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Tracer son chemin : la transition à la vie adulte des femmes ayant expérimenté l'itinérance

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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© Frédérique Lapointe, 2019

Tracer son chemin

: la transition à la vie adulte des

femmes ayant expérimenté l'itinérance

Mémoire

Frédérique Lapointe

Maîtrise en service social - avec mémoire

Maître en service social (M. Serv. soc.)

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Tracer son chemin

La transition à la vie adulte des femmes ayant expérimenté

l’itinérance

Mémoire

Frédérique Lapointe

Sous la direction de :

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ii

Résumé

Certains groupes de la population sans domicile fixe sont identifiés comme particulièrement vulnérables. Les femmes et les jeunes adultes en font partie. En plus d’être spécifiquement touchées par certaines formes d’adversité au courant de leur vécu de rue, ces franges minorisées des populations en situation d’itinérance sont rarement représentées dans les politiques sociales et les dénombrements entourant ce phénomène.

Le but de cette recherche est de faire entendre les voix de femmes ayant expérimenté l’itinérance sur la façon dont elles vivent ou ont vécu leur transition à la vie adulte. Prenant appui sur la perspective intersectionnelle socioconstructionniste, cette étude a cherché à éclairer leur expérience et leur compréhension de leur situation, tout en mettant en lumière les mécanismes d’oppression et les stratégies de résistance présents dans leur parcours. Misant sur une approche narrative, cette recherche qualitative a été réalisée par le biais d’entretiens individuels auprès de cinq jeunes femmes afin de recueillir le récit personnel de leur passage à la vie adulte.

Ainsi, le parcours singulier de chacune de ces femmes de même que les similitudes et les différences entre leurs situations respectives ont été analysées pour mieux comprendre leurs expériences semblables et variables de l’itinérance au cours du passage à la vie adulte. Les résultats décrivent des parcours faits de départs, de nouvelles rencontres et de prises de décisions menant vers diverses situations de revenus et d’hébergement. Au-delà des interprétations qu’elles font de leur vécu respectif, les participantes éclairent les mécanismes d’oppression auxquels elles sont confrontées, incluant diverses formes de mise à l’écart et de violence, ainsi que les stratégies qu’elles emploient pour améliorer leur sort.

Mots clés : Transition à la vie adulte; Itinérance; Femmes; Intersectionnalité; Rue; Travail social

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iii

Abstract

Some groups of the homeless population are identified as particularly vulnerable. Women and young adults are part of them. In addition to being specifically affected by certain forms of adversity when they are on the streets, these minority fringes of homelessness are rarely represented in social policies and are not included in the numbers regarding this phenomenon.

The purpose of this research is to put forward the experience of transition to adulthood of women who experience, or have experienced, homelessness. Drawing on the intersectional socioconstructionist perspective, this study sought to shed light on their path and understanding of their situation, while highlighting the mechanisms of oppression and the strategies of resistance. Using a narrative approach, this qualitative research was conducted through individual interviews with five young women.

Thus, each of these women's unique pathways as well as the similarities and differences between their respective situations were analyzed to better understand their similar and variable experiences of homelessness during the pathway of adult life. The results describe journeys made of departures, new encounters and decision-making leading to various income and housing situations. Beyond the interpretations they make of their experiences, the participants shed light on the oppression mechanisms they face, including various forms of exclusion and violence, as well as the strategies they employ to improve their lives.

Keywords: Transition to adult life; Homelessness; Women; Intersectionality; Street; Social work

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Table des matières

Résumé ... ii

Abstract... iii

Table des matières ... iv

Remerciements ... vii

Introduction ... 1

Chapitre 1 : Problématique ... 3

1.1. Sujet d’étude ... 3

1.2. Recension des écrits ... 4

1.2.1. Transition à la vie adulte dans un contexte de vulnérabilité ... 4

1.2.2. Conditions de vie des jeunes et des femmes en situation d’itinérance ... 6

1.2.3. Risques pour les jeunes et les femmes d’être dans la rue ... 9

1.2.4. Stigmatisation des jeunes et des femmes en situation de précarité ... 11

1.2.5. Influence des relations des femmes et des jeunes en contexte de vulnérabilité .. 12

1.3. Critiques de l’état des connaissances actuelles ... 16

1.4. Pertinence du sujet d’étude ... 17

1.4.1. Pertinence sociale ... 17

1.4.2. Pertinence scientifique ... 17

1.4.3. Pertinence disciplinaire pour le travail social ... 18

Chapitre 2 : Cadre d’analyse ... 20

2.1 L’intersectionnalité ... 20

2.2 La perspective socioconstructionniste ... 21

2.3 Objectifs de recherche ... 24

Chapitre 3 : Méthodologie de recherche ... 25

3.1 Approche privilégiée ... 25

3.2 Sélection du corpus empirique et intégration du terrain d’étude ... 26

3.3 Modes de recrutement ... 27

3.4 Critères de recrutement ... 27

3.5 Profil des femmes recrutées dans le corpus ... 28

3.6 Déroulement des entretiens par récits de vie ... 30

3.7 Aspects éthiques ... 31

3.8 Procédure d’analyse utilisée ... 33

Chapitre 4 : Résultats obtenus ... 34

4.1 Différentes dimensions de leur transition à la vie adulte ... 34

4.1.1 Quitter le milieu familial ... 34 4.1.2 Prendre en charge son parcours scolaire et professionnel ainsi que ses revenus36

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v

4.1.3 Se loger ... 37

4.1.4 Reconfigurer son réseau de relations et ses lieux de fréquentation ... 45

4.1.5 Développer des relations amoureuses/conjugales ... 48

4.1.6 Devenir parent ... 50

4.1.7 Prendre en main son bien-être et sa guérison... 52

4.2 Interprétations variées de leurs expériences ... 54

4.2.1 Liberté ... 55

4.2.2 Responsabilité ... 56

4.2.3 Débrouillardise ... 57

4.2.4 Conformisme ... 58

4.2.5 Solitude ... 58

4.2.6 Gains ou pertes de contrôle ... 60

4.2.7 Regrets et acceptation ... 61

4.3 Éclairage sur les mécanismes d’oppression qui les affectent au quotidien ... 62

4.3.1 L’indifférence ... 62

4.3.2 L’incompréhension et la désapprobation ... 63

4.3.3 La stigmatisation et la discrimination ... 65

4.3.4 Le rejet et l’intimidation ... 66

4.3.5 La violence sous diverses formes ... 67

4.4 Éclairage sur les stratégies de résistance mises en œuvre dans le quotidien ... 71

4.4.1 S’éloigner pour se protéger ... 71

4.4.2 Recourir à du soutien ... 72

4.4.3 Se centrer sur ses valeurs ... 76

4.4.4 Se fixer des limites ... 77

4.4.5 Poursuivre des objectifs ... 79

Chapitre 5 : Discussion ... 82

Conclusion ... 89

Liste de références ... 92

Annexe A - ANNONCE DE RECRUTEMENT ... 98

Annexe B - FORMULAIRE DE CONSENTEMENT ... 99

Annexe C - GUIDE D’ENTREVUE ... 103

Annexe D - FICHE DESCRIPTIVE ... 105

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vi

Pour Bianca, Charlotte, Jasmine, Maxime, Sophie et toutes les autres

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vii

Remerciements

Je tiens à remercier la professeure m’ayant dirigé pendant les trois dernières années : Annie Fontaine. Ton écoute, ton ouverture et ta patience ont été d’une grande aide tout au long de mon cheminement. J’ai particulièrement apprécié la considération que tu as témoignée envers mes idées pendant l’élaboration de mon mémoire. Dans ta direction, tu as su me laisser la liberté dont j’avais besoin, tout en étant présente pour me guider lorsque nécessaire. Je me sens choyée d’avoir eu la chance de travailler à tes côtés. En espérant que l’occasion se représente !

Les membres de mon entourage ont joué un grand rôle de soutien tout au long de ma maîtrise, je souhaite donc les remercier aussi. D’abord, mon conjoint Alexandre pour sa présence indispensable et infaillible à mes côtés. Ensuite, les membres de ma famille, qui se sont toujours intéressés à ce que je faisais et m’ont même offert un coup de pouce lors du sprint final. Merci à mes parents, Marc et Marie-José, ainsi que ma sœur Laurie et mon frère Émile. Merci à mes précieuses amies et collègues de maîtrise Émilie, Mélanie, Laurie et Claudia, qui m’ont accompagnée au fil des mois tout en nourrissant mes réflexions. Je veux également remercier les intervenants.es des différents organismes contactés pour le recrutement de participante. Votre ouverture m’a grandement facilité la tâche ! Finalement, je tiens à souligner l’indispensable implication des participantes recrutées : Bianca, Charlotte, Jasmine, Maxime et Sophie. Tout ce travail se base sur vos récits que vous avez généreusement accepté de me partager. Sans vous, ce mémoire n’aurait pas pu exister.

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Introduction

À l’instar d’autres pays occidentaux, le Canada est généralement considéré comme une contrée favorisée sur le plan matériel et social. Il serait toutefois irréaliste de croire que l’adversité épargne l’entièreté de la population canadienne et québécoise. L’itinérance illustre une des formes de précarité existante. Alors que ce phénomène social était associé à l’échelle nationale à des hommes seuls jusqu’à la fin des années 1980, on reconnaît de plus en plus depuis la dernière décennie qu’une population diversifiée, composée de centaines de milliers de personnes, l’expérimente chaque année (Gaetz, Dej, Richter et Redman, 2016). Le dénombrement le plus récent au Québec a permis d’établir qu’à une date donnée, près de 3000 personnes vivaient en ressource de transition ou d’hébergement d’urgence et environ 900 dormaient directement à l’extérieur (Latimer, 2019).

L’ampleur de l’itinérance se reflète aussi dans l’intérêt qui y est porté via les politiques sociales adoptées au pays et dans la province, comme la Stratégie nationale sur le logement (Gouvernement du Canada, 2018) et le Plan d’action interministériel en itinérance (ministère de la Santé et des Services sociaux, 2014b). Certaines personnes, comme les femmes et les jeunes adultes, sont particulièrement désavantagées dans ce contexte de marginalité en raison du peu d’attention accordée aux spécificités de leur vécu. Elles sont ainsi minorisées puisqu’elles se distinguent de l’image majoritairement associée à ce phénomène social (Gaetz et al., 2016; Gaetz, Gulliver et Ritcher, 2014).

Ce mémoire s’inscrivant dans le domaine du travail social, un regard particulier sera posé sur les femmes qui expérimentent l’itinérance au courant de leur transition à la vie adulte, leur profil les prédisposant à être peu prises en considération dans la conceptualisation de l’instabilité résidentielle et, de ce fait, dans l’élaboration de plans d’action et d’intervention à ce sujet. Les femmes et les jeunes sont pourtant identifiés comme deux groupes très vulnérables lorsqu’ils sont sans domicile (ministère de la Santé et des Services sociaux, 2008). Le but principal poursuivi par ce mémoire de recherche est de faire entendre les voix de femmes expérimentant l’instabilité résidentielle sur la façon dont elles vivent leur transition à la vie adulte. La perspective féministe intersectionnelle adoptée dans cette recherche pour interpréter l’expérience de ces femmes s’inscrit dans le paradigme des

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théories critiques, en raison de sa remise en question des structures et hiérarchies sociales en place (Harper, 2012).

Un premier chapitre présente la problématique d’itinérance chez les jeunes femmes à partir d’une recension d’écrits sur les différentes dimensions de cette réalité, en s’attardant à plusieurs aspects du contexte de vulnérabilité vécu. Ce chapitre permet d’établir l’état actuel des connaissances sur le sujet et la pertinence du présent mémoire. Suit une section consacrée au cadre théorique intersectionnel, qui a pour dessein de considérer toutes les nuances du parcours des participantes tout en leur permettant d’exprimer leurs perspectives sur leur vécu d’oppression et leur emploi de stratégies diverses. La méthodologie qualitative employée est ensuite présentée, mettant en relief les démarches de sélection du corpus de recherche et l’intégration du terrain d’étude. Les modes et critères de recrutement permettant de rejoindre les participantes pour les entrevues par récits de vie y sont également mentionnés. Succède à ce chapitre une section décrivant les résultats rassemblés et organisés autour des objectifs de recherche. Enfin, un chapitre de discussion boucle le mémoire en soulevant les éléments du cadre d’analyse et de la problématique faisant écho aux résultats obtenus.

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Chapitre 1 : Problématique

Ce premier chapitre dresse un portrait global de la problématique sociale abordée dans ce mémoire. Après avoir établi le sujet à l’étude, il sera présenté une brève recension des connaissances actuelles sur la problématique, une critique de celles-ci, puis une démonstration de la pertinence d’en étudier d’autres facettes.

1.1. Sujet d’étude

Plusieurs auteurs soulèvent les nombreux bouleversements compris dans la période de vie située entre l’adolescence et l’âge adulte (Arnett, 2000, 2011; Bidart et al., 2002; Goyette & Turcotte, 2011; Pagé, 2015). Certains auteurs constatent des différences genrées du passage à l’âge adulte en contexte vulnérable (Goyette et Turcotte, 2011; Joly et Connolly, 2019). Ce mémoire s’intéresse à un contexte spécifique de vulnérabilité : l’itinérance, qu’on associe à un processus de désaffiliation sociale ainsi qu’à une difficulté à obtenir et conserver un domicile adéquat (Gouvernement du Québec, 2014).

L’itinérance est une problématique bien réelle au Canada : en moyenne, 35 000 personnes n’ont nulle part où dormir chaque nuit et plus de 235 000 vivront de l’itinérance dans l’année au pays (Gaetz et al., 2016; Gaetz et al., 2014). L’estimation la plus récente de l’ampleur du phénomène au Québec s’est déroulée en 2018 dans 11 régions différentes de la province. On évalue que 5789 personnes étaient en situation d’itinérance visible, c’est-à-dire sans logement stable ou dans une ressource d’hébergement temporaire, dans la nuit du 24 avril 2018 (Latimer, 2019). Parmi celles-ci, 545 personnes se trouvaient sur le territoire de la Capitale-Nationale (Latimer, 2019).

Ce dénombrement ne fait toutefois pas état de l’expérience de l’itinérance dite cachée, par exemple lorsqu’une personne est hébergée temporairement chez quelqu’un, dans un motel ou un hôtel sans avoir de domicile fixe permanent (Latimer, 2019). Ce mode résidentiel est principalement expérimenté par les franges qu’on identifie comme minorisées des populations qui connaissent ce phénomène social (Latimer, 2019). Parmi celles-ci se trouvent les jeunes adultes, qui représenteraient près de 20 % de la population canadienne sans domicile et près du quart des personnes itinérantes recensées dans la province (Gaetz et al., 2016; Latimer, 2019). Les femmes font également partie de ces franges minorisées, leur situation recevant généralement moins d’attention que celle de leurs homologues

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masculins. Aucun rapport statistique n’est en mesure de faire état de leur situation dans la ville de Québec. Dans la province, et plus largement au pays, elles représentent tout de même plus du quart de la population itinérante visible (Gaetz et al., 2016; Latimer, 2019). La Politique nationale de lutte à l’itinérance souligne la précarité spécifique des femmes sans domicile stable : on y rapporte qu’elles développent diverses stratégies au péril de leur santé et de leur sécurité pour éviter de se retrouver à la rue (Gouvernement du Québec, 2014). Bien qu’on puisse supposer que leur parcours d’itinérance diffère de celui des hommes, il reste difficile de le caractériser avec clarté.

Ces éléments orientent l’intérêt envers le vécu d’itinérance des femmes en transition vers la vie adulte, qui cumulent un statut doublement minorisé en raison de l’invisibilité de leur situation, des dynamiques singulières qu’elles vivent et des multiples facteurs d’oppression auxquels elles sont confrontées.

1.2. Recension des écrits

Compte tenu des nombreux bouleversements prenant place lors du passage à l’âge adulte, on peut supposer la difficulté associée à cette période lorsqu’elle se déroule dans un contexte de vulnérabilité. La section suivante permet de survoler certaines de ces situations de vie difficile et de s’attarder plus spécifiquement au contexte d’itinérance.

1.2.1. Transition à la vie adulte dans un contexte de vulnérabilité

Le passage à la vie adulte se dessine dans un processus ponctué de mises à l’épreuve plus ou moins grandes selon le contexte (Bellot et Goyette, 2011). Paradoxalement, l’injonction d’atteindre l’autonomie associée à l’âge adulte pèserait davantage sur les jeunes adultes en difficulté que sur les autres (Bellot et Goyette, 2011). Certains éléments de parcours peuvent avoir une influence considérable sur la trajectoire de vie souhaitée. L’arrivée de responsabilités imprévues, comme celles liées à une grossesse par exemple, peut faire bifurquer les projets scolaires ou professionnels. Associée au manque de soutien de l’entourage, cela peut nuire par exemple à l’insertion résidentielle ou à l’entrée sur le marché du travail (Molgat, 2011). De même, la non-obtention d’un diplôme de fin d’études associée aux rapports difficiles avec la famille affecterait également négativement la stabilisation du parcours et de l’intégration socioprofessionnelle (Molgat, 2011).

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Le milieu d’origine influence de diverses façons le déroulement des transitions à la vie adulte. En provenant d’un milieu de vie difficile, il est constaté qu’un jeune adulte a plus de risques d’accumuler différents types de victimisation dans son parcours (Radford, Corral, Bradley et Fisher, 2014). Les auteures indiquent entre autres que l’exposition à des actes de violence dans sa communauté d’origine ou le vécu de maltraitance par ses proches influencent la trajectoire de polyvictimisation des adultes émergents. Le parcours des participants démontre aussi un lien entre l’adversité ou les difficultés émotionnelles vécues à l’enfance et l’accumulation de diverses formes de victimisation plus tard dans la vie (Radford et al., 2014).

Van Vugt, Lanctôt, Paquette et Lemieux (2017) se sont attardées à l’expérience des jeunes femmes adultes issues de centres de réadaptation jeunesse ayant subi une agression sexuelle avant la majorité. Elles représenteraient plus de la moitié des jeunes femmes placées. Les auteures constatent que, comparativement à celles qui n’ont pas d’historique d’abus, les répondantes rapportent des niveaux plus importants de traumas, de difficultés interpersonnelles et de comportements d’automutilation à l’âge adulte (Van Vugt et al., 2017). Ces résultats mettent en lumière le niveau d’adversité important vécu par ces jeunes femmes une fois majeures. Des conclusions semblables sont faites dans une autre recherche auprès de participantes ayant aussi un historique d’abus : elles seraient plus enclines à intégrer un réseau criminel au courant de leur vie (Radford et al., 2014).

L’expérience d’un placement au sein d’un milieu substitut ajoute évidemment des défis lors du passage à l’âge adulte. Pagé (2015) dresse un portrait de l’entrée à l’âge adulte à la suite d’un placement par la protection de la jeunesse. Elle souligne les difficultés associées au passage à la majorité lorsqu’une personne n’a pas à sa disposition les outils et les ressources pour soutenir ce passage. Cela peut être le cas lorsqu’une personne a vécu au sein d’une structure organisée répondant aux besoins vitaux de l’enfant ou l’adolescent et qu'une routine précise a été établie pour encadrer son quotidien. Le tournant à la majorité précipite la personne vers l’autonomie, alors qu’après avoir été fortement encadrée, celle-ci se retrouve souvent laissée à elle-même pour subvenir à ses besoins et endosser toutes ses responsabilités, entre autres en raison des difficultés de son milieu d’origine ayant mené à son placement. Aussi ardu le passage à la vie adulte peut-il être pour ces adultes émergents,

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l’auteure souligne à quel point ils n’aspirent en réalité qu’à avoir des projets et une place qui leur conviennent (Pagé, 2015). La mise en place de l’initiative Programme qualification jeunesse (PQJ) dans les dernières années pour les accompagner dans le passage à la majorité confirme le besoin de soutien de ces jeunes adultes (Bussières et al., 2015). Dans la présentation des résultats préliminaires de l’étude longitudinale sur le devenir des jeunes placés, Goyette et Blanchet (2019) témoignent aussi de l’ampleur de ces besoins.

Goyette et Turcotte (2011) rapportent, à la suite d’une recherche sur les transitions à la vie adulte de jeunes mères ayant reçu des services des centres jeunesse, que les participantes considèrent que ce sont les expériences de vie qui permettent de passer de « jeune » à « jeune adulte ». On souligne que « les événements marquants de la vie et l’interprétation que les jeunes s’en font peuvent tout autant amener des bifurcations de parcours et venir favoriser, ou au contraire empêcher la réalisation de soi » (Goyette et Turcotte, 2011, p.104). Les fluctuations sur le plan conjugal affecteraient entre autres les divers projets des participantes, qu’ils soient socioprofessionnels, parentaux ou résidentiels. Les auteurs mentionnent que les jeunes femmes ayant vécu de longs placements vivent difficilement les années suivant l’atteinte de la majorité, mais que les difficultés s’amenuisent vers la moitié de la vingtaine. Bien que l’intégration d’un milieu substitut ne soit pas l’unique contexte de vulnérabilité associé au passage à l’âge adulte, il reste qu’au Canada près de la moitié des jeunes adultes sans domicile fixe ont déjà été pris en charge par les services de protection de l’enfance (Nichols, 2013; Goyette et Blanchet, 2019).

L’influence des contextes de vie difficiles sur le déroulement de l’âge adulte ne peut donc pas être niée. Il apparaît alors pertinent de se pencher plus spécifiquement sur les différents volets de l’expérience d’itinérance des jeunes adultes et des femmes.

1.2.2. Conditions de vie des jeunes et des femmes en situation d’itinérance

La littérature relatant les conditions de vie des adultes émergents qui expérimentent l’itinérance met en lumière diverses facettes du quotidien dans la rue. Le phénomène social a d’abord une influence sur les conditions matérielles de vie.L’expérience d’itinérance des femmes ou des jeunes adultes est ponctuée de périodes plus stables, mais implique également le recours à des lieux inusités pour s’abriter ainsi que de multiples déplacements (Barker, 2016; Bellot (dir.), 2018; Crawley et al., 2013; Gauthier, Lacasse et Girard, 2011;

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Kidd et al., 2016; Lewinson, Thomas et White, 2014; MacDonald, 2013; Mayock, Corr et O'Sullivan, 2013). Ils peuvent se réfugier dans des lieux non conçus pour l’habitation humaine : dans un stationnement intérieur, sous un pont, dans un bâtiment abandonné ou un parc (Barker, 2016; Bellot (dir.), 2018; Gauthier, Lacasse et Girard, 2011; Lewinson et al., 2014; MacDonald, 2013). En situation d’itinérance, ces deux groupes minorisés se déplacent d’un sofa à un autre dans leur entourage, obtiennent temporairement un logis en colocation ou en maison de chambre ou encore utilisent une ressource d’hébergement (Gauthier, Lacasse et Girard, 2011; Gélineau et al., 2008; Kidd et al., 2016; Mayock et al., 2013). Les jeunes adultes mentionnent dans certaines recherches consultées vivre au jour le jour vu l’instabilité de leur quotidien (Gauthier, Lacasse et Girard, 2011; MacDonald, 2013). Certaines femmes rencontrées expliquent que ces modes d’hébergement ne sont pas complètement volontaires, mais qu’ils sont les seuls accessibles vu leur manque de moyens financiers (Gélineau et al., 2008). Elles mentionnent également, tout comme plusieurs jeunes adultes, que l’itinérance influence d’autres aspects de leur vie : elles ont peu de possessions, ne mangent pas suffisamment ou coupent leur faim en consommant de l’alcool et des substances illicites (Barker, 2016; Bellot (dir.), 2018; Crawley et al., 2013; Gélineau et al., 2008). Des recherches s’intéressant tant aux femmes qu’aux jeunes adultes émergents relèvent une relative appréciation du mode de vie lié à l’itinérance, puisque pour certaines, il équivaut à la liberté absolue et à une plus grande autonomie (Barker, 2016; Gauthier, Lacasse et Girard, 2011; Ha, Narendorf, Santa Maria et Bezette-Flores, 2015; Lewinson et al., 2014; MacDonald, 2013; Mayock et al., 2013).

D’un autre côté, l’itinérance comporte pour les jeunes un revers, puisqu’elle est associée à l’insécurité selon plusieurs recherches consultées (Gauthier, Lacasse et Girard, 2011; Kidd et Evans, 2011; Lewinson et al., 2014; MacDonald, 2013). Le sentiment de détresse provient parfois de l’imprévisibilité de la rue : il est mentionné la possibilité d’être volé, agressé ou rejeté par les autres, ce qui entraîne un niveau d’anxiété important (Kidd et Evans, 2011; Lewinson et al., 2014; MacDonald, 2013). D’ailleurs, les femmes privilégieraient souvent la prostitution, le vol à l’étalage ou l’établissement d’une entente avec un protecteur en échange de certains services pour obtenir ou garder un toit (Conseil du statut de la femme, 2012). Le manque de contrôle sur les conditions de vie est aussi bien présent : les répondants d’une recherche, s’intéressant aux personnes de 15 à 24 ans qui

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expérimentent la rue, mentionnent avoir souvent froid, ne pas manger à leur faim, être inconfortables pour dormir et ne pas parvenir à être au sec (Gauthier, Lacasse et Girard, 2011). Même lorsqu’ils ne dorment pas directement dans la rue, plusieurs disent que les hébergements temporaires auxquels ils accèdent ne sont pas idéaux : ils soulignent se sentir « de trop » chez les gens, ou alors que les lieux sont douteux sur le plan sanitaire (Gauthier, Lacasse et Girard, 2011; Lewinson et al., 2014).

De ce fait, la stabilité résidentielle peut apparaître comme une panacée comparativement à ces nombreuses difficultés. D’ailleurs, dans le rapport « Rendre visible l’itinérance au féminin » mettant en lumière dans une recherche participative les récits de femmes provenant d’une dizaine de régions différentes du Québec, Bellot et ses collaborateurs (2018) illustrent l’importance d’accéder à un chez-soi. Ils y citent par exemple le bien-être associé au fait d’avoir sa propre clé ou de vivre dans un logement décent et sécuritaire. Après s’être stabilisés en appartement, de jeunes adultes expliquent aussi s’y sentir plus humains et plus normaux (Karabanow, Kidd, Frederick et Hughes, 2016). Un « chez-soi » se définit, selon les jeunes participants, par les sentiments de contrôle, d’appartenance, de confort et de détente auquel il donne accès (Kidd et Evans, 2011).

Or, les aspects positifs nommés ne sont pas partagés par tous, particulièrement pour les jeunes adultes. La littérature recensée indique que l’intégration d’un logement peut être perturbante, et que certains gardent un sentiment de manque de pouvoir face aux difficultés qu’ils rencontrent et craignent de redevenir itinérants à tout moment (Barker, 2016; Karabanow et al., 2016; Kidd et al., 2016). Ils vivent de l’ennui, de la frustration et de l’isolement, entre autres en raison de l’éloignement de leur réseau social antérieur (Barker, 2016; Kidd et al., 2016). Bien que ces aspects soient relativement bien documentés, la littérature recensée présente peu d’informations au sujet des conditions matérielles de vie spécifiques à l’expérience des jeunes femmes adultes.

Ensuite, en ce qui concerne les conditions socioprofessionnelles associées à la rue, l’intégration du marché du travail y serait pratiquement inconciliable. Les difficultés de santé mentale, les problèmes de consommation ainsi que l’implication dans des activités criminelles nuiraient tant à l’obtention qu’au maintien d’un emploi officiel (Ferguson, Bender, Thompson, Maccio et Pollio, 2012). Or, l’obtention d’un emploi apporterait aux

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personnes une meilleure opinion d’eux-mêmes et l’argent qu’ils gagnent a plus de valeur à leurs yeux (Karabanow, Hughes et Kidd, 2010).

Malgré la réprobation et le dénigrement de la population générale envers le travail non officiel des personnes itinérantes, ces activités rémunératrices sont plus facilement accessibles (Gauthier, Lacasse et Girard, 2011). Les recherches portant sur les jeunes adultes mettent en lumière les formes variées qu’elles prennent, comme la mendicité, la vente de substances illicites et l’offre de services sexuels, ainsi que les différents rôles identitaires et le pouvoir qu’elles permettent d’expérimenter (Karabanow et al., 2010; MacDonald, 2013). Une étude se concentrant sur l’expérience des femmes décrit des stratégies économiques utilisées, comme le troc, l’endettement ou l’engagement dans un travail au noir (Gélineau et al., 2008).

Ces activités placent les jeunes femmes dans des positions parfois désavantageuses. Leur statut (âge, genre) amène plusieurs à considérer leur corps comme un objet sexuel dans la rue, ce qui fait qu’elles seraient fréquemment sollicitées à pratiquer la prostitution et obtiendraient plus facilement de l’aide en offrant de services de nature sexuelle (Flynn, Damant et Lessard, 2015; Watson, 2011; Wesely, 2009). Dans une recherche menée auprès de jeunes États-Uniens âgés de 18 à 24 ans expérimentant l’itinérance, Ferguson et ses collaborateurs (2016) mentionnent que les participantes féminines gagnent un revenu non officiel plus souvent seules qu’en groupe. Elles ont également accès à une moins grande diversité d’activités rémunératrices informelles que leurs homologues masculins (Ferguson, Bender et Thompson, 2016).

1.2.3. Risques pour les jeunes et les femmes d’être dans la rue

Les recherches recensées rapportent que l’insécurité associée à l’itinérance est due en partie aux conditions de vie, comme illustrées précédemment, mais également aux risques auxquels sont confrontées les personnes expérimentant cette situation d’instabilité. Il est possible de constater que les jeunes adultes développent certains problèmes sur le plan de la santé, autant physique que psychologique, avec l’expérimentation de l’itinérance (Crawley et al., 2013; Ferguson et al., 2012; Martijn et Sharpe, 2006). Un déclin de leur condition physique est mentionné, se traduisant par des difficultés de sommeil, des douleurs chroniques et une hausse du taux de mortalité (Crawley et al., 2013).

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Près de la moitié des jeunes adultes sans domicile vit avec un problème lié à la consommation de substance (Conseil du statut de la femme, 2012). Des auteures qui s’attardent aux difficultés vécues en lien avec leur consommation démontrent que plusieurs participants voyaient leur santé physique et psychologique affectée par leurs comportements de consommation, mais que leurs efforts pour régler leur problématique étaient bloqués par l’impossibilité à accéder à un logement stable (Mayock et al., 2013). La consommation inciterait également les jeunes adultes à s’impliquer dans un plus grand nombre d’activités rémunératrices illégales, ou de les pratiquer avec une plus grande intensité (Deering, Shoveller, Tyndall, Montaner et Shannon, 2011; Ferguson et al., 2016). Plusieurs personnes insistent également sur l’impact psychologique négatif que peut avoir la vie dans la rue sur leur santé mentale (Crawley et al., 2013; Ferguson et al., 2012; Martijn et Sharpe, 2006). À cet égard, Ferguson et ses collaborateurs (2012) détaillent, dans leur étude auprès de participants âgés de 18 à 24 ans aux États-Unis, l’expérience d’une jeune femme qui souligne n’avoir jamais eu de problèmes de santé mentale avant son parcours d’itinérance, mais qu’à la suite d’événements traumatisants dans la rue (être témoin de violence, de surdose, de décès), elle vit désormais des difficultés psychologiques.

Bien que les jeunes adultes mentionnent dans certaines recherches que la rue n’est pas plus dangereuse que leur contexte antérieur de vie, l’itinérance est tout de même souvent associée à la violence (Bellot (dir.), 2018; Flynn et al., 2015; Gauthier, Lacasse et Girard, 2011; Karabanow et al., 2010; Karabanow et al., 2016; Kidd, 2007; MacDonald, 2013). Il est rapporté que les adultes émergents craignent d’être victimes de violence dans la rue (MacDonald, 2013). Plus spécifiquement, dans une étude dressant le portrait des jeunes âgés de 15 à 24 ans dans la ville de Québec, un répondant mentionne qu’il y a peu d’endroits calmes et à l’abri des regards pour dormir dehors dans la Capitale, et que ceux-ci impliquent un plus grand risque d’être victime d’un homicide (Gauthier, Lacasse et Girard, 2011). Dans ce contexte de vie, les femmes sont plus à risque de vivre de la violence, des agressions sexuelles, des problèmes de santé mentale en plus d’avoir un taux de mortalité plus élevé que leurs comparses masculins (Lewinson et al., 2014; Phipps, Dalton, Maxwell et Cleary, 2019). La recherche de Bellot et ses collaborateurs (2018) reflète entre autres des abus s’étant déroulés à différents moments de la vie des participantes et ayant pris de l’ampleur une fois dans la rue. Le profil des femmes expérimentant l’itinérance qui sont

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victimes de diverses formes de violence ou d’abus comporte certaines caractéristiques récurrentes, dont le fait d’être plus souvent une jeune adulte (Lewis, 2016).

1.2.4. Stigmatisation des jeunes et des femmes en situation de précarité

Une autre forme de violence, plus insidieuse, fait également partie du quotidien des personnes vivant une situation de précarité. Un sondage demandé par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse a récemment été mené auprès de 1500 Québécois pour représenter les rapports qu’entretient la population vis-à-vis diverses formes de discrimination (Noreau et al., 2015). L’étude permet d’établir divers constats, dont celui que la condition sociale d’une personne (par exemple le revenu, le métier, la scolarité) serait l’aspect identitaire étant le plus susceptible d’entraîner une attitude discriminante. Cela s’expliquerait entre autres par l’impression que la condition sociale est issue de choix personnels. Selon les résultats de la recherche, les prestataires d’aide sociale seraient vus avec méfiance et la moitié des répondants auraient une opinion négative à leur sujet (Noreau et al., 2015). Le tiers des participants de l’étude considéraient également raisonnable que les personnes vivant de l’itinérance soient l’objet de profilage.

En cohérence avec ces observations, les situations de rue des jeunes adultes sont associées à une importante stigmatisation, ce qui en ferait la principale forme de violence dont ils sont victimes selon eux (MacDonald, 2013). Ferguson, Kim et McCoy (2011) rapportent que même au sein d’organismes leur venant en aide, ils perçoivent le peu d’intérêt que portent les intervenants à leur opinion. Ha et ses collaborateurs (2015) ont obtenu des résultats qui convergent avec ces constats lors d’une recherche auprès d’une quarantaine de participants âgés de 18 à 24 ans expérimentant l’itinérance aux États-Unis. Selon les participants, un stigma entoure l’étiquette d’itinérant. Cela les amène à rejeter toutes associations à l’itinérance et, de ce fait, les services d’aide y étant liés. Même lorsqu’ils disent vivre de l’itinérance, ils préféraient qu’on ne les perçoive pas ainsi (Ha et al., 2015). Pour les jeunes adultes, la stigmatisation augmenterait d’ailleurs en fonction du temps passé dans la rue et serait liée à l’érosion du sentiment de citoyenneté, une plus faible estime de soi, une envie de rébellion plus forte ainsi qu’un retrait et un isolement social plus importants et un plus grand isolement (Ferguson et al., 2011; Karabanow et al., 2010; Karabanow et al., 2016; Kidd, 2007).

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De façon semblable, les dynamiques de stigmatisation sont un poids lourd à porter pour les femmes dans la rue (Bellot et Rivard, 2017). Elles en vivraient davantage et auraient un plus grand sentiment de honte que les hommes lorsqu’elles sont identifiées comme itinérantes. Les femmes témoignent aussi de la sourde oreille des diverses institutions publiques de santé et de services sociaux envers leurs demandes (Bellot (dir.), 2018; Wesely, 2009). Contrairement à leurs comparses masculins, elles vivraient plus difficilement la déshumanisation et le mépris quotidien que les conditions matérielles précaires auxquelles elles sont confrontées (Bellot (dir.), 2018).

Considérant les formes de stigmatisation rapportées par les femmes et les jeunes adultes, les résultats des recherches démontrant la discrimination vécue spécifiquement par les jeunes femmes adultes n’ont rien d’étonnant. Oliver et Cheff (2012) se sont intéressées aux suivis médicaux en matière de santé sexuelle de jeunes femmes expérimentant la rue. Dans cette étude, les participantes rapportent que certaines conceptions biaisées des praticiens de la santé les ont incitées à ne plus recevoir certains soins ou suivis. Elles mentionnent entre autres avoir été marginalisées et infantilisées par les soignants. En raison de leur statut d’itinérance, elles n’auraient par exemple pas été crues lorsqu’elles ont dit ne pas être actives sexuellement ou le personnel médical aurait tenu pour acquis qu’elles étaient hétérosexuelles.

Une recherche-action participative de Flynn et ses collaboratrices (2015) dans la ville de Québec met en lumière un autre aspect des stigmates vécus par les jeunes femmes en situation d’itinérance. À la suite du déploiement d’un projet de sensibilisation auprès des propriétaires de logement entourant la difficulté pour les participantes d’accéder à un appartement, elles ont pu partager leurs perceptions. Elles ont entre autres gardé l’impression que les mesures restrictives adoptées par les locateurs (par exemple l’impossibilité d’avoir un chien) sont en partie mises en place pour exclure les personnes marginalisées (Flynn et al., 2015).

1.2.5. Influence des relations des femmes et des jeunes en contexte de vulnérabilité

Les recherches recensées établissent trois niveaux de relations entrant en jeu dans le quotidien des jeunes et des femmes en situation d’itinérance. D’abord, le réseau familial

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apparaît comme un élément important (Blais, Côté, Manseau, Martel et Provencher, 2012; Oliver et Cheff, 2014; Phipps et al., 2019). Les figures parentales sont souvent associées à l’instabilité émotionnelle, aux abus ainsi qu’à la négligence et ces expériences familiales négatives compromettraient au fil du temps la capacité d’aimer et d’être aimé des jeunes adultes (Blais et al., 2012; Oliver et Cheff, 2014). Les traumas vécus à l’enfance auraient ainsi des retombées non négligeables à l’âge adulte; Phipps et ses collaboratrices (2019) soulignent d’ailleurs qu’ils influenceraient le parcours d’itinérance des femmes. Bien que d’autres types de traumas soient abordés par les intervenants leur venant en aide, par exemple le vécu de violence conjugale, il reste que les difficultés vécues dans leur milieu d’origine sont peu prises en considération (Phipps et al., 2019). Lorsque les femmes en situation résidentielle instable incarnent elle-même le rôle de parent, elles expliquent ressentir le jugement négatif des intervenants d’hébergement qu’elles fréquentent quant à leurs capacités parentales (Azim, MacGillivray et Heise, 2019). Dans cette même recherche, les participantes qui n’ont plus la garde de leurs enfants insistent sur les sentiments de vulnérabilité et de honte qui sont associés à cette perte.

Le réseau amical a lui aussi une influence non négligeable dans le vécu des adultes émergents sans domicile (Barker, 2016; Ferguson et al., 2011; Gauthier, Lacasse et Girard, 2011; Karabanow et al., 2016). Il est rapporté l’importance du soutien mutuel pour les utilisateurs d’une ressource d’hébergement pendant leur séjour (Ferguson et al., 2011). Les relations positives avec des pairs seraient essentielles au développement d’un sentiment de sécurité lors d’une transition, par exemple lors de l’intégration d’un logement (Karabanow et al., 2016). En contexte résidentiel moins stable, les participants soulignent se sentir très proches les uns des autres : dans la rue, tout le monde se connaît et s’entraide (Gauthier, Lacasse et Girard, 2011). La rue signifie souvent des liens forts avec un groupe d’amis (Barker, 2016). Phipps et ses collaboratrices (2019) mettent quant à elles en lumière que l’expérience spécifique d’itinérance des femmes est affectée par le manque de soutien social qui contribue aux difficultés de santé mentale vécues. Pour les jeunes femmes, le réseau amical peut être une source de soutien irremplaçable en situation de rue : il stimule le sentiment d’appartenance à un groupe, permet le partage d’informations essentielles à la survie (par exemple des endroits sécuritaires pour dormir) et contribue à la protection contre les abus possibles dans la rue (Oliver et Cheff, 2014). Watson (2011) rapporte

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toutefois l’expérience d’une jeune femme ayant constaté que son statut l’a désavantagée au sein de son groupe de pairs masculins : il était attendu qu’elle ait des relations sexuelles en échange de ressources (monétaires, alimentaires, etc.) qui auraient profité à tout le groupe. On peut alors s’interroger sur les différences existant dans le rapport aux autres pour les jeunes femmes en situation d’itinérance.

Finalement, les partenaires intimes occupent une place centrale dans la vie des jeunes adultes (Barker, 2016; Blais et al., 2012; Côté, Blais, Bellot et Manseau, 2013; Goyette, 2010; Goyette et Turcotte, 2011; Joly et Connolly, 2019; Oliver et Cheff, 2014; Petering, Rice, Rhoades et Winetrobe, 2014; Watson, 2011). Une recherche de Goyette (2010) portant sur les dynamiques relationnelles lors du passage à la vie adulte met en évidence des différences genrées. On constate que le réseau social des jeunes femmes comporte une grande proportion de pairs masculins et est, en comparaison avec les jeunes hommes, davantage composé de relations récentes tout en étant moins propice à l’insertion et au soutien. Puisque leur conjoint a une place cruciale dans le réseau, les jeunes femmes se retrouvent plus souvent « captives » de leur entourage (Goyette, 2010).

En situation d’itinérance, les relations intimes des jeunes adultes sont vécues et interprétées de diverses façons (Blais et al., 2012; Côté et al., 2013; Petering et al., 2014). Dans une étude menée à Montréal sur l’amour en situation de rue, Blais et al. (2012) rapportent que les relations amoureuses multiples y seraient souvent de courte durée et que les participants adoptent fréquemment l’idée d’amour magique éternel. Cela s’estomperait toutefois au-delà d’une année passée dans la rue, en raison entre autres des conditions de vie difficiles qui affectent le développement et le maintien de relations intimes satisfaisantes (Blais et al., 2012; Petering et al., 2014). Une autre recherche s’intéressant aux expériences affectives et sexuelles de jeunes participants présente deux interprétations assez distinctes des relations intimes en situation de rue (Côté et al., 2013). La première est une vision égalitaire et réciproque des rapports, qu’on dit subjectivés, et les participants l’adoptant soulignent vivre des relations satisfaisantes avec des « partenaires de rue ». La seconde vision des rapports, qu’on dit objectivés, implique un désengagement émotionnel puisque le partenaire n’est ici qu’un instrument pour la satisfaction matérielle ou symbolique. Parmi les répondants s’identifiant aux rapports objectivés, une distinction se trace sur le plan du genre. Les

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participants masculins disent qu’établir des relations avec de nombreuses femmes attirantes consolide leur image de réussite dans la rue. Les participantes féminines rapportent quant à elles que leurs relations affectives et sexuelles servent de transaction de survie pour répondre à divers besoins vitaux, car la rue est synonyme pour elles de danger (Côté et al., 2013).

Dans une recherche auprès d’adolescents et de jeunes adultes vivant dans la rue, Joly et Connolly (2019) constatent quant à elles les dynamiques intimes pouvant prendre place dans cet environnement. Certains participants y mentionnent l’expérience de relations intimes caractérisées par des disputes violentes et les excès de colère intenses des deux partenaires ou, dans d’autres cas, par une dynamique de soutien mutuel. Les jeunes femmes ayant participé ont proportionnellement rapporté plus d’expériences relationnelles abusives et de contrôle où elles subissent différentes formes de violence comparativement aux jeunes hommes. De plus, elles seules ont mentionné qu’une activité sexuelle leur a été exigée pour satisfaire un partenaire ou pour avoir un endroit où rester (Joly et Connolly, 2019). Les auteures établissent un lien entre ces résultats et la différenciation genrée de l’accès au pouvoir dans un contexte de vie de rue.

D’autres recherches font écho au vécu spécifique des jeunes femmes. Dans une recherche sur les trajectoires des jeunes femmes ayant vécu un placement en milieu substitut, Goyette et Turcotte (2011) mettent en évidence qu’elles « paraissent avoir un profil relationnel plus détérioré que les jeunes hommes » (p.93). De plus, les conjoints ou ex-conjoints bloquent parfois l’atteinte de leur autonomie. On indique que certaines participantes semblent être en couple dans une optique de survie et que les ruptures amoureuses entraîneraient une certaine précarité économique et de logement. En contexte d’itinérance, certaines participantes soulignent le rôle primordial joué par leur partenaire, pour qui elles n’ont parfois plus de sentiment amoureux, en termes de sécurité émotionnelle, matérielle et physique dans la rue ou en termes de stabilité lorsque tout le reste est incertain (Barker, 2016; Watson, 2011).

Ce survol des connaissances actuelles permet de mettre en lumière les défis particuliers qu’entraîne une situation d’itinérance associée au statut de femme ou à la période de transition vers l’âge adulte. Il est d’ailleurs constaté qu’en étant positionné aux croisements

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de ces spécificités, comme le sont les femmes vivant leur passage à l’âge adulte sans avoir de stabilité résidentielle, il est possible de faire face à des défis particuliers liés entre autres à l’adversité vécue ou aux relations établies avec les autres.

1.3. Critiques de l’état des connaissances actuelles

Les recherches détaillées précédemment permettent de cerner en partie la réalité des adultes émergents et des femmes en situation d’itinérance en abordant de multiples aspects de leurs expériences de rue. La littérature actuelle sur l’itinérance comporte toutefois certaines limites. La plupart des recherches recensées sont effectuées dans de très grands centres urbains, à l’exception de quelques études (Bellot (dir.), 2018; Flynn et al., 2015; Gauthier, Lacasse et Girard, 2011). Sachant que le vécu de rue risque de différer entre une métropole comme Toronto et une ville de taille plus modérée, la disproportion des informations risque d’occulter l’hétérogénéité de la problématique, d’où l’intérêt de mettre en place la présente recherche dans la ville de Québec.

De plus, les échantillons des recherches auprès des adultes émergents sont généralement mixtes, avec une plus forte proportion de répondants masculins. Les constats effectués par les chercheurs peuvent plus difficilement mettre en évidence la réalité particulière des jeunes femmes instables au plan résidentiel, bien que celle-ci soit soulevée dans de nombreuses recherches (Barker, 2016; Bellot (dir.), 2018; Bellot et Rivard, 2017; Côté et al., 2013; Deering et al., 2011; Ferguson et al., 2016; Flynn et al., 2015; Huey, 2016; Kidd, 2007; Kidd et al., 2016; Lewinson et al., 2014; Oliver et Cheff, 2012, 2014; Watson, 2011; Wesely, 2009). Ce constat appuie fortement l’importance de mener la présente recherche avec un corpus féminin.

Quant à elles, la majorité des études recensées rapportant la réalité de l’itinérance au féminin cible un type d’expérience particulier, comme le travail du sexe ou la victimisation (Deering et al., 2011; Huey, 2016; Lewinson et al., 2014; Watson, 2011; Wesely, 2009). Il est certain que cet angle teinte les résultats obtenus et oriente la conception actuelle de l’itinérance des femmes en transition vers la vie adulte, comme le soulignent Bellot et ses collaborateurs. (2018). Cela n’est pas le cas pour le présent mémoire, qui éclaire cette période de vie vécue par les jeunes femmes en situation d’itinérance sans s’orienter vers un

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sujet spécifique. Cette décision s’appuie sur les constats de certaines études récentes qui réitèrent le besoin actuel de reconnaître les multiples facettes de l’itinérance des femmes, dont celle des jeunes femmes, et d’en comprendre la complexité en leur laissant l’espace suffisant pour rapporter leur parcours dans toutes ses nuances (Bellot (dir.), 2018; Phipps et al., 2019).

1.4. Pertinence du sujet d’étude

Le sujet à l’étude s’inscrit dans le domaine du travail social et mérite qu’on s’y attarde vu sa pertinence sociale, scientifique et disciplinaire. Ces trois facettes seront abordées dans la section suivante.

1.4.1. Pertinence sociale

La problématique à l’étude dans le présent mémoire comporte un intérêt pour la société. Les jeunes n’ayant pas de domicile fixe ont un profil préoccupant. Leur taux d’infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS), dont celui de l’hépatite C et du VIH, est dix fois plus élevé que celui de leurs homologues dans la population générale (Elliot cité dans Gouvernement du Québec, 2014, p.14). De surcroît, leur taux d’incidence de mortalité est près de quatre fois plus important que les autres jeunes adultes dans la province (Conseil du statut de la femme, 2012). La situation des femmes n’est guère plus enviable. On considère que les stratégies que plusieurs développent en se retrouvant en situation d’itinérance mettent en péril leur santé, leur sécurité et leur intégrité (Conseil du statut de la femme, 2012). Les femmes qui expérimentent l’itinérance passent généralement inaperçues aux yeux dela population générale, comme le reflète le manque de considération de leur situation dans les politiques publiques adoptées, alors qu’elles seraient de plus en plus nombreuses (Bellot et Rivard, 2017; Gouvernement du Québec, 2014). Ces éléments soulignent ainsi l’importance de mieux comprendre en tant que société les contextes de vie des jeunes et des femmes en situation d’itinérance, d’où l’importance de cette recherche.

1.4.2. Pertinence scientifique

La situation des femmes et celle des jeunes adultes n’ayant pas de domicile fixe étant plus souvent cachées, le manque de connaissances à ce sujet se reflète dans les écrits scientifiques. Bellot et ses collaborateurs (2018) le soulignent dans leur rapport de

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recherche. L’itinérance des femmes est au centre de peu d’études et les données disponibles ne rendent que très peu compte des normes et structures qui empêchent une meilleure reconnaissance de ses spécificités (Gélineau et al, 2008; Bellot (dir.), 2018). Bellot et ses collaborateurs soulignent aussi que les catégories d’expériences sur lesquelles on insiste (par exemple la maternité, le travail du sexe, l’immigration) essentialisent l’expérience des femmes en les cristallisant dans une identité. Un enjeu semblable est mis en lumière par Molgat (2011), dans un texte portant sur les transitions vers l’âge adulte, qui souligne la tendance des milieux de recherche à définir le passage à la vie adulte uniquement par l’âge biologique. Ainsi, sur le plan des connaissances scientifiques, le présent mémoire apparaît comme un ajout intéressant aux savoirs, puisqu’il est orienté vers le vécu distinctif et parfois invisibilisé du passage à l’âge adulte des femmes expérimentant l’itinérance.

1.4.3. Pertinence disciplinaire pour le travail social

Dans les milieux d’intervention, la compréhension des catégories sociales associées à la jeunesse, à la féminité et à l’itinérance pose également problème. De la même façon qu’il l’a fait pour le milieu scientifique, Molgat (2011) met en garde contre la tendance des milieux d’intervention à adopter une vision homogène de la jeunesse, incitant à l’omission des divergences de parcours possibles. Dans le même esprit, Bellot et Rivard (2017) indiquent que l’ignorance et l’incompréhension entourant la situation des femmes proviennent entre autres d’une vision restrictive de l’itinérance adoptée par plusieurs milieux d’intervention, définie par la vie dans la rue, ce qui empêche la mise en évidence de leur vécu particulier.

Le manque de considération de la situation des femmes est particulièrement inquiétant lorsqu’on constate que le taux d’occupation des ressources d’hébergement pour femmes est plus important que celui des hommes, et qu’elles restent malgré tout absentes de la majorité des plans d’action régionaux à ce sujet (Bellot et Rivard, 2017; ministère de la Santé et des Services sociaux, 2014a). Un rapport colossal a été publié dans les dernières années faisant état de l’itinérance au pays. On y décèle l’urgence d’éclairer la situation des femmes en transition vers la vie adulte confrontées à l’itinérance, puisque la population féminine et jeune est plus difficilement rejointe par l’aide offerte au travers le pays (Gaetz et al., 2014). D’ailleurs, ces deux franges de la population itinérante sont spécifiquement ciblées lorsque

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la nécessité de développer des programmes d’intervention plus efficaces est mise en évidence (Gaetz et al., 2014). À titre d’exemple, on souligne que le programme canadien Logement d’abord, initié en 2013 et étant à ce jour le plus imposant en matière d’itinérance, n’a pas pris en considération les besoins spécifiques des femmes et des jeunes adultes lors de sa conception (Gaetz et al., 2014). Cette recherche s’inscrit dans le domaine du travail social, ce qui signifie qu’une attention particulière est portée à son utilité pour les ressources d’aide, afin qu’elles aient accès à des informations nuancées du vécu singulier de la population à l’étude. L’étude des spécificités et des nuances des parcours de passage à l’âge adulte des femmes ayant expérimenté l’instabilité résidentielle en s’attardant aux récits qu’elles font de leur parcours s’avère ainsi particulièrement pertinente.

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Chapitre 2 : Cadre d’analyse

Ce second chapitre décrit le cadre d’analyse intersectionnel choisi pour éclairer le sujet d’étude. Il a été décidé d’employer plus spécifiquement la perspective socioconstructionniste pour obtenir une lecture plus juste de la transition à la vie adulte des femmes ayant expérimenté l’itinérance, ce qui a teinté les objectifs de recherche.

2.1

L’intersectionnalité

Le cadre d’analyse de l’intersectionnalité permet d’explorer les différentes façons par lesquelles le genre s’imbrique dans diverses identités sociales, et de quelles manières ces imbrications influencent le vécu de privilèges et d’oppressions de chaque personne (Association des droits de la femme et le développement, 2004). L’analyse intersectionnelle prend racine dans les luttes des féministes afro-américaines du 20e siècle : ces dernières dénonçaient déjà la difficulté de concilier leurs identités sociales de femme et d’Afro-Américaine (Cooper dans Harper, 2013). Les féministes de ce courant soutiennent par exemple que l’ethnicité, la classe socioéconomique, l’orientation sexuelle ou l’appartenance religieuse peuvent être des facteurs tout aussi marquants que le genre dans la façon dont la société appréhende les femmes et dans la manière qu’elles vivent leur vie (Bunjun et al., 2006).

Trois attributs avec lesquels chaque individu doit fonctionner entrent en jeu dans la construction identitaire de la transition à la vie adulte chez des femmes en situation d’itinérance, soit l’âge, le genre et la classe socioéconomique. À partir des catégorisations de l’identité, les personnes seraient regroupées et hiérarchisées socialement, ce qui détermine leur capacité d’accès au pouvoir (Bunjun et al., 2006). Selon la perspective intersectionnelle, ces processus de catégorisation s’actualisent quotidiennement dans les discours et affectent les interactions d’une personne au sein des différentes sphères de sa vie (Harper, 2014). À titre d’illustration, ce courant permet de montrer comment la différenciation des conditions d’existence peut teinter les expériences respectives d’une femme racisée et d’un homme blanc aisé.

Il existe un risque qu’une catégorie sociale voie certains de ses attributs généralisés à outrance, les personnes y étant associées se retrouvant alors réduites à cette étiquette (Simpson, 2009). L’étiquetage est d’autant plus critique pour les personnes marginalisées,

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puisqu’en ayant moins d’accès au pouvoir, il leur sera impossible de faire entendre leur perspective (Morris et Bunjun, 2007). La probabilité d’homogénéiser une communauté de personnes et de définir les services qui leur sont nécessaires sans que des membres de celle-ci aient été consultés augmente avec le recours à des catégories qui objectivent les individus (Simpson, 2009). Comme l’itinérance visible est une problématique rencontrée majoritairement par des hommes d’âge adulte (Gaetz et al., 2014), le risque de définir l’itinérance et les services reliés en fonction de leur vécu particulier est donc bien présent. La classe sociale liée à la précarité de l’itinérance est complexe à conceptualiser puisqu’elle inclut aussi des aspects moins visibles que les difficultés de logement, comme une rupture de liens sociaux et des difficultés relationnelles (Gouvernement du Québec, 2014; Margier, Bellot et Morin, 2014). Ce caractère caché de certaines formes d’instabilité résidentielle et de désaffiliation sociale ainsi que l’invisibilisation de certains groupes, dont les jeunes et les femmes, dans les représentations du phénomène rendent pertinent de s’attarder aux nuances de l’expérience de l’itinérance vécue par les jeunes femmes en transition vers la vie adulte (Gaetz et al., 2014).

2.2

La perspective socioconstructionniste

L’intersectionnalité se divise en deux courants distincts. À ses débuts, la théorie s’inscrit principalement dans le courant structurel au sein des luttes féministes afro-américaines : on met en doute l’essentialisme du « féminisme blanc » centré sur la question du genre (Harper, 2012). Les féministes de ce courant sont les premières à mettre de l’avant que l’expérience des femmes est affectée par leur emplacement à l’intersection de différentes identités sociales (Harper, 2012). Par la suite se développe une perspective socioconstructionniste qui se distingue de plusieurs façons de l’approche intersectionnelle structurelle. Plusieurs auteures ont contribué à son élaboration (Harper, 2012, 2013; Morris et Bunjun, 2007; Yuval-Davis, 2006). En particulier, cette perspective va à l’encontre de la conceptualisation du pouvoir uniquement oppressant et de l’image passive des femmes opprimées qui en découle parfois.

Suivant ce courant, on se concentre plutôt sur les processus de coconstruction des catégories d’identité sociale et sur la négociation des rapports de pouvoir (Flynn, Damant et Bernard, 2014). On y met de l’avant que les catégories identitaires ne sont ni naturelles, ni

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permanentes : le positionnement social de l’individu s’inscrit dans un processus complexe et construit auquel il contribue (Harper, 2012). La domination et les identités ne sont donc pas automatiquement subies de manière passive et il est possible d’y réagir de multiples façons (Harper, 2013). Selon cette perspective, on considère que les personnes qui subissent de l’exclusion ont acquis de nombreuses connaissances par leurs expériences et qu’il leur est possible de s’adapter aux situations qu’elles rencontrent (Morris et Bunjun, 2007). On reconnaît ainsi le pouvoir des personnes face à l’adversité sans pour autant sous-estimer le poids des facteurs d’oppression qui pèsent sur elles (Morris et Bunjun, 2007). Le courant intersectionnel socioconstructionniste illustre les identités sociales dans un ensemble macrosocial de relations de pouvoir faisant partie de la réalité quotidienne de personnes bien réelles (Yuval-Davis, 2006). Comme le souligne Harper, les catégories sociales « sont plutôt abordées comme la concrétisation de discours, de pratiques et de processus qui prennent forme au cours des interactions humaines, que ce soit au sein des institutions, de la communauté ou encore de la famille » (2012, p.11). Il est possible d’appliquer cette lecture à la catégorie sociale de la jeunesse. Bien qu’elle garde des frontières dynamiques s’adaptant à la réalité de chacun, la jeunesse est associée au passage à l’âge adulte que Arnett (2000, 2011) situe entre 18 et 25 ans, mais que d’autres auteurs identifient à une période allant jusqu’à 30, voire 35 ans (Gauthier, 2003; Van de Velde, 2007; Veilleux et Molgat, 2010). Cette période de vie, permettant de définir peu à peu son identité et comportant de nombreux essais et erreurs, est synonyme de multiples changements : départ du foyer d’origine, parentalité, intégration du marché du travail, relations conjugales (Arnett, 2011; Bidart et al., 2002). La jeunesse s’illustre donc dans différents volets du quotidien, où des choix y sont faits sur la base des possibilités accessibles et des limites constatées (Arnett, 2011; Bidart et al., 2002).

Il en va de même pour la catégorie sociale liée à la féminité, qui va au-delà d’une distinction essentialiste entre femmes et hommes. Le genre, contrairement au sexe, est défini par les discours entourant les rôles sociaux féminins et masculins, tout en incluant un aspect performatif dans le quotidien (Lubienski, 2010; Yuval-Davis, 2006). L’itinérance est une catégorie qu’il paraît facile de définir par des conditions matérielles d’hébergement, comme lors du plus récent dénombrement ayant uniquement permis l’estimation de la part

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visible de ce phénomène (Latimer, 2019). Cela s’avérait toutefois insuffisant pour capter toutes les singularités de cette condition sociale, d’où l’intérêt de s’intéresser plutôt à la façon dont la personne concernée définit sa situation (Bellot (dir.), 2018). Bien que soit reconnue l’existence d’écarts entre certains groupes, l’analyse intersectionnelle socioconstructionniste conçoit la possibilité pour les individus d’expérimenter certains privilèges tout en vivant de l’exclusion (Simpson, 2009). Suivant cette lecture, le but n’est donc pas uniquement d’identifier que certaines femmes vivent plus de difficultés que d’autres, mais plutôt de porter une attention particulière sur ce qu’elles pensent d’elles-mêmes et de leur communauté ainsi que sur leurs attitudes, et potentiellement leurs préjugés, vis-à-vis les autres (Harper, 2013; Yuval-Davis, 2006).

En adoptant ce cadre, la seule façon d’accéder à ces nuances serait donc de s’adresser directement aux personnes concernées. Ce positionnement est particulièrement intéressant auprès d’une population à laquelle on pourrait aisément apposer une étiquette de victime. Flynn et ses collaboratrices (2015) ont utilisé l’intersectionnalité comme cadre théorique lors d’une recherche traitant de la violence structurelle vécue par les jeunes femmes de la rue. Dans un article portant sur la pertinence du féminisme intersectionnel pour cette recherche, les auteures soulignent la complexité des inégalités vécues par la population à l’étude, et plus largement par les populations marginalisées, en raison du chevauchement de différentes identités sociales pouvant entraîner de l’exclusion (Flynn et al., 2014). En s’attardant à un seul aspect de leur identité sociale (par exemple le genre), elles constatent le risque d’avoir une compréhension incomplète de la problématique dans l’analyse des systèmes de pouvoir (par exemple le patriarcat), d’où l’intérêt d’opter pour l’intersectionnalité dans le cadre de cette recherche. L’analyse intersectionnelle met en valeur la manière dont les femmes négocient et actualisent les rapports de pouvoir en tant que sujet de leur expérience (Flynn et al., 2014). Ces auteures soulignent que cette perspective éclaire comment les femmes intègrent les messages à leur propos, ou y résistent, ainsi que les stratégies qu’elles développent pour composer avec leur réalité.

La recension des écrits présentée au chapitre précédent illustre les nombreuses stratégies mises en place par les jeunes femmes dans la rue. Ces constats auront encouragé l’adoption d’une perspective socioconstructionniste dans le cadre du présent mémoire en vue de mieux

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