A NNALES SCIENTIFIQUES
DE L ’U NIVERSITÉ DE C LERMONT -F ERRAND 2 Série Mathématiques
M. A. T ONNELAT
Blaise Pascal et la recherche scientifique de tous les temps
Annales scientifiques de l’Université de Clermont-Ferrand 2, tome 7, série Mathéma- tiques, n
o1 (1962), p. 19-22
<
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BLAISE PASCAL ET LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE DE TOUS LES TEMPS
Madame M.A. TONNELAT Professeur
àla Sorbonne
"Nous
sommes ainsifaits,
assure en substancePascal,
que lesplus
noblespensées
et que les discours lesplus
élevés à lalongue
nouslassent".
En
m’inspirant
de cetteopinion, je
voudrais éviter de discourirtrop systématiquement
sur lesliens entre Blaise Pascal et la
recherche
de tous lestemps, Vaste, trop
vastesujet :
1 J’essaierai seulement de vouscommuniquer quelques
brèves et trèspartielles
réflexions à cesujet.
Ce mois de mai 1962 a vu la Commémoration de deux anniversaires : réunis au coeur de la
Montagne
SainteGeneviève,
le souvenir de Blaise Pascal lié à saparoisse
StEtienne,
le souvenir de Jean Perrinattaché, plus qu’au Panthéon,
aux laboratoires de la rue Pierre Curiesymbolisent
ces contrastes et ces affinités
qui
ont un écho en chacun de nous.Pourtant,
ce n’est pas en His- torien des Sciences quej’aimerais parler
ici de BlaisePascal,
ce n’est pas enPhysicien
queje
voudrais
évoquer
lesprincipes
de la RechercheScientifique.
Je souhaiterais mereporter
à cetemps
lointainoù, jeune philosophe égarée
dans le laboratoire dePerrin, j’y
trouvai la conviction de laprofonde
unité de la RechercheScientifique
sous l’infinie diversité de sesapports.
La Recherche
Scientifique
necomporte
ni méthodeéprouvée
nisystématique
infaillible. Pascal l’a senti d’instinct et, s’il écrivit l’art depersuader,
il s’est biengardé
depromulguer
une chartede la découverte. Les
plus
ambitieuses tentatives desynthèse,
issues dequelque principe
apriori
lui semblent
suspectes
et pour lui l’édifice cartésien révèledéjà
safragilité.
Habile
expérimentateur,
Pascal s’attache à établir des faits de manière indiscutable. S’il réussit à soustraire à touteobjection
les résultats deTorricelli,
c’est en utilisant avec soin la mé- thode de variation dans la célèbreexpérience
deseptembre 1648,
auPuy-de-Dôme.
Saprudence
est extrême
mais,
une fois le résultatacquis,
l’audace et lapuissance
de ses déductions ne flé- chissent pas.Esprit critique
etsingulièrement positif,
Pascal se défend de reconstruire le monde avec unematière dont on va supposer
"non
seulement lesqualités
mais l’existencemême"
car, écrit-il auR. P.
Noël, "Toutes
les choses de cette nature dont l’existence ne se manifeste à aucun de nos sens sont tout aussi difficiles à croirequ’elles
sont faciles àinventer".
Aussi va-t-il repousser les
vestiges
de laphilosophie aristotélicienne,
tournant en dérision cette lumière formée par"le
mouvement luminaire de rayonscomposés
de corps lucides c’est-à- direlumineux".
Il ne se ralliera pasdavantage
à unpseudo-atomisme
aussi diversifiéqu’illusoire
"Et
le flux de la mer, et l’attraction de l’aimant deviendront faciles àcomprendre précise-t-il,
s’ilest
permis
d’inventer des matières et desqualités exprès".
Plus
modestement,
Pascal va donc essayer de rattacher les faits àquelques principes simples : "la pesanteur
de l’air est la cause des effetsobservés" ; "les liqueurs pèsent
en pro-portion
de leurshauteurs".
Cesprincipes
ne sontplus
des vertusmythiques
oudes
essences qua- litatives. Ilspeuvent
àchaque
instant être chiffrés et infirmés parl’expérience.
C’est dans cetesprit
strictementpositif
que sepoursuivra
le Traité surl’équilibre
desliqueurs.
Cette méfiance des
hypothèses
apriori,
cet attrait deprincipes
et de lois abstraites maisgénérales
etprécises
font invinciblement penser auxpremières recherches
de Newton et aux débuts de laPhysique mathématique :
l’horreur du vide va devenir Effets de lapression
de l’air et seral’objet
d’une loi. Bientôt d’une manièreanalogue,
les mouvementsparfaits
des corpscélestes,
leursmystérieuses affinités,
se réduiront à l’attraction universelle et relèveront d’un formalisme ma-thématique général.
Dans la
physique
de Descartes etsingulièrement
dans sonOptique,
lesreprésentations
demeu-raient
purement comparatives
et dans cette mesure indifférentes. Diversesimages -
le baton - lacuve -
expliquaient
la nature de la lumière. Pourtant dans cettephysique agnostique -
et néanmoinsméticuleuse - la lumière ne s’identifiait à aucune d’elles. Pascal
possède
un senstrop exigeant
dela vérité pour se
complaire
dans dessuggestions.
Il s’intéresse aux lois du hasardmais,
néan-moins,
pour lui comme pourEinstein, "Dieu
nejoue
pas auxdés".
Aussi Pascal ne
joue
pasdavantage
à la Recherche. Toutereprésentation
doit êtreétayée
parl’expérience quantitative.
Pour luil’apparition
de donnéesmicroscopiques
n’aurait pu êtrejustifiée
que par le
progrès
des méthodesexpérimentales
et destechniques mathématiques. Ainsi,
l’universde la Science ne
pouvait
être radicalement différent de l’univers sensible. Les théoriesphysiques
sont
l’approfondissement
del’expérience
courante, mais ellessupposent
unelongue
etpatiente
ré- flexion."Je
sais combien il y a de différence entre écrire un mot àl’aventure,
sans y faire une réflexionplus longue
etplus étendue,
etapercevoir
dans ce mot une suite admirable de consé- quences... et en faire unprincipe
ferme et le soutient d’unephysique entière" (*).
Or,
àl’époque
dePascal,
laMécanique
des milieux continus demeurait encore dans l’enfance.Il fallait attendre
Huygens,
il fallait attendre Gibbs et Boltzmann pour édifier unephysique
statis-tique.
Alors lescorpuscules s’ordonnent,
la structure d’un universmathématique
seprécise
etpourtant,
comme dans le mondePascalien,
ils’agit
encore deconséquences
issues très directe- ment des données sensibles.Toutefois,
Dieu est devenutrop sophistiqué
pour se passer de Bourbaki.Ainsi,
de Pascaljusqu’à
nous, un réalisme incoercible sembleinspirer
la Recherche Scien-tifique.
Souscrit-elle donc à une assimilation naïve et littérale de ses résultats à une réalité ensoi découverte par ses efforts ? -
je
ne le penseguère.
Seule l’attitude
passive
convient à un homme de scienceplacé
devant laVérité,
écrivait Le Dantec. Maisquel
homme de Science s’est-iljamais
vuplacé
devant la vérité ? Il se trouve - et Pascalplus qu’eux
tous - lié aux obscurités des contradictions et des doutes."Nous
avons une idée de la vérité invincible à tout lePyrrhonisme"
mais aussi"une puissance
de prouver invincible à tout ledogmatisme".
La notion de certitude
univoquement
déterminée reste aussiétrangère
à la Recherche Scien-tifique qu’elle
leparaissait
à Pascal. Trèsclairement,
eneffet,
Pascalanalyse
la Relativité de la notiond’hypothèse,
dereprésentation
et, parconséquent,
de théorie parrapport
à uneexpérience
donnée.
"Pour
fairequ’une hypothèse
soitévidente,
il ne suffit pas que tous lesphénomènes
s’enensuivent ;
au lieu que, s’il s’ensuitquelque
chose de contraire à un seul desphénomènes,
celasuffit pour assurer de sa
fausseté".
L’expérience,
fût-ellecruciale,
reste donc une normeindispensable
maisnégative
de la Recherche."Un
même effetpeut
êtreproduit
parplusieurs
causesdifférentes". Or,
on ne sauraitproposer une énumération exhaustive de ces causes. Aussi
"qui
osera faire un sigrand
discerne-ment et
qui
pourra, sansdanger d’erreur,
soutenir l’une aupréjudice
desautres ?".
Notre vision du monde à tous ses
degrés
est donc une théoriephysique
que soutiennent sesattaches
expérimentales, qui
seulescomportent quelque
certitude. Mais ces attaches restent rares etfragmentaires.
Ainsi la notion de certitude
univoquement
déterminée n’est pas le corollaire ou l’aboutisse- ment de la RechercheScientifique
nimême, plus généralement,
de la Recherche de la vérité. Avecson inévitable
apport humain,
celle-ciexige
une sorte de foi en la valeur de lascience,
foiqui requiert
maisdépasse
de très loin les strictes donnéesexpérimentales.
"Nous
connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le coeur, c’est de cette dernière sorte que nous connaissons lespremiers principes.
Et c’est sur ces connaissancesqu’il
faut que la raisons’appuie
etqu’elle
y fonde tous sesdiscours" (**).
Cette connaissance
qui
sepoursuit
à travers lesétapes
de la Recherche n’a rien demysté-
rieux ni de confus. Elle
s’exprime
par ce critère d’unité et de rationnalitéqui, portant
sur l’ensemble de notreexpérience,
devient uneexigence qui dépasse
alorsl’expérience
même."La réalité, précise Einstein, représente toujours quelque
chose que nous posons, dans une certaine mesure, librement. Lajustification
de ces constructions consisteuniquement
dans laqualité
derendre
intelligible
les données dessens".
---
(*) "De
l’esprit géométrique".
b*) Pensées.
Toute
recherche,
fût-elle strictementpositive, peut
difficilement récuser une tellejustification,
se défendre d’une telle
exigence.
Alors lepostulat
d’uneintelligibilité
totale de la connaissance est bienproche
de l’affirmation d’une unité del’esprit
et de la recherche de la vérité par le coeur . Ainsi chemine la recherchescientifique
entre ces deuxpôles
du Rationnel et duRéel,
inac- cessibles l’un et l’autre dans leurtotalité,
mais l’un et l’autreindispensables.
Pour Pascal et pour la
Physique Mathématique,
le cosmos n’estplus mythique, magique
ni mêmemystérieux.
Le réel est caché"Deus
absconditus... " En segardant
d’unpanthéisme
bienétranger
à Pascal(mais
familier à Einstein et àSpinoza)
onpeut
affirmer néanmoinsqu’à
son achèvementl’expérience quelle qu’elle soit,
doitrejoindre
lacontemplation
du réel. Mais notre conditionhumaine,
notre"condition misérable"
nouspermet
seulement la réflexion et lapensée,
toutenotre insuffisance mais aussi toute notre
dignité.
La recherche
scientifique
en est unaspect, - aspect peut-être
artisanal au dire de Pascalpuisque
legéomètre n’exerce, après
tout,qu’un métier,-
maisaspect
solidequi découragera
aumoins l’esprit faux,
solliciterapeut-être l’esprit
fin et pourra sejustifier
ensuite dans desprévi-
sions et par des réalisations de toutes sortes.
"On
m’areproché
de m’attachertrop
auxconséquences
matérielles desrecherches,
déclare Jean Perrin. En faitj’y
tiens surtout pour l’émotion alorssentie,
pour les désirs d’actionqu’elles
firent germer en nous, pour les
énergies qu’elles
éveilleront silongtemps
dans le coeur deshommes
(* )... "
L’idée de la recherche de la vérité devient alors
l’origine
d’une vocationscientifique, l’aiguil-
lon de certains thèmes
explicatifs, l’espoir
unitaire sanslequel
lagéométrie
et laphysique
devien-draient recueils de recettes et
"ne
vaudraientplus
une heure depeine".
Je me réfère maintenant à Pascal.Le
danger
de toute foi est de confondre cequi
lui est donné avec cequ’elle espère.
Un descaractères admirables de l’0153uvre de Pascal est d’avoir senti
profondément
l’attrait et presque lajustification
d’une telle confusion."Tu
ne me chercheraispas" (--)...
et de lui avoiropposé
mêmedans l’ordre surnaturel - a fortiori dans l’ordre naturel- son
jugement sûr,
souventironique
etquelquefois angoissé. "La plus grande
des vérités chrétiennes est l’amour de lavérité"(***),
Il est vrai que .la Recherche constitue notre
vérité,
que nousatteignons
par elle mais elle n’est pas laVérité,
pasplus qu’elle
ne s’identifie avec la nature ni avec la certitude.Effectivement toute
intelligibilité
suppose nécessairement cettelimitation,
cetachoppement
surle réel
qui
évite lapluralité
deshypothèses
et les coordonne en déductions nécessaires : elle sup- posel’expérience
et la donnée d’un monde sensible. Mais elle retracera, en sonlangage original ,
en son
langage humain,
les caractères et les avatars. Elleesquisse
descorrespondances.
Ellen’aboutira
jamais
à unedescription,
encore moins à unportrait.
Ainsi
l’expérience
seulepermet
etjustifie
dans une certaine mesure l’idée de certitude. Elle demeurel’unique
recours de cettequête plus
ou moinsangoissée
dont Pascal avait si fortementéprouvé
letragique.
Elle est ce mémorial cousu dans un vêtement pour en ressentir àchaque
ins-tant la force
persuasive: "Lundi
25novembre, jour
de SaintClément"...
C’est à
partir
de ces brèves certitudes que s’édifie la Recherche de la Vérité dont la RechercheScientifique
est unepart.
A celle-ciparticipe
le Savant tout entier avec sesexigences et-pourquoi
le nier - sa foi.
"Si je
neportais
en moi lemonde, je
seraisaveugle
avec des yeuxvivants"
écri- vait Goethe à Ackerman. Parole admirablequi exprime
cette incarnation du rationnel dans lechaos,
cette incarnation que constitue toute RechercheScientifique.
Il me vient
pourtant
unscrupule :
cette confrontation de Pascal avec une Recherchepassionnée
de la vérité a sans doute un
aspect tragique.
Maismalgré
cetaspect,
etpeut-être
à cause delui ,
l’oeuvre de Pascal et la RechercheScientifique
de tous lestemps présentent
aussi uneimpérissable jeunesse
et unpouvoir
de séductionqui
n’a paschangé. Certes,
il estindispensable
à unphilosophe
et à un savant
d’inculquer
aux futurs chercheurs desprincipes rigoureux
et d’une haute tenue scien-tifique.
Il n’est pas moins souhaitable de leurcommuniquer
l’enthousiasme et ledynamisme
querequiert
toute recherche.---
(*) Discours prononcé en juin 1936 sur J. H.
Rosny
Ainé.~.)
Pensées - 823.(···)
Pensées - 737."Il
y avingt cinq siècles, peut-être,
sur les bords de la mer divine où le chant des Aedes venait àpeine
des’éteindre, quelques philosophes enseignaient déjà
que la matièrechangeante
estfaite de
grains indestructibles". Que
de vocations dephysiciens
devait susciter ce livre de JeanPerrin sur les atomes : 1
Nous voici ramenés à ce
rapprochement
et à cette antinomieinitiale,
car les voies de la RechercheScientifique
sontmultiples.
Une ardeurplus angoissée,
une conviction moins confiante dans les réalisations humaines mais unejeunesse
aussiexigeante,
tout cela c’est lestyle
de Pascal."Ne
sentions-nous pas que notre coeur nous brfllait sur le Chemin ? ...L’idée de Vérité est-elle autre chose ? Cette unité de