vivants qui vivent encore. Mais mieux vaut que les deux, celui qui n’a jamais encore été5. » Cet éloge du néant et cette déconvenue de l'être se meuvent dans

l’expérience d’une vie glissant vers la mort et livrée au hasard, dans le sentiment d’abandon, de solitude, d’un temps sans providence ni justice divine. Le spleen naît d’une amère expérience, celle que nos désirs d’être butent contre de hauts murs. Tout ce qui est porte la mort, va à rebours de la vie. Le jugement de Qohélet est sans appel : « Vanité des vanités, tout est vanité. »

Que tout soit vanité ne signifie pas que tout soit néant. La vanité n’est pas le néant, la négation ou le « non », elle est la distinction à faire entre l’être et l’être absolu, et donc la relation du non absolu à l’absolu. Nous ne sommes pas dans la contradiction qui oppose ce qui est à ce qui n’est pas, mais dans la polarité de l’être et du désir qu’il fait naître en nous et dans l’impossibilité de se prendre pour l’absolu. Ce n’est pas mon désir qui est vain, c’est la satisfaction de ce désir ici-bas. La vanité de l’être est un point de départ.

Pour Neher, Qohélet n’a pas pour fonction de justifier telle ou telle décision éthique, ni de ceux qui prient, ni de ceux qui blasphèment. Sa réflexion sur la vanité du monde est le récit d’une histoire des origines et donc d’une destinée. « Vanité » est une traduction trop positive laissant penser qu’elle sert juste à poser des limites à la volonté de toute-puissance humaine, à délimiter un champ du raisonnable, de l’acceptable, du modéré, d’une honnêteté, d’une sagesse en somme. « Vanité » n’est pas d’abord l’instrument de la conscience morale et de son réveil, mais le signe d’un véritable drame à surmonter. La vanité implique, au moment où elle est identifiée, qu’on lui soit devenu supérieur et qu’on puisse la dominer, comme c’est le cas de l’erreur, « car ce qui est vain est repéré comme inutile et peut, dès lors, ne pas être tenté. Je suis libre d’écarter la gratuité ou de m’en débarrasser en cours de route6. »

Ce destin, que l’on traduit par vanité, est d’abord un échec, « la monotonie de la déroute7 ».

« Echec des échecs, tout est échec ». Neher ajoute que cet échec est celui de l’homme, qu’il n’a rien à voir avec l’ananché ou la moïra des Grecs. Le destin n’est pas ici Dieu, mais l’homme devant Dieu. La liberté de Dieu et la liberté des hommes ne sont pas mises sur le même plan, elles ne sont pas en concurrence. La vanité n’est rien d’autre que l’échec radical de la nature humaine privée de la grâce, elle n’est pas le mystère de son écrasement sous l’ordre du monde, mais de son isolement, de son éloignement, de son étrangeté à elle-même, d’une identité qu’elle ne peut trouver en elle.

5 Ibid., p. 27. 6 Ibid., p. 72. 7 Ibid., p.73.

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4 Neher remarque que la vanité est l’autre nom que la Genèse donne à Abel, le deuxième fils d’Adam. « Le texte peut désigner à la fois la notion de buée et l’homme incarnant cette notion […] Il rattache le destin au mythe d’un être qui fut investi d’un rôle dans l’histoire aux origines de l’humanité8. » Abel est né frère de Caïn ; il est pur, ses œuvres sont agréées par Dieu : « la buée

s’élève, aspirée par le ciel, mais elle ne l’atteint jamais. Elle se dissout en montant9. » La disparition

d’Abel est complète, il meurt sans postérité, si ce n’est « la voix des Sangs » d’Abel qui reproche à Caïn son crime et lui en met le signe sur la tête. Caïn devient la figure de l’histoire humaine, de sa folie, et marque l’histoire de son nom qui signifie « acquisition » et de celui de son fils Hénoch qui signifie « fondation ».

II – Le meurtre d’Abel

Le meurtre d’Abel, Hermann Hesse en reprend l'histoire dans son roman postmoderne

Demian. Emile Sainclair et Max Demian se rencontrent assez étrangement sur le commentaire

iconoclaste de l’histoire de Caïn et Abel :

« Devant lui [Caïn], l’on tremblait. Il avait un « signe ». On pouvait l’expliquer comme on voulait, et l’on veut toujours ce qui tranquillise et ce qui vous convient. On avait peur des enfants de Caïn ; ils avaient un « signe ». Aussi, l’on interpréta ce signe, non pour ce qu’il était en réalité, c’est-à-dire une distinction, mais pour le contraire. On déclara que les individus qui possédaient ce signe étaient inquiétants, et ils l’étaient, en vérité ! Les gens courageux, les gens qui ont une forte personnalité, sont toujours peu rassurants. Qu’il existât une race d’hommes hardis, à mines inquiétantes, était fort gênant. Aussi, leur donna-t-on un surnom et l’on inventa ce mythe pour se venger d’eux et pour se garantir de la frayeur qu’ils inspiraient. »

Emile Sinclair, du haut de ses dix ans, prend conscience de ce que signifie sa tradition familiale : « Dans ce monde-là, il y avait des lignes droites et des chemins qui conduisaient à l’avenir. Il y avait le devoir et la faute, la mauvaise conscience et la confession, le pardon et les bonnes résolutions, l’amour et le respect, la parole sainte et la sagesse. C’est en ce monde-là qu’il fallait demeurer pour que la vie dût claire et nette, belle et bien ordonnée. »

Ce monde est représenté comme celui d’Abel et de ses descendants, et tout le roman est l’histoire du basculement d’Emile dans la race de Caïn, sous l’influence de Max Demian. Le monde d’Abel trouve ici son sens, il n’est autre que le monde sécurisé et balisé des faibles. Quant au meurtre d’Abel, il n’est qu’un mythe inventé par ces mêmes faibles pour se venger et se mettre à l’abri des semblables de Caïn. Le procédé est subtil et il consiste en un renversement des valeurs, ce qui est noble devient honteux, l’élu (par le signe) devient l’exclu, le sain le malade… Les Caïn deviennent les

8 Ibid., p.74. 9 Ibid. p.76.

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5 héros de l’histoire, ils se sont reconnus à ce signe qu’ils avaient sur la tête, ayant compris, eux, ce qu’était la véritable origine de l’histoire, ce que ce meurtre impliquait et représentait : « l’oiseau cherche à se dégager de l’œuf. L’œuf est le monde. Celui qui veut naître doit détruire un monde. L’oiseau s’envole vers Dieu. Ce Dieu s’appelle Abraxas10. » Cette histoire a un culte : l’ésotérisme

dualiste et gnostique et l’adoration du feu, et leur Dieu a un nom, Abraxas, Dieu et Satan à la fois, renfermant en lui le monde lumineux et le monde sombre :

« Abraxas n’est contraire à aucune de vos pensées, à aucun de vos rêves, ne l’oubliez jamais ! Mais il ne manquera pas de vous abandonner dès que vous serez devenu un être sans reproche et normal. Alors, il vous plantera là et cherchera un autre vase pour y déposer ses pensées11. »

Max confond Abel et l’épicier. Ecoutons Nietzsche "lui" parler de la ville et de la culture urbaine : « Ici pourrissent tous les grands sentiments : on ne doit entendre ici que le craquement sec des petits sentiments secs et craquants. Ne sens-tu pas l'odeur des abattoirs et des gargotes de l'esprit? Cette ville n'est-elle pas toute fumante des exhalaisons de l'esprit abattu? Ne vois-tu pas les âmes accrochées comme des loques ramollies et sales? - et de ces loques, par-dessus le marché, ils font encore des journaux! N'entends-tu pas comme l'esprit est ici devenu jeu de mots? Il dégorge une ignoble eau de vaisselle de mots? - et de cette eau de vaisselle de mots ils font encore des journaux. Ils s'excitent les uns les autres et ne savent pas vers quoi? Ils s'échauffent les uns les autres et ne savent pas pourquoi? Ils font retentir leur ferraille et sonner leur or.

[...]

Toutes les débauches et tous les vices sont ici chez eux; mais il y a ici beaucoup de gens vertueux, il y a beaucoup de vertus employable et employée: - beaucoup de vertu zélée avec des doigts qui aiment à écrire, beaucoup de vertu rond-de-cuir et sachant attendre, récompensée à l'aide de petites étoiles pour mettre sur la poitrine et de filles de bonne famille avec des croupions artificiels et rembourrés. Il y a aussi beaucoup de piété et beaucoup de pieux lécheurs de botte, beaucoup de fabriquants de flatteries pour le Dieu des armées.

[...]

"je sers, tu sers, nous servons", - voilà la prière que la vertu zélée fait monter vers le prince: pour que l'étoile méritée vienne enfin s'attacher à l'étroite poitrine!

[...]

Le prince propose, mais l'épicier - dispose! »

10 Hesse, H. Demian, Paris, Le Livre de Poche, 1979, p.176. 11 Ibid., p.189.

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6 Ce passage d’Ainsi Parlait Zarathoustra (3e partie "En passant") reprend de façon radicale la critique du bourgeoisisme moderne, une critique philosophique qui dépasse le simple malaise du romantique ou son recours à la poésie, pour culminer dans une généalogie de la morale qui vise à une compréhension approfondie du mode de vie moderne, ainsi que de sa morale d'origine chrétienne. Emerge un surhomme qui ne se voit qu'en mystique de la mort de l’homme, ce qui fait passer la mort de Dieu pour anecdotique face à ce nouveau drame. L’idéal bourgeois a tué Dieu, l’idéal anti-bourgeois y abreuve sa propre folie sur le tertre encore fumant.

« Effrayé, j'objectai: - Mais l'on ne peut pourtant pas faire tout ce qui vous vient à l'esprit. On n'a pas le droit d'assassiner un homme parce qu'il vous déplaît!" Il s'approcha de moi: - Selon les circonstances, on en a aussi le droit. La plupart du temps, ce n'est là qu'une erreur. Je ne dis pas que vous deviez faire tout ce qui vous passe par la tête. Non, mais vous ne devez pas rendre nuisibles des pensées de ce genre en les repoussant et en moralisant à leur sujet, car elles ont du sens. Au lieu de se crucifier ou de crucifier un autre, on peut vider solennellement une coupe de vin, en ayant présent à l'esprit le mystère du sacrifice. L'on peut aussi se borner à traiter avec respect et amour ses instincts et ses prétendues tentations. Alors, leur sens se révèle, et tous ont un sens. Quand une inspiration tout à fait folle ou impie vous viendra à l'esprit, Sinclair, quand vous aurez envie de tuer quelqu'un ou de commettre une monstrueuse obscénité, alors dites-vous que c'est Abraxas qui délire en vous. L'homme que vous voudriez tuer n'est pas monsieur Untel; il n'est qu'une déguisement. Quand nous haïssons un homme, nous haïssons dans son image quelque chose qui réside en nous. Ce que nous ne portons pas en nous ne peut nous toucher12. »

Pour Pistorius qui répond ainsi à Emile, il y a deux races d'hommes, les aristocrates et les esclaves : les uns se caractérisent par l'action et la vitalité, les autres par la passivité et la faiblesse. La morale aristocratique est une morale de l'indépendance et de l'autonomie ; le fort est un créateur, il se mesure à sa propre aune et n'a besoin d'aucune reconnaissance. C'est en outre une morale indulgente et altière, dépourvue de haine envers le faible, mais certainement pas du mépris qui y conduit. Au contraire, la morale des faibles est une morale du ressentiment et de la haine, une morale de réaction (contre les forts). Qui mieux que l'auteur de Généalogie de la morale évoque le jugement que font les prétendus fils de Caïn ?

« Aujourd'hui, nous ne voyons rien qui veuille devenir plus grand, nous pressentons que tout va s'abaissant, s'abaissant toujours, devient plus mince, plus inoffensif, plus prudent, plus médiocre, plus insignifiant, plus chinois, plus chrétien - l'homme, il n'y a pas de doute, devient toujours meilleur. »

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7 Dès lors, il ne reste plus, pour celui qui a pris conscience de tout cela, qu'à briser le moule et s'émanciper, à "se" chercher et à "se" construire loin du Monde et de sa via media, autoroute des faibles. Emile conclut: « Je le sais aujourd'hui, rien ne coûte plus à l'homme que de suivre le chemin qui mène à lui-même. » Pour séducteur et tentateur qu'il soit, le dogme des "caïnistes" de tous poils, guerriers ou hippies, dans la quête d'eux-mêmes, vient de la faute de n'avoir pas lu le livre de la Genèse ou André Neher jusqu'au bout!

« Ainsi, Caïn est la permanence, là où Abel est la chute. Si d'Abel il ne reste rien, de Caïn il reste toujours plus. A la précarité de l'haleine s'oppose la concentration de plus en plus lourde de l'acquit. Et pourtant, si l'on poursuit le récit jusqu'au bout, Caïn disparaît exactement comme Abel13. »

Caïn lui aussi disparaît. Le Déluge emporte la descendance de ceux qui portaient le signe. La descendance d'Abel, la requête portée par le cri de "ses Sangs" est incarnée dans celle du troisième fils d'Adam, le dénommé Seth. L'histoire de l'humanité est la sienne. Pour Neher, la conclusion de

Qohélet peut se traduire ainsi: « Conclusion du livre : tout est entendu » (12, 15). Le "tout est entendu"

final répond au "tout est vanité" initial.

« Tout est Abel, constate Qohélet. Même Caïn et Seth sont Abel. Mais l'identité entre Caïn et Abel n'est prouvée que par l'échec final de Caïn, l'identité entre Seth et Abel est établie par la présence même de Seth dans le monde. Seth incarne ce qui a été "entendu" d'Abel. La voix des enfants d'Abel n'a pas crié en vain, Dieu l'a entendue. Et l'humanité sethienne, la seule qui soit existante à l'heure actuelle, présente ce caractère typique d'exister, tout entière et par chacun des membres qui la compose, et par chaque parcelle de son destin, uniquement parce que Dieu a entendu. Tout est entendu14. »

Qohélet affirme l'unité profonde du genre humain : ce qui la brise est la trace de ce qui n'existe

plus. Il le dit aux fils de Caïn : vous n'existez pas, vous êtes des fils de Seth tout comme ceux que vous prenez pour les fils d'Abel. Vous portez en vous la trace d'un crime originel et l'illusoire devoir de le perpétuer. Alors que le recours à la mythologie grecque et les figures de Narcisse ou Prométhée nous maintiennent dans l'abstraction d'un être humain individuel, la Bible place l'homme au cœur du problème, non pas seulement celui du regard qu'il porte sur lui, l'obsession de son reflet ou de ses œuvres, mais surtout celui du regard qu'il porte sur autrui qu'il refuse, qu'il nie, qu'il envie, et l'incapacité à tirer toutes les conséquences de la similitude ou de l'identité qui lui sautent aux yeux. Le message biblique est clair : Dieu entend le cri des hommes, Seth est la réponse au meurtre d’Abel et au crime de Caïn. Le nihiliste se prend pour Caïn et ressuscite un Abel qu'il rejette : il n'aura fait que confondre vanité et néant. Sa conscience régressive porte la nostalgie des œuvres de Caïn, le rêve d'une puissance bâtie sur la peur et la servilité qu'elle inspire, le rêve d'être du côté des vainqueurs,

13 Neher, op. cit., p.79. 14 Id., p.89

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8 des dominants. Dieu dit, par la bouche de Qohélet, qu'il n'y a ni vainqueurs ni vaincus de l'histoire, que le prix de la victoire de Caïn est une défaite et que le Déluge est la capacité qu'eut Dieu de tout reconfigurer, de tout pardonner. Seth, finalement, représente le crime de Caïn pardonné.

Le "caïnisme" de Max Demian n'est qu'un gnosticisme de plus, l'hermétisme d'une vie qui se méprise dans son dévoilement et s'idolâtre dans le secret et l'inavouable. Il refuse le pardon offert à Caïn comme Caïn lui-même (puisque c'est en Seth qu'il fut reçu), nie le pardon en célébrant l'oubli. Le pardon divin n'est pas ingénu, Dieu sait que le cercle infernal de la vengeance ne guérit pas la faute, et il dit à l'auteur de la faute qu'il est plus important que son crime, il fait ce qui, à vue de criminel, est impossible : il le sauve. L'impossible rédemption devient le dogme central fondé sur la conscience coupable de Caïn et de ses disciples, ceux qui ont appris de lui l'art d'exister.

III - Y a-t-il une vie après le meurtre d'Abel?

Ces considérations sur Qohélet et Demian nous conduisent à nous intéresser maintenant au rapport entre l'espérance et l'utopie. Abel symbolise l'espérance, Caïn l'utopie. Elles sont comme des sœurs. L'utopie caïniste s'apparente à l'utopie moderne. Notre utopie n'est pas celle que Platon décrit dans la République ; elle n'est pas la représentation idéale d'une société, c'est-à-dire ce qui porte à représenter ce qui devrait être, requérant une conversion individuelle, sans exiger de transformation sociale. Notre utopie est, au contraire, une protestation contre ce que l'on perçoit comme injuste, elle est le sentiment d'un déni de justice. L'origine du mal viendrait d'une structure mal faite et injuste de la société. Le meurtre d'Abel serait une protestation légitime contre l'œuvre de Dieu, par le meurtre de celui, le frère, cet autre soi-même, dont le nom incarne la fragilité de l'existence humaine, une vie tournée vers Dieu, fondée en Dieu, la dépendance insupportable d’un être pour Dieu, qui n'est donc rien en soi. Ce que déteste Caïn en Abel, c'est sa gratitude. Caïn défend sa dialectique : si je suis pour Dieu, alors je suis néant en moi-même. L'utopie a bien un horizon d'espérance : ne plus vivre ce que l'on vit, la haine du présent et l’oubli du passé. Cette espérance est purement négative et négatrice. L'utopie regarde le futur, mais de sorte qu'elle « projette l'imagination hors du réel15 ». Hors du réel et hors du temps, elle agit comme une critique radicale du présent, conteste le désordre qu'elle voit en lui, critique un pouvoir qu'elle revendique pour elle-même et elle en vient à réaliser ce qu’elle a abhorré.

L'utopie de négation est une tyrannie parce que sa figure d'accomplissement est la violence et le meurtre. Elle revendique l'égalité mais refuse l'équité. Le spleen contemporain vient d'elle. On la trouve aussi depuis longtemps dans l'Eglise à travers l'immense postérité de Joachim de Flore : le temps du Père est le temps de la Loi ; le temps du Christ est le temps de la révélation ultime de Dieu dans la figure de l'amour et de la liberté comme essence de la vie ; le temps de l'Esprit (qui n'est pas

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9 celui de l'Eglise terrestre) est le temps qui vient, l'utopie ou la critique du temps du Christ16. Pour l'abbé de Flore (cistercien italien du XIIe siècle), il est nécessaire que la signification de Pierre s'évanouisse et qu'apparaisse la signification de Jean : c'est la vie contre la structure. Cette conception de Flore (tripartition) dissocie temps du Christ et temps de l'Esprit.

La question qui est posée est la suivante : comment espérer dans le futur? Le grand vide occidental – l'absence, non pas de réponse, mais de perspective – fut amplement mis en lumière par l'existentialisme et le nihilisme au XIXe siècle, et l'on peut dire que le XXe siècle, né du sang de guerres européennes devenues mondiales, fut de tous les siècles le plus près du précipice. Le philosophe Alain Badiou offre un regard original sur le XXe siècle et ce qu'il en dit retrace comme un point maximal du "cri des hommes" dont nous parlions à propos des fils putatifs d'Abel. Hors des catégories de modernité et de postmodernité, tout en les gardant en filigrane, il donne au "Siècle" (1917-1989) une épaisseur animale, bestiale, en prélevant dans sa production littéraire des traces qui indiquent comment il s'est pensé lui-même, « comment le siècle a pensé sa pensée, comment il a identifié la singularité pensante de son rapport à l'historicité de sa pensée17. » Pour lui son mal est sa passion du réel. « Donc, le siècle n'est d'aucune façon celui des "idéologies", au sens de l'imaginaire et des utopies. Sa détermination subjective majeure est la passion du réel, de ce qui est immédiatement praticable, ici et maintenant. »

Même s'il résout un peu vite le rôle des idéologies au XXe siècle, il a raison d'en chercher le principe ou le premier moteur dans la "passion du réel" (et non pas le réel, car cette quête est une quête de puissance non pas de vérité). Qu'est-ce à dire? La réponse est simple : ce siècle fut le siècle de la promesse et non le siècle de l'accompli. Lorsqu'on parle de la fin de l'histoire, on souscrit à cette idée selon laquelle il n’y a plus de promesse et donc plus d'histoire. « C'est le siècle de l'acte, de l'effectif, du présent absolu, et non pas le siècle de l'annonce et de l'avenir [...] le culte de la tentative sublime et vaine, et donc de l'asservissement idéologique18. » On est loin des romantiques du siècle précédent: « Le XXe siècle dit : c'en est fini des échecs, voici venu le temps des victoires ! Cette subjectivité victorieuse survit à toutes les défaites apparentes, parce qu'elle n'est pas empirique, mais constituante19. » L'échec érigé en victoire, la déconstruction sublimée en avant-garde, voilà qui a forgé la sensibilité que nous héritons, ainsi qu’un mélange confus d'échecs stylisés en victoire et d'un absolu usurpé. Cette expérience de l'absolu, qu'elle soit l'usurpation d'un trône ou le meurtre du père à travers celui du frère, est toujours l'expérience de l'échec, ou de la nécessité de l'échec face à la tyrannie des plaisirs. Elle offre cependant une alternative : la poésie ou le silence. Qu'est devenue la poésie sinon la stylisation d'un silence, sinon une respiration qui retient son souffle, sinon le dernier miracle auquel on prête encore son cœur ?

16 Cf. Lubac, H. de, La postérité spirituelle de Joachim de Flore, Paris, Lethielleux, vol.I, 1979, vol.II, 1981. 17 Cf. Badiou, A., Le Siècle, Paris, Seuil, 2005, p. 13.

18 Ibid., p. 89. 19 Id.

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IV – De la dissimulation à l’imitation

Il ne s'agit pas de construire le christianisme sur des ruines que nous aurions soigneusement disposées pour faciliter ce qui va suivre maintenant. Le "caïnisme" fondamental des angoisses humaines a été observé pour souligner ce que nous refusons en Dieu : la promesse et la nouveauté d'un événement qui ne correspond pas à ce qu'on attend. Ces ruines sont les nôtres, et, chaque jour, on les parcourt en se demandant si l'on fera partie des survivants du jour suivant, parce que les cris des Sangs d'Abel n'ont pas cessé de se faire entendre avec l'avènement de Seth. Cette expérience de finitude nourrit un désir qui s'élève en vain et que rien ne satisfait. La foi chrétienne est traversée par cette expérience qui l'invite à faire le sacrifice du court-terme, des recettes, des modes et des prévisions. Sa bouche se joint au silence et se fait obéissance, écoute. En cet échec à être, elle se recueille et attend, et cela même qu'elle n'attendait plus, elle l'entend. Retentit en elle une Parole par laquelle l'homme se saisit en relation avec Dieu, jusqu'à l'expérience d'une paraclèse de l'Esprit, qui, s'unissant miraculeusement à nos affects, nous fait sentir l'amour de Dieu.

Mais, car il y a un ‘mais’ de taille :

« L'illusion qui fait de l'ego le fondement de lui-même ne fausse pas seulement la manière dont l'homme se représente à lui-même, et par suite son rapport au monde et aux choses. Elle subvertit de fond en comble le lieu où nous sommes donnés nous-mêmes dans la Vie absolue et qui est notre "coeur". Se dissimulant, cette relation intérieure à la vie divine en laquelle il est engendré, en laquelle il demeure aussi longtemps qu'il vit, le coeur devient aveugle au sujet lui-même. Sourd à la parole de la Vie qui ne cesse de lui parler d'elle en même temps qu'elle lui parle de sa propre vie de tous les jours, sa vie finie. Insensible aux pulsions d'amour qu'elle lui communique. Endurci, rejeté en lui-même, enfermé dans cet ego monadique qui se prend désormais pour l'unique réalité, se plaçant au centre de tout ce qui lui advient - toute expérience possible n'étant plus la sienne, celle d'un ego fini. Ce coeur aveugle à la Vérité, sourd à la parole de la Vie, plein de dureté, exclusivement préoccupé de lui-même, se prenant comme point de départ et fin de ses expériences et de ses actions, c'est de lui que sort le mal20. »

Cette page de bravoure de Michel Henry met la lumière sur un "système de l'humain" qui est un "système de l'égoïsme". Le Christ l'a dénoncé en des paroles terribles (Jn 3, 20 lorsqu'il dit à Nicodème : "tout homme qui fait le mal déteste la lumière : il ne vient pas à la lumière de peur que ses oeuvres ne lui soient reprochées", Jn 1, 10-11: le Christ vrai lumière est venu chez lui dans le monde et les siens ne l'ont pas reconnu ; Jn 15, 18-19 et 23-25: "Ils m'ont haï sans raison"). Cette haine de la vérité, cette haine de la Parole, c'est le mal qui devient péché et qui se dédouble en haine : « Loin de se reconnaître comme le mal sous l'éclat de cette lumière dévastatrice, c'est à cette lumière

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11 que le mal s'en prend. Cela advient dans le scandale21. » Le mal devient sous la Lumière dénonciation de la Lumière, négation de Dieu. Et Henry de conclure dans son testament spirituel : « Telle une braise qui ne s'éteint jamais, la Lumière continue de brûler le cœur de Caïn22. » Face à la Lumière, il y a le regard de haine, mais dans le cœur blessé du plus caïniste d'entre nous, face au rejet du Christ, il y a l'espérance d'une incandescence à jamais présente.

La perception de l'ambiguité fondamentale de ce qui meut notre désir et notre affectivité conduit à évoquer la question de l'imitation. On y trouvera l'expérience dans ce qu'elle a de violent, d'irrésistible et de créateur. René Girard nous éclaire ici. Il est connu pour deux idées essentielles : celle du bouc émissaire et celle du désir mimétique. Il part des origines du monde pour mettre en équation la complexité de notre héritage. Sa théorie mimétique est infiniment plus complexe qu'il n'y paraît, elle est donc sujette à toutes les caricatures. Sans aller au-delà d'une référence trop succincte, on peut dire que sa complexité est due à son caractère interdisciplinaire. Elle pointe des dynamiques intersubjectives qui ont des conséquences sociales. Ce n'est pas seulement l'ambiguïté de la culture que souligne Girard, c'est sa violence native. Le moteur premier de la culture est l'imitation de la violence, à partir duquel il faut penser les catégories modernes de sujet et de désir. Le désir naît de l'imitation de celui d'un autre pris pour modèle. La théorie mimétique cherche à concilier les éléments polaires de phénomènes provenant d'une structure unique et ambivalente. Pour elle, l'apparition du sacré est fortuite dans les cultures primitives. Les données anthropologiques et ethnologiques, les mythes et les rites sont des restes fossiles de l'évolution culturelle où apparaissent les traces du "crime" fondateur. Les mythes, les rites, la littérature sont, pour Girard, des pièces à conviction, des preuves de ce qu'est la culture, de ses origines mimétiques. Derrière la fantasmagorie de l'ordre établi se cache la vérité. La culture est la dissimulation d'un meurtre originaire, mais cette dissimulation en laisse transpirer la mémoire.

Si la société ne parvient pas à établir une hiérarchie entre le sujet désirant et ses modèles, l'imitation devient antagoniste, rivale, conflictuelle. Et le désir commun s'efface à mesure que grandit la rivalité : « la possibilité même de l'émergence de la culture présuppose la découverte d'un mécanisme de contrôle de cette violence issue de la mimesis d'appropriation23. » Girard, dans La

violence et le sacré, en 1972 et Des Choses cachées depuis la fondation du monde, en 1978, où il présente son

hypothèse sur l'émergence de la culture à partir de données fournies par l'éthologie et l'ethnologie auxquelles il applique les thèses évolutionnistes, a surtout montré la négativité du désir mimétique, et l'appropriation antagoniste faisait de la culture une bien sombre invention, dans laquelle l'autre est l'immonde à expulser. Pour Michel Serres, Girard est le "Darwin des sciences humaines" : l'évolution de la culture est analogue à celle des espèces. Girard fait se rencontrer la théorie mimétique (d'origine esthétique et littéraire) et la théorie naturaliste de Darwin : le critique littéraire devient anthropologue. Il part aussi de l'idée d'imitation chez Aristote dans sa Poétique (48b, 6-7): « L'homme se différencie

21 Ibid., p.126. 22 Id.

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12 des autres animaux en ce qu'il est le plus porté à imiter ». Il y a un passage d'une phase animale à une phase culturelle. Le mécanisme victimaire est un instrument de contrôle de l'escalade mimétique (vengeance), il canalise la violence collective et la rejette sur un seul individu. La ritualisation de ce "proto-événement" est le berceau des mécanismes sociaux (tabous, normes, institutions, mœurs). Le mécanisme n'est pas mécanique (la nécessité n'est pas en amont mais en aval), il est contingent : c'est une forme efficace trouvée accidentellement par le groupe. De là se développent les formes symboliques (langages et rites). Ce mécanisme de contrôle de la violence crée des mécanismes socio-culturels. Girard a soutenu que le christianisme définissait un espace non-sacrificiel à partir de cette vision purement négative du sacrifice (le bouc émissaire), un ordre exempt de violence. Il affirme aujourd'hui plutôt qu'un espace non-sacrificiel est illusoire. La conflictualité nous est propre et la violence est radicale. L'unique sacrifice du Christ ne cesse de s'appliquer au monde par le rite de la messe, et ce qui met fin à la violence mimétique (l'unique sacrifice du Christ) vient rompre l'équilibre de la terreur et continue constamment à le rompre : l'agonie du Christ, comme le dit Pascal, est jusqu'à la fin des temps.

La pensée de Girard connut très récemment une évolution et évoque la valeur émancipatrice de l'imitation, où l'autre n'est pas le bouc émissaire, mais le transcendant. L'objet du désir est occasion de conflit, mais il est aussi ce qui permet d'apaiser la rivalité qu'il a fait naître. La culture n'est pas seulement violence, elle est aussi connaissance et éducation : « L'imitation mène au conflit, mais est aussi la base de toute transmission culturelle24. » L'imitation unit la nécessité d'une guerre et la possibilité d'une paix, elle détruit et elle construit. C'est cela même que Max Demian hypostasie dans la figure du dieu Abraxas. La théorie de Girard ne vient pas en justification de sa foi chrétienne (elle n'a pas un motif apologétique même si elle a des prolongements apologétiques) et s'oppose au préjugé dominant des Lumières selon lequel le phénomène religieux ne peut avoir la pertinence que Girard lui attribue dans l'émergence de la culture. Il balaie ce préjugé tenace par la simple observation que la religion et l'institution religieuse sont présentes activement dans la construction de toutes les civilisations connues. Il montre comment le christianisme est encore la science humaine la plus féconde et rejoint en cela la formule limpide de Simone Weil: « Avant d'être une théorie de Dieu, une théologie, les Evangiles sont une théorie de l'homme, une anthropologie25. » Le christianisme est la prise de conscience culturelle et morale de la nature sacrificielle de notre société. Lorsque Girard dit que le christianisme est culture, ce n'est pas pour le réduire à une culture, mais pour affirmer que la culture occidentale, même hypersécularisée, révèle des racines les plus profondément chrétiennes. S'il observe une nouvelle phase de la culture occidentale, il se refuse à la prophétie, sans doute parce que la culture est fondamentalement ambiguë et ambivalente. Les conditions de la violence ne conduisent pas nécessairement à la violence, tout comme toute situation prérévolutionnaire ne conduit pas souvent à la révolution. L'espoir est donc permis!

24 Ibid., p.11. 25 Ibid., p.19.

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13 L’homme se passionne pour ce qui scelle son échec face au réel, parce qu’en pensant son échec face au réel, il en retrouve le sens et le chemin. Ce désir-échec de ce qu’il vit l’affecte et devient chez beaucoup de nos contemporains occidentaux une sorte de spleen qu’eux-mêmes et qu’une noria de médecins des âmes semblent incapables d’expliquer. Comme l’écrit André Neher, qui a guidé nos analyses, « l’expérience humaine se joue en deçà de la mort, mais elle est dirigée vers la mort ; nous sommes entraînés avec force vers un fossé que nous ne pouvons sauter26. » Les paroles du Christ, qui importent tant au théologien comme au philosophe, raisonnent souvent dans le cœur d’un contemporain sourd, muet et aveugle, même lorsqu’il est théologien ou philosophe, et non pas seulement lorsqu’il est mathématicien ou physicien. La plupart de nos questions intimes portent, il est vrai, sur ce qu’on ne voit pas, n’entend pas ou sur ce dont on est bien incapable de disserter de façon immédiate, « comme en maîtres et possesseurs ». Mais il semble aujourd’hui que la non-immédiateté des choses saintes ait fait place à leur quasi-impossibilité résultant d’une incapacité nouvelle du côté de l’homme, détourné de lui-même ou étranger à lui-même, au point que toute forme de médiation – traditionnelle ou nouvelle – s’en trouve inutile. Céder à cette impression de celui qui se sent submergé par l’athéisme pratique ambiant, par cette réponse si cruelle que l’homme donne à ses questions en refusant de leur donner l’écho de son âme, de son cœur et de son esprit, serait oublier que les Paroles qui le sauvent ont guéri le paralytique, pardonné la femme adultère ou ressuscité Lazare. La seule réponse que celui qui se sent submergé peut faire est le fruit de son commerce avec celui qui le sauve. Seule la sainteté, portée jusqu’à l’échec de son auto-réalisation, peut encore interpeller un Occident pétri de lui-même et engourdi par les psychotropes et les anxiolytiques.

Comment affronter aujourd’hui la crise qui vient d’être diagnostiquée ? La sainteté ne dépend pas d’un bouton que l’on presse ou d’une postestas qu’il suffit d’activer. Elle n’est pas une vertu humaine même si l’homme est appelé à y participer dans la plénitude de lui-même. Quel antidote pouvons-nous produire, sinon celui de l’imitation que le Christ nous donne comme une sorte de viatique de la condition terrestre ? Tout part d’une rencontre avec Jésus, déstabilisante et mystérieuse. Et le ravissement de la rencontre trouve son accomplissement devant la Croix et son dépassement dans le don que Dieu fait de son amour et qu’il répand dans nos cœurs par le don de l’Esprit Saint (Romain 5, 5). Ce lien de la charité, advenu dans la rencontre, accompli dans le renoncement et dépassé dans le martyre, ce lien dessine une conversion par laquelle le converti n’est pas seulement retourné, mais transformé en celui qu’il imite. Ainsi, l’adhésion au Christ n’est pas seulement la révérence au fondateur, elle est la trajectoire d’une fondation et d’une construction personnelles, son expérience et sa saisie dans le temps, dramatique et salutaire. La conversion est le passage que fait quelqu’un, ou plutôt le passage qui se fait en lui d’un désir qui passe de la haine à l’amour, du péché vaincu à la nature accomplie. Le psaume premier inaugure le drame des deux voies, des deux mystiques : celle du non et celle du oui. L’homme n’a pas vraiment le choix. Sa liberté ne viendra

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14 qu’après la victoire qui est le don par lequel il accueillera en lui l’auteur de sa vie. Comme l’écrit Julien Green, « chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière »27, partant des ténèbres de violences enfouies pour arriver à la lumière de créations nouvelles.

Conclusion

Abel ne triomphe pas seulement dans la Bible, il triomphe aussi dans l’histoire. La Bible est récit et en contient par avance toutes les leçons et toutes les prophéties. Le crime de Caïn visait le Père à travers le frère. Des deux mimétismes (IV), celui qui veut se débarrasser du Père et celui qui l’accepte pleinement naissent deux types d’hommes : l’homme tout-puissant et le saint. Le Saint de Dieu qui émerge dans la Bible émerge aussi dans l’histoire, en lui se résout le conflit dont parle Qohélet (I), se dévoile le meurtre qui en est l’origine (II) et se brise l’utopie construite par les successeurs de Caïn (III). Au terme de notre étude qui a mêlé les herméneutiques et les exégèses, biblique, littéraire, philosophique et théologique, c’est la nécessité du pardon qui apparaît, son urgence, la joie et la paix qu’il procure, par l’union de la vérité et de l’amour.

Résumé :

Cet article, à la croisée de la littérature, de la philosophie et de la théologie, propose sous la forme de quatre méditations une réflexion sur le « mythe » biblique de Caïn. Il éclaire profondément la condition humaine et le refus de Dieu par l’homme. Cette exégèse s’est mise à l’écoute d’André Neher pour comprendre l’importance du meurtre d’Abel, d’Herman Hesse, pour en comprendre les conséquences, de Michel Henry et René Girard, pour en comprendre les causes. Le refus de Dieu comme Père a pour origine un désir mimétique que peut guérir l’imitation créatrice du saint qui est celui qui accueille le pardon de Dieu comme Père.

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