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Je donne ma langue au chat: analyse zoopoétique de Connaissance des singes, My mother told me monsters do not exist et La Randonneuse de Marie Darrieussecq, suivi du texte de création Hybris

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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« My mother told me monsters do not exist » et « La Randonneuse » de Marie Darrieussecq

suivi du texte de création

HYBRIS

par

Jasmine Martin-Marcotte

Département des littératures de langue française, de traduction et de création Université McGill, Montréal

Mémoire soumis en vue de l’obtention du grade de M. A. en langue et littérature françaises

Août 2020

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Ce mémoire est composé de trois parties liées par le thème général de l’animalité. Il s’agira d’abord d’analyser trois nouvelles tirées de Zoo de Marie Darrieussecq (« Connaissance des singes », « My mother told me monsters do not exist » et « La Randonneuse ») en utilisant l’approche zoopoétique des textes. Celle-ci se propose d’analyser les représentations littéraires des comportements et des affects des mondes animaux afin d’en dégager les relations souvent complexes entre le littéraire et le figuratif, entre le réel et la fiction. Les hybrides de Darrieussecq longent ces frontières poreuses et les relations interespèces qui en découlent jettent un éclairage critique sur nos comportements éthiques et sociaux. Pour sa part, le volet création présente un ensemble de six nouvelles qui explorent les relations entre les humains et les animaux sous les angles de la magie, de l’étrangeté, de la domination et de la violence. En mettant en parallèle des narrations humaine et animale, nous espérons qu’une empathie puisse être ressentie envers tous les narrateurs, incluant ceux non-humains : ne serait-ce ainsi pas la preuve que la création littéraire (dont le matériau est le langage humain) puisse réellement s’ouvrir à l’autre? Qu’il soit possible de donner une voix à ceux qui n’en ont pas? À travers les différentes voix narratives de chaque nouvelle, il s’agira de voir si l’exercice littéraire permet effectivement de créer un pont entre les expériences humaine et animale. Un texte intermédiaire explique les liens entre les parties critique et création en expliquant d’une part le processus créateur, d’autre part le thème de l’hybridité.

ABSTRACT

This thesis is comprised of three parts, all linked by the general thematic of animality. The first part proposes a literary analysis of three of Marie Darrieussecq’s short stories (« Connaissance des singes », « My mother told me monsters do not exist » and « La Randonneuse ») using the zoopoetic approach. This approach focuses on the literary representations of the animals’ worlds, affects and modes of being in order to identify the complex interplays between the literal and the figurative, between reality and fiction. It seems Darrieussecq’s hybrids walk these thin lines and the interspecies relations that derive from them shed a light on our ethic and social human behaviors. The second part, the creative section, is comprised of six short stories that explore the relations between human and animals through magic, the unnatural, domination and violence. While using both human and nonhuman voices, we hope that the reader might achieve empathy toward all narrators, including the nonhuman ones : wouldn’t it prove that creative writing (which uses human language) can truly open itself to the Other? That it is possible to give a voice to those who do not have their own? Through different narrative voices, we wish to see if the literary exercise can really bridge the human and animal experiences. A intermediate part explains the links between the two major ones, explaining the creative process and the importance of hybridity.

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REMERCIEMENTS

Mes remerciements vont tout d’abord à mes deux superviseur·e·s, Alain Farah et Stéphanie Posthumus, pour leurs nombreuses lectures, leurs commentaires constructifs, leur temps et leur support inconditionnel. Merci d’avoir cru en ce mémoire qui sans eux, serait resté dans le néant.

Je remercie également mes parents qui m’ont toujours encouragée à poursuivre mes rêves, qui n’ont jamais cessé de croire en mon écriture, même s’ils n’y ont jamais eu accès depuis le commencement de cette aventure.

Un merci spécial à Joëlle Papillon, qui a généreusement accepté de lire la première partie de ce mémoire durant un moment critique de l’été 2020, et à Jane Everett pour son support, ses conseils et son écoute.

Je remercie en dernier lieu le Département des littératures de langue française, de traduction et de création de son soutien financier.

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TABLE DES MATIÈRES RÉSUMÉ ... ii REMERCIEMENTS ... iii PARTIE I ... 6 INTRODUCTION ... 8 CHAPITRE I :... 10

MISE EN CONTEXTE ET THÉORIE DES GENRES LITTÉRAIRES. ... 10

Contexte littéraire autour des animaux ... 10

Zoopoétique ... 12

Moyens de représentation littéraire des animaux ... 14

CHAPITRE II : ... 20

ANALYSE LITTÉRAIRE ... 20

L’impossibilité de lire le corps animal ... 20

Le fantastique pour mieux dire le réel ... 26

CONCLUSION ... 33 BIBLIOGRAPHIE ... 35 PARTIE II ... 39 BIBLIOGRAPHIE ... 45 PARTIE III ... 47 DADDY’S BITCH... 49 GENESIS ... 57 VACHES FOLLES ... 67 LACTOMANIE ... 80 GRAND ÉLAN ... 90 DOMESTICATION ... 99

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PARTIE I

Je donne ma langue au chat

Analyse zoopoétique de « Connaissance des singes », « My mother told me monsters do not exist » et « La Randonneuse » de Marie Darrieussecq

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INTRODUCTION

L’être humain peuple ses histoires d’animaux : depuis les contes pour enfants, en passant par les bestiaires du Moyen Âge, jusqu’à ces auteur×e×s qui, témoignant d’une conscience éthique et écologique, infusent leurs œuvres des problématiques animales qui leur sont contemporaines. Cadavres exquis d’Agustina Bazterrica (2017), Le Corps des bêtes d’Audrée Wilhelmy (2017), Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo (2016), Défaite des maîtres et possesseurs de Vincent Message (2016); ce ne sont que quelques noms parmi les romancier×e×s contemporain×e×s qui cherchent à donner une place aux animaux dans leur production littéraire. La « question de l’animal » apparaît ainsi comme un phénomène qui vient de l’intérieur de la littérature même et c’est ce traitement thématique de l’animal qui se trouve au cœur de l’enquête zoopoétique. En effet, au cours des dernières années, la critique s’est de plus en plus penchée sur les représentations littéraires des animaux par le biais de l’approche zoopoétique. Celle-ci se distingue des travaux plus classiques en ce qu’elle demande des modes de lecture (modes of reading) qui ne reposent pas sur des conceptions anthropocentriques utilisant les animaux littéraires comme simples symboles ou métaphores :

[seeking] to move beyond this metaphorical paradigm, literary animal studies has instead embraced what Rosi Braidotti calls a « neoliteral » attitude to nonhuman animals, whereby they « are no longer the signifying system that props up humans’ self-projections and moral aspirations, » but rather regarded as « entities framed by code systems of their own »1.

La tâche de la zoopoétique consiste plus particulièrement en « [unpacking] the complex interplay between the literal and the figurative, and the ways in which these textual animal presences come to signify in ways that gesture beyond the human, toward a less narrowly anthropocentric conception of the world2 ». Le roman Truismes (1996) de Marie Darrieussecq se serait bien prêté à l’analyse zoopoétique en raison de son arc narratif qui, résumé assez grossièrement, suit la transformation progressive de la narratrice humaine en truie dans un monde d’hommes. Nous avons toutefois arrêté notre choix sur trois nouvelles de la même autrice qui ont été beaucoup moins analysées jusqu’à maintenant : tirées de

1 K. Driscoll, « Second Glance at the Panther », FRAME, p. 30. 2 Ibid., p. 33.

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Zoo, un recueil de quinze nouvelles3 qui met en scène animaux, êtres hybrides, robots, clones et fantômes, les nouvelles se prêtent parfaitement à l’analyse zoopoétique. Écrite en 2005, « Connaissance des singes » s’ouvre sur une narratrice qui peine à compléter son prochain travail. Elle est vite appelée à garder Marcel Chimpanzé, le singe parleur domestique de sa mère pendant l’absence de celle-ci. La tension entre l’hominisation et l’animalité du singe éclate en fin de nouvelle lorsque l’animal, après avoir perdu l’usage de la parole, « saut[e] de branche en branche en poussant des cris4 ». La nouvelle « My mother told me monsters do not exist » a été écrite en 1999. On suit une autre narratrice écrivaine aux prises avec une créature hybride qui a élu domicile dans son bureau et avec un voisin plutôt indiscret qui passe son temps à épier la femme par sa fenêtre. « La Randonneuse » pour laquelle l’écrivaine a remporté le prix du jeune écrivain en 1988, met en scène une narratrice (encore une fois) écrivaine qui vit seule avec ses animaux de compagnie dans un chalet isolé en montagne. Durant une nuit de tempête hivernale, une randonneuse aux allures de félin cogne à sa porte et une plongée dans la folie s’ensuit jusqu’au meurtre d’un animal. Au final, on ne sait qui est le coupable, ni même si la randonneuse a vraiment existé. En examinant de près les relations entre les humains et les créatures animales des textes dans le but d’en dégager une réflexion critique sur le comportement humain5, nous espérons contribuer aux études animales littéraires avec des textes qui ont été jusqu’à maintenant très peu analysés6.

3 M. Darrieussecq a écrit et publié ces nouvelles dans des revues entre 1987 et 2006 à l’exception de « On ne se brode pas tous les jours les jambes » (2003) et « Mon mari le clone » (1999). Elle n’a retouché aucune des nouvelles à l’étude.

4 M. Darrieussecq, « Connaissance des singes », p. 54. Dorénavant, les références à cette nouvelle seront directement intégrées dans le corps du texte, entre parenthèses au moyen de « CS, p. », suivi du numéro de page. « My mother told me monsters do not exist » et « La Randonneuse » procéderont de la même manière avec respectivement « MMT, p. » et « LR, p. ».

5 Au final, nos textes ne nous révèlent pratiquement rien du comportement des animaux, mais cela ne signifie pas pour autant que les études animales littéraires ne peuvent porter que sur l’humain (ce qui serait d’ailleurs perpétuer la dichotomie humain-animaux). Nous croyons que les enjeux principaux des nouvelles à l’étude se situent simplement ailleurs, que c’est l’humain qui ressort ébranlé de sa rencontre avec la créature animale, ce qui permet par conséquent la réflexion sur son propre comportement..

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CHAPITRE I :

MISE EN CONTEXTE ET THÉORIE DES GENRES LITTÉRAIRES. Contexte littéraire autour des animaux

Qu’entend-t-on par la « question de l’animal » en études littéraires? Dans sa monographie Zoographies : The Question of the Animal from Heidegger to Derrida, Matthew Calarco attribue l’expression (« question animale ») à Jacques Derrida qui l’utilisait principalement pour se poser à l’encontre des philosophes occidentaux qui ont traditionnellement considéré les animaux en termes essentialistes et réducteurs7. Si l’expression trouve son premier usage dans la philosophie, elle ne peut se être comprise sans l’apport d’autres disciplines :

There is no doubt that we need to think unheard-of thoughts about animals, that we need new languages, new artworks, new histories, even new sciences and philosophies. The field of animal studies is interdisciplinary for this reason : it is seeking out every available resource to aid in the task of working through the question of the animal8.

Les études animales s’inscrivent ainsi à la jonction d’une multitude de disciplines, parmi lesquelles on compte la philosophie, la science, l’éthique, le droit, la zoologie, l’éthologie, les arts, etc. La littérature possède tout autant un droit de cité parmi les études animales. En effet, l’animal a toujours pris une place prépondérante dans les textes littéraires et les nouvelles approches critiques telle que la zoopoétique prêtent une attention pointue aux problématiques animales dont témoignent les écrivain·e·s dans leurs œuvres :

Il s’agit de montrer aussi comment, à travers l’examen de leurs fictions, nous, chercheurs [littéraires], pouvons mettre au jour un savoir proprement littéraire sur les bêtes ou les relations interspécifiques, et relier les méthodologies et les enjeux de la poétique avec ceux d’autres disciplines plus communément associées aux Études animales9.

Comme le veut l’interdisciplinarité du champ, il se peut également que d’autres approches fournissent des outils conceptuels capables d’éclairer l’analyse littéraire. Par exemple, avec son ouvrage fondateur The Sexual Politics of Meat (1990) Carol J. Adams a établi les bases de l’écoféminisme antispéciste qui considère que « les oppressions envers les femmes et les animaux sont interreliées : la domination patriarcale est structurellement similaire à la

7 M. Calarco, Zoographies, p. 4. 8 Ibid., p. 6.

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suprématie humaine10 ». En soulignant les rapprochements entre les femmes et les animaux non-humains que l’imaginaire patriarcal représente comme « à chasser, à dominer et à dévorer », Adams dénonce les représentations encore actuelles qui à la fois sexualisent la viande et réduisent les femmes à être des nourritures appétissantes et toujours disponibles pour les hommes11. La politique sexuelle de la viande serait susceptible de faire le pont entre les enjeux majeurs de Truismes de Marie Darrieussecq (féminisme, animalité et langage), concepts qu’on a trop souvent analysés séparément. L’ouverture de Zoo y fait d’ailleurs directement référence : « Pourquoi une truie12? ». Qu’elle ait eu connaissance de la politique sexuelle de la viande ou non, l’autrice reconnaît déjà que l’usage du mot destiné à insulter la femme est problématique et n’est jamais justifié « Je n’ai pas vraiment de réponse, sauf que “truie” est une insulte plus répandue que “kangourou”13. » La politique sexuelle de la viande répertorie ces usages problématiques du langage pour les démystifier et ultimement, pour les déconstruire. C’est donc le dialogue avec les autres disciplines qu’il faut rechercher afin d’en dégager les enjeux qui ne sont pas a priori « littéraires »14.

Mais que peut exactement la littérature pour la question animale ? Parce que l’écriture romanesque permet des procédés narratifs tels que le changement de perspective, la démultiplication de points de vue et l’expérimentation de l’altérité, elle est capable de représenter une intériorité animale autonome qui n’a d’autre contrainte que la logique du texte. Contrairement au discours scientifique qui se voit encombré de la tâche de prouver ce qu’il avance, le texte littéraire jouit d’une liberté qui lui est propre, soit celle d’imaginer et de représenter des modes de vie et d’être différents. Il importe ici d’insister sur le fait que cet imaginaire n’est pas inconciliable avec la recherche de la vérité : en effet, en ayant recours au matériel plus « théorique » des autres disciplines (l’éthologie, par exemple), le texte littéraire sait porter un savoir « légitime » et n’est pas que pure fabulation ; ce serait également nier le travail des auteur·e·s qui s’intéressent aux problématiques animales qui leurs sont contemporaines. Prenons par exemple Anima de Wajdi Mouawad (2012) ou

10 M.-A. Casselot, « Cartographie de l’écoféminisme », Faire partie du monde, p. 29-30. 11 V. Giroux, Le véganisme, p. 117.

12 M. Darrieussecq, Zoo, p. 7. 13 Idem.

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Palafox d’Éric Chevillard (1990) : leurs œuvres insistent sur la remise en question de la barrière entre les espèces et font ressortir des caractéristiques communes entre leurs bêtes qui transcendent ces frontières, venant soit appuyer des constats émis par d’autres disciplines, soit éclairer de nouvelles pistes.

Toutefois, bien que les études animales soient alimentées par des débats cruciaux en sciences humaines et sociales, il faut faire attention de ne pas trop imputer aux études animales littéraires de visée éthique ou politique15. Éclairer un texte littéraire à l’aide d’un outil aussi chargéque la politique sexuelle de la viande ne revient pas à dire que le texte, Truismes en l’occurrence, sert une visée écoféministe antispéciste, mais simplement que l’on retrouve des éléments de cette politique dans son univers et qu’il permet une meilleure compréhension de son fonctionnement puisqu’elle y est représentée. Il faut donc approcher les textes avec prudence et se méfier des approches ayant une position politique très forte qui rejetteraient tous textes qui ne serviraient pas leurs motifs ultérieurs.

Zoopoétique

Forte du succès du programme de recherche « Animots : animaux et animalité dans la littérature de langue française des XXe-XXIe siècles » soutenu notamment par l’Agence

nationale de la recherche de 2010 à 2014, Anne Simon a fondé l’approche zoopoétique dans le champ académique français. En 2017 est publié le collectif « Zoopoétique » de la Revue des Sciences Humaines codirigé avec André Benhaïm dont l’objectif est de rendre compte de la légitimité du savoir littéraire dans les études animales. Pour ce faire, le numéro se propose d’établir le statut ontologico-linguistique des animaux dans la littérature moderne de langue française, c’est-à-dire un qui reconnaisse l’hétérogénéité existentielle des espèces (qui s’évanouit dans le terme englobant « animal ») et qui leur donne une vie et non pas qu’un rôle symbolique16. L’approche zoopoétique est donc née du constat qu’à travers l’histoire littéraire, les animaux dans les textes ont été très peu étudiés et lorsqu’ils faisaient l’objet d’une étude individuelle, « c’était la plupart du temps […] d’un point de

15 Par exemple, dans le domaine anglo-saxon, on distingue les Animal Studies qui sont englobantes, mais pas nécessairement politiques des Critical Animal Studies qui elles sont engagées envers la libération animale. 16 A. Simon, « Une arche d’études et de bêtes », Revue des Sciences humaines, p. 9.

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vue allégorique, symbolique ou folklorique : la littérature animalière du terroir, les contes, les fables, etc.17 ». Cette approche contemporaine se penche ainsi sur la représentation littéraire des comportements et des affects des mondes animaux, et étudie la richesse des interactions entre bêtes et humains. Ce faisant, elle souligne la manière dont les auteur·e·s font part dans leur fiction d’un monde partagé entre humains et animaux. C’est donc avec un nouvel œil que la zoopoétique examine de plus près

les tempos, les phrasés, les effets de liste ou d’ellipses, les structurations narratives et syntaxiques, les alternances de point de vue [et] les innovations topiques, bref cet ensemble de manières d’écrire qui permettent à un auteur d’engager le lecteur dans le monde et les allures [de sa] bête singulière18.

En plus de la découverte de nouvelles manières d’être et d’habiter le monde, la zoopoétique mène également le lecteur à une critique de l’humain du texte, l’invitant simultanément à une réflexion inhérente sur lui-même.

S’il semble a priori paradoxal que la littérature, dont le matériau premier est le langage, puisse rendre compte de la vie des animaux, qui ne possèdent pas le langage humain, Anne Simon affirme que « la complexité linguistique à l’œuvre au sein de la littérature n’est pas un obstacle à l’expression de l’altérité, mais son moyen le plus assuré19 ». Elle rappelle d’ailleurs « qu’il y a eu un engendrement au moins partiel des langages humains et des différentes écritures à partir des formes vivantes, notamment des formes animales, qu’il s’agisse de parties de leur corps, de leurs façons de se mouvoir ou de leurs émissions sonores20 ». Le langage littéral ne ressort plus d’une humanité puriste, mais il est fondamentalement bâti sur un entrecroisement avec les animaux et le monde extérieur. D’ailleurs, lorsque le langage créatif permet de changer de peau, de voisiner ou de croiser les bêtes, il est dès lors, avec la zoopoétique, moins question de « faire venir [les bêtes] à nous » que « d’aller à elles, de pénétrer dans leurs mondes »21. La zoopoétique adopte au final une attitude pro-animale22 et se pose en faveur des pensées de la

17 A. Simon, « Qu’est-ce que la zoopoétique? », Sens-Dessous, p. 116. 18 ANIMOTS, « Zoopoétique », https://animots.hypotheses.org/zoopoetique. 19 Idem.

20 Idem. 21 Idem.

22 Nous comprenons que ce postulat puisse sembler aller à l’encontre de notre avertissement concernant la position politiqe d’une approche littéraire : en affirmant que la zoopoétique participe d’une attitute pro-animale, nous voulons souligner son ouverture face à la possibilité d’une conscience et d’une subjectivité animales et non soutenir une visée politique telle que la libération animale.

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transversalité et du dépassement des frontières anthropozoologiques, traditionnellement jugées infranchissables par l’ontologie occidentale. Se basant sur un renouvellement des interfaces avec des disciplines relevant autant des sciences humaines et sociales que de celles du vivant23, la zoopoétique place l’interdisciplinarité au cœur de sa méthode. Ce sont d’ailleurs ces échanges interdisciplinaires qui, pour Anne Simon, mènent au repérage d’innovations thématiques ou de motifs qui n’auraient pas été répertoriés par l’histoire littéraire.

Moyens de représentation littéraire des animaux

Dans son texte « Why Look at Animals? » (1977), John Berger affirme que les animaux sont d’abord entrés dans l’imaginaire humain en tant que messagers et porteurs de promesses24. Avec une telle origine, il n’est pas surprenant que l’histoire littéraire ait relégué les animaux au second plan où ils jouent un rôle symbolique, le plus souvent pour représenter l’humain25. Considérant la longue tradition du conte et de la fable où les animaux servent le plus souvent des représentations anthropomorphiques, la nouvelle critique littéraire est plutôt réticente devant ses représentations métaphoriques. Toutefois, Susan McHugh, qui a travaillé sur le sujet dans la littérature du XIXe siècle, est d’avis que

c’est dans la constitution du canon littéraire que se trouve la racine du problème26. La métaphore animale ne serait pas incompatible avec la remise en question du savoir humain et de ses structures politiques. Parce qu’elle aurait un accès privilégié aux mondes animaux notamment à travers la poésie (poetry), la métaphore doit continuer à être utilisée au profit du développement de nouvelles formes27. John Berger ne précise-t-il pas que « if the first metaphor was animal, it was because the essential relation between man and animal was metaphoric28 » ? Si cette approche de la métaphore animale reste profondément

23 Idem.

24 J. Berger, « Why look at animals », About Looking, p. 4.

25 Idéologie d’autant plus renforcée par l’influence de la philosophie cartésienne qui a réduit l’animal à une machine.

26 S. McHugh, « Ore or Several Literary Animal Studies? », https://networks.h-net.org/node/16560/pages/32231/one-or-several-literary-animal-studies-susan-mchugh#_ednref3.

27 Idem.

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conflictuelle, sa persistance est un indice de sa résistance face à la convention littéraire, voire de sa transcendance29.

Il existe une dissidence similaire au sein de la critique en ce qui concerne l’anthropomorphisme en littérature. Lorsque l’humain s’est déclaré ontologiquement supérieur, l’anthropomorphisme, qui était autrefois intégral à sa relation avec les animaux et qui exprimait leur proximité avant le XIXe siècle30, a été utilisé comme outil de mesure qui devait prouver l’exceptionnalité humaine31. À force d’avoir été au service d’une approche spéciste, il est devenu synonyme de l’effacement des animaux au profit de l’homme. En littérature, lorsqu’il n’est pas compris dans un récit allégorique ou merveilleux, une fable ou un conte pour enfant (et même dans ces cas!) l’anthropomorphisme est souvent envisagé comme une tare32, surtout dans un contexte réaliste. On l’accuse entres autres de couvrir les visages animaux avec des « masques grossiers pour "hominiens" en mal de figurations d’eux-mêmes33 », et on va même jusqu’à rendre les textes littéraires illégitimes, affirmant que la seule voix animale du texte est nécessairement celle d’un humain. En somme, c’est dire que nous ne pouvons jamais complètement sortir de nous-mêmes et que notre langage teinte d’humanité tout ce sur quoi il porte34. En plus d’ignorer la capacité du langage littéraire à se référer à ce qui ne relève pas de lui35, cette approche nie les rapports intimes qu’entretiennent les autres animaux avec le développement de notre langage comme nous l’avons vu plus haut dans la section sur la zoopoétique. D’ailleurs, au niveau plus thématique, l’anthropomorphisme peut s’avérer une voie d’accès privilégiée à la connaissance de l’autre36 en mettant en évidence des expériences communes entre les espèces, pour ne nommer qu’un exemple. Le regard

29 S. McHugh, « Ore or Several Literary Animal Studies? », https://networks.h-net.org/node/16560/pages/32231/one-or-several-literary-animal-studies-susan-mchugh#_ednref3.

30 J. Berger, « Why look at animals », About Looking, p. 11. C’est d’ailleurs sans compter le récit de la genèse biblique qui consacrait déjà l’homme en maître des autres espèces…

31 Nous renvoyons bien sûr au travail de Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine (2007). 32 A. Simon, « La zoopoétique, une approche émergente : le cas du roman », Revue des Sciences humaines, p. 77.

33 A. Simon, « Une arche d’études et de bêtes », Revue des Sciences humaines, p. 9.

34 A. Simon, « La zoopoétique, une approche émergente : le cas du roman », Revue des Sciences humaines, p. 77.

35 Ibid. p. 80.

36 En dehors du domaine littéraire, on pense entres autres aux travaux de Hans Jonas et d’Adolf Portmann sur l’anthropomorphisme. En tant qu’outil littéraire, on renvoie notamment à la conclusion de l’analyse zoopoétique d’Alain Schaffner : « L’anthropomorphisme n’est plus ici un obstacle à l’intériorité animale, mais un accès privilégié par l’intermédiaire de l’empathie » (« Intériorités animales », p. 114-115).

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animal, comme étudié par Jean-Christophe Bailly (Le versant animal [2007]), John Berger (About Looking [1980]) ou Philip Armstrong (The Gaze of Animals [2011] – pour ne nommer que quelques noms) constitue un autre moyen d’accéder aux « autre[s] façon[s] d’être au monde37 » et a même le capacité d’ébranler l’humain qui le croise. Par exemple, dans L’animal que donc je suis, Jacques Derrida relate un événement en apparence anodin qui, au final, provoque un questionnement d’ordre métaphysique chez le philosophe : celui-ci se fait surprendre, nu, par le regard de sa chatte domestique. En découle alors une réflexion sur la nudité, la honte et le regard. « Why look at animals ? » demande John Berger ; Derrida renverse les rôles en faisant de l’humain l’observé, « depuis le temps, peut-on dire que l’animal nous regarde ?38 ». Il accuse ainsi le philosophe occidental traditionnel de n’avoir tenu aucun compte du fait que les animaux pouvaient le regarder et s’adresser à lui39 :

Comme tout regard sans fond, comme les yeux de l’autre, ce regard dit « animal » me donne à voir la limite abyssale de l’humain : l’inhumain ou l’anhumain, les fins de l’homme, à savoir le passage des frontières depuis lequel l’homme ose s’annoncer à lui-même, s’appelant ainsi du nom qu’il croit se donner. Et dans ces moments de nudité, au regard de l’animal, tout peut m’arriver…40

S’il semble que Derrida nous invite à considérer le regard animal pour mener une réflexion sur nous-mêmes et qu’en ce sens, l’humain reste au centre de son discours, rappelons que l’objectif véritable du philosophe se situe dans la déconstruction des concepts et des catégories : l’humain y passe donc, mais l’animal aussi, notamment à travers une critique du langage.

En effet, la question logos n’aura jamais été bien posée pour Derrida. Il critique la conclusion des grands philosophes occidentaux (Artistote, Lacan, Descartes, Kant, Heidegger, Lévinas) qui veut que les animaux en soient privés. L’une de ses plus grandes dénonciations concerne l’utilisation au singulier du mot « Animal » qui ne saurait faire justice à la multiplicité des espèces non humaines et qui n’a aucune considération pour les différences abyssales et les limites structurelles qui les différencient41. En réponse à ce concept trop général et inadéquat, le philosophe propose le phonème « animot », « ni une

37 J.-C. Bailly, Le versant animal, p. 11. 38 J. Derrida, L’animal que donc je suis, p. 18. 39 Ibid., p. 31.

40 Ibid., p. 30. 41 Ibid., p. 56.

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espèce, ni un genre, ni un individu, c’est une irréductible multiplicité vivante de mortels42 ». Faisant entendre la forme au pluriel de l’« animal », l’animot participe de la chimère et s’inscrit d’emblée dans le dépassement des frontières, à une pensée poétique attentive à la pluralité43.

En régime littéraire, un motif plurimillénaire qui fait l’expérience d’une altérité et qui participe dans son essence même de la pluralité est celui de l’hybridité. Avec son étymologie incertaine (issu soit du latin ibrida – croisement du sanglier sauvage [masculin] et de la truie domestique [féminin]) –, soit du grec hybris [crime de la démesure, de la violence et de la production contre-nature]), l’hybride est d’abord associé au rejet, à l’abject et à la stérilité48. Dans son article « Tropes hybrides et inventions monstrueuses », Lucile Desblache ouvre le collectif Hybrides et monstres avec la figure mythique de la sirène. Ces créatures « dangereusement sexuées ou dangereusement asexuelles49 » portent une double perception misogyne qui résonne avec les théories écoféministes contemporaines : « perception d’une part d’une féminité conçue et perçue comme perversement séductrice, et d’autre part, anthropocentrique d’une humanité qui évoque la présence animale comme un hadicap ou un organisme à exploiter.50 » Ainsi, en considérant le non-humain comme une créature inférieure et exploitable, le métissage est longtemps vécu comme une perte de soi plutôt qu’un gain. Aujourd’hui, plusieurs courants dont la branche idéaliste posthumaniste (Carry Wolfe, Donna Haraway, Rosi Braidotti, etc.51) et les études animales encouragent l’opposition au dualisme ontologique ainsi que le brouillage des frontières entre l’humain et le non-humain. Par son caractère pluriel, l’hybride se fait un motif privilégié pour participer au travail de déconstruction des concepts, des espaces et des êtres52, lesquels ont été pris dans une catégorisation ontologique53 trop rigide depuis les débuts de la philosophie occidentale.

42 Ibid., p. 65.

43 A. Simon, « Une arche d’études et de bêtes », Revue des Sciences humaines, p. 10.

48 L. Desblache, « Tropes hybrides et inventions monstrueuses », Hybrides et monstres, p. 12. 49 Ibid., p. 10.

50 Ibid., p. 7. 51 Ibid., p. 9. 52 Ibid., p. 13.

53 J.-M. Schaeffer La fin de l’exception humaine, p. 35 : Selon le philosophe, la culture occidentale conçoit le monde en termes d’opposition (Nature-Culture, humain-animal, organique-inorganique, etc.) et cette

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Les êtres hybrides peuplent les récits de Marie Darrieussecq et cela se manifeste même au niveau générique de sa pratique : « roman policier […], autofiction, roman fantastique, roman de science-fiction et roman à vocation politique se surimpressionnent, engendrant une ultime déterritorialisation, celle des genres littéraires.54 » Ce sont également les discours fictifs et scientifiques qui se mêlent dans son œuvre, les deux étant situés au même niveau. L’imaginaire de la science ainsi que celui du fantastique créent des failles dans l’habituel et le travail de l’écrivaine consiste essentiellement en cela : fracturer l’habituel55. L’hybridité des corps, des genres et des discours chez Darrieussecq prend part d’un côté à une reformulation du romanesque56 et illustre de l’autre un refus des barrières trop étanches. Tout décentrement, toute transcendance des frontières, tout changement de peau contribuent à voir, à habiter et à comprendre le monde autrement.

Ainsi, la romancière participe au travail de déconstruction des catégories initié par Derrida en invitant ses lecteur·trice·s à voir le monde à travers les yeux de ses animaux littéraires. Avec l’extinction massive des espèces qui caractérise l’Anthropocène rôde le deuil d’une planète autrefois habitée par d’innombrable formes de vie ; c’est un savoir sur le monde qui se perd à chaque disparition :

Qu’est-ce qui nous manquera, quand le dernier orang-outan sera mort ? Une façon d’être sur cette planète. Une gestuelle. Un certain rapport aux arbres. Des mains singulières, qui prennent les choses à leur façon. Un autre contact. Un certain rapport aux autres. Et des yeux posés sur le monde. […] Ce qui nous manquera peut-être, c’est ce à quoi ils nous invitent, que nous acceptions ou pas l’invitation : à penser vers eux. À nous demander qui ils sont. À nous demander comment ils voient le monde. Ce mouvement vers eux nous agrandit. De l’espace se crée en nous. Du rêve65.

« Comment ils voient le monde » : c’est le travail de l’écrivaine que d’offrir des points de vue multiples qui, loin de perpétuer une ontologie dualiste en insistant sur les différences entre humain et animaux, ébranlent les visions anthropocentriques du monde. Pour y parvenir, son écriture doit « restaurer stylistiquement des manières corporelles et affectives d’être-au-monde que l’humain ne peut deviner qu’en faisant un effort pour coller au plus

perspective encourage une vision du réel comme une collection d’entités indépendantes classables en catégories ultimes.

54 L. Desblache, « Tropes hybrides et inventions monstrueuses », Hybrides et monstres, p. 25. 55 M. Darrieussecq, « Écrire "par tous les moyens" », Dalhousie French Studies, p. 126. 56 A. Simon, « Déterritorialisations de Marie Darrieussecq », Dalhousie French Studies, p. 21. 65 M. Darrieussecq, « Les animaux, l’insomnie », Mots de faune, p. 104-105.

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près de corporéité et des désirs des bêtes66 ». Un exemple devenu célèbre est celui du chien dans Bref séjour chez les vivants67 : « le chien renifle, zizague, quatre pattes truffe au sol, odeur / pisser / ressac attention pattes / essorage clap clap clap oreilles / odeur où ça où ça / trace perdue / oubliée / maître : bâton, bâton lancé !68 ». On voit ainsi l’importance du corps et de son rapport au monde dans la représentation de celui-ci. Si le lien qui unit le logos et la physis en est un de prolongement69, le langage créatif devient alors le lieu idéal où représenter la sensorialité animale.

66 A. Simon, « La plongée dans les “mondes animaux” », Dalhousie French Studies, p. 83. 67 M. Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, 2001.

68 M. Darrieussecq dans A.Simon, « La plongée dans les “mondes animaux” », Dalhousie French Studies, p. 84.

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CHAPITRE II : ANALYSE LITTÉRAIRE

L’impossibilité de lire le corps animal

En littérature, le genre fantastique remet en question la méthode positiviste70 et la possibilité de tout expliquer par la science : « dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons […] se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier.71 » Selon la définition canonique de Tzvetan Todorov, c’est l’hésitation du lecteur occidental72 par une « expérience des limites »73 qui détermine le genre. Il se trouve dans l’œuvre de Marie Darrieussecq tout un bestiaire d’animaux et de créatures hybrides qui se caractérisent par des débordements corporels (une femme-truie, une anémone de mer aux allures d’œil humain, un cadavre devenu mollusque, etc.). En effet, contre l’objectivation scientifique des mondes perceptifs animaux, elle propose une hybridité des corps qui témoignent d’une remise en cause des frontières entre les espèces. La définition du fantastique de Todorov qui réduisait automatiquement tout animal parlant à un rôle symbolique (« Si les animaux parlent […] nous savons que les mots du texte sont à prendre [au sens] allégorique.74 ») se voit mise à pied par la normalité de l’hybridité constituante du réel des personnages de Darrieussecq. Dans « Connaissances des singes », les singes parleurs sont une race reconnue par la science (« Quant aux singes parleurs, ils naissent tous en cage désormais, et ils se taisent .» [CS, p. 47-48]) ; les narratrices de « My mother told me monsters do not exist » et « La Randonneuse », finissent par accepter l’existence des créatures hybrides auxquelles elles sont confrontées.

Tout comme la notion d’hybridité suscitait autrefois le dégoût et le rejet chez le sujet humain qui y était confronté, les personnages de nos nouvelles de Marie Darrieussecq vivent un effroi face à l’animal hybride dont il leur est impossible de lire le corps. Il sera

70 Méthode issue de la science positiviste qui, aux XIXe et XXe,a frappé d’un sévère interdit « tout transfert de caractères de l’expérience intérieure dans l’interprétation du monde extérieur » (J. Dewitte « L’anthropomorphisme,voie d’accès privilégiée au vivant », Revue Philosophique de Louvain, p. 439). 71 T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, p. 29.

72 Le « lecteur occidental » se réfère à celui qui adopte une vision naturaliste du monde (voir les travaux de Ph. Descola sur le naturalisme scientifique dans le monde occidental). La distinction est importante à faire, car le fantastique s’oppose au réalisme magique qui crée des univers dans lesquels de tels événements ne poseraient aucun problème parce qu’ils font partie d’une vision animiste ou totémiste de ce monde.

73 E. Poe dans T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, p. 99. 74 Ibid., p. 36.

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toutefois possible de surmonter cette frayeur initiale par le biais de l’empathie. Selon Lori Gruen, il s’agit d’une notion relativement récente (datant d’environ un siècle) dont l’interprétation est plutôt libre et dont il existe différentes formes (affective resonance, storied empathy, primary empathy, cognitive empathy75). Ce qui caractérise surtout l’empathie est que « [it] does not involve abandoning one’s own attitudes, perspectives, and commitments. It provides an important reference point from which to assess the features of a situation and to ask appropriate questions.76 » Ainsi, l’expérience empathique n’est pas nécessairement une perte du sujet chez l’autre (bien qu’elle peut l’être), mais une considération de celui-ci et de sa situation. En régime littéraire, Anne Simon affirme que « les écrivains contemporains envisagent l’empathie comme une relation entre deux vivants qui partagent un certain nombre de traits, partage qui ne débouche pas forcément sur une compréhension mutuelle…77 ». Si la définition de Gruen insiste sur le bien-être de l’autre78 (humain ou non-humain), on remarque que celle de Simon s’arrête à l’expérience du commun entre deux vivants : l’empathie en littérature demande une ouverture de soi vers un « entrelacement humanité-animalité »79 à partir duquel l’écrivain·e donne une voix aux animaux.

Dans nos textes, chacune des narratrices hésitent devant l’animal en raison de l’hybrditié de leur corps, faisant ainsi l’expérience d’une empathie sans fusion. L’écriture, parce qu’elle permet une « dé-focalisation »80 du sujet humain (ou une ouverture de soi), cause l’hybridation de l’humain dans un mouvement d’interrogation vers l’altérité. Aussi n’est-ce pas un hasard si c’est la présence animale qui résout les pannes d’inspiration des protagonistes écrivaines : le regard se rebute d’abord face au corps hybride de l’animal, puis s’ouvre par le biais d’une écriture empathique qui part d’un lieu qui n’est plus seulement qu’humain. La parole de Marcel Chimpanzé permet à la narratrice de s’oublier pour écrire un récit polyphonique ; le sujet de « My mother told me monsters do not exist », une fois confronté à la créature hybride, disparaît littéralement de la phrase pour

75 L. Gruen, « Different Forms of Empathy », Entangled Empathy, p. 45-53. 76 Ibid., p. 45.

77 A. Simon, « L’Animal entre empathie et échappée », Figures de l’art, p. 2.

78 L. Gruen, Entangled Empathy, p. 45 : « Empathetic attunement or perception is directed toward the wellbeing of another. »

79 M. Merleau-Ponty dans A. Simon, « L’Animal entre empathie et échappée », Figures de l’art, p. 3. 80 G. Didi-Huberman dans ibid., p. 7.

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réapparaître avec une nouvelle vision des choses ; finalement, après avoir croisé le regard de la randonneuse dans la nouvelle éponyme, la narratrice sombre de plus en plus dans la folie. Comme quoi le mouvement vers l’autre ne débouche pas nécessairement sur une compréhension mutuelle, mais peut avoir ébranler l’humain au plus profond de son être.

Les personnages de Marie Darrieussecq se construisent plus par leurs sensations du corps que par l’analyse psychologique traditionnelle81. En insistant sur le corps et le cerveau (comme représentant de l’esprit) en tant qu’entités interdépendantes, les personnages darrieussecquiens participent d’une représentation « anti-cartésianiste » 82 du moi. Anne Simon nomme d’ailleurs cette relation « cerveau-corps » :

On comprend que dans l’ensemble de ses écrits, […], l’écrivaine cherche à exprimer des accès non-humains au monde, notamment par le rendu de perceptions et de fonctionnements mentaux animaux. […] À cet ancrage dans une éthologie et écologie à la vulgarisation assumée, répond une interrogation plus générale et plus savante d’une part sur le fonctionnement du cerveau, ou plus exactement de ce qu’on pourrait appeler le cerveau-corps, les deux pôles étant chez Darrieussecq indissociables…83

Il faut donc être sensible à la corporéité animale afin d’accéder à ses processus mentaux : « [Chez Darrieussecq] l’empathie et la capacité à la projection de soi va permettre une plongée dans les cerveaux animaux […], et de très nombreux passages auront pour charge de rendre compte, par le langage humain, de modes d’être a priori réfractaires à celui-ci...84 ».

Le singe parleur de « Connaissance des singes » renverse cette relation par son logos humain et son corps de chimpanzé, faisant du non-humain celui qui fait l’expérience d’un cerveau étranger. Le singe apparaît d’abord complètement hominisé : il parle français, est maniéré, poli et vêtu d’une salopette. On utilise même des qualificatifs humains pour le décrire : « morose » (CS, p. 43), « humble » (CS, p. 48), « peu loquace » (CS, p. 52), etc. Le comble de son hominisation est marqué par le « surmoi » dont il semble être doté (CS, p. 50). Toutefois, l’hybridité du cerveau-corps de Marcel constitue chez lui une telle source de tension qu’elle empêche l’expression de sa véritable individualité. En effet, malgré son cerveau au fonctionnement humain, le corps de Marcel reste un rappel constant de son

81 C. Trout, Marie Darrieussecq, p. 4-5.

82 S. Kemp, French Fiction into the Twenty-first Century, p. 82.

83A. Simon, « La plongée dans les “mondes animaux” », Dalhousie French Studies p. 78. 84 Ibid., p. 83.

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animalité, laquelle fait l’objet d’une surveillance constante. D’un côté par la mère qui contrôle son régime, d’un autre, par son conditionnement : « [i]l était très correctement assis, et quand sa gigantesque main s’approchait de son assiette, il semblait ralentir, réprimer l’influx musculaire, et c’est du bout des ongles qu’il cueillait les petits grains » (CS, p. 49), « [q]uand je mange, je deviens lourd et stupide. Je ne peux plus rien articuler » (CS, p. 49). Cette surveillance permanente semble pointer vers une humanité trompeuse, car contrôlée et non-naturelle. Même s’il se comporte comme un humain maniéré (CS, p. 47), tout est faux jusqu’à ses paroles puisqu’il ne fait que répéter les propos de la mère (« […] élevé à Rogny, et tenant tout son savoir des opinions, réflexions et tribulations de ma voyageuse de mère. » [CS, p. 52]). Ce conflit d’intériorités se résout finalement par le biais de l’empathie de la narratrice envers le jeûne imposé à l’animal (« Cette histoire de diète me déplaisait. » [CS, p. 46], « On n’avait pas le droit de traiter un singe comme ça. C’était inhumain. » [CS, p. 47]). Toutefois, pour Colette Trout, cette empathie sert plus de couvert pour l’exploitation du singe85 : après lui avoir retiré des informations privées sur sa mère, la narratrice rend l’animal silencieux par une abondance de nourriture, inquiète qu’il ne la dénonce : « Je le savais discret jusqu’au scrupule, mais j’étais mal à l’aise à l’idée qu’il lui rapporte mes questions inquisitrices » (CS, p. 53).

Si le corps de Marcel triomphe finalement sur son hominisation à la fin de la nouvelle, sa parole (témoin de son « cerveau-humain ») résout la panne d’inspiration initiale de l’écrivaine. Les voix de l’animal et de la mère se mêlent dans le nouveau roman de la narratrice auquel nous n’avons pas accès (CS, p. 52). Elles font écho à l’impossibilité de l’écriture, lorsque l’expérience polyphonique de l’altérité lui était inaccessible (« Je n’arrivais plus à m’oublier pour écrire. » [CS, p. 41]). Puis, lorsque l’écriture reprit, « Marcel avait disparu » (CS, p. 54) et avec lui, toute trace d’hominisation, ne laissant derrière que l’animal libéré de sa salopette.

Le cerveau-corps est repris chez le personnage humain dans la nouvelle « My mother told me monsters do not exist ». Lorsque le cerveau est confronté à la créature hybride pour la première fois, il semble d’abord procéder du dualisme cartésien par une confrontation apparente entre les deux comme s’ils incarnaient deux volontés différentes :

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Je ne parvenais pas à voir. Mon cerveau analysait, réfléchissait, mais c’est, je crois, pour rester aveugle qu’il s’étonnait ainsi : un mécanisme, un ordinateur de bord peinant à proposer des solutions, alors que mon corps, déjà, avait saisi qu’il y avait là une chose intolérable, une chose en présence de quoi on ne pouvait ni se tenir, ni rester calme. Mon corps tremblait, la nausée montait. Mais je voulais comprendre. (MMT, p. 146)

Le corps veut fuir, le cerveau veut comprendre, mais il ne peut y parvenir sans le premier. L’importance du corps et des autres sens dans la compréhension intellectuelle de l’autre est d’ailleurs soulignée : « [s]i mes yeux avaient pu palper, sentir, manger, ils l’auraient fait pour mon cerveau, qui s’obstinait, stupide, comme devant une illusion d’optique. » (MMT, p. 145) L’échec du regard est ici apparent dans la compréhension du corps animal. Une méthode positiviste se dégage en parlant de « distance », de « taille », de « position », de « couleur » et de « mise au point » (MMT, p. 144) qui composent l’examen visuel de la narratrice. Celui-ci se solde toutefois en un échec du regard devant le corps animal ; plus il reste incompréhensible, plus la narratrice s’accroche à des repères anatomiques dans l’espoir de l’identifier :

Je poussai et la chose découvrit son autre face, une bouche, ou plutôt une petite gueule : seule tache de couleur – rouge; partant de ce repère je pouvais deviner deux yeux, clos, deux fentes plissées, et peut-être un nez, […] et deux oreilles […]. Et il y avait deux pattes recroquevillées, au bout desquelles pendaient deux mains racornies, humaines, avec des ongles aussi noirs que le reste. (MMT, p. 146)

L’effarement de la narratrice marque l’échec de la suprématie du regard humain sur la conquête de la nature. Les corps du singe hominisé et de la créature hybride demeurent des signes impossibles à interpréter.

C’est par l’expérience du dédoublement et la perte momentanée du sujet que la narratrice se libère de la peur de son corps :

La lumière se modifia sur la gauche de mon champ de vision, et je vis mon voisin […]. Il me semblait pouvoir me dédoubler, […] dissocie[r] mon corps de ma conscience; et je pouvais voir ce que voyait mon voisin […].

Pousser du pied le rideau sous la table, le dérober à l’œil de mon voisin. Saisir par les anneaux, soulever, dégager la chose. Remonter sur le tabouret, raccrocher les anneaux à la tringle. Fermer.

La chose reposait maintenant sur le tapis. Je ne pouvais pas la quitter des yeux. […] Je n’avais pas peur. (MMT, p. 150-151)

La narratrice vit à travers le voisin mystérieux une véritable sortie coporelle. On fait, par ailleurs, très peu mention du corps du voisin; on insiste au contraire beaucoup plus sur son regard dont, rappelons-le, la créature est dépourvue. Si la narratrice ne peut saisir ni le

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corps de la bête ni le regard du voisin séparément, c’est en combinant les deux que leur cohabitation devient possible.

Dans « La Randonneuse », la présence de l’étrangère provoque chez les animaux de fortes réactions, toutes exprimées par leur corps. Pour le chat Humphrey, c’est le poil constamment hérissé (LR, p. 162, 166), il crache lorsque son regard croise celui de la randonneuse (LR, p. 166) et il finit même par lui sauter sur le dos dans un « miaulement hystérique » (LR, p. 168). Pour les chiens, c’est d’abord une « couardise inhabituelle » (LR, p. 164), puis « des aboiements et des hurlements à morts » (LR, p. 170), comme une tentative désespérée de communiquer un message, lequel reste toutefois incompris. On remarque toutefois que le chat et la randonneuse ont des ressemblances physiques : ils sont dotés de yeux jaunes et les ongles de l’étrangère sont de « véritables griffes » (LR, p. 166) dont elle se sert pour gratter à la porte « comme un chat » (LR, p. 179). Le corps semble être ici la source d’une animalité partagée entre les deux. De plus, ces personnages provoquent des réactions similaires chez les autres animaux. Dès leur arrivée respective au chalet, les présences de Humphrey et de la randonneuse tourmentent les chiens. Une fois le félin enfermé au deuxième étage, la narratrice trouve cette présence inexplicablement inquiétante : « [j]’aurais bien aimé l’avoir là, sur les genoux, près du feu, mais le savoir là-haut, hors d’atteinte au-dessus de ma tête […] lui conférait une dimension inquiétante, comme si sa présence féline s’était mise à hanter l’étage supérieur. » (LR, p. 160-161). D’ailleurs, la narratrice évite les yeux del’animal (LR, p. 169) une fois qu’elle a constaté qu’Humphrey et la randonneuse partageaient le même regard fou. (LR, p. 198). C’est peut-être à cause de leurs ressemblances que ceux-ci s’engagent dans des combats corps-à-corps, ultimement fatal pour le chat. À la fin de la nouvelle, il est retrouvé mort la « gorge complètement arrachée, le cou béant » (LR, p. 176) et la randonneuse avec des « ongles noirs de sang caillé » (LR, p. 180). Là où il a fallu la conjonction du regard et du corps pour rendre possible la cohabitation dans « My mother told me monsters do not exist », elle sera intolérable dans « La Randonneuse », voire impossible.

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Le fantastique pour mieux dire le réel

Dans le collectif Redefining the Real : The Fantastic in Contemporary French and Francophone Women’s Writing (2009), Margaret-Anne Hutton élabore une nouvelle définition du genre à partir d’œuvres d’autrices francophones contemporaines. Marie Darrieussecq s’y trouve en tant que figure de proue du nouveau fantastique, lequel est « employé pour de complexes explorations de l’identité, de même que pour poser des questions sur l’acte d’écrire et sur les rapports entre la fiction et le réel86 ». Dans une entrevue en 2017, l’autrice confirme son intérêt pour la frontière poreuse entre la réalité et la fiction, surtout dans le domaine de la science (« poésie de la science ») qui entretient un rapport conventionnellement différent avec le réel que la littérature. Mais comme le fait remarquer Colette Trout, qu’est-ce que le réel dans cet âge de l’hyperréalité ou de la réalité virtuelle? Comment conséquemment définir le fantastique87? Puisque le « réel » devient une notion non seulement relative, mais également mouvante, c’est avec justesse que Darrieussecq parle plutôt d’« habituel » et de ses failles qu’elle cherche à exploiter88. Le fantastique agit donc à titre de rupture dans notre habituel et sert à éclairer un rapport problématique au monde et à soi. Ainsi, l’écrivaine réussit-elle à mieux parler du réel89.

Dans « Connaissance des singes », les apparences trompeuses d’hominisation du singe dissimulent un traitement infantilisant de Marcel Chimpanzé. Celui-ci éclaire en retour une filiation problématique entre les personnages féminins de la nouvelle. Colette Trout étudie dans Marie Darrieussecq ou Voir le monde à neuf les rapports entre animal, mère et création littéraire dans la nouvelle. Elle met en relation les liens tendus entre mère et fille (qui s’étend sur deux générations, la narratrice étant à la fois une mère et une fille) et, des silences qui se dégagent de ces rapports problématiques, l’écriture qui se fait impossible90. Marcel, le singe parleur, figure comme la solution à l’impasse créatrice de l’écrivaine, mais aucun autre rôle ne lui est attribué dans l’analyse de Trout. Nous désirons nous attarder sur la question de la filiation maternelle et de l’écriture en portant un regard

86 M-A. Hutton dans C. Trout, Marie Darrieussecq, p. 122. 87 C. Trout, Marie Darrieussecq, p. 122.

88 D. Carlini Versini et C. Fréville, « Écrire “par tous les moyens” », Dalhousie French Studies, p. 126. 89 C. Trout, Marie Darrieussecq, p. 122.

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sur les traitements de l’animal dans la nouvelle. Rappelons la situation initiale, dans laquelle l’écrivaine n’arrive pas à écrire et tourne en rond chez elle (CS, p. 39), où l’on s’imagine un animal en cage. Pour elle, l’écriture est l’expérience d’une altérité polyphonique où, dans une absence à elle-même, « le monde se met à bruire pour s’écrire à travers [elle] » (CS, p. 42). L’écrivaine se pose donc comme figure qui parle pour quelqu’un, qui s’ouvre à la voix des autres. Si Trout mentionne que la présence du singe sert à compenser l’absence de la narratrice auprès de sa propre mère, nous irons plus loin en suggérant que Marcel s’inscrit dans la filiation au même titre qu’un enfant humain. Seul personnage à être doté d’un nom (Marcel Chimpanzé) on sent une sorte d’infantilisation du singe à travers les informations qui nous sont données : il est dépendant d’un adulte pour le nourrir et le sortir (CS, p. 43), il a le comportement capricieux d’un enfant difficile (« Le matin, c’est toute une histoire pour le faire sortir du lit », « Il me réclame dès que je sors, quand je rentre il me fait des scènes », CS, p. 43), il est vêtu d’une salopette (vêtement plutôt enfantin) et sa routine nocturne comprend « brossage de dents, pipi et pyjama » (CS, p. 50) et la lecture de son conte préféré. D’ailleurs, en étant entré dans la vie de la mère par l’entremise d’un ex, il prend part au modèle typique de famille père-mère-enfant : « Un ex à elle, je crois, qui le lui a légué » (CS, p. 43). La notion d’héritage qui sous-tend le legs contribue à renforcer son inscription dans la filiation de la mère.

En considérant l’animal comme son enfant, l’hominisation91 prend un tournant plutôt inquiétant considérant le caractère oppressif de la mère envers Marcel, lequel passe surtout par le régime sévèrement contrôlé du singe :

– Plus il a faim, plus il parle. Il a commencé par dire ça, j’ai faim, et puis il est passé à autre chose. Et moi, j’aime qu’on me parle. J’ai besoin de compagnie, figure-toi, ce ne sont pas tes deux visites par an qui vont remplir ma vie. Mais je n’ai jamais voulu l’assoiffer. Ça me semble trop cruel. (CS, p. 45)

La honte de la mère est palpable lorsqu’elle admet la cruauté de son traitement, mais elle ne suffit pas à y mettre un terme. La narratrice entretient à son tour une attitude oppressive envers Marcel, autrement soulignée par l’usage de l’impératif : « faites-moi la conversation » (CS, p. 51), « mangez », « je vous l’ordonne », « on apprend vite, en compagnie d’un singe, à donner des ordres » (CS, p. 53). Les situations similaires entre

91 À première vue apparente par la capacité du singe à parler et à tenir une conversation, aux adjectifs et comparaisons anthropomorphiques (« morose » [43], « majordome » [49], « poli » [48], etc.) et à son vêtement.

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mère et fille à l’égard de l’animal peuvent peut-être éclairer la relation entre la deuxième génération. Trout suggère que le deuil de la narratrice face à l’indépendance de sa fille s’est tourné en colère92. On peut se demander si ce départ, qui semble inopiné même aux yeux de la narratrice (« Elle a tout laissé ici dans sa chambre. Elle a emporté […] deux ou trois bricoles. […] Elle a peut-être loué un meublé. Ou peut-être a-t-elle en tête de revenir bientôt. Je ne sais pas. », CS p. 40) ne serait pas précipité par une attitude envahissante de celle-ci.

Elle avait réussi, je ne sais comment, à se loger. Elle semblait avoir rassemblé assez d’argent pour la caution, et visiblement, elle parvenait à payer son loyer tous les mois. Elle ne m’avait rien demandé, ni avance, ni garantie pour le propriétaire. Ni meubles, ni draps, ni rien. Ma fille n’a pourtant aucun sens pratique. (CS, p. 39)

Considérant son manque de foi apparent et la rancune ressentie face à une indépendance économique dont tout parent aurait été fier, on ne peut que se demander si la mère aurait désiré garder un contrôle parental sur sa fille.

Dans « La femme-araignée : figure contemporaine du monstre dans la littérature fantastique », Delphine Gachet affirme que « la question de la monstruosité dans la littérature fantastique [de Todorov] rejoint celle des limites entre l’humain et l’animal, l’homme et la bête, faisant de l’hybride le monstre privilégié du genre.93 » Le titre « My mother told me monsters do not exist » rend compte de cette relation par l’association entre le monstre et la négation de son existence. Par conséquent, on ne sera pas surpris par l’atmosphère fantastique de la nouvelle qui, dès le départ, nous convie à une prudence envers les propos de la narratrice. Un champ lexical de l’incertitude est présent, surtout dans la description de la bête: « peut-être » (deux fois – MMT, p. 144), « vague » (MMT, p. 144), « on aurait dit » (MMT, p. 144), « il me semblait » (MMT, p. 144), « comme si » (deux fois – MMT, p. 145), « ou plutôt » (MMT, p. 145). Les circonstances correspondent également à l’atmosphère fantastique: la première rencontre avec la bête se fait à deux heures du matin (MMT, p. 143) avec comme seule lueur celle des réverbères (MMT, p. 143). Le lendemain, la narratrice est d’abord prise dans un état entre l’éveil et le sommeil, et admet avoir peut-être exagéré ayant été fiévreuse et énervée par l’écriture (MMT, p. 148).

92 C. Trout, Marie Darrieussecq, p. 141.

93 D. Gachet, « La femme-araignée : figure contemporaine du monstre dans la littérature fantastique »,

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On ne saurait faire confiance à ses yeux, ni même à ceux de son voisin dont le regard soit n’exprime rien, ni curiosité, ni concupiscence (MMT, p. 144), soit voit à travers les yeux de la femme ((« Les yeux sur moi mais comme à travers moi » MMT, p. 153) jusqu’à ce qu’on ne sache plus qui regarde qui.

En s’attardant sur la relation de la narratrice avec son environnement, on remarque qu’il se trouve une monstruosité du côté de l’humaine. Dans son article « Finding Ferality in the Anthropocene », Sophia Booth Magnone identifie trois souvenirs de la femme comme étant à l’origine d’un rapport traumatique avec les animaux : les deux premiers concernent des infestations d’insectes dans son appartement moderne, au milieu de son « human-constructed world94 », alors que le troisième rappelle la mort non-préméditée d’une portée de mulots sous sa semelle. La rencontre animale se fait donc à travers la mort pour la narratrice (« Yet killing is its own form of encounter95 ») qui en garde des séquelles physiques et mentales (une cloque sur le bout de l’index [MMT, p. 147] et le contact traumatique des mulots et de sa chaussure [MMT, p. 146]). La cohabitation avec le monstre sera toutefois possible à la suite d’un acte empathique : la protagoniste, voyant la créature avaler un vieux morceau de pain, se met à lui donner de la nourriture fraîche. En considérant que le partage de nourriture se situe plus du côté du vivant que de la mort, on peut imaginer qu’elle ait agit sous un élan d’empathie : « the life-generating joy of eating proves to be the basis by which this narrator can finally relate to the nonhuman animal other96 ». Contrairement à ses expériences passées, ce contact animal se solde en « practice of care »97 envers la créature, voire en son adoption. Au final, l’empathie dans la nouvelle trouve son véritable écho dans la nomination de l’hybride et caractérise la relation finale entre la femme et le monstre : « Je la prénommai : Clémence. » (MMT, p. 153). Comme le souligne Booth Magnone :

[this] name is also an ethical imperative to practice clemency (clémence) in one’s relation with other beings. With the name she gives her new companion, the narrator tacitly promises to change her exterminist ways, to practice mercy toward animals and forgo her habitual violence98.

94 Booth Magnone, « Finding Ferality in the Anthropocene », Feral Feminisms, p. 37. 95 Idem.

96 Ibid., p. 40. 97 Idem. 98 Idem.

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Le fantastique s’inscrit dans « La Randonneuse » à travers la possible démence de la narratrice. Certaines croyances antiques et médiévales soutenaient que le regard des animaux avait le pouvoir d’émettre une force physique et de transpercer ou d’infecter ceux qui le croisaient102. Dans « La Randonneuse », le regard de l’étrangère a un effet contaminateur chez la narratrice : « elle planta dans le mien deux prunelles jaunes [...]. Un regard de démente. » (LR, p. 169) En entretenant une fixation sur le regard de l’étrangère, la protagoniste, comme sous l’effet d’un sort, se voit emportée par la folie, laquelle s’exprime surtout par ses éclats de rire : « Je partis d’un rire dément. [...] Je suis folle. » (LR, p. 176) La narration à la première personne nous coince dans le point de vue d’un personnage qui ne saurait être fiable : même ses tentatives de raisonnement, qui surviennent les deux fois où la randonneuse frappe à sa porte, tournent à vide

[première occurrence :]

C’est alors que je l’entendis. Le coup contre la porte. J’éclatai de nouveau de ce sale rire nerveux. [...] Non, on n’avait pas frappé. Une branche. Non, les sapins étaient trop loin. Une branche arrachée, projetée par le vent. Non, ça aurait fait plus de bruit. Quelqu’un ? Qui se serait baladé par ici en pleine nuit ? (LR, p. 162)

[deuxième occurrence :]

Mon cerveau se mit à tourner à toute allure. D’abord, si elle avait demandé au village, n’importe qui l’aurait logée, surtout si elle avait dit qu’elle venait de chez moi. Et pourquoi n’avait-elle pas eu l’idée de passer au café ? Mais, d’autre part, si l’équipe EDF se trouvait effectivement au dernier pylône, celui qui donnait sur l'autre versant, il était normal que je ne les aie pas vus. Pourtant je n’avais aperçu aucune trace de pneus. La neige tombait-elle si dru qu’elle pouvait effacer des traces toutes récentes, comme elle avait effacé celles de mon premier voyage ? (LR, 178)

La peur qui paralysait les sens et empêchait la compréhension dans « My mother told me monsters do not exist » déclenche dans « La Randonneuse » une tentative de raisonnement. Mais devant le cerveau qui court-circuite à la suite de ses échecs, le corps de la narratrice offre comme seule solution possible un « rire dément » (LR, p. 176). Son cerveau-corps sombre dans la folie face à l’incompréhension fantastique, alors que celui de « My mother told me monsters do not exist » l’a entièrement accepté. Cela nous mène même à douter de l’existence de la randonneuse tout comme on pourrait douter de celle du monstre dans « My mother told me monsters do not exist », d’autant plus que la narratrice remet en question les événements de la soirée (LR, p. 173).

Références

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