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LA THEMATIQUE DU DESIR PROUST IEN OU
..
-LE DECODAGE D' UNE METAPHORE
par
Sylv~e BERROUARD au
Département de langue et de l~ttérature françalses de
l'Un i vers~ té Mc Gi I l , Montréal
Thèse présenté::- à 1 a fac:u l té d'études supérieures et de recherche dans le cadre de l ' obtention
du d~plême de maîtr~se
,
. RESUMEIl
Ce mémol~e est une étude psychanalytique du roman
a
l'omb~e des Jeunes fllles en fleu~s et porte préclsément surl'ldentlflcatlon des mécanlsmes lnconsclents enclenchant le
processus de créatlon chez le héros p~oustien.
Le rappo~t de belllgérance qu'entretlent le héros avec le
réel entérlne sa passlvlté et son lmpulssance. Dans la trame
événementlelle de la nar~atlon p~oustlenne, l'actlon déslrante
du Jeune Ma~cel se déplole essentlellement dans le cadre d'une
fantasmatlque lntlme et constltue un pré-texte révélateur de
son grand projet d'écrlture.
Les pulslons sado-masochlstes et oedlpiennes catalysent
l'énergle «créatrlce» d'un héros qUl trouvera dans l'écriture
l'ultlme lnstrument d'un pOUVOlr g~âce auquel 11 prendra une
éclatante revanche sur les multlples occurences du réel.
Le projet d'écrltu~e du Jeune hé~os proustlen est avant
tout une magnlflque entreprlse de dominatlon qUl réussit à
transposer, en grec métapho~eln: t~ansporter le langage dans
;:'
.
r '.Il
ABSTRACTIl
,
ThlS thesls is a psychoanalytlcal study of the novel ~
l'ombre des Jeunes f llles en fleurs. It 15 speclflcally
concerned wlth ldentlfylng the subconsc lOUS mectlanlsms that
engage the creative process ln the Proustlan hero.
The maln character's belilgerent relatlons wlth the real
world augment hl.S passlvlty and sense of powerlessness. As
the story unfolds, the young Marcp.l ' 5 deslrous nature lS
expressed through his prlvat2 fantasy world,
reveallng gllmpse of the great llterary works ta come.
The character's sado-masochlstlc and oedlpal tendencles act
as a catalyst for his creatlve energ1es, leadlng hlm to use
h1S pen, as the ultlmate lnstrument of h1S brlll1ant revenge
on the cruel reallt1es of Ilfe.
The young Proustlan protagonlst' s 11terary proJect 15
above aIl a magnl f lcen t a t tempt a t dom1nation tha t achleve~
the perfect metaphor lcal transposltlon, in the true sense of
the word, 1. e. transportlng language into the all-powerful
Il
TABLE DES MATIè:RES"]INTRODUCTION . . . 1
, 1
PREMIERE PARTIE - ANALYSE THEMATIQUE 1. De la séquence du réel dans
l ' économ~e du réc~t proust~en ••• , • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 3
~. La consti tut~on du réel dans
le réc~t proustlen . . . 3
i~. La résonance puls~onnelle de la structure d~chotom~que du réel dans
A l'ombre des jeunes f~lles en fleurs . . . 7
i i i . Le phénomène de la disJonct~on dans le
d~scours narrat~f • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 15
iv. De l'oppos~t~on structurante des
«ce llu 1 es» ob] ec t~ ves et subJ ec t i ves; son lmportance dans l'élaborat~on du discours narrat~f et la production de
l ' esthét~que proustienne . • • • • • • • • • • • . • • • • 17
v. De l ' abc 1 i tlon de 1 a séquence du réel comme cond~ t~on essent~e11e à l '
implan-tation du réseau métaphor~que dans le
réc~t proust~en • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 25
II. La psyché du héros proust~en • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 30
1. L'~mpu~ssance et la pass~vité
du héros proustlen . . . 31
1.1.. Le héros et 1 e baron de Char 1 us . . . 35
i i i . Le sentiment de culpab11ité et
iv. Le complexe d'Oedlpe •••••••••••••••.••••••.••• 41
r I I . Des moda lités du rapport en tre 1 e héros
proustien et 1 es personnages du récl t • • • • . • • . • • • • • • • 51
i. Gilberte, Albertlne et Mlle de Stermar1a
ou l'objet ltératl.f du désir proustl.en • • • . . • • • 53 l l . Le double représentant de l'obJet maternel. ••• 65 i i l . Le personnage de 1 a 8erma • • . . . • . . . • • • • • • • . • • • • 68
1 v. Le père e t 1 es représen tan t s de
l'lmage paternelle ••••.•.••••••••••••••••••••• 71 v. L'homosexuallté et sa représentation
dans le r-éClt . . . 79
Vl. Le personnage proustlen e t le
déslr de transcendance du héros ••••.•••••••••• 90
1 V. La pUlSSanCE.' V~ rtuell e de l ' éc:r i ture dans l' économlE? du réClt proustien • • • . • . . • • • • • • • • • • • . • • • • • • • • • • • . • • • • 91
1
DEUXIÈME PARTIE - ANALYSE DU RESEAU DES
,
CORRESPONDANCES METAPHORIQUES
1 • De 1 a séquenc:e métaphor lque dans le tex t e prous tlen •• 100
l . La mlse en scène proustlenne ou 1 a
représentatlon du réel . . . • • . • . . . • . • . . . • . 100
I I . L'express1on dés~ncarnée de la sexuallté dans le
texte proustlen • • • . • • • . • • • • • • . • • • • • • • . • • • • • . • • • . . . • • • 102
i . La pUl.ssanc:e 1 ibl.dlnale des mots • . . • • • • . • . • • • 102
i l . Le mot: instrument de puissance e t
d ~ agress 10n . . • . . . • . . . . • . • . . . 107
i l l . Le regard: lnstrument de pénétratlon ••••.••• 108
-vi-(
(
1 v. La topique du dés l. r: une SCl.ence à défin i r
dans le cadre du réclt proustl.en .•••••.•••••. 111 v. L'art ou le désl.r de l'obJet ••••••••••••••••• 114
III. L'explo1tation de la métaphore marine et matric:ielle dans le tex te pi,-oustien . . . • • . . . • • . . • • • • . • 126
IV. L'explo1tation de la métaphore végétalo-florale dans le texte proust1en . . . . • • • . . . . • . . . • • . • . . . • • • . . • • • • • • 135
V. La perverslon sado-masoc:hlste et l' apprentl.ssage
in1tlatlque à l'écrlture proustlenne • . . . • • . . • • • • . . 141
1. La régresslon à la phase orale et ses
manl festatl.ons métaphor l.ques • • • • . . • . • . . . • • • . . 144 l l . La toplque de l'abolltlon de l'objet
de désir . . . 148 11l. La quête Hcrlm1nellel> du héros:
ses conséquences morbl.des .••••••••••••••••••• 151 lV. L'entraînement mortlfère dans le te)(te
texte proustien . . ~ . . . 153
CONCLUS l ON • • . . . . • • . . . . • • • . . . • • • . . • • • • . . . . • • . • . . • • • . • • • • • . 161
ANNEXE • . . • • • . . . • • • • • . . • • . . • • • • • . • • • • . • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 164
CG CS
JF
JF
TR* ---_._~-.--
---~ --- -1 ABREVIATIONSUTILISEES DANS LES NOTES
1 Le côté de Guermantes l .
1 Du côté de chez Swann l .
1 A l'ombre des Jeunes f ~ Iles en fleurs I.
2 A l'ombre des Jeunes filles en fleurs I I .
Le tem~s retrouvé
Les références c1tées renvo1ent à la toma1son et à
la pag1nat1on de l'éd1t1on parue en 1987 et 1988 dans
la 81bl1othèque de la Plé1ade; except~on fa1te de TR*
qui renV01e à l ' anClenne éd i tlon étab Ile en 1954.
L'oeuvre de Mar-cel Proust est d'une t e l l e amplltude, d'une telle complexlté et d'une telle rl.chesse qU'lI par-aît lmpOSSl.-ble de la cerner totalement, de tradulr-e une fois pour- toutes
la portée de son message. Au f l. l des clnquante der-nlères
années s'est constltuée une somme Cr-ltl.que dont la dlVersl.té
l'unlversalité d'une oeuvr-e qUl
et l ' lmpor-tance témolgne de
const l. tue l'un des pl us lmpresslonnants monumen ts I l t tér-al res du vlngtlème slècle.
Nous nous sommes proposés dans le cadr-e de ce mémol.r-e, d'analyser la thématlque du désl. r dans le r-éc i t de A l ' ombre des jeunes f l i l e s en fleur-s et plus pr-écl.sément d'en démon
ter-les mécanlsmes lnconsc i ents de façon à ex poser la motl va t l.on
pr-ofonde du Jeune Marcel qUl., à pelne sor-ti de l'enfance
combraYSlenne, est confr-onté pour la pr-emière fOlS à la
réallté de l ' a c t l o r désirante.
Notr-e tr-ava 1 l comprend deux gr-andes artl.culatl.ons; la pr-emièr-e par-tle por-te sur le r-appor-t prob l éma tique qu'en tre-tlent le héros avec la réall.té et ses occur-rences d'une part
et tente d'autre part, de démon tr-er la r-elatlon dlr-ecte
eXlstant entr-e la frustratl.on du héros et l'encodage du désl. r-tel qu' i l se manlfeste dans ce r-ecoupement du grand r-oman pr-oustlen.
La deu)( l.ème par-tle cautionne la pOSl.tlon du Cr-ltl.que Gl.lles Deleuze qui ecr-lt:
••• tous les sl.gnes convergent vers l ' a r t ; tous les
apprentl.ssages, par- !es VOles les plus dl.ver-ses, sont
déjà des apprentlssages inconsclents de l ' a r t IUl.-même.
Au nlveau le plus profond, l ' essentlel est dans les
sig n es d e I ' a r t . (1)
Elle établlt, grâce
a
l'analyse d'une cer-talne par-tle duréspau des cor-r-espondances métaphorlques, l ' adéquatlon entre
t
la quête de l'objet de désl.r et la quête de l'écriture e t met en luml.ères le caractère résol ument sadique de l'entreprise proustl.enne de créatl.on.
Nous avons prl.vllégl.é l'approch" psychanalytique e t fait une 1 arge place dans notre travall
a
1 a référence du con fIl t Oedlpl.en en l.nférant un 11.en prl.mordl.al entre le conflit qui oppose l'obJet ltératlf du déslr au Jeune Marcel et celui structurant les modall.tés de son rapport avecreprésentatl.ons de l ' objet matern~l.
les dl. verses
Nous croyons en effet que l'une des c lés donnant accès à
ce pan celé de l'archl.tecture proustienne gît sur la voie d'un questJ.onnement éclairé sur le rôle de l 'Oedl.pe dans le rapport du héros à l'écnture. Julia Krl.~teva lliustrli! avec justesse
l~ sens que nous avons donné à nos recherches:
.•• 1'obJet psychique est un falt de mém01re, 11 appartlent au temps perdu «A la Proust». 1 l est une construction sUbJectlve, et A ce tltre i l relève d'une mémol.re, certes lnsa1slssable et refal.te dans chaque verballsation actuelle, ma.ts qUl se situe d'emblée non pas dans un espace physique, malS dans l'espace
l mag 1. na lI""e et symbollque de l ' apparell psychlque... Une
telle phénoménoloÇile langagière e t temporelle révèle, nous l'avons ma.tntes fois soullgné, un d'l?u11 inaccompli de l ' objet maternel. (1)
!. i
,
t
,
l • DE LA SEQUENCE DU REEL DANS L' ECONOM 1 E DU REC l T PROUST 1 EN
i . La const~tutlon du réel dans le réclt p,.-oustlen
Dans la ,.-eche,.-che p,..oustlenne et plus part~cullè,..ement dans A l'omb,.-e des jeunes flUes en fleurs, la ca,.-actérlsatlon
de la séquence du réel présente une double a,.-tlculatlon
complexe unl.ssant dans une ,..elatl.on de cause à effet les
énoncés SUl van ts: 1 e sUJ et '~st dans
confére,.. objectlvement au réel une vé,.-,. table valeu,.- de
cohérencE?; le ,.-éel se déf ~n issan t dans l 'économle de: 1 a doxa
p,..oustienne par son essentielle quallté d'~naltérable
incohé,..ence, 1 e suj et est donc Justlf~é de substitue,.. à la constltutlon chaotlque du ,..éel, un ord,..e émlnemment subjectlf. Le sujet-héro'.:. du ,..oman p,..oust~.en n'a d'autre ChOlX que de recrée,.. un univers l.ntl.me dont la prl.nclpale quallté n'est pas à p,.-op,..ement parle,.. esthétique l''lais st,..uctu,.-ante.
La t,.-ame du téel se noue et se dénoue constamment autou,.-de quip,..oquos, de méprises qu~ mobillsent pou,.- un temps du ,..éclt, la capaclté d'inductl.on
Jusqu'à l'ultime et inévitable
et de déductl.on du na,..,..ateu,.. momen t de 1 a révé 1 a tlon ,..oma-nesque, sorte de ,..ev iremen t d ,..amatl.que constl. tu an t d' innumé-,.-ables points d'o,..gue dans la st,.-uctu,..e de A l'omb,.-e des Jeu-nes f l i l e s en fleu,..s.
se dans
d~stingue pa,.- son dynamlsme chaque séquence du réc~t une Le personnage p,..oustien
protélmo,..phlque, révélant
facette diffé,..ente souvent l'opposée de la p,.-écédente.
Gi lberte est douce, 9~né,..euse et pud~que ou cruelle, égo~ste
et vlcieusej Albertine évoque à la fOlS la du,.-eté et la
na~veté, la méchanceté et la gentillesse, la pudeu,.. et le vlce
dans un cons tant mouvemen t ka 1 él.doscopl.que lnterdlsan tune
ca"'acté,..~sation réconfortante du personnage. L'oncle de Robert de Sal.n t-Loup, le p,..~~tl.gieux Ba,..on de Cha,..lus est ~ntrodu~t
dans le réclt sous les apparences d'un brigand ou d'un espion, sa Vlrlllté trahlt une fémlnité soigneusement matée, ses propos oscliient entre la plus vulgaire brutalité et la plus touchante sensibillté. Le personnage de 8ergotte est la somme confllctuelle de qualltés et de défauts fonc1.èrement lncompa-patlbles; carrlérlste ambltl.eUX, 11 a «des ruses de gentleman voleur de fourchettes, pour se rapprocher du fauteuil académlque espéré» (1), mais se révèle l.ncapable de déroger à
la lettre de son code essentiellement esthétique:
Et s 11 avait eu à se défendre devant un trl.bunal, mal-gré lui 11 auralt ChOlSl ses paroles non selon l'effet qu'elles pouvaient produire sur un Juge mais en vue d'i-mages que le juge n'aurait certalnement pas aperçues. (2)
Les situations auxquelles sont confrontées le sujet-narrateur du roman proustlen illustrent constamment
cul té lnhérente au décodage des signes contenus dans la séquence du réel. Dans l'économle de la séquence narrative établlssant l'ordonnance du réel, le déca 1 age en tre cet te dernlère et la perception du sUjet est la règle; la concor-dance est non seulement exceptlonnelle, malS essentiellement accidentelle. S'agit-il de prendre la mesure de l'importance d'une relatlon comme Mme de Vllieparlsls? Le narrateur s'obs-tlne à nier le 1 ien évident qui l' apparen te aux Guermantes:
Comment aurais-je pu croire à une communauté d'origlne entre deux noms qui étaient entrés en moi, l'un par la porte basse et hon teuse de l' expér ience, l'autre par 1 a porte d'or de l'lmagination? (3)
Le narrateur évolue constamment dans un unlvers étrangement occulté qu'il n'a de cesse d'éluclder, d'ordonner, de déco-der. Tourmenté par le passage d'une sédu~sante inconnue dans
la nUlt, le héros part à sa recherche et se retrouve haletant, devant Mme Verdurl.n qu' 1.1 tente d'éviter partout (4).
1. JF 1, p. 548
2. JF 1, p. 550
3. JF 2, p. 58
L'essence de ce qUl. constitue le réel échappe au héros prous-tl.en par 1 a force de que 1 que grand a r t don t i l
la maîtrlse:
ne possède pas
••• Je comprls quel tour de muscade aval.t été
parfal.te-ment exécuté, et comment J'aval.s ~ausé un moment avec
une personne qUl, grâce à l ' habl.leté du prestldl.gl. ta-teur, sans avoir rlen de celle que J' aval.S SUlVl.e Sl longtemps au bord de la mer, l u i aval.t été substl.tuée.
( 5 )
Cette l.naptl.tude n'est d'al.lleurs pas exc 1 USl. ve au
narrateur-sujet du roman; en effet, le personnage proustlen
est constamment confronté aux conséquences d'un décodage
er-roné des signes qui composent la séquence du réel. L'exemple
de la méprise de la Princesse du Luxembourg qUl., s'avérant
incapaLle, malgré son éVldent désl.r, d' l.nterpréter
correcte-ment l 'énlgme posée par la présence du narrateur et de sa
grand-mère et en vient à les appréhender comme «un bébé avec
sa nounou» (6) puis comme «deux b~tes sympathl.ques» (7), est
une l.llustration sur le mode comlque, du gouffre que Proust a Ch01Si de placer entre 1 e suj et et 1 es occurrences du rée 1 •
Partou t Œt tOUJours, tout au long du réc 1. t de A l ' ombre des jeunes f l i l e s en fleurs, le réel est l'espace privJ.légié d'une
perpétuelle tromperle, d'une lncessante dlssimula t ion; la
séquence du réel dans l'oeuvre proustienne recèle une constan-te menace pour le sUJet:
Des femmes chez qUl on a l l a i t en toute conflance avaient
été reconnues être des fl.lles publlques, des espionnes
anglaises. (8)
L'enjeu du pari proustlen est ontologl.que, l.l Vl.se
a
af-franchir le sUjet de la domlnatl.On oppressive du réel. Cette
volonté de rébelll.on est crlstalll.sée dans le rapport du
SUJet-instance désirante à l'obJet de déslr. ChaqUE? geste posé par le narrateur lors de l'affrontement amoureux, que ce SOl. t avec Gilberte ou Albertine, vise à instaurer sa domlnat1.0n sur
5. JF 2, p. 229-230 6. et 7. J F 2, p. 59
\ ....
l'objet, c'est-à-dire lnstaurer un ordre au sein duquel le narrateur asservit totalement l'objet de son désir pour tentRr d'élimlner l'occurrence des impondérables. Le ralsonnement du SUjet amoureux est non d'un romantique, malS celul d'un fin tactique de valncre stratège aux prises avec le problème
l'enneml sans toutefols se l'alléner. L'exemple de l'amour du narra teur pour Gi 1 berte, qUl se tradul t dans 1 e tex te par une constante préoccupatlon de consollder sa posltlon chez les Swann de façon à s'assurer de la continuation de l'ami tlé que Gllberte semble éprouver pour lul., est caractéristique du cheminement de la pensée du héros proustlen:
PluSleurs fOlS je sentls que Gllberte déslral.t éloigner mes vlsltes. I l est vral que quand je tenais trop cl la voi r- Je n'avalS qu' cl me fai re inv l ter par- ses parents qui étalent de plus en plus persuadés de mon excellente lnfluence sur- elle. Grâce à eux, pensa~s-Je, mon amour-ne cour-t aucun rlsque; du moment que Je les ai pour mOl, Je peux être tranqulile pUiSqU'lIs ont toute autorlté sur Gllberte. (9)
Dans le contlnuel affrontement qui oppose le narrateur aux contlngenc,es du rée l, i l se reconnaît lncapable de prévoir toutes les lmpllcations de sa prlse de contrôle agressante sur le réel et ultlmement constate l'échec de son projet:
Ma 1 heureusement cl certalns slgnes celle-Cl lalssait échapper quand venlr- en quelque sorte malgré elle, que J'avais consldéré comme une bon heur n'étai t pas au con tralre 1 a laquelle II ne pourrait durer. (10)
d'impatience que son pèr-e me fai sal t Je me demandai Sl ce
protection pour mon r-alson secr-ète pour
L'inscrlptlon répétée de cet éch~c dans le texte proustien accen tue dans un c onstan t crescendo, la futllité de toute volltion, de toute tentatlve de soumettre le réel cl la 10l du SUjet proustlen. Constamment dérouté par les manifestations du réel, le narrateur est souvent la vlctime impuissante des
circonstances; lncapable de modifler la matière incohérente, évanescente du rée l , l I IUl est au contraire aSSUJetti. Le
héros proustlen ne possède aucun pouVOlr d' actlon sur les
9. JF 1, p. 572
occurrences du réel, son modus operandi est unlquement réac-tionnel et pulslonnel; comme tel 11 n'a qu'un effet, celul d'accentuer son sentiment d'impuissance:
Le t .... avall de causalité qui flnit pa .... produire à peu près tous les effets posslbles, et par conséquent aUSSl ceux qu'on avalt cru l·êt .... e le mOlns, ce travèll est
parfois lent, rendu un peu plus lent encore pa .... not .... e dés1 .... - qui, en cherchant
ca
l·accélére .... , l'entrave -, par notre ex 1stence même et n' aboutl t que quand nous avons cessé de dés~rer, et quelquefo1s de V1vre. (11)i i . La .... ésonance pulsionnelle de la structure d1chotom1gue du rée 1 dans «A l'ombre des jeunes f i Il es en fleurs»
Les modalités du .... apport établ1 entre le sUJet-narrateur proust1en et la récurrence séquentlelle du réel dans le .... éC1t relèvent d'une b1polarlsation essent1elle; l'expérience lnten-se que constltue la confrontation du narrateur aux multlples occurrences du .... éel SE' conc 1 ut l nvar lab 1 emen t sur 1 e mode de la frustratlon ou de la g .... atlficatlon. Le réclt de ~~ombre des Jeunes filles en fleurs contient de nombreux exemples qUl 11- lustrent la spéc~flcité du rappo .... t d1chotomlque unissant
le sUjet aux man1festat1ons contingentes du réel.
L'é~~sode de la mat1née de Phèdre
ca
propos de laquelle le nar .... ateur écrlt: «Sans doute, tant que je n'eus pas entendu la 8erma, j'éprouvai du plalsi ... » (12) expose 1 . un des vec teurs orientant la thématique du .... apportent .... e le sujet et la séquence du réel.
conflictuel qUl eXlste La s t .... ucture du récit p .... oustien met constamment en éVldF.nce l'existence d'une adé-quat10n entre la frustration inhérente à l'asslm1lation de certa1ne réalité contlngente et les exigences de l 'lmaglna1re
11. JF 1, p. 12. JF 1, p.
462
du jeune héros narrateur. En effet, ce qui constitue l ' intér~t
particuller du jeu de la 8erma à. propos duquel le narrateur écrit qu'~l «n'avait cessé de grandlr depuls que la représen-tation étalt flnle parce qu' 11 ne sublssalt plus la compres-slon et les Ilmltes de la réallté» (13), relève non pas d'une appréclat~on cla~re et obJectlve de la prestation de la tragé-dlenne, malS plutôt de la convergence structurante de pIUS1-eurs éléments constituant l'encodage du déslr proustlen, pré-clsément: a) la probabillté de l'emp~chement; b) 1 a pUlssance symbo llque que dégage l' évocatlon du déslr d' a 11er entendre la 8erma:
Je mettals dans un des plateaux de la balance «sentir maman trlste, risquer de ne pas pouvoir aller aux Champs-Elysées», dans l'autre «pâleur janséniste, mythe solalre» . . . (14)
l'élément b. étant lntlmement relié à c) le déclenchement de mécan~smes orchestrant le rapport oedlplen qui unlt le f: ls à
la mère; le narrateur décrit en effet l ' affllctlon de sa mère devant son lnslstant déslr d'aller voi- la 8erma à qu~ II pr~
te le tempérament de Phèdre:
Car la 8erma deva~t ressent~r effectivement pour blen des Jeunes hommes ces déslrs qu'elle avoualt sous le couvert du personnage de Phèdre et "dont tout, même le prestlge de son nom qUl aj outai t à sa beau té et proro-gealt sa Jeunesse, devalt lui rendre l'assouvlssement si f ac i l e. ( 15)
La projectlon de l'équation fantasmatique intlme du sujet proustlen sur la trame objective du déroulement de la séquence du réel ne peut s'effectuer sans décalage. C'est précisément ce décalage qui est à l'origine de la frustratlon du narra-teur.
Le narrateur-sujet se heurte constamment à. la capacité Ilml tée du r-éel de réf 1 éter exactement l'ordonnance du sché-ma partlculler de son inconscient. Le désespolr du narrateur
lor's de son arrlvée à Balbec est l'expression émotlve de la
13. 14. JF 1, p. JF 1, p. 449 436
réalisation de ce décalage entr~ la séquence du réel et la
conjoncture fantasmatique partlcu}l~re résultant de
l'orga-nlsatlon des éléments mentionnés cl-haut. 8albec. comme la
a long temps con-matlnée de Phèdre, JOUlt du prestige ùue lUl
féré l'lnterdlt s'y rattachant; en effet, le narrateur s'est
long temps vu con traln t de ne pouvOlr réa 115er son déslr de
VOlr la 8erma ou d'aller à 8albec. La probab~llté de
l'empê-chement aglt toujours comme catalyseur dans l'économl.e de la
psyché du narrateur proustien; en ef fet, 1 fi: pote'-, t le l
ima-glnalre que recèle le déSlr du narrateur est dlrecte~ent
pro-portl0nne 1 à la quallté d'lntanglblllté qUl le caractérlse.
Le narrateur écrit tl'alileurs à ce propos:
••• pour donner à notre Jo)e toute sa sl.gnlflcatlon,
nous voudrlOtlS garder à tous ces pOlnts de notre déslr,
dans le moment même ou nous y touchons - et pour être
plus certaln que ce SOl t blen eux - le prestlge d'être
intangibles. (16)
Le déslr réallsé n'appartlent plus exciuslvement à
l'lmagl-nalre, 11 sublt une espèce de mutatlon en lntégrant la
séqu@n-ce du réel; sa quallté essentiellement transséqu@n-cendante se lranç~
forme en une espèce d'lmmanence. C'est aln~l que «l'oeuvre
d'art lmmortelle et si longtemps déslrée» (17), la Vlerge du
porche de Balbec «soumlse à la tyrannle du Partlculier» (18),
se transforme «en une petlte viellie de plerre dont Je pouvals
mesurer 1 a "au teut- et compter les rldes» (19). L'égllse
per-sane de laquelle le narrateur attendalt une sorte de
révéla-hon esthétique IUl apparaît banale, lalde et dénudée
d'lnté-rêt lorsqu'elle s'lmpose à
con tingence:
IUl dans toute les llml tes de sa
16. 17.
18.
19. 20.
Et l'égllse - entrant dans mon attentlon ~vec le café,
avec le passant à qui 11 avalt fallu demander mon
che-min, avec 1 a gare où J'a Il al.S retourner fal sai t un
avec tout le reste, semblal.t un accldent, un prodult de
cette f1n d'après-mldl... (20) JF 1 , p. 528 JF 2, p. 21 JF 2, p. 20 JF 2, p. 21 JF 2, p. 19
De la m~me man1ère, 8albec «presque de style persan» (21)
à l' appe Il a t10n Sl évoc a tr lce, SQUda1nemen t rédui te à sa pl us
réelle expreSSlon, a un effet dévastateur sur le narrateur du
réClt confronté aux multiples occur~ences de la séquence du
réel; «quelques v11Ias .•• quelquefol.s un caSlno .•• les Joueurs
de tennls en casquettes blanches, le chef de gare ... une dame,
cOlffée d'un canot1er . . . » (22). Le désIr s'estompe devant «ces
1mages étrangement usuelles et dédaIgneusement fam11lères»
(23) et «qui blessaient. dépaysé» (24).
mes rega~ds lnconnus et mon coeur
Le séjour à Balbec, comme la mat1née de Phèdre, se
dérou-le dans dérou-le cadre d'une mise en forme du confllt oed i pl en; 1 a
mère du narrateur est absente de Bal bec, ayant volonta1rement
décldé de ne pas l'accompagner malS au con trai re de rester
auprès de son mar1 à la v11la Montretout. Balbec est avant
tout dans la structure du récit proustien, le 1 ieu d'où 1 a
mère est absente:
Pour la premlère fOlS
que ma mère véCût sans
d'une autre V1e. (25)
Je sentals qu' 11 éta1t possible
mOl, autrement que pour mOl,
Balbec est aUSS1 le lieu symbollsant l'abandon du fils par
la mère, un lIeu host11e où le héros est eX11é pour n'avoir
pas su se montrer à la hauteur des exigences maternelles:
Cette séparat10n me désolait davantage parce qUE je me
d1sals qu'elle éta1t prObablement pour ma mère le terme
des décept10ns succeSS1ves que Je lui avalS causées,
qu'elle m'ava1t tues et aprèo;, lesquelles elle avait
compr1s la d1ff1culté de vacances COmmunes... (26)
Balbec représente dans le texte un ca~refour symbol1que
prlvi-léglé où s'entrecroisent le mot1f proustlen du douloureux
2l. JF 2, p. 19 22. JF 2 p. 23 23. Ib1d., 24. Ib1d., 25. JF 2, p. 9 26. 1 b1d. ,
.··~êc";'Î .. "'''~~''''''' ;·i ... ",,·'tO·~~_ •. , .. ...,....-~-_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ • _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ . _____ _
conflit oed1pien et celu1 de l'expér1ence chargée d'ango1sse
que représente pour le narrateur la nécessa1re poursu1te d'un
entendement 1nt1me et essent1el des êtres et des choses.
L'arr1vée à 8albec réflète l'état d'1ntense désarro1 qU1
hab1te le héros proust1en. L'agress1on 1nattendue résultant
de l'écart entre les attentes esthétIques du héros et la
réallté totalement d1fférente qU1 leur est Subst1tuée
déclen-che déclen-chez le narrateur une réactlon défens1ve. Depuls la gare,
compare à des CClleux merveilleux . . . des lleux
tragl-ques» (27) jusqu'à son arr1vée à 8albec, dans ces «coillnes
d'un vert cru et d'une forme désoblIgeante» (28), le narrateur
est prls d'assaut par l'émergence d"une réalIté douloureuse.
La séquence de l'lnstallat1on à l'hôtel de 8albec conclut en
apex, le pOlgnant eX11 du narrateur proustlen; «MalS comb1en
ma souffrance s'aggrava quand nous eûmes débarqué dans le hall
du Grand-HStel de 8albec» (29).
La capacité du narrateur d' lntégrer clalrement les man 1
-festat10ns du réel s amenUlse à mesure que l'agreSSIon se
pré-clse: l'host11Ité de la cl1entèle témOIn du marchandage de la
grand-mère, le mépris du directeur «sorte de poussah à la
figure et à la VOlX ple1nes de c1catrlces» (30) et la sévère
arrogance du personnel du Grand-Hôtel que le héros compare aux
fils de Zeus «Mlnos, Eaque et Rhadamante» (31). Chacun des
motlfs enchâssés dans la séquence du réel porte atteInte à la
fibre eX1stentlelle du sujet proust1en à un pOlnt où ce
der-nier, pour mettre fin à ce qU'lI perçOIt comme un vérltable
suppl ice, essale de s'échapper du dangereux réseau dont 11
est prisonnler: 27. JF 2, p. 6 28. JF 2, p. 23 29. l b1d. , 30. Ibid. , 31. JF 2, p. 24
• .. Je me réfugla~s au plus profond de moi-même, Je
m'ef-forçais d'émlgrer dans des pensées éternelles, de n@
lalsser rlen de mo~, rlen de v~vant, â la surface de mon
corps - lnsenslbll1sée comme l'est celle des anlmaux qui
par Inhlblt~on font les morts quand on les blesse-,
a f ln de ne pas trop sou f f rl r dans ce lIeu ou mon manque
total d'habltude m'étalt rendu plus senslble encore par
la vue de celle que semblalent en aVOIr au m~me moment
une dame élégante à qui le dIrecteur témolgna~t son
respec t. . . (32)
La réslstance du sUjet confronté aux multiples
manlfesta-tIans du réel dans la flct~on du réCl.t constltue l'un des
p~llers soutenant l' lnfrastructure de l'oeuvre de Proust. La
quallté d'exlstence du sUjet proustlen dépend de son degré de
dominatlon sur les êtres et les choses; toute modlficatl0n de
ce rapport de force entraîne une réaction pulslonnelle
morti-fère du sUJet, «celle des anlmaux qUl ••. font les morts quand
on les blesse» (33).
Pour eXlster sans souffrance, le sUjet proustlen doit
ré-gner. L'émergence de la réalité dans le réclt de
A
l'ombre desJeunes fl11es en fleurs est profondément gratlflante pour le
narrateur lorsqu'elle lntronlse son pouvOJ.r de dom~natlon. La
manlfestatlon d'une telle organlsatlon des motl fs de la
sé-quence du réel et sa correspondance au mode de product~on
fantasmatIque du sUjet provoque chez ce dern~er un sent~ment
récurrent de plénltude et de pUlssance. L'expresslon de ce
rayonnement prend plusieurs formes dans le roman proustIen.
Le narrateur s'Installe chez les Swann en véritable
con-quérant, et Odette Swann plus majestueuse que JamaIS se soumet de façon surprenante au dlktat du Jeune amoureux de sa fIlle:
. . . elle nous quittalt pour aller mettre unp de ses
tOllettes souveraInes qUl s'Imposaient à tous, et entre
lesquelles pourtant J'étalS parfolS appelé à chOISIr
celle que Je préférals qu'elle revêtlt. (34)
Lors des promenades en famlile auxquelles 11 est
lmmanqua-quablement convlé, le narrateur escortant la prestig~euse
32. 33. JF 2, p. Cf. Note 24 32-1
Mme Swann fait état de sa supér10r~té sur tous ceux qU1 ne
peuvent se prévaloir de son degré d'1nt~mité auprès des Swann:
Ma~ntenant Sl nous r~ncontr~ons l'un ou l'autre des
ca-marades, f~lle ou garçon, de G1lberte, qu~ nOIJS salualt
de lo~n, J'éta~s à mon tour regardé par eux comme un de
ces êtres que J'ava~s tant env~és, ur de ces am~s de
G~lberte qu~ connalssa~ent sa famlile et éta~ent mêlés à
l'autre part~e de sa Vle, celle qu~ ne se passa1t pas
aux Champs-Elysées. (35)
La même euphorIe s'empare du héros lorsqu'à Rlvebelle, en
compagn~e de son fervent admIrateur et aml Robert de
Salnt-Loup, accapare, \ ' espace d'un lnstant, l'attentlon des
dîneurs. La "scène" de l'arrivée du héros entérlne dans les
falts sa volonté de domlnatlon sur l'espace et les êtres qUl
l'occupent:
. . . nous entrlons dans la salle du restaurant aux sons de
quelque marche guerrlère Jouée par les tZlganes, nous
nous avanClons entre les rangées des tables serVles
com-me dans un faclle chemln de glolre, et sentant l'ardeur
joyeuse lmprlmée à notre corps par les rythmes de
l'or-chestre qUl nous décernalt ses honneurs mliltalres et ce
trlomphe lmmérlté . . . (36)
L'étalon avec lequel le héros prend la mesure des
occurrences gratlflantes du réel demeure touJours
essent~el-lement sa capaclté de d~mlner, donc de soumettre les êtres et
les choses. Lorsqu'lI rencontre une jeune pêcheuse durant une
promenade à Balbec, son seul dés~r est d'établlr un rapport
lnstaurant une fois de plus sa domlnat~on sur l'objet ~ssu de
la séquence du réel:
C'était cela que Je voulais qu'elle Sût pour prendre une
grande idée de mo~. MalS quand j'eus prononcé les mots
«marquise» et «deux chevaux», souda~n J'éprOUval un
grand apa~sement. Je sentls que la pêcheuse se
souvien-dralt de mOl et se dissiper avec mon effroi de ne
pou-voir la retrouver une partle de mon déslr de la retrou-ver. (37)
Le rituel dûment accompli confirme la capaclté de contrôle du
35. 36. 37. JF 1, p. JF 2, p. JF 2, p. 531 166-167 76
1
(
(
héros sur l'objet; 11 précède «un grand apa1sement» (38),
résultante somatlque du sentIment de pU1ssance généré par la
soum1sslon de la p~cheuse à la volonté du héros. Cette
capl-tulat10n plus ou m01ns 1ncondltl0n~elle de l'objet écarte du
m~me coup la menace que const1tue son essentIelle
Irréductl-bIl1té. L'Ind1fférence du héros pour la jeune 1nconnue
con-qUIse est analogue à celle du stratège millt~lre cons1dérant
la valldlté de son plan d'attaque et qU1 n'a de cesse de
l'ap-pllquer dans une autre bataIlle, sur un autre terraln. La
conclUSIon du narrateur est celle de l'assaIllant vlctorleux:
Et cette prIse de force de son esprIt, cette possesslon
1mmatérlelle, IU1 avalt ôté de son mystère autant que
fa1t la possess10n physiqt,,~. (39)
L'émergence du réel dans le roman proustIen et plus
pré-clsément dans A l'ombre des ..Jeunes fllles en fleurs,
corres-pond à la systématlsat10n d'un rapport de force conflIctuel au
seln duquel un héros cons~amment aux aguets tente par tous les
moyens d'él1mIner la me~ace larvée représentée par tout ce qui
n'est pas lU1. Le succès ou l'échec de l'entreprIse du héros
proustIen n'altère jama1s la qualIté de bellIgérance, d'agres-SlVlté qUI caractérise la mIse en scène proustlerne du rapport de l'~tre au réel. La souffrance du héros 10r5 de son arr1vée
au Grand-Hôtel de Balbec, 11eu host1le et détesté qUI le
con-fronte à son Inslgn1flance, n'a d'égale que son allégresse
lorsque, désormaIS un clIent respecté, 11 est accueIlli avec
de respectueux égards:
38. 39.
40.
Nous apercevions déjà l'hôtel, ses lumIères SI hostIles
le premler sOlr, à l'arrIvée, maIntenant protectrIces et
douces, annonclatrlces du foyer. Et quand la VOlture
arrIva1t prés de la porte, le concierge, les grooms, le
11ft, empressés, nalfs, vaçuement lnqulets de notre
retard, massés sur les degrés à nous attendre .•. ils
sentalent l'Importance de la scène et se croya~ent
obllgés d'y Jouer un rôle. (40)
Cf. Note JF 2, p. JF 2, p. 37-1, p. 13 76 82-83
Ce qUl différencle cette scène de la premlère, c'est
l'lm-portance accordée au héros dans le déroulement de l'actlon:
iCl le narrateur est au centre de la scène, 11 la Justlfle et
la valide, dans la premlère (41), le
narrateur est exclu du modu~ operandl de l'actlon, c'est à IUl
qu'échoue le rôle acceSSOlre et secondalre de «ces ~tres qUl
changent tant de fOlS au cours de notre Vle» (42). Cette
1ntroductlon douloureuse à la V1e des balns de mer, constltue
pour le héros proustlen un échec clnglant qU'lI rappelle
constamment en ten-tant de l'effacer; le dlrecteur, horrJble
et fantastlque est rédult à une «personnallté lnsignlflante et
pOlle» (43), le l i f t devient le bouc émlssa1re rétrospectlf de
l ' humJ.IJ.atlon suble lors de son arrlvée au Grand-Hôtel,
métamorphosé en bJ.belot:
MaJ.s d'habltude, car mon zèle et ma tlmldlté du premler
jour étaient 10J.n, Je ne parlals plus au 11ft. C'étaJ.t
lui malntenant qUl restalt sans receVOlr de réponses
dans la ~ourte traversée dont 11 fllalt les noeuds à
travers l' hôte l, év ldé comme un Jouet... (44)
111. Le phénomène de la disJonctlon dans le dlscours narratJ.f
Le type de revirement, de pérlpétle ~Xpllc1tée
précédem-ment relève
du narrateur.
d'un~ évaluatlon purement subJectlve, J.ntJ.mlste
Cette lnterprétation de la séquence du réel a
toujours préséance dans le roman proustlen, elle occulte
cons-tamment la structure ObJectlve du réClt. En effet, 11 faut
relever la disjonctlon eXl.stant entre la flctlon narratl.ve du
héros et l'l.ntrigue romanesque
qUl est perçu et relaté par
nécessd1rement à ce qUl est
développée par l ' éc r l val n; c e
le narrateur ne correspond pas
lnscrlt objectlvement dans la
séquence du réel. AlnSl, malgré toute la tenslon dramatlque
dont est empre1nte l'arrlvée du héros au Grand-Hôtel de
8al-bec, l'examen de cette séquence n'expll.que pas la souffrance
41- Cf. Note 32-1
42. JF 2, p. 82
43. JF 2, p. 157
44. JF 2, p. 158
angolssée du héros; 11 arrlV~ à l'h6tel avec sa grand-mère qui tente de négocler un arragement avantageux pour un long séjour
avec un employé de l'hôtel, lnconnu et ne connaissant
person-ne, 11 est 19noré de tous. Il n'y a rlen dans les fëuts
ob-Jectlvement consIdérés qUI JustIfIe l'IntenSIté de la réactlon
du narrateur. lien est de même de l'épIsode de la Jeune
pê-cheuse séductrlce; le héros rencontre une paysanne, il y a
échange de regards et flnalement 11 lUl donne clnq francs en
lUl demandant de falre une course. Cet enchaînement banal est
pourtant '~ne source d'lntense satlsfactlon pour 1 e nar rateur •
Cette observatIon s'avère pour le réclt du dîner à Rlvebelle,
slmple escapade entre amlS devenue, lorsque le narrateur en
rend compte, une inltlatlon mystérieuse:
A partIr de ce moment-là, j'étals un homme nouveau, qUl
n'étaIt plus le petlt-flls de ma grand-mère et ne se
souvlendralt d'elle qu'en sortant, malS le frère
momen-tané des garçons qUl a llaien t nous serv l r. (45)
Cette transmutatlon de la matière romanesque du banal à
l'exceptIonnel marque le déplacement de la perspective dans
l'écrIture proustlenne. L'InterprétatIon du narrateur ou la
p~rceptlon subJectlve du héros confère au réel une qualité
dramatlque, une dImenSIon hyperbolIque qui ne le cdractérise
pas essentIellement.
L'lnvltation à goûter de GIlberte Illustre blen ce travail
effectué sur la substance du réel. Le héros ùyant réussl à
écarter «la pensée dIssolvante» (46) que l'appartement des
Swann est «~n appartement quelconque que nous aurlons pu
habi-ter» (47), réusslt à transformer par la sUIte la salle à dîner
en un «temple aSlatlque pelnt par Rembrandt» (48); le gâteau
servI par Gilberte est une «pâtisserie ninlvlte» (49) et le
morceau offert au héros en «un pan verni et cloisonné de
frults écarlates dans le goGt orlental» (50).
45. 46. 47. JF 2, p. 167 JF 1, p. 497 48. 49. et 50. 1 bld. ,
-
L'effort déployé par le héros proustien pour recréer ets'approprier les occurrences du réel n'a toutefo1s aucune
re-tombée concrète sur le déroulement object1f de l'act1on dans
la f1ct1on proust1enne; 11 a toutefo1s une conséquence lm~or
tante sur la structure esthétlque du réclt proustlen. En
ef-fet cette dlsJonctlon entre la perceptlon du héros et
l'orga-nlsat10n de la séquence du réel rend posslble l'exploltat10n
fructueuse de la dynamlque confllctuelle réglssant le rapport
entre les cellules obJectlves (issues de la séquencp du réel)
et les cellules subJectlves (lssues de la product1on fantasma-tlque du narrateur).
1V. De l'opposl.tion structurante des "cellules" obJectlves
et subjectives; son lmportance dans l'élaboratlon du discours narratif et la productlon de l'esthétlgue proustienne
Le confllt eXlstant
Iules sUbJectlves) et le
entre le héros (générateur de
cel-réel (générateur de cellules
objec-tlves) entérlne,
mise en place dans fondamentale,
dans l'ordre de 1 a f lC tlon romanesque, 1 a
le texte proustlen d'une Opposltlon plus
de plvot autour duquel se greffent les
sorte
coordonnées de l ' esthétlque prol!stienne.
L'lntrl.gue dans A l'ombre des jeunes fliles en fleurs est
souvent courclrcuitée par la prlse en charge structurante du
narrateur proustlen. La relation de l'lntrl.gue falt alors
l'objet d'un clivage fondamental; à l'émergence ObJectlve,
lrréductlble et menaçante du réel le narrateur superpose une
vision personnelle bialsée, une charge émotlve qUl a pour
ef-fet immédiat soit de désamorcer, SOlt de préclser la menace
constltuée par l'émergence d'une réalité qu'il ne peut
vérl-tablement assujettlr. Cette superposltlon récurrente dans le
récit proustlen constl.tue autant de coordonnées sur l'axe créé par la prollfération et la mise en place dans le texte de
(
(
"cellules" opposltlonnelles; les unes aglssant constamment sur les autres dans une synergie qUl, propulsant l'action romanes-que, partlcipe à la structuration de la narratlon du récit.
Dans la premlère partl.e du récit de A l'ombre des jeunes fl.lles en fleurs, 1 e narrateur, épr l S de Gi 1 berte qUl ne
l 'alme plus, préfère à l'entrevue qui aVlveralt ses souffran-ces en le confrontant à un objet enneml, détaché et l.r.diffé-rent, le souvenlr d'une Gllberte qui IUl appartlent et à qui
11 peu t prêter par 1 a force de sa 1/01 onté e t de son l.maglna-t1.on toutes les qualltés et toute la se~sibillté qUl en réallté font défaut à Gllberte:
Comme à une telle entrevue on préfère le souvenir do-clle, qu'on complète à son gré de r~veries où celle qUl, dans la réallté, ne vous aime pas, vous fait al.1 contralre, des déclaratl.ons, quand vous êtes tout seul! Ce souvenlr qu'on peut arrlver en y m~lant peu à peu beaucoup de ce qu'on déslre à rendre aUSSl doux qu'on yeu t , comme on 1 e préfère à l'en tretlen a] ourné où on aurait affàlre à un être à qUl on ne dlcterait plus à son gré les paroles qu'on déslre, mais dont on sublrait
les nouvelles frol.deurs, les vlolences inattendues! (51)
Il est intéressant de relever que la créatlon du souvenir correspond encore ic 1. à une appropria tion symbol ique de l' ob-Jet, une fOLS de plus soumlse au héros qUl «dl.cterait .•• à son gré les paroles qu'on déSl.re .•• » (52)
L'ènergle du narrateur est toute canallsée dans la mise en forme, la créatlon d'un souvenl.r qUl lui appartlent de drolt, un snuven1.r où la menace d'une volonté autre que la sienne est totalement absente. L'épisode de A l'ombre des Jeunes fl.lles en f leurs consacré au réc i t de l ' amour du narrateur pour Gll-berte est précisément ce compte-rendu détalllé sur le mode de la tlction romanesque, de la part1.culanté de l ' interactlon des "cellules" résul tant de la fission du dl.scours narratl.f. Les mot1.fs de la rupture entre Gllberte et le héros sont
51. JF 1, p. 611
autant d'illustratl.ons du prlnCl.pe de blpolarlsatl.On essentlel
.
à la progressl.on de l' intrlgue amoureuse. La rupture e s t l ' lnscrlptl.On dans la trame dramatique du roman d'un éclate-ment dans 1 a struc ture du réc 1. t . La précar 1. té de 1 a productlonfantasmatlque du héros à l'orl.gl.ne de l'lmplantatton des "cel-lules" subJectlves dans le récit se révèle dans son lncapaclté de résister à l'entraînement amorcé par la productl.on de
"cel-lules" obJectl.ves, précisément l'émergence d'une volonté lndé-pendante du héros, celle dont Gl.lberte se réclame lorsqu'elle préfère à sa compagn le, une 1 eçon de danse. La réa Ilsa t lon de la doml.natl.on des "cellules" objectl.ves et l'affrontement qui 1 a précède est tradul te avec précl.sl.on dans le développement de l ' i n tngue; la subordlnation des "cellules" subjectlves équlvaut en tout pOlnt à l'échec du héros dans son entreprlse amoureuse. Les motifs de «tempête furleuse» (53) et de «brus-que dépress.Lon» (54) rendent compte à la fois de l ' lssue ponc-tuelle de l'l.nteractlon entre les cellules obJectl.ves\subJec-tlves et ses retombées d.Lrectes et imméd1<3tes sur le dévelop-pement de la trame narratl.ve:
l'lais quand un t e l chagrln naît -comme c'éta1t le cas pour celui-Cl - à un moment où le bonheur de VOlr cette personne nous remp 11. t tou t entlers, 1 a brusque dépressl.on qUl se prodult alors dans notre âme
Jusque-là ensolei lIée, soutenue e t calme, détermlne en nous une tempê te fur ieuse contre 1 aque Il e nous ne savons pas 51 nous serons capable de lutter jusqu'au bout. (55)
Le développement subséquent, relatant avec force détall s les tentatives infructueuses du narrateur pour renouer avec Gl.lberte, conslste en de multiples var l a t 1. on 5 sur la
com-pOSl tlon ln i tla le de l'oppositlon structurante des cellules obJ ec t i ves\su bJ ecti ves. La profuslon de l'échange éplstolalre ne v 1. se pas une réconclllatl.On mal.S plutôt la mOdlfl.catlon d'un rapport de force,
subtll s stra tagèmes , de l'obJet: 53. 54. 55. Cf. Note Cf. Note JF 1, p. 55-1 55-I 574
une tentatlve de rétabllr grâce à de la domlna tl.on du héros et 1 a sourn i SSlon
C' étai t cl un long et cruel suicide du mol. qui en moi-mime aimalt Gilberte que je m'acharnal.s avec continuité, avec l a c l al. rvoyance non seu l ement de ce que je fa.lsais dans le présent, malS de ce qUl en résulterait pour l'avenir: Je savalS non pas seulement que dans un certa in temps Je n' almeralS plus Gi l berte, mai s encore qu'elle-même le regretteralt... (56)
Le narrateur proustien fait état à plusleurs reprises de ce parti pr1.s en faveur d'un repll sur soi et d'une recréation-appropr 1. a tlon grati f iante de la réal ité. Albertine s'avère comme Gi l berte un support indlspendable au travall de recréa-tion lntime modi flant la substance de l'objet, la substance du réel:
Depul.s que j'avais vu Albertl.ne, j'avais fait chaque jour à son sUjet des milliers de réflexl.ons, j'avais pOUrSUl.Vl, avec ce que j'appelais elle, tout un en-tretien wtérleur oû je la falsais questlonner, ré-pondre, penser, agir, et dans la sFwie indéfinl.e d'AI-bert1.nes lmaglnées qUl se succédaient en mOl heure par heure, l'Albertine réelle, aperçue sur la plage, ne fiC'}urait qu'en tête, comme la «créatrice» d'un rôle, l'étai le, ne paraît, dans une longue série de représen-tatlons, que dans 1 es tou tes premlères. Cet te Al bertine-là n'étalt guère qu'une sl.lhouette, tout ce qUl s'y étalt superposé étal.t mon cru, tant dans l'amour les apports qUl vlennent de nous l'emportent - à ne se pl
a-cer meme qu'au point de vue de la quanti té - sur ceux
qUl nous vlennent de l' ~tre aimé. (57)
Ce passage 11 lustre avec clarté, l' OppOSl tl.on existant entre les "cellules" objectives e t subjectlves du récl.t; entre le personnage autonome, lrréductible e t contl.ngent constitué par Albertl.ne Simonet, Jeune orphellne pauvre séjournant sur la côte normande en compagnie d'une bande de jeunes filles et l'autre, aSSUJettl, serVlle et galatéen, empruntant au fil des heures et au gré des fantaisl.es du héros, un visage di fférent, des caractérlstl.ques nouvelles
in tégrer dans la dynamlque de
qUl sont autant d'éléments cl
1 a fan tasma tl.que du héros-narra teur . L'objet de désl.r proustl.en, qu'il s'agl.sse de
Gil-berte ou d'Albertine, n'existe véritablement que dans
56. 57. JF l , p. JF 2, p. 600 213-214
l'imaginaire du héros; évolue indépendamment
le personnage contlngent, celui qUl de la volonté du héros, ne constitue rien d'autre qu'un support nécessaire plus ou m02ns générlque, un ancrage dans le réel duquel dépend tou t l' éc hafaudage
fantasmatique du héros proustien.
'\
Dans 1 e rée: l t de A l ' ombre des jeunes f 111 es en f 1 eur~, 1 a confrontation entre le héros et l'obJet de déslr est une mise en forme sur le mode romanesque du clivage et du déséqulilbre eXl.stant entre 1 es deux ordres de percept ion du rée 1; 1 es "cellules" objectives qUl composent la trame de 1 a f lC tlon romanesque et les "cellules" subJectlves servant à l'échafau-dage de la flctlon lntime du narrateur s'affrontent Sdns cesse dans l' économle du r-éc l t. Sa progresslon est assur-ée par l' lncessan te agresslon des "cellules" les unes sur les autres qui, en s'entrechoquant continuellement, créent une multltude de falsceaux, de tangentes dans la narratlon et produlsent avec leurs propres réseaux de coordonnées an t l thétiques, de mul tiples cllvages mlneurs, de multlples environnements structuraux. Ceux-ci à leur tour enclenchent la réactlon des "cellules" qui ordonnent le fonctionnement de la narratlon du roman prous tlen.
La matinée de Phèdre, la conquête de Gilberte, pU1S en-suite la conquête d'Albertine, le séjour à Salbec, la rencon-tre de Madame de Vllieparlsls, de Robert de Saln t-Loup, de Sergotte e t d'Elstlr, le motif des séduisantes paysannes; cha-cune des part les du texte enclenche l'actlvatlon structurante de la dynamlque d'Opposltlon. Prenons l'exemple du Jeu de fu-ret sur la falaise de 8albec:
D'un seul coup, une foule d'es;lolrs Jusque-là invlsl-bles à mOL-même se crlstaillsèrent: «Elle proflte du Jeu pour me falre sentlr qu'elle m'alme bien», pensàl-Je au comble d'une Jale, d'où Je retombal aussltôt quand j'entendis Albertule me dlre avec rage: «MalS prenez-la donc, vOllà une heure que Je vous 1 a passe.» Etourdl de chagrin, je lâchal la ficelle ••• (58)
La scène du baiser entre Albert~ne et le héros constitue un
autre exemple patent de la superpos~t~on dynam~que des
"cellu-les" subJect~ves et objectives dans la f~ct~on romanesque:
«F~n~ssez ou Je sonne», s'écr1a Albert~ne voyant que Je
me Jetals sur elle pour l'embrasser •.. dans l'état
d'exaltation où j'étais, le visage rond d'Albertlne,
éc 1 alré d'un feu ln tér ~eur comme par une ve~ Il euse,
prenal t pour mo~ un te 1 re 1 ief qu' lml tan t 1 a rota tion
d'une sphère arden te, 11 me semb 1 al t tourner, tell es
ces flgures de Michel-Ange ••. J'allals savoir l'odeur,
le goût, qu'avait ce frult rose inconnu. J'entendls un
son préclplté, prolongé et cr~ard. Albertine ava~t
sonné de tou tes ses forces. ( 59)
L' lnteract10n synerglque des deux modes de perceptlon, des
"cellules" obJectlves et subJect1ver.; dispose dans la
progres-s10n de l'lntrlgue de nombreuses pér1pétles qUl avant d'être
d'ordre styllstlque, partlcipe à
l'oeuvre.
la structure organique de
La partlcipatlon du héros au jeu du furet pU1S ensuite, la
scène du baiser dans la chambre d'Albertine se définlssent
comme des moments charnlères dans la progression de l'intrlgue
romanesque (le Jeu du furet
=
crlstallisation de l'amour duhéros pour Albertlne; le scène du balser
=
cristaillsation dela déceptlon du héros relatlvement au "type" d'Albertlne).
Ces reVll""ements dans la trame narrative ne sont pas l'effet
d'une volonté de dlverslon, de slmple enJolivu~e stylist~que
de la pal""t de l'auteur, Ils relèvent d'une adaptation de
l'es-thétlque proust~enne à la struc ture de l'oeuvre; la synergle
des cellules obJectlves\subjectives avant d'être un catalyseur
essentlel à la structuration dynamique de l'oeuvre, est l'un
des éléments fondamentaux de l'esthét~que proustlenne.
Il y a dans l'esthétlque proustlenne la même synergie en
actlon, la même volonté de faire fructlfier les multiples
réseaux de "correspondances" au moyen d'une exploitation du
potentiel de réSlstance inhérent à chacun des éléments des
1
coordonnées formant le système de référence esthét~que dans,
le roman proustien et plus prée ~ s é m en t dan s A:..:---,l=-.' -=o:.:.;m,,-,b:o.;r:...::ec..-...;d::..;e:::..=.s
Jeunes filles en fleurs. La formule de l'entrepr~se
proust~en-ne est en cela identique à celle du pe~ntre Elst~r à propos
duquel le narrateur écr~t: «Ma~s les rares moments où l'on
voit la nature telle qu'elle est, poétlquement, c'étalt de
ceux-là qu'était fa~te l'oeuvre d'Elstlr.» (60)
Il semble en effet que l'esthétlque d'Elstlr sOlt une
transposition sur le mode pictural de l'esthétlque
proustien-ne. La descrlption des toiles de l'artlste systémat1se
l'em-ploi de l'antithèse spal1ale dans le tra1tement d'un sUJet: ••• tout le tableau donnait cette 1mpresslon des ports où
la mer entre dans la terre, où la terre est déjà mar1ne
et la populatlon amph1ble, la force de l'élément marln
éclata1t partout .•• (61)
Le tableau de "Miss Sacrlpant" est emprelnt d'une qualité
esthét1que qUl relève du traltement simultané d'éléments à
priori 1ncompatibles; ploitation de mot1fs
la réusslte du tableau Vlent de
l'e~-confllctuels dont l'agencement "contre
nature" irrite la sens1bilité du narrateur:
Mais surtout on sentait qu'Elstir, lnsoucieux de ce que
pOUVàlt présenter d'immoral ce travesti d'une Jeune
actrlce .•• s'était au contraire attaché à ces tralts
d'amb~gu~té comme à un élément esthétlque qUl vala1t d'~tre mlS en rellef et qU'lI avalt tout falt pour
souligner. Le long des 11gnes du vlsage, le sexe avait
l ' a i r d'être sur le pOlnt d'avouer qu'il était celul
d'une flile un peu garconnlère, s'évanoUlssalt, et plus
IOln se retrouvait, suggérant plutôt l'ldée d'un Jeune
efféminé v1cieux et songeur, pU1S fuya1t encore, restait
lnsalsissable. (62)
La contemplatl0n de cette pochade, écrlt le narrateur,
lui «causa cette forme partlculière d'enchantement que
dispen-sent des oeuvres non seulement d'une exécut10n déllcleuse,
mais aussi d'un sUjet 51 slngulier et sédulsant, que c'est à
lUl que nous attr~buons une partie de leur charme» (63).
60. JF 2, p. 61. JF 2, p. 62. JF 2, p. 63. JF 2, p. 192 193 204-205 203
l'
Cette adm~sslon du héros accentue le parallèle entre l'oeuvre
d'EIst~r et le roman proust~en; le sUjet de l'oeuvre fourn~t à l ' a r t l s t e la matlère substantlelle qu' il trava~lle, modifie, recompose pour arrlver à créer son esthét~que propre. L'oeu-vre achevée est le résultat d'une catharsls, d'une osmose entre le sUjet de l'oeuvre et l' esthétlque en actlon, «l'exé-cut~on déllcleuse» (64) de l'artlste; i l est désormals l.mpos-sl.ble de dlstlnguer entre les modalltés de la
que de l ' a r t l s t e et la matlère ln~t~ale, occultée au pOlnt de n'être plus autre chose qu'une représentatlon stylisée d'une visée esthétlque partlculière. Ainsi, le narrateur écrit qu'il ne saval.t pas ce qu' l.1 aval t sous 1 es yeux «SlnOn le plus c 1 a~ rs des morceaux de peln ture.» (65)
Le conflit opposant le héros à la séquence du réel e t son lnc~dence sur la productlon de cellules Opposl.tlonnelles dans la flctl.On de l'oeuvFe se révèle donc comme une illustratlon romanesque des moda 1 i tés de l'es thétlque prous tlenne. Le la-beur 1nconsc 1en t ef fee tué par le héros tend à 1 a mod l. f lca tian de la substance du réel et ultlmement à une recréation à par-t i r d'un registre inédl t de "correspondances" esthétl.ques. L'esthétlque proustlenne partIcipe à une entreprlse a priori ontologlque; 11 s ' a g l t d'instltuer un ordre au selon duquel le SUjet a un potentlel de contrôle 111 im~ té. Cet te nouvelle ordonnance est le dessein ultime du héros proustlen et la cause essentlelle de la mlse en forme de
que régissant la structure du texte.
l'opposition
dynaml-L'entreprlse du SUjet proustien e s t morti fère et a pour bu t l' abo Il t~on ef fec t i ve de l' ordonnance chaot~que du rée 1 et sa recréatlon sur un mode esthétique conçu et appl iqué par le suj et.
L'appl~cation des modalités de l'esthétlque proustienne se superpose parfaitement au fonct~onnement des rouages de la
64. 65. Cf. Note JF 2, p. 63-I 204
fantasmatlque du héros; l'abolltlon de la séquence du réel est nécessal.re à l ' lnstauratlon d'un nouvel ordre esthétlque au sein duquel le héros ayant le raIe tout-pulssant de maître d'oeuvre est désormal.s assuré de son omnlpotenc:e. Mals l'l.n-tronisatlon déflnl.tl.Ve du héros slgnl.fle sa vlctolre sur les contl.ngences du rée l, struc turr~ désormals réSldue Il e et lnu-tile; cadavre putréfié malS aussl. ferment essentiel à la fruc-t i f lca tlon du nouve l ordre esthétlque lnsc rl t,
dans le souven.lr organlsé du nal~rateur:
par exemple,
Ce que JE.' revl.S presque lnvarl.ablement quand je pensal. à
Bal bec, ce furent les moments où chaque matln .•• ma grand-mère sur l'ordre du médecln me força à rester cou-ché dans l ' obscurl té . . . Et tand.ts que Françolse ôtal. t les éplngles des lmpostes, détachalt les étoffes, t l r a l t les rl.deaux, le Jour d'été qu'elle découvralt semblaJ.t aUSSl mort, auss.l lmmémorlal qu'une somptueuse et mllléna.lre
momie que notr:? vlelll e servante n'eût f al t que préc
au-tlonneusement désemmaliloter de tous ses Ilnges, avant de la faire apparaître, embaumée dans sa robe d'or. (66)
v. De l'abolltlon de la séquence..:'u réel commecondltlon essentlelle à l ' lmplan tat.lon du réseau métaphorlgue dans le réclt proustlen
Pour Proust, l'élément essentiel du style est la méta-phare. Elle est la plerre angulalre sur laquelle 11 érlge la construct.lon de son oeuvre. A l ' lnstar du pelntre Elstlr des-quelles marines le narrateur écrlt:
Mais J' Y pouvais discerner que le charme de chacune conslstai t en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogues à celle qu'en poésle on nomme métaphore et que Sl Dleu le Père aval t créé 1 es choses en les nommant, c'est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu'Elstir les recréait. (67)
66. JF 2, p. 67. JF 2, p.
305-306 191
f
Avant de sonder certa~ns aspects du réseau des
correspon-..
dan ces prou s t l en n es dan s !:A!.-~l:...'~o::!.m!.!!.!:b~r~e:...--~d::!..:e,-=s~-.J.j...!:e:..!u~n~e~s __ f~i:...l~l :,::E?.=s!..-e=.!.!.n fleurs; 11 est nécessal re de consldérer 1 a métaphore à l ' é t a t
pur, de tenter une déf 1n1 tion SUCC1nc te de cette figure de
rhétor 1que pour résoudre l ' équat10n que pose son emploi systé-matIque dans la totallté du ro~an proustien.
C'est une vérité de poét1que que de caractériser
l'exploi-tat10n de la métaphore comme un pouvo1r, une r~chesse d'une
telle amplItude qu'elle peut remettre en questIon le
fonct~on-nement de la pensée et l ' 1ntelll.glb~llté du monde. Le degré
poétl.que de la métaphore peut s'évaluer au choc Intellectuel
ou à l ' émot1on esthétIque produits par la JuxtapOSItIon a p r i
-orl surprenante d'éléments ant~thétl.ques. La métapnore
rappro-che et confond des l.mages qU1, produisant un ef fet poétlque,
réuss~ssent à évoquer une nouvelle ordonnance du réel, un
nouvel ordre d'entendement. Ce nouvel ordre prodult un sens
figuré, qUl est avant tout l'expression d'une rupture et d'une dévlance.
Cette dévlance, dont le portrait de
Elstl.r demeure un exemple probant, est
"Miss Sacrlpant" par
1 . une des marques du style de l'écrlture proustlenne. Pour décrire la mer de 8al-bec, le narrateur a recours à une "palette" de laquelle les couleurs marines sont éml.nemment absentes; la mer est un
«vas-te c~rque ébloulssant» (68), son relIef rappelle la montagne
avec ses «sommets nelgeUx», ses «pentes», ses «collines» et
«vallonnements», ses «versants», ses «crêtes» et ses
«avalan-c hes» ( 69) • Le référent, à force d'être déflé, d'être dévié, est efficacement neulrall.sé et ultlmement aboli.
L' appar i tion évocatr 1. ce de 1 a bande de jeunes f i l l e s dans
,
A l'ombre des Jeunes f l l i e s en fleurs, stlmule le narrateur et enclenche les mécanIsmes de sa productlon fantasmatIque. Le
68. 69.
JF 2, PK 33-34