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L'image souche : dialectique de la forme et du temps dans Lamento (1998-2005), Pascal Convert

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(1)

UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL

L'IMAGE SOUCHE: DIALECTIQUE DE LA FORME ET DU TEMPS DANS LAMENTO (1998-2005), PASCAL CONVERT

MÉMOIRE

PRÉSENTÉ

COMME EXIGENCE PARTIELLE

DE LA MAÎTRISE EN ÉTUDE DES ARTS

PAR FATIMA-ZAHRA LAKRISSA

(2)

Avertissement

La diffusion de ce mémoire se fait dans le

q respect des droits de son auteur, qui a signé le formulaire Autorisation de reproduire. et de diffuser un travail de recherche de. cycles supérieurs (SDU-522- Rév.01-2006). Cette autorisation stipule que «conformément à l.'article 11 du Règlement no 8 des études de cycles supérieurs, [l'auteur] concède à l'Université du Québec

à

Montréal une lic~nce non exclusive d'utilisation et de . publication pe la totalité ou d'une partie importante de [son] travail de recherche pour 'des fins pédagogiques et non commerciales. Plus précisément, [l'auteur] autorise l'Université du Québec à Montréal à reproduire, diffuser, prêter, distribuer ou vendre des .· copies de. [son] travail de recherche

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des fins non commerciales sur quelque support que ce soit, y compris l'Internet. Cette licence et cette autorisation n'entraînent pas une renonciation de [la] part [de l'auteur] à [ses] droits moraux ni à [ses] droits de propriété intellectuelle. Sauf ententé contrair~. [l'auteur] conserve la liberté de diffuser et de commercialiser ou non ce travail dont [il] possède un exemplaire .. »

(3)

--REMERCIEMENTS

Mes remerciements vont tout d'abord et avant tout à mon directeur de recherche, monsieur Vincent Lavoie, sans lequel cette recherche n'aurait pu aboutir. Son soutien, son attention et sa maîtrise des enjeux esthétiques de la photographie m'ont été d'une aide précieuse tout au long de mon cheminement. La rédaction de ce mémoire aurait été impossible sans l'appui et l'amour inconditionnel de mes parents. Les mots me manquent pour leur exprimer ma gratitude.

(4)

TABLE DES MATIÈRES

REMERCIEMENTS ... .ii

LISTE DES FIGURES ... v

RÉSUMÉ ... vii

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE 1

LAMENTO [1998-2005] OU LA RECONSTITUTION INVERSÉE ... p. 15 1.1 Lamento : l'ascendant du modèle photographique ... p. 15 1.1.1 Pietà du Kosovo (1999-2000) ... p. 17 1.1.2 Madone de Bentalha (200 1-2002) ...... p. 23 1.1.3 Mort du petit Mohamed Al Dura (2003) ... p. 29 Conclusion ... p. 34

CHAPITRE 2

LE DISCOURS COMPASSIONNEL DANS LES MÉDIAS ... p. 37 2.1 La rhétorique compassionnelle dans les médias ... p. 37 2.1.1 La globalisation du discours compassionnel. ... p. 38 2.1.2 L'engagement par la photographie ... p. 42 2.1.3 L'essoufflement de l'iconographie compassionnelle

humanitaire ... p. 4 7 Conclusion ... p. 57

CHAPITRE 3

L'ANACHRONISME DE L'EMPREINTE ... p. 58 3.1 Le paradigme de l'empreinte ... p. 59 3.1.1 L'empreinte comme technique de reproduction ... p. 60

(5)

--- --- - - -- - -

-3.1.2 L'anachronisme de l'empreinte ... p. 65 3 .1.3 L'empreinte comme outil de mémoire ... p. 69 Conclusion ... p. 75

CHAPITRE4

LAMENTO

:

FORMES ET TEMPS RÉVERSIBLES ... p. 76 4.1 Engendrements formels et transformations plastiques ... p. 76 4.1.1 Le travail de « défiguration » : les opérations de dissemblance .... p. 78 4.1.2 La refonte temporelle : la construction de la durée ... p. 82 4.1.3 L'image souche ... p. 85 4.1.4 La question de la survivance ... p. 86 Conclusion ... p. 89 CONCLUSION ... p. 91 FIGURES ... p. 97 BIBLIOGRAPHIE ... p. 108

(6)

Figure Page

1.1 Pietà du Kosovo, 1999-2000. Sculpture en cire blanche sur plateforme en bois. D'après la photographie «Veillée funèbre au Kosovo autour du corps de Nasimi Elshani, tué lors d'une manifestation pour l'indépendance du Kosovo »de Georges Mérillon, 1990.

Cire blanche, résine et cuivre, 224 x 278 x 40 cm ... 95

1.2 Pietà du Kosovo, 1999-2000. Sculpture en cire blanche sur plateforme en bois. D'après la photographie «Veillée funèbre au Kosovo autour du corps de Nasimi Elshani, tué lors d'une manifestation pour l'indépendance du Kosovo » de Georges Mérillon, 1990.

Cire blanche, résine et cuivre, 224 x 278 x 40 cm ... 96 1.3 Georges Mérillon, «Veillée funèbre au Kosovo autour du corps de Nasimi

Ehasani, tué lors d'une manifestation pour l'indépendance du Kosovo », Nagafc, Kosovo, le 29 janvier 1990, dite« La pietà du Kosovo» ... 97 1.4 Pascal Convert, Madone de Bentalha, 2001-2002. Sculpture en cire

polychrome sur plateforme en bois. D'après la photographie «Massacre de Bentalha » d'Hocine Zaourar, 1997.

Cire polychrome, 220 x 250 x 40 cm ... 98 1.5 Pascal Convert, Madone de Bentalha, 2001-2002. Sculpture en cire

polychrome sur plateforme en bois. D'après la photographie «Massacre de Bentalha » d'Hocine Zaourar, 1997.

Cire polychrome, 220 x 250 x 40 cm ... 99 1.6 Pascal Con vert, Madone de Bentalha, 2001-2002. Sculpture en cire

polychrome sur plateforme en bois. D'après la photographie «Massacre de Bentalha » d'Hocine Zaourar, 1997.

(7)

1.7 Hocine Zaourar, «Massacre à Bentalha », Bentalha, Algérie, le 23 septembre 1997, dite « La madone de Bentalha

»

...

..

.

..

...

.

....

.

.

.

...

..

...

..

.

...

1 0 1 1.8 Pascal Convert, Mort de Moham.ed Al Dura, 2003. Sculpture en cire grise sur plateforme en bois. D'après les photogrammes extraits de la vidéo du caméraman de France 2 Talal Abou Rahmeh, reportage de Charles Enderlin, 2000.

Cire grise 165 x 230 x 35 cm ... .102 1.9 Pascal Convert, Mort de Mohamed Al Dura, 2003. Sculpture en cire grise sur

plateforme en bois. D'après les photogrammes extraits de la vidéo du caméraman de France 2 Talal Abou Rahmeh, reportage de Charles Enderlin, 2000.

Cire grise 165 x 230 x 35 cm ... 1 03 1.10 Pascal Con vert, Mort de Mohamed Al Dura, 2003. Sculpture en cire grise sur

plateforme en bois. D'après les photogrammes extraits de la vidéo du caméraman de France 2 Talal Abou Rahmeh, reportage de Charles Enderlin, 2000.

Cire grise 165 x 230 x 35 cm ...... . 1 04 1.11 Talai Abou Rahmeh, photogramme extrait de la vidéo du caméraman de

France 2 Talal Abou Rahmeh, reportage de Charles Enderlin, France 2, 2000. Image connue sous le titre de « Mort du «petit Mohammed

»

Al Dura, Netzarim, bande de Gaza, le 30 septembre 2000 ... .1 05

(8)

La transposition de la photographie de presse dans les œuvres du Pop Art jette les bases d'une réflexion sur la question esthétique de la reconstitution de la photographie de presse dans les pratiques artistiques contemporaines. Aujourd'hui, les images de

presse sont intégrées aux pratiques contemporaines qui revendiquent certaines

prérogatives du photojournalisme, notamment la représentation de l'histoire

contemporaine. A titre d'exemple, citons les travaux d'Anno Dijkstra, Wang Du ou encore ceux d'Olivier Blanckart. Ce mémoire porte sur le travail de l'artiste français Pascal Convert, plus particulièrement sur les problématiques associées à la

reconstitution sculpturale et monumentale d'images d'information. Le triptyque Lamento (1998-2005) constitue l'objet de prédilection de notre analyse portant sur les

dimensions historiographiques et conceptuelles liées à semblable entreprise de transposition volumétrique. Loin de constituer des empreintes littérales des images

sources, les sculptures de Pascal Convert procèdent d'une interrogation sur les

régimes de temporalité des images d'actualité. Nous entendons montrer que le travail de Convert dans Lamento vise à renouveler le lien qu'entretient le spectateur à

1' événement et à la représentation de la souffrance des autres.

Mots clés: Pascal Convert, photojoumalisme, sculpture, reconstitution, temporalité, Image source.

(9)

INTRODUCTION

« Parfois les images bégaient. Impatients, nous croyons avoir compris et nous leur coupons la parole avant même d'avoir fini de les écouter'. »

Les années soixante marquent un point tournant dans l'usage du médium photographique à 1' extérieur de ses cadres traditionnels. La frénésie culturelle qui accueille l'ère de la diffusion de masse et de la multiplication de l'image (image télévisuelle, image satellite) est accompagnée d'une effervescence autour des usages du médium photographique dans le champ artistique2. Si bien que le début des années soixante annonce une mutation des rapports que la photographie entretient avec les pratiques artistiques contemporaines. Jusqu'alors les applications du médium photographique étaient réservées à des domaines circonscrits tels que la presse illustrée, l'art photographique (pictorialisme européen, Straight Photography aux États-Unis), les projets documentaires, ou les pratiques amateures3.

1

Pascal Convert, «Images passages», art press, numéro spécial, « Images et religions du livre»,

n·25, 2004, p. 90.

2

Alfredo Cramerotti, « When did Aesthetic Journalism Develop? », Aesthetic Journalism. How to Jnform without Jnforming, Chicago, University of Chicago Press, 2009, p. 57.

3

Vincent Lavoie, «Le corps de l'image. Reconstitution sculpturale et monumentale de la photographie de presse chez Anno Dijkstra »,Esse, automne 2009, n·67, p. 50.

(10)

La multiplication des usages de la photographie hors de ses configurations dominantes a lieu à une époque marquée par la porosité entre les catégories artistiques et l'interpénétration de l'art et de la vie4. Le social devient le terrain d'où provient le matériau pour 1' art, et à son tour 1' art devient 1' outil d'interprétation du fait social5. La capillarité entre les pratiques artistiques et la culture populaire ouvre l'art à de nouveaux champs d'investigation tels que le consumérisme de masse. Dès lors l'art se confronte à de nouvelles structures de représentation telles que le régime d'information de masse. Cette confrontation permet à l'art d'assimiler des esthétiques qui lui sont étrangères, notamment celles du journalisme.

Les années soixante voient l'émergence de certaines formes artistiques où se rencontrent le journalisme et l'art, notamment au sein du Pop Art américain. L'usage explicite de la photographie de presse par certaines pratiques artistiques au sein du Pop Art américain montre que la photographie est mobilisée pour ses qualités d'images reproductibles, populaires et médiatiques6. La transposition de la photographie de presse dans les œuvres du Pop Art indique que ce ne sont pas uniquement les qualités matérielles de reproductibilité de la photographie qui sont convoquées, mais également ses fonctions historiographiques7. La photographie est

donc requise tant pour ses qualités matérielles que conceptuelles8.

C'est ainsi que les photographies de presse se trouvent aujourd'hui intégrées aux œuvres contemporaines qm revendiquent certaines prérogatives du

4

Douglas, Fogle, «The Last Picture Show», in Douglas Fogle, The Last Picture Show: Artists using Photography, 1960-/982, Minneapolis, Walker Art Center Press, 2003, p. 1 O.

5

Alfredo Cramerotti, op. cit., p. 57.

6

Vincent Lavoie, «Le corps de l'image», loc. cil., p. 50.

7

L'appropriation de photographies issues de la culture médiatique participe du contexte artistique général qui a vu naître le Pop Art: revendication des avant-gardes dadaïstes et du modèle duchampien opposition à l'idéalisme des peintres de l'expressionisme abstrait qui dominent la scène artistique new -yorkaise, et d'approches plus spécifiques aux démarches artistiques que sont celles d'Andy Warhol (1928-1987) par exemple. Lucy Lippard, « Introduction », Le Pop Art, New-York, Praeger, 1966, p. 14.

8

(11)

- - - -- - - -- - - --- --- - - -- -- -- - -- - - -- - - -- - - -- - - -- - - -- -- - - ,

3

photojournalisme, notamment la représentation de l'histoire contemporaine9. Le

recours à la photographie de presse atteste de la préséance du modèle du h . 1" 10

p otOJOUrna tsme en tant que référence obligée des pratiques artistiques contemporaines qui prennent l'histoire politique et sociale pour référent principal11.

Nombre de ces pratiques contemporaines caractérisées par la réappropriation d'images de presse tentent de renouveler le rapport à 1' événement tel qu'il est proposé par le domaine de 1' information. En questionnant la signification, la valeur morale et historique de ces images, les œuvres engagées dans la reconstitution des images d'information en modifient l'usage et la portée esthétique12. Non seulement les images d'information sont intégrées aux matériaux spécifiques à 1' art, mais cette transposition bénéficie d'une mise en situation de ces images, d'une scénarisation13.

9

ibid., p. 51.

10

L'évolution progressive de ses possibilités techniques, de ses qualités testimoniales et objectives, ne suffit pas à expliquer comment la photographie en est venue à remplacer l'art dans la représentation du fait historique. Si c'est à la photographie que revient le rôle de produire le récit visuel du XXe siècle, c'est parce qu'elle a eu, surtout depuis les années trente, un impact considérable sur les mentalités et la vision de l'histoire. La photographie élabore une vision mécaniste qui marque la culture visuelle du XXe siècle. Elle construit également un imaginaire proprement photographique de l'histoire résultant de la rencontre d'une réalité donnée avec une culture de l'image (conception et convention de représentation). Aussi, la photographie introduit un nouveau mode de représentation en faisant passer la représentation de l'événement historique du symbolique à l'indiciel. L'événement n'est plus un stéréotype, il est caractérisé par un ensemble de particularités dont certaines ne prennent forme que dans la chambre noire. Avec le dispositif de la prise de vue, le fait historique acquiert, densité, forme, accédant de fait au statut d'événement. Enfin, la photographie introduit un élément temporel des plus cruciaux pour la captation de moments emblématiques de l'histoire : l'instantanéité. C'est ainsi que la photographie, entre 1930 et 1970, contribue à la création d'un nouveau répertoire de formes et de gestes à partir duquel s'élabore un imaginaire proprement photographique de l'histoire. Elle alimente un fonds qui remplace peu à peu l'ancienne iconographie. Voir M. Frizot, «Faire face, faire signe. La photographie, sa part d'histoire», in Jean-Paul Ameline (dir.), Face à l'histoire, 1033-1996. L'artiste moderne devant l'événement historique, Paris : Éditions du Centre Georges-Pompidou-Flammarion,

1996, p. 49-57.

11

Vincent Lavoie, Maintenant. images du temps présent, Montréal, ABC Livres d'art Canada, 2003, p. 24.

12

Gaëlle Morel (dir.), «Les espaces de l'image», Les espaces de l'image, Montréal, Mois de la photo de Montréal, 2009, p. 152.

13

(12)

Un ensemble sculptural de l'artiste français Pascal Convert14 constitue un exemple probant de reconstitution d'images issues du domaine médiatique. De 1998 à 2005, Pascal Convert s'est employé à reproduire dans la cire l'iconographie et l'ordonnancement formel de deux photographies de presse et d'un photogramme produits entre 1990 et 2001. Le résultat de cette démarche est un triptyque de sculptures monumentales en cire à échelle humaine, intitulé Lamento (1998-2005). Le projet de Pascal Convert s'inscrit sur une longue durée impliquant mise à distance, un recul et un certain changement de perspective sur ce que ces images d'information donnent à voir.

Pour la réalisation de cet ensemble sculptural, Pascal Convert s'est inspiré de trois icônes du journalisme visuel, la Pietà du Kosovo (photographie de Georges Mérillon, 1990), la Madone de Bentalha (photographie d'Hocine Zaourar, 1997), la

mort de Mohamed Al Dura à Gaza (photogramme extrait du reportage de l'Agence

France Presse/Antenne 2, 2000). Commandé par le Fond National d'Art Contemporain Paris et par le Musée d'Art Moderne Grand Duc Jean du Luxembourg,

Lamento a été exposé en France et à l'étranger, en particulier à l'ONU et à Montréal.

Les trois images présentent une analogie visuelle avec des représentations historiques issues de la peinture occidentale:

«

Madone »,

«

Pietà», « Complainte sur le corps du

14

Pascal Con vert (1957,-) est un plasticien français travaillant sur des supports artistiques variés tels que la sculpture, l'installation et la vidéo. Il est également l'auteur de films documentaires. Entre 1989

et 1990, il est pensionnaire à la villa Médicis. En 2002, dans le cadre d'une commande publique, il réalise le Monument à la Mémoire des Otages et Résistants fusillés au Mont Valérien entre 1941 et

1944. Ce projet lui donne 1' opportunité de développer la relation entre sa pratique sculpturale et le domaine du documentaire avec la réalisation du film «Mont Valérien, aux noms des fusillés »

CArte-Histoire). L'année 2007 voit la publication d'une biographie historique sur Joseph Epstein (colonel Gilles), fusillé au Mont Valérien en 1944. Dans le cadre de cette recherche, il produit une quatrième

sculpture en cristal, Le temps scellé. Il poursuit sa recherche avec un film documentaire «Joseph Epstein, bon pour la légende» (Arte). En 2008, il réalise un ensemble de vitraux pour l'Abbatiale de

Saint Gildas des Bois. Par ailleurs, en 2009, son travail artistique est présenté au Grand Palais dans le

cadre de la Force de l'Art et à la Galerie Eric Dupont (Paris). li est lauréat du 1% artistique du nouveau bâtiment des archives Nationales et du 1% artistique de l'institut des Sciences de la Vigne et du Yin à

Villenave d'Ornon. Le travail récent de Pascal Convert porte sur un film documentaire (France

(13)

5

Christ mort

»,

«

Déposition »,

«

Massacre des innocents

» ; trois images qui peuvent

donc être réunies sous 1 'égide du stéréotype compassionnel hérité de la culture

chrétienne.

Usant de la cire, Pascal Convert imprime en sculpture la trace des tragédies passées. Contrairement à la lecture rapide imposée par le domaine de l'information,

où chaque nouvelle photographie écrase celle qui la précède, les œuvres de Convert

invitent à faire 1' expérience de la durée afin d'appréhender la dimension dramatique des scènes représentées. La coupure temporelle, ce fragment de temps qui a été isolé par l'acte photographique, est incorporée dans la construction de la durée. Il est démultiplié et inséré comme élément

«

filmique » dans le montage d'œuvres qui travaillent la continuité. En s'appropriant ces images tragiques et en actualisant le thème de la lamentation, Pascal Convert met en avant son intérêt pour le documentaire comme geme artistique, et s'inscrit dans une longue tradition de la sculpture religieuse. Par son travail, 1' artiste poursuit une réflexion sur la vie des images au sein du domaine médiatique et sur leur inscription dans le temps. La survivance de certaines formules iconographiques liées à la représentation du pathos fait entrer ses œuvres dans une généalogie des représentations de la souffrance et de la lamentation. Ainsi, l'exercice d'une analyse des événements tragiques

contemporains devient possible15•

Les œuvres de Lamento proposent une interprétation du document photographique dans un geste qui donne voix à un nouveau médium. Son travail se

présente comme une forme de résistance à 1' oubli, où il est question de soustraire les représentations événementielles du régime de l'actualité où les images du temps

présent se succèdent sans jamais s'accumuler, chaque nouvelle image faisant oublier celle qui la précède. La reconstitution des caractéristiques formelles de la

15

Gaëlle Morel cite Georges Didi-Huberman, « Construire la durée», in Pascal et al, Lamento (1998-2005), Luxembourg, Mudam, 2007, p. 25-35.

(14)

photographie procède d'une stratégie de remémoration du passé. Ainsi, le travail de Pascal Convert invite à une réflexion sur de nouvelles modalités historiques,

participant du fait même à un nouveau mode d'écriture historiographique. Son travail interroge également les principes esthétiques des images d'information, souvent

condamnées ou ignorées, en vertu de jugements éthiques : jugées trop belles pour être vraies, ou accusées de mises en scène compassionnelles, les images d'information dites esthétiques échouent à rendre compte de la souffrance d'autrui.

Dans le champ du débat médiatique, l'argument de l'esthétisation continue de plomber l'exercice analytique des moments les plus sensibles de l'histoire16. Pourtant les qualités esthétiques de ces images tragiques montrant des scènes de mort et

d'affliction contribuent à marquer la mémoire collective, et leur récupération à des fins politiques confirme leur puissance symbolique17. Nombre de photographies de presse bénéficient d'une notoriété qui est imputable, non pas à la spécificité de la

scène enregistrée, mais bien à la ressemblance qu'elles entretiennent avec les images historiques qu'elles évoquent 18• Par delà la fascination ou 1' indifférence qu'elles exercent sur le public, il réside une véritable difficulté à penser ces images retenues par Convert : il s'agit deux photographies et un photogramme qui montrent des drames advenus en terre d'islam sur lesquels a été plaquée une «grille sémantique

qui a le Christ et la Madone pour modèles ultimes et explicites19.

»

Le recours à la puissance émotionnelle des archétypes chrétiens pour rendre compte de tragédies survenues dans le monde musulman soulève une question d'ordre éthique. Georges Didi-Huberman questionne la validité de cette grille dans la

16 Georges Didi-Huberman, «L'émotion ne dit pas "Je". Dix fragments sur la liberté esthétiqu, in Catherine Lepdor (dir.), Alfredo Jaar: la politique des images, Zürich, Jrp/ringier, 2007, p. 64.

17

Pascal Convert, « Images pasages »,in Pascal Convert et al, Lamento (1998-2005), op. cil., p. 7-9. 18

Vincent Lavoie, «Photographies et imaginaires du temps présent», Maintenant. Images du temps

présent, op. cil., p. 14.

19

Georges Didi-Huberman, «Construire la durée», in Pascal Convert et al, Lamento (1998-2005), op.

(15)

7

compréhension d'événements politiques où l'identité religieuse et l'opposition de l'islam au christianisme sont exacerbées. Ce plaquage fautif constituerait selon 1' auteur une opération de déni qui laisse voir certains rapports de domination : soumettre la photographie de la veillée funèbre au schème des Beaux-Arts reviendrait selon lui à déposséder la communauté de Nagafc de sa douleur. En renvoyant au domaine de l'affect et du pathos, les titres de «Madone » et de «Pietà» délogent l'événement de son contexte historique et politique. La représentation du contenu de 1' image se trouve relayée par le sentiment d'empathie que suggère le pathétique de la scène, et la compréhension du fait politique auquel se réfère la photographie est éludée20.

Pascal Convert reconstitue, transforme et réinterpréte ces images par le biais de la sculpture afin d'instaurer une expérience phénoménologique qui repose sur la représentation du pathos et sur l'expérience de la durée. Ce faisant, l'artiste mène une réflexion sur la possibilité de poser un regard esthétique sur les représentations d'événements tragiques. Son travail semble dire que face à la réalité de la souffrance des autres, il est permis d'adopter un regard esthétique qui soit moralement responsable car supposant l'« implication21 » du spectateur, au sens où l'entendait Georges Didi-Huberman à propos des installations de 1 'artiste chilien Alfredo Jaar (1956 -): un engagement du spectateur dans la remise en question du visible d'une part, une conscientisation de celui-ci en tant que sujet et être-affecté d'autre part22. Cet investissement dans la reconstitution de l'événement semble témoigner d'une posture historiographique palliant la faillite du photojournalisme à représenter les événements de l'histoire.

20 Ibid.

21

Laurent Zimmermann et Georges Didi-Huberman, Penser par les images : autour des travaux de

Georges Didi-Huberman, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2006, p. 41. 22

Régis Durand, «Le document, ou le paradis perdu de l'authenticité», art press, n" 262, novembre 2000, p. 33 et 36, in Laurent Zimmermann et Georges Didi-Huberman, Penser par les images : autour des travaux de Georges Didi-Huberman, ibid.

(16)

Comment l'œuvre d'art contemporaine peut-elle se présenter comme une alternative au savoir historique que propose le photojournalisme? Quelle place accorder au changement de support dans l'entreprise de rénovation de l'histoire?

Comment le travail de l'art renouvèle-t-illes liens de l'esthétique à l'événement et à

l'histoire? Comment l'œuvre contemporaine engagée dans la reconstitution des images d'information aborde-t-elle la question morale de la représentation de la douleur des autres?

Voilà autant de questions qui touchent tant à 1 'économie des médias qu'à la politique du regard. L'ensemble de ces problématiques, liées autant aux modalités d'écritures historiographiques qu'aux enjeux esthétiques relatifs à la reconstitution des images d'information et à la question de la représentation de la souffrance des autres, seront traités en s'appuyant sur le travail de Conve1i dans Lamento. Ce mémoire entend interroger les modalités au moyen desquelles le travail de Convert renouvelle le rapport que le spectateur entretient avec la représentation des événements contemporains, plus particulièrement celle faisant état de la douleur des autres.

L'analyse formelle, iconographique et processuelle des sculptures de Lamento

montre que Convert reconduit et amplifie certaines conditions déjà à l'œuvre dans les images d'information comme la référence à la peinture d'histoire et l'expression du

pathos. Notre discussion portera sur les principaux enjeux conceptuels liés à la question morale de la spectacularisation de la douleur des autres telle que rencontrée dans le domaine de l'information. Nous tenterons de voir dans quelle mesure le travail de Con vert représente une réponse à la question de l' esthétisation de la souffrance

d'autrui.

Le passage d'un médium à un autre joue un rôle déterminant dans le travail critique de l'art. Dans Lamento, la reconstitution sculpturale des images

(17)

9

d'information repose sur les procédures de duplication par empreinte. La réversibilité physique de la forme, les engendrements formels et autres transformations plastiques que permet cette procédure met au jour la dimension temporelle de l'empreinte et son caractère éminemment anachronique. L'empreinte se présente comme une procédure de reconstitution fondamentale dans le travail de Convert en ce qu'elle permet l'interpénétration dialectique des temps au sein même de l'oeuvre. En cela,

l'empreinte permet de repenser l'historicité des images d'information, et de renouveler le rapport du spectateur à l'événement.

En faisant intervenir les modalités du montage, 1' œuvre de Con vert convie,

tant par l'iconographie que le matériau à faire l'expérience de la durée, révélant ainsi les rapports irréductibles des images au temps présent. Nous posons l'hypothèse que la spécificité de 1' œuvre de Con vert pourrait bien consister en la production d'un certain type de choc ou de télescopage des temps qui, par la rupture ainsi introduite dans un continuum temporel, ne serait pas sans rapport avec cet

«

arrêt dialectique

»

que Walter Benjamin désigne comme constitutif de l'image dialectique.

Chez Pascal Convert, adopter le paradigme du montage comme modalité de reconstitution signifie aménager une place à la mobilité et aux débordements temporels, c'est-à-dire aux survivances et aux anticipations. Le recours aux

possibilités esthétiques du montage montre que le travail de Pascal Convert repose sur l'indifférenciation entre les différents procédés relatifs à la photographie, au cinéma et à la sculpture. En effet, construire selon le mode du montage chez Convert revient à privilégier une historiographie qm semble prendre 1' écriture cinématographique pour modèle.

Ici, c'est autour de la question de la narration que la mise en relation de 1' œuvre de Convert et du cinéma va spécifiquement nous intéresser. En restreignant le champ de la question, nous allons nous interroger sur un certain rapport que le cinéma

(18)

entretiendrait à la narration et 1 'historiographie dans 1 'œuvre de Pascal Con vert, selon l'optique de Walter Benjamin23 et de Siegfried Kracauer24. Si la question de la narration paraît centrale dans le rapport qu'entretiennent Walter Benjamin et Siegfried Kracauer au cinéma, c'est essentiellement parce que le cinéma, forme artistique moderne par excellence, semble susceptible de prendre le relais des fonnes traditionnelles de narration. L'interrogation sur le statut épistémologique de 1' histoire est également soulevée par 1 'historien Paul Ricœur et sa proposition de rapprochement entre histoire d'une part et narration et récit d'autre part. L'hypothèse centrale de Temps et récit (1985) est que seuls les récits, de par la façon particulière dont ils configurent le temps, sont en mesure d'éclairer notre expérience du temps25. C'est précisément cette idée de configuration temporelle que nous souhaitons mettre en relation avec le travail de figuration au quel procède Convert dans Lamento. Voilà donc postulée la parenté de 1' œuvre de Convert et du récit cinématographique ou romanesque. Et voilà exprimée l'hypothèse de départ qui alimentera notre réflexion tout au long de notre analyse : remodelant la temporalité de Lamento, la narration et le montage restaure l'historicité des images de presse.

23

Walter Benjamin, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Paris : Allia, 2003, 78 p; Walter Benjamin, Oeuvres III, Paris : Galliamrd, 479 p. Voir aussi Stephane Mosès L'ange de l'histoire. Rosenzwig, Benjamin, Scholem, Paris : Le Seuil, 2000, 300 p.

24

Siegfried Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, Paris : Flammarion, 2010, 516 p. Voir aussi Philippe Duboix (dir. publ.), Siegfried

Kracauer, penseur de l'histoire, Québec, Presses de l'Université Laval, Paris: Maison des sciences de l'homme, 2006, 242 p.

25

Paul Ricoeur, Temps et récit, vol. 3

«

Le temps raconté », Paris, Éditions du Seuil, 1985, 533 p.

(19)

11

Des icônes du photojournalisme aux dispositifs spatio-temporel de Pascal Convert

Les images d'information retenues par Convert ont toutes trois été largement diffusées par la presse internationale : « Veillée funèbre au Kosovo », la photographie de Georges Mérillon, photographe reporter de l'agence Gamma, est prise le 29 janvier 1990 dans un village du Kosovo, théâtre de conflits agitant les différentes cultures des Balkans. « Veillée funèbre au Kosovo » ne retient pas l'attention du magazine Time qui avait commandité le reportage de Mérillon. Elle apparaît pour la première fois au printemps 1990, dans l'Express, puis en double page dans le Figaro Magazine. Elle vaudra à son auteur un prix du World Press Photo, l'une des plus prestigieuses reconnaissances internationales en matière de photojournalisme : le titre de meilleure photographie de l'année 1990. Présidé par Christian Caujolle, directeur de l'agence Vu, le jury a décidé d'un commun accord de récompenser l'image pour ses qualités intrinsèques et non pour l'événement qu'elle documente26. Réalisé le 23 septembre 1997 par le journaliste Hocine Zaourar de l'Agence France Presse (AFP), la photographie intitulée « Madone de Bentalha » montre une scène survenue devant l'hôpital Zmiri d'El Harrach où ont été transportés les blessés du massacre de Bentalha en Algérie. Le lendemain, cette photographie occupe simultanément la une de 750 titres de la presse mondiale (sauf la presse algérienne) et devient ainsi une icône et un emblème de la guerre civile algérienne qui secoue le pays de 1991 à 2002. Elle sera d'ailleurs surnommée la «Madone d'Alger» par le journaliste Michel Guerrin, non sans équivoque d'ailleurs27. Le cliché de Zaourar sera également récompensé du prix « W orld Press Photo » de 1' année 1997. La troisième image retenue par Pascal Convert est d'une autre nature. Elle consiste en une image tirée d'une bande vidéo montrant l'agonie du petit Mohamed Al-Dura, un enfant

palestinien âgé de 12 ans tué au carrefour de Netzarim dans la bande de Gaza le 30 26

Ibid., p. 28. 27

(20)

septembre 2000. Par le truchement des chaînes d'information continue, des millions de téléspectateurs ont assisté à la mort en direct de l'enfant filmée par le caméraman de France 2 Talai Abou Rahmeh. Aussitôt se développe en France une campagne diffamatoire contre le journaliste Charles Enderlin, responsable de la diffusion du reportage, qu'on accuse de propagande pro-palestinienne.

Discréditées pour être trop esthétiques, rejetées au prétexte de spectaculariser la souffrance des autres, ces images d'information sont également sujettes à nombre de récupérations, d'instrumentalisations politiques, d'études et de polémiques28, ou de

détournements artistiques comme cela est le cas avec Pascal Convert. Toutes ces opérations confortent le statut d'icône attribué à ces images. Selon Robert Hariman et John Lucaites, auteurs de No Caption Needed. leonie Photographs, Public Culture, and Liberal Democracy (2007), le photojournalisme représente une forme exemplaire de discours public dont l'expression ultime est l'icône. Estimant que les icônes tiennent lieu d'artéfacts de la culture publique, les auteurs défendent l'idée selon laquelle ces dernières acquièrent le rôle de performances civiques : « The iconic photograph is an aesthetically familiar form of civic performance coordinating an array of semiotic transcriptions that project an emotional scenario to manage a basic contradiction or recurrent crises29.

»

À 1 'instar des performances artistiques, les icônes photojournalistiques sont des (re )productions esthétisées, construites et réfléchies de comportements sociaux, présentées à un public. Parce qu'elles permettent de montrer et de réitérer des aspects récurrents de la vie sociale, les icônes procèdent de la performance, arguent Robert Hariman et John Lucaites. La qualité performative des icônes du photojournalisme repose fortement sur les caractéristiques du médium ainsi que sur les nombreuses conventions du photojournalisme (codes de

28

Pierre-Alban Delannoy, La pietà de Bentalha. Étude du processus interprétatif d'une photo de presse, Paris, l'Harmattan, 2005, p. 16.

29

Robert Hariman et John Louis Lucaites, « Public Culture, leons, and Iconoclasts », No Caption Needed. leonie Photographs, Public Culture, and Liberal Democracy, Chicago, The University of Chicago Press, 2007, p. 29.

(21)

13

représentation, usage ritualisé de l'image de presse). Le dispositif du cadrage par exemple, met l'accent sur le caractère profondément répétitif de la vie sociale, une condition, qui est elle-même accentuée par la capacité de reproductibilité mécanique des images photographiques. À l'instar d'autres modes de performances civiques, l'icône photographique ne se contente pas de souligner un certain savoir, elle le reconfigure, et propose d'autres modes d'interprétation afin d'initier une action ou d'organiser la mémoire collective. En outre, ces modes de réitération deviennent particulièrement visibles, mais aussi fragilisés à mesure que la photographie s'inscrit dans une longue ligne d'appropriations et d'exégèses. Incarner des codes sociaux, communiquer un savoir social, mettre à disposition de la société des modèles pour encourager l'action civique, inculquer un sens de l'organisation sociale, et forger l'identité collective, sont autant de fonctions attribuées aux icônes du photojournalisme.

Une autre affinité entre la performance et la photographie a été m1se en évidence par Roland Barthes dans La chambre claire (1980) lorsqu'il comparait la photographie à une forme théâtrale primitive, lui reconnaissant du fait même les attributs phénoménologiques de la scena30. Nous souhaitons faire remarquer que les conditions phénoménologiques de la photographie se trouvent prolongées dans le travail de Pascal Convert. L'idée que nous souhaitons mettre en lumière est celle-ci : la reconstitution sculpturale et monumentale donne lieu à des œuvres qui se dotent des attributs du dispositif artistique. Précurseur du concept, Michel Foucault définit le dispositif comme un objet pluriel, une combinaison d'éléments assemblés de manière stratégique et intentionnelle31. La notion de dispositif lui permet de penser un champ composé d'éléments hétérogènes, par exemple du

«

dit

»

et du

«

non-dit

»

et de traiter 30

Roland Bathes, Camera Luc ida: Reflections on Photography, trans. Richard Howard, New-York, Hill and Wang, 1981, p. 32, in Robert Hari man et John Louis Lucaites, « Public Culture, leons, and Iconoclasts »,No Caption Needed. leonie Photographs, Public Culture, and Liberal Democracy, ibid., p. 31.

31

Hugues Peeters et Philippe Char lier,« Contributions à une théorie du dispositif», in« Le Dispositif.

(22)

cette hétérogénéité32. Elle indique une gestion de moyens mis en œuvre dans une perspective prédéterminée. En cela, le dispositif a une visée d' efficacité33. Il est associé au concept de stratégie34 d'une part, et signale la « concrétisation d'une intention au travers de la mise en place d'envirom1ements aménagés35

» d

'autre part. Ces observations nous permettent d'avancer l'idée selon laquelle, chez Convert, la notion de dispositif est liée à la stratégie de représentation d'une part, et que ses dispositifs montrent une compétence qui relève de la mise en scène d'autre part.

Cette idée de scénarisation est décelable dans le souci d'

«

aménagement

»

autour des images de presse. Les photographies sont reconstituées par le biais de la sculpture, transposées sur un matériau spécifique à 1' art, mais cette transposition bénéficie d'un environnement où le document explicatif, qu'il soit textuel ou audiovisuel36, participe pleinement du travail de recontextualisation des images. Dans

le cas de Pascal Con vert, le dispositif permet d'affirmer la puissance de la stratégie de représentation adoptée par l'artiste (recours aux structures du médium photographique, mobilisation du paradigme du montage), en mettant au JOUr l'importance de l'intermédialité. Nous nous proposons de voir comment, dans Lamento, toutes les procédures matérielles de reconstitution (la fragmentation du point de vue unique, le montage de temporalités différentes, le déploiement d'un dispositif sensible, le travail de distanciation) travaillent conjointement dans le sens de la création de nouveaux modèles temporels.

32

ibid. 33

Bernard Fusulier et Pierre Lannoy,« Comment aménager par le management», in Hugues Peeters et Philippe Charlier, « Contributions à une théorie du dispositif», ibid.

34

Noël Nel, « Des dispositifs aux agencements télévisuels ( 1969-1983) », in Hugues Peeters et Philippe Charier, « Contributions à une théorie du dispositif», ibid. À propos du caractère intentionnel du dispositif voir également André Berten, « Dispositif, médiation, créativité :petite généalogie», et Guy Lochard, «Parcours d'un concept dans les études télévisuelles : trajectoires et logiques d'emploi »dans le même numéro de la revue Hermès.

35

Hugues Peeters et Philippe Chari er,« Contributions à une théorie du dispositif», loc cit. 36

Le travail sculptural de Pascal Convert est accompagné de deux films documentaires, « La Madone

de Bentalha, une photographie d 'Hocine Zaourar », un film de Pascal Con vert, et « La pietà du Kosovo», un film de Fabien Béziat, 2002.

(23)

15

CHAPITRE 1

LAMENTO

[1998-2005] OU LA RECONSTITUTION INVERSÉE

Le premier chapitre a pour objet de présenter les sculptures de Pascal Convert. Nous procéderons à une description des aspects formels, iconographiques et processuels du triptyque Lamento. Le but de notre analyse est de cerner les contours de la filiation formelle et iconographique entre les sculptures de Pascal Convert et les images d'information dont il s'inspire. Il s'agira de voir comment les œuvres de Pascal Convert reconduisent certaines conditions déjà à l'œuvre dans les images sources : les correspondances formelles liant ses sculptures aux représentations historiques de la lamentation (le motif de la pietà), l'exacerbation de la dimension esthétique par les attributs plastiques des sculptures (les qualités phénoménologiques et symboliques de la cire, la tridimensionnalité et la monumentalité), et enfin 1' élaboration de formules visuelles du pathos propices à susciter la compassion.

1.1 Lamento : 1' ascendant du modèle photographique

Lamento (1998-2005) est une série de trois sculptures réalisées selon le même

procédé artistique. L'artiste réutilise des images d'information largement diffusées dans la presse internationale afin de produire des sculptures de cire monumentales,

(24)

aussi imposantes par leur taille que fragiles par le matériau. Par ce geste d'appropriation, Pascal Convert transforme ces

«

icônes » du photojournalisme en œuvres pérennes. Les sculptures sont produites à partir de moulages, selon le procédé de l'empreinte. Elles sont composées d'un mur de cire, monochrome ou polychrome, au sein duquel s'inscrivent en reliefs et en creux certains éléments des images sources tels les personnages, 1' ordonnancement des figures ainsi que l'émotion captée. Le triptyque Lamento a été intégralement présenté en 2007 au Musée d'Art Moderne Grand-Duc Jean du Luxembourg (Luxembourg) qui l'a finalement acquis. Par la monumentalité des figures sculptées à échelle humaine, les sculptures qui composent la série Lamento invitent à un rapport d'identification. Leur déposition au sol autorise la déambulation, permettant ainsi au spectateur de découvrir le verso des murs de cire, métaphores sculpturales des photographies qui se présentent comme le lieu d'inscriptions d'éléments formels.

Dans la symbolique chrétienne, la cire figure le corps, la chair, l'humanité du Sauveur. Elle est blanche comme sa conception; elle a été préparée par l'abeille pure et féconde, image de Marie. La cire entre dans la composition d'objets liturgiques tels que les cierges des autels, et des objets de culte. La cire alimente la lumière des lieux saints. Par la clarté vive et pure qu'elle répand, elle symbolise le Christ, lumière par essence, qui éclaire tous les hommes37. Dans l'imaginaire symbolique, la cire est depuis Ovide associée à l'idée de pem1anence. Dans le livre XV des Métamorphoses,

Pythagore illustre la survie des âmes par la permanence substantielle de la cire: «

[

...

]

la cire, malléable, qui reçoit du sculpteur de nouvelles empreintes, qui ne reste point telle qu'elle était, est toujours bien la même cire; ainsi l'âme, [ ... ] est toujours

elle-37 L'Agnus Dei

est un médaillon de cire de forme oblongue, dont l'usage remonte à l'Antiquité. Il est marqué à son endroit de l'agneau pascal et porte à son envers les figures de personnages saints. Objet consacré par le Pape seul, l'Agnus Dei est rapporté de Rome par les fidèles, et conservé religieusement comme souvenir de la ville sainte et de la personne sacrée du Pontife. Voir « Traité liturgique, canonique et symbolique des Agnus Dei ». Par le chamoine X. Barbier de Montault, i<me édition, Rome et Paris, Revue de l'art chrétien, vol 10, p. 22, [en ligne].

(25)

17

même, quoi qu'elle émigre dans des formes diverses38.

»

Certains textes poétiques font jouer un sens contraire en évoquant son caractère flexible et muable. La cire est évoquée pour illustrer les bonheurs fugaces ou la faiblesse humaine. Dans une acception assez proche, certains mystiques évoquent à son propos la souplesse d'une âme docile aux inspirations du divin39.

Chez Convert la cire est utilisée tant pour ses qualités plastiques que pour la

puissance symbolique qu'elle renferme. L'étrange familiarité de la cire qui rappelle le toucher de la peau, sa douceur naturelle, son impeccable modelé convoquent un fantasme de l'animation. Enfin, sa prodigieuse malléabilité en fait le matériau de prédilection pour la figuration réaliste des personnages vivants40.

1.1.1 Pietà du Kosovo (1999-2000)

Pietà du Kosovo (1999-2000t' (Figure 1.1) correspond au premier élément de la série. La source iconographique de l'œuvre sculpturale de Pascal Convert est

«

Veillée funèbre au Kosovo

»

(Figure 1.2), une photographie de Georges Mérillon, un photographe reporter de l'agence Gamma. Le cliché en couleur est pris dans un village du Kosovo (Nagafc), le 29 janvier 1990, c'est-à-dire dix ans avant le conflit

38

Jean Deprun, «D'Ovide à Descartes: Médée et le morceau de cire», in Correspondances. Mélanges

offerts à Rogers Duchêne. Études réunies par Wolfgang Leiner et Pierre Ronzeaud, Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence, 1992, p. 77, [en ligne].

39 « Le cœur indifférent est comme une boule de cire entre les mains de son Dieu, pour recevoir

semblablement les impressions du bon plaisir éternel », Saint François de Sales, « Traité de l'amour de Dieu IX», Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, p. 770.lbid.

40

Répliquer une œuvre est un moyen d'apprentissage des arts et figer les bustes dans le plâtre, faire

leurs reports et leurs découpages pièce par pièce, membre par membre a facilité la redécouverte des valeurs de l'Antiquité. En Jtalie, les ateliers d'artistes maîtrisent méthodiquement la technique du moulage d'après nature, le traité de Cennini qui archive la tradition des ateliers d'artistes du Trecento, témoigne de la prise en compte de ce procédé en détaillant les étapes de moulage du corps humain tout entier et celui des animaux. Voir Cennino Cennini, Le livre d'art (15° siècle), Paris, Berger-Levrault, 1991, p. 334.

41

Pascal Convert, Pietà du Kosovo, d'après la photographie« Veillée funèbre au Kosovo» de Georges Mérillon, 1990. Cire, résine et cuivre, 224 x 278 x 40 cm, 1999-2000.

(26)

fratricide de la guerre du Kosovo qui opposa les forces serbes aux nationalistes kosovars de mars 1998 (date des premières offensives des forces serbes dans la Drenica), et juin 1999 (date d'inculpation de Slobodan Milosevic pour crimes de guerres, et début d'une présence internationale au Kosovo).

Georges Mérillon est envoyé à Pristina alors que très peu de dépêches informent sur les foyers d'affrontement entre l'autorité serbe et les belligérants autonomistes kosovars. Mérillon est accompagné des photographes serbes Dusko Despotovic et Milos Cvetkovic, ainsi que d'une petite équipe de la télévision française dirigée par Véronique Taveau. Il se rendra le jour suivant dans un village ayant essuyé les premières attaques par balles de l'armée serbe. Pris à témoin de la colère et de la douleur des villageois, Mérillon et son équipe sont assignés à prendre acte des premières pertes humaines du côté des manifestants. Le 27 janvier 1990, la police serbe se tient en embuscade au détour d'un virage. Sur la route qui devait les mener au rassemblement de Rahovec, de jeunes villageois sont tirés à bout portant. Le bilan fait état de 4 morts et de 32 blessés. C'est dans une pièce exiguë où se déroule le rite de la veillée funèbre que les journalistes découvrent le corps d'un militant de vingt-huit ans, Nasimi Elshani. Sur le rouleau de la pellicule, Mérillon appose la légende suivante: « Nagafc, 29 janvier 1990. Veillée funèbre au Kosovo autour du corps de Nasimi Elshani, tué lors d'une manifestation pour l'indépendance au Kosovo42 ». Le photographe attend que les spots érigés par l'équipe de télévision soient retirés pour profiter d'une lumière plus naturelle. Une partie de la photo est un peu dans l'obscurité. Il se rappellera de l'atmosphère lumineuse de fin de journée qui plongea les individus dans une sorte de buée qui, selon les propos de Mérillon «adoucissait» les contours43. Dans l'urgence imposée par la contrainte du couvre-feu, le photographe immortalise cette scène de lamentation aujourd'hui connue sous

42

Georges Didi-Huberman, «Construire la durée», in Pascal Convert et al, Lamento [1998-2005},

Luxembourg, Mudam, 2007, p. 27-28. 43

(27)

19

le titre de «Pietà du Kosovo

»

.

Il opte pour un temps d'exposition plus lent que ce que sa pellicule de cent ASA offre, 1' appareil est un trente-cinq millimètres. La « Pietà du Kosovo

» présente un cadrage vertical. De la pellicule utilisée dans sa

totalité pour la capture de cette scène, ne subsistent aujourd'hui que cinq clichés. Parmi onze mille images réalisées par 3000 photographes, le jury de World Press Photo attribue au cliché de Mérillon le titre de « photo de l'année » pour ses qualités esthétiques mais également pour son pouvoir politique, sa propension à exprimer avec acuité l'urgence d'un problème européen: celui des minorités.

Le magazine Time, commanditaire du reportage de Mérillon, a d'abord refusé la photographie. L'image ne sera publiée qu'au printemps de 1990, en tout petit dans

l'Express, puis en double page dans le Figaro magazine. François Mitterrand aurait

été le premier à parler de cette photographie dans VSD. Dans son «journal de l'année », exercice de style auquel fut convié le président français, on pouvait lire en marge de cette photographie : « Comment ne pas penser à une toile de Mantegna ou de Rembrandt? La colère et la douleur ont toujours le même visage. L'un des plus grands problèmes qui attend l'Europe de cette fin de siècle est celui des minorités. Il faut s'y attaquer au plus tôt44

»

.

Comme le souligne Georges Didi-Huberman, la comparaison avec Caravage serait en fait plus pertinente45.

Ce premier élément de la série transpose dans la cire un thème chrétien de la souffrance à travers l'iconographie de la Mater Dolorosa, également appelée Vierge de douleur, Pietà, Lamentation sur le corps du Christ, ou Déploration du Christ, lorsque Marie reçoit le corps du Christ mort en croix46. Pietà du Kosovo emploie le même cadrage vertical que le cliché de Mérillon. De dimensions monumentales, la

44

François Mitterand, « 23 janvier 1990. Le Kosovo pleure ses morts », VSD, no 694, décembre 1990,

p. 20-26, cité par Georges Didi-Huberman, « construire la durée», in Pascal Convert et al, Lamento [1998-2005}, Ibid.

45 Ibid.

46 Timothy Verdon, «Mère, vierge, reine», La vierge dans l'art, trad. de l'italien par Silvia Guzzi,

(28)

sculpture de Convert se présente comme un mur de eue opaline de forme rectangulaire dans lesquels sont inscrits en reliefs et en creux les pers01mages de la composition. C'est une sculpture qui représente ce que l'on reconnaît sans peine comme une scène de déploration autour d'un mort: sur une vaste surface de cire immaculée, faiblement irradiée par une source lumineuse externe, se découpent, comme en contrejour, et traversant toute la moitié inférieure du mur, les silhouettes de neuf figures féminines agenouillées autour du corps allongé d'un personnage masculin. La partie supérieure du mur de cire est laissée vide. L'artiste a voulu cette sculpture comme un bas-relief. Mais là où la sculpture traditionnelle présente des volumes positifs en ronde bosse, Pascal Convert a opté pour des forn1es en creux : sculptées en bas-relief et à échelle humaine, les figures négatives se détachent faiblement de la paroi au rythme des remous fluides et coulants des drapés de cire, affirmant leur présence dans un mutisme déroutant. Mais ni les contours lisses et sensuels des figures, ni les remous fluides et coulants des drapés de cire ne sauraient taire la douleur du sujet : c'est une scène de lamentation qui projette le cri et le désespoir à la face du regardeur.

Le premier aspect de la composition qm retient notre attention est la représentation en diagonale du corps du défunt qui traverse le tiers inférieur de la composition, formant une ligne qui sépare l'espace de représentation en deux zones: dans le tiers inférieur, se trouve le corps inanimé du jeune hor1m1e, dans la zone supérieure, les figures féminines éplorées. Le corps est déposé au sol, la tête appuyée sur un coussin, parfaitement alignée avec le visage de la figure féminine qui le surplombe. Avec les mains ouvertes vers le ciel, figées dans un geste de monstration,

cette dernière se présente comme un personnage admoniteur qui invite le spectateur à

être témoin de cette scène de deuil. Cette diagonale, dans la zone supérieure qu'elle isole, contient tous les personnages féminins qui se déroulent sur la surface du mur de manière linéaire, à la manière d'une frise déclinant les différents registres de l'affliction. Outre l'effet de profondeur créé dans l'espace de représentation, la

(29)

21

diagonale a pour effet de séparer la composition en deux registres : le registre de la mort, avec la figure masculine, et le registre féminin de la douleur. La séparation entre ces deux espaces de représentation est appuyée par certains choix formels. Comme nous pouvons le constater, le corps du défunt est traité avec beaucoup de sobriété. La surface du drap dont il est couvert, à peine ridée, contraste avec l'agitation qui anime les plis des robes des femmes regroupées autour de lui ; comme si l'absence de vie trouvait son opposé dans l'expression d'une émotion extrême. Suivant cette diagonale, l'œil du spectateur, selon une lecture de la droite vers la gauche et de bas en haut, rencontre d'abord un personnage féminin qui cadre la scène du côté gauche. À la droite de la composition, c'est un groupe de quatre femmes (deux en avant plan et deux autres en second plan) qui ferment la composition. Cet effet de cadrage tend à mettre 1' accent sur 1 'exiguïté de la pièce et de la scène représentée. Toujours dans un mouvement de la gauche vers la droite, l'œil du spectateur rencontre ensuite deux figures féminines dont le regard, plongé vers le bas de la composition, pointe vers le corps gisant de la victime. Le personnage que rencontre ensuite le regard du spectateur est probablement celui de la mère, le visage révulsé sous l'emprise de l'émotion. Nœud dans le récit tragique, ce personnage féminin incarne le paroxysme de la douleur : tout de son corps et de son expression faciale expriment le sentiment de désarroi et de révolte qui 1' animent. Elle est placée au centre de la composition. De ce fait, elle représente un personnage pivot autour duquel s'articule la composition: à droite, les cinq personnages féminins dont la gestuelle témoigne de leur profonde affliction, et à gauche, les trois figures féminines qui se distinguent par leur retenue. La position qu'elle occupe introduit 1' idée de gradation dans la douleur ; une distribution de la charge émotive qui reflète les nuances apportées par l'artiste dans la figuration du pathos.

(30)

En glissant sur cette surface ondulante, le regard est ensuite arrêté par le creux des mains. Elles sont traitées de manière plus

«

abstraite47

»

car l'artiste a modifié l'angle selon lequel elles sont vues dans la photographie. Catherine Millet mentionne leur présence troublante, presque hypnotisante, comme les mains figées des figures de la peinture byzantine qui jaillissent des plis des robes48. Elles sont représentées par des cavités serties de cuivre qui traversent l'épaisseur du mur de cire. Les mains apparaissent comme autant de signes scripturaires qui ornent la surface du mur. La position des mains ordonne la lecture, car 1' œil est obligé de brosser la surface dans un mouvement saccadé qui le mène des mains vers les visages, des visages vers les mains, puis des mains vers le corps du défunt. Ainsi, le regard du spectateur se trouve dirigé vers le registre inférieur de la composition où gît le corps du défunt. S'ensuit une sensation d'étreinte due à 1' exiguïté de la scène représentée et qui est accentuée par le rapport de proximité physique du au regard direct de la figure à l'extrême gauche de la composition qui semble prendre le spectateur à témoin. Appelé à prendre place dans l'espace de représentation, le spectateur rejoint cette assemblée funeste où il vit l'action dans le même espace-temps. Nous pouvons donc dire que,

dans Pietà du Kosovo, la diagonale créée par le corps du défunt, la position des mains, la disposition des personnages dans la composition ainsi que leur gestuelle ramènent toujours le spectateur au cœur du récit, et ont pour effet de l'emprisonner à 1' intérieur de 1' espace représenté, afin de 1' inscrire au cœur de la tragédie.

47

Catherine Millet, « Pascal Convert ou comment se dépêtrer du réel », in Pascal Convert et al., Lamento [1998-2005}, op. cil., p. 79.

48

ibid. Voir aussi Moshe Barasch, «The speaking hand », Giotto and the Language of Gesture,

(31)

23

1.1.2 Madone de Bentalha (200 1-2002)

Madone de Bentalha, (2001- 2002)49 (Figure 1.3) correspond au second

élément du triptyque. Pour la réalisation de cette sculpture, Conveti choisit de

réinterpréter un cliché d'Hocine Zaourar, photographe affilié de l'AFP, pris en

banlieue d'Alger le 23 septembre 1997. Dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997, un

commando s'introduit dans le village de Bentalha, mettant à exécution un plan de

massacre aussi méthodique que sanglant, détruisant les maisons et tuant leurs

habitants de manière barbare. L'armée, pourtant positionnée à proximité, se garda

d'intervenir. Aujourd'hui considéré comme le plus meurtrier, le massacre de Bentalha

a fait six cents morts. Il semblait être l'apogée de l'horreur d'une série de massacres fortement médiatisés, commis durant l'été 1997 dans une banlieue d'Alger, dans ce

qui fut baptisé le triangle de la mort, devenant de fait l'événement emblématique de la

guerre civile algérienne (1991-2002) tristement qualifiée de décennie noire.

La photographie en couleur est prise six ans après l'état d'urgence déclaré en

1991 suite à la victoire du parti politique islamiste, le Front Islamique du Salut (FIS)

et à 1' annulation des élections par le parti à la tête du gouvernement. De 1991 à 2002, 1 'Algérie est secouée par une violente guerre civile qui favorise la formation de nombreux groupes armés dont les attentats visent principalement l'armée et la police.

Pendant la nuit du 22 au 23 septembre 1997, une banlieue d'Alger, Bentalha est

terrorisée par des bombardements. La population civile est sauvagement massacrée

par des membres du Groupe Islamiste Armé (GIA), sans que l'armée postée à

quelques centaines de mètres n'intervienne. Le contexte politique, les circonstances

du massacre, ses modalités, l'apparente passivité de l'armée, de la gendarmerie et de la police, ajoutés à l'autorisation d'accès donnée par les services algériens aux médias étrangers à la localité, tout cela a conduit un nombre croissant de gens à s'interroger 49

Pascal Convert, Madone de Bentalha, d'après la photographie «Massacre à Benthala » d'Hocine Zaouar, 1997. Cire polychrome, 220x250x40, 2001-2002.

(32)

sur la véritable nature des « GIA »50. Sous le titre « Qui a tué à Bentalha ? », un survivant de ce massacre, Nesroulah Yous, raconte ce que fut cette nuit de cauchemar avec une quasi-certitude : ce massacre ne fut pas l'œuvre de groupes islamistes. Comme en témoignent les extraits de ce récit parfois insoutenable, le soupçon demeure quant à la responsabilité de 1' armée algérienne51.

Informés du massacre, quelques journalistes se rendent le matin du 23 septembre sur les lieux. Hocine Zaourar relate la confusion ambiante : « [ ... ], les façades étaient cramées, ça sentait le brûlé. J'ai dû être interpellé quatre ou cinq fois par les policiers en civil, au point de ne plus pouvoir sortir mon boîtier. Les corps des victimes étaient entreposés dans une école impossible à approcher, avant d'être enterrés à 1 'abri des regards52

»

.

Fau te de pouvoir accéder aux victimes, les photographes se dirigent vers 1 'hôpital d'El Harrach, en banlieue d'Alger, où une centaine de personnes attendent dans l'espoir de reconnaître un survivant de leur famille. Dans le chaos et la précipitation, Zaourar parvient à prendre discrètement trois photographies. Deux d'entre elles sont proposées à l'AFP, une fera le tour du monde : la photographie d'une femme qui vient d'apprendre le décès de son frère et sa famille. Craignant d'être interpellé par la police, Hocine Zaourar se presse d'enlever la pellicule du boîtier et la remplace par un autre film. Peu de temps après, un policier intercepte certains films. Par chance la pellicule contenant la photographie est sauve. Le cliché porte le titre de « Massacre à Bentalha

»

(Figure 1.4) ; le titre de «Madone de Bentalha

»

lui a été attribué par le journaliste Michel Guerrin53, puis repris par Pascal Convert. La photographie montre en premier plan une femme écroulée contre l'angle d'un mur pleurant la mort de ses proches, et une seconde qui lui offre son assistance. Au second plan, à la droite de la composition, nous pouvons 50

Gaëlle Morel, Pascal Convert, Madone de Bentalha, cat. exp., Galerie de l'UQÀM, 2009, p. 8-9. 51

Le reportage « Bentalha: autopsie d'un massacre» de Jean-Baptiste Rivoire et Jean-Paul Billault, rediffusé le 23 septembre 1999 dans le cadre de l'émission, «Envoyé Spécial», France 2, 23 septembre 1999, transcription: algeria-watch.

52

Propos recueillis par Michel Guerrin, «Une madone en enfer», Le Monde, 26 septembre 1997.

53 Ibid.

(33)

- -- - - -- -- - - -- - - -- - - -- - - -- - - -- -- - - -- -- -- - - -- -

-25

distinguer les jambes de deux hommes. Le recadrage effectué par 1 'AFP est resserré

autour des figures féminines dont le corps est coupé aux épaules. C'est cette

photographie qui fera le tour du monde.

Le cliché sera rapidement diffusé par 1' AFP, pms utilisé par la presse

européenne et nord-américaine. La photographie fera la une des grands quotidiens

français, espagnols, italiens, ainsi que de l'International Herald Tribune, le

Washington Post, le Los Angeles et le Times. En Algérie la réception est différente :

aucun des dix quotidiens indépendants ne la diffuse. La majorité des photographies

prises durant cette période en Algérie sont réalisées par une poignée de journalistes téméraires qui travaillent pour la presse indépendante algéroise, et très peu de photographies sortent du pays54. L'Agence France Presse et l'Associated Press sont

les seules agences étrangères à travailler sur place avec une équipe restreinte. Au

moment des faits, Hocine Zaourar est l'unique photographe recruté par l'antenne

algéroise de l' AFP55. La photographie sera couronnée par le World Press Photo qui la

consacre meilleure photo de 1' année 1997.

Ce second élément du triptyque fait également référence à l'iconographie de

la mater dolorosa. La

«

madone

»

de Couvert est représentée par la figure de gauche dans la sculpture. Par sa posture, l'expression de sa douleur, et le drapé de son vêtement, elle rappelle les figures de vierges baroques écroulées à terre. Madone de Bentalha donne à voir un somptueux drapé de cire polychrome se détachant d'un mur de cire quadrillé. Ses larges plis se déversent vers le bas dans un remous agité. Ils

finissent leur course dans un affaissement désordonnée et flottant. La volumineuse

étoffe est couronnée de deux formes voilées qui laissent deviner les contours fragiles

de deux visages féminins : un profil qui se détache faiblement de la paroi opaline et

54 ibid. 55

Pierre-Alban Delannoy, La pietà de Bentalha. Étude du processus interprétatif d'une photo de presse, Paris, L'Harmattan, 2005, p. 15.

Figure

Figure  1.1  Pascal Convert, Pietà du  Kosovo , 1999-2000.  Sculpture en cire blanche sur  plateforme  en  bois
Figure  1.2 Pascal Convert, Pietà du Kosovo,  1999-2000.  Sculpture en cire blanche sur  plateforme  en  bois
Figure  1.3 Georges Mérillon, « Veillée funèbre  au  Kosovo  autour du  corps de Nasimi  Ehasani ,  tué  lors  d ' une  manifestation  pour  l' indépendance  du  Kosovo  »,  Nagafc,  Kosovo , le 29 janvier 1990, dite « La pietà du Kosovo  »
Figure  1.4  Pascal  Convert,  Madone  de  Bentalha,  2001-2002.  Sculpture  en  cire  polychrome  sur  plateforme  en  bois
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