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Giovanni Gentile : les fondements de l'actualisme dans le fascisme en Italie

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Giovanni Gentile :

Les fondements de l'actualisme dans le fescisme e n Italie

Ménoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laviil dans le cadre du progi"iunme de mmtrise en philosophie

pour l'obtention du gi-ade de Maître es aits (M .A.)

FACULTE DE PHILOSPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2007

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Le mémoire de recherche présenté tente dans un premier temps d'exposer la philosophie de Giovanni Gentile, l'actualisme. Cette présentation commence donc par expliquer les fondements du système gentilien en lien avec l'histoire de la philosophie occidentale et une critique de la logique hégélienne. Après avoir traité les origines de la pensée actualiste, nous en présentons les principaux caractères et problèmes que nous pouvons relever. Dans un second temps, le mémoire de recherche tente de comprendre comment la philosophie actualiste peut être associée au régime fasciste, comme elle l'a été, historiquement, par Gentile lui-même. Finalement, le mémoire tente de voir si la philosophie actualiste de Gentile mène inexorablement vers une politique de type fasciste, totalitaire, ou si Gentile n'a pas été aveuglé et a peut être mal appliqué sa propre philosophie.

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J'aimerais prendre le temps de remercier tout d'abord M. Thomas DeKoninck de ne pas m'avoir découragé de me lancer dans ce travail. Je remercie aussi M. Luciano Malusa, ainsi que son collègue M. Paolo De Lucia, de l'Università degli Studi di Genova pour leur enthousiasme, leur accueil chaleureux et l'aide qu'ils m'ont gracieusement offerts. Finalement, j'aimerais aussi remercier particulièrement les membres du personnel de la Biblioteca del Dipartimento di Filosofia qui ont tout fait pour faciliter mes recherches et alléger les contraintes administratives.

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Introduction 1 L'actualisme 6

Réforme de la dialectique hégélienne 7

Réalisme antique 8 Socrate et Platon 8 Berkeley 10 Kant 12 Dialectique de la mort et dialectique de la vie 13

Idéalisme moderne 15 Hegel 15 Dialectique hégélienne 17

Critique et réforme 19 Critique du devenir hégélien 19

Réforme de la dialectique de Hegel 22

Teoria générale dello spirito corne atto pure 27

Le sujet créateur 28 Vico 29 Unité de l'être et du connaître dans le sujet 32

L'Esprit 34 Je empirique, Je pur et Je réel 34

La méthode de l'immanence absolue 37 L'Esprit unique et universel, éternel et infini 39

Considérations problématiques 43 Le problème de la vérité 44 Le problème du solipsisme 47

L'actualisme et la politique 52 Le fascisme de Giovanni Gentile 53

L'unité spirituelle italienne 54 Risorgimento 54 Mazzini 57 Le concept de nation 59

Che cosa è il fascisme? 62 Il mio liberalismo 62 L'essence du fascisme 64

L'État éthique 66 La « filosotla dell'manganello » 70

Genèse et structure de la société 72 L'individu 72 Société transcendantale 74

L'État 76 Totalitarisme et démocratie, autorité et liberté 79

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La religion de la Nation Le mythe du Duce La violence fasciste 87 90 92 Conclusion Bibliographie 95 103

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Giovanni Gentile est né à Castelvetrano, en Sicile, le 30 mai 1875. Étudiant à l'École Normale de Pise, de 1893 à 1897, il y eut comme maître l'hégélien Donato Jaja qui lui enseigna la pensée de Bertrando Spaventa, le principal néohégélien italien du XIXe siècle. Par la suite, il enseigna dans les lycées de Campobasso et de Naples pour finalement obtenir un poste à l'Université de Naples en 1903. Cette même année, il fonde la revue La Critica avec son ami Benedetto Croce. Les deux penseurs deviendront les acteurs d'une profonde révolution culturelle en Italie. Leurs rôles respectifs en feront les penseurs les plus importants du XXe siècle en Itahe. Les années 1911 à 1930 furent les plus riches dans le développement de la philosophie de Gentile, l'actualisme, surtout avec la publication de Theoria dello spirito corne atto puro. En 1920, il commença la publication du Giomale critico délia Filosofia italiana, organe officiel de l'actualisme qu'il dirigea jusqu'en 1943. Profondément concerné par l'éducation et la pédagogie, il rejoint les rangs du Parti National Fasciste en 1922, sous la demande de Mussolini, et devint ministre de l'Éducation jusqu'en 1924. Il opéra une réforme du système scolaire et concrétisa par le fait même la première grande réforme fasciste. On aurait pu penser jusque-là que son association au PNF était motivée par le seul désir de réaliser la réforme. Mais en 1926, alors que le PNF devient de plus en plus autoritaire et dictatorial, il confirma son adhésion en devenant membre officiel du Parti, affirmant la possibilité que le fascisme, et la dictature, soient le moyen de réaliser l'État dont il rêve. Cette décision provoqua la rupture définitive de la profonde amitié qui s'était établie entre lui et Croce, qui rejoignit les antifascistes. Cela donna lieu à des débats enflammés et à des attaques virulentes, échangés par l'intermédiaire de leurs revues respectives, qui animèrent et dominèrent les milieux intellectuels de l'époque. Après son emploi de ministre, Gentile resta étroitement lié au PNF. Il devint Sénateur et membre du Grand Concile. Il publia plusieurs textes sur le fascisme et fut le théoricien officiel du Parti. Par la suite, son activité se fera importante en se retrouvant à la direction de non moins de trente-cinq instituts culturels dont l'Institut national fasciste de culture et à la tête de l'organisation de la monumentale Encyclopédie italienne Treccani. Intellectuel pur, honnête et désintéressé, entouré d'un personnel politique corrompu, il ne chercha pas à persécuter ses anciens amis par sa position privilégiée au sein du régime et tenta de conserver un semblant de liberté d'expression; La Critica et les autres projets

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VEnciclopedia. Il tenta aussi d'atténuer les mesures antisémites qui frappaient les intellectuels.

Témoin de la subordination croissante de l'État fasciste au nazisme, le 24 juin 1943, dans un dernier discours public au capitole de Rome, il pousse ses compatriotes à l'union sacrée, pour le salut de la patrie. Demeuré fidèle jusqu'au bout à Mussolini, il adhère, de Florence où il s'est établi, à la République sociale fasciste de Salô. Condamné à mort par une cellule communiste des Groupes d'action patriotique (G.A.P.), il est assassiné le 15 avril 1944.

Cette biographie, qui peut paraître banale pour débuter une étude, est tout à fait pertinente et nécessaire dans ce cas-ci. Je pense qu'elle est suffisante pour attirer la curiosité de n'importe quel lecteur intéressé par la philosophie, l'Histoire, le fascisme, l'Italie mais aussi la tragédie. Car c'est tout de même une histoire tragique que celle de Giovanni Gentile. Les témoignages parlent de lui comme un homme chaleureux, passionné, qui provoquait la fascination et le respect de ses élèves. Il était un philosophe, un excellent pédagogue, mais probablement un piètre politicien. La question la plus pertinente que l'on peut se poser après la lecture de cette biographie, pour motiver la poursuite de l'étude, serait comment un philosophe aussi intelligent peut donner son appui à un régime aussi répugnant. On pourrait se poser la même question dans le cas de Heidegger et de son appui au nazisme. Pourquoi parler d'un obscur philosophe italien connu seulement de quelques personnes ? À cela, je répondrais, tout d'abord, que Giovanni Gentile n'est en effet pas très connu, mais il n'en demeure pas moins le philosophe le plus important du XXe siècle en Italie, qui influença profondément les penseurs postérieurs. Car il est d'abord et avant tout important en tant que philosophe. Son système philosophique, appelé actualisme, même s'il est douteux, propose d'atteindre les limites de l'idéahsme. C'est-à-dire que l'actualisme donne un exemple de ce que peut être l'idéalisme dans ses conséquences les plus radicales et absolues sans faire aucune concession. On peut même percevoir dans la philosophie de Gentile un avant-goût de l'existentialisme et une empreinte du nihilisme qui porte à dire que Gentile dépasse le cadre de la philosophie italienne et fait partie intégrante de l'histoire de la philosophie occidentale européenne. Maintenant, on se demandera pourquoi alors est-il aussi méconnu? Contrairement à Heidegger, Gentile, de par les exigences de sa philosophie, s'associa directement et sans ambiguïté au fascisme. Il fut le théoricien officiel du fascisme. Après la chute de Mussolini, les vieux démons furent enterrés. Gentile aussi, à la gloire de Benedetto Croce, qui lui pu profiter d'un rayonnement dans la grande histoire de la philosophie. Je crois qu'il ne serait pas faux de

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profondément. Je crois qu'un philosophe qui a su avoir une influence aussi grande, en bien ou en mal, sur son pays, sur le monde ou sur l'histoire, mérite d'être étudié, critiqué et d'être reconnu à sa juste valeur, bonne ou mauvaise.

Ce qui est aussi particulier avec Gentile par rapport à Heidegger c'est le contexte politique. La situation politique en Italie est beaucoup plus complexe et ambiguë qu'en Allemagne. Le fascisme italien est né d'une Italie en crise, stagnant dans l'instabilité de sa naissance récente, cherchant un moyen pour donner, une fois pour toute, une cohésion nationale s(;mblable à celle qui existait au moment de la création de l'Italie. Les intellectuels et les citoyens italiens n'avaient pas peur du fascisme, et l'appuyait pour sa volonté de réaffirmer une cohésion nationale perdue et le retour d'un État fort, pour redresser la situation politique; loin de se douter qu'il montrerait un autre visage et verserait dans la dictature. C'est à ce moment que la division s'est opérée entre les fascistes et les antifascistes. Maintenant, comment un philosophe aussi intelligent a pu non seulement appuyer, mais s'associer, défendre et participer à ce régime malgré le fait qu'il soit devenu si répugnant ? Plus on ht les œuvres de Gentile et plus on voit à quel point il ne s'est pas impliqué dans la politique par gloire, prestige ou pouvoir. On se rend rapidement compte que Gentile croyait fermement que le fascisme était l'expression politique adéquate de son système philosophique. Il s'est associé au fascisme par conviction philosophique. Alors, la question qui est vraiment intéressante à se poser et qui m'a motivé à faire cette étude est quel genre de système philosophique peut justifier adéquatement un régime autoritaire et dictatorial comme le fascisme? Comment peut-on en arriver là, sans utiliser une rhétorique douteuse et insignifiante? Quels sont les rouages d'un système philosophique qui conjuguent avec le totalitarisme ? Pour le savoir, tout ce que nous avions à faire était de suivre le raisonnement de Gentile, car tout est dans les textes. Toutes les justifications, les explications et les développements sont là. Après, il est certain que sa philosophie en est une de haute voltige, extrêmement complexe, qui demande un effort extraordinaire pour en comprendre tous les tenants et aboutissants, et où l'on se retrouve facilement devant des contradictions. Dans mes recherches, j'ai finalement été confronté à une question peut être plus fondamentale encore que la dernière que nous avons énoncée. Question qui est motivée par la thèse critique de Benedetto Croce lui-même. C'est-à-dire que nous nous demandons comment Gentile a pu faire le lien entre sa philosophie actualiste et le fascisme, et c'est ce que nous exposerons. Mais au-delà de la

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philosophie actualiste débouche inéluctablement vers un régime semblable à ce que fut le fascisme italien ?

La première étape est donc de bien comprendre le système et les principes de la philosophie actualiste. J'ai essayé de couvrir les thèmes les plus importants de sa philosophie et de ceux qui nous seront utiles pour comprendre sa politique. Le plus difficile sera de rendre l'exposition claire et de garder une ligne directrice qui puisse nous faire passer de la philosophie à la politique. À commencer par une réforme de la dialectique hégélienne qui pose les principes de base de l'actualisme qui nous seront utiles jusqu'à la fin. Pour ensuite, entrer dans l'exposition de l'actualisme lui-même et finalement voir les problèmes ou les conséquences que cela peut amener. La deuxième étape sera, bien entendu, de faire le pont entre la philosophie et la politique. Il y a plusieurs voies que l'on aurait pu exploiter pour faire ce passage. On peut le faire par la voie historique, et c'est la voie sur laquelle j'ai insisté, car elle permet une meilleure exposition du sujet, qui soit plus compréhensible pour quelqu'un qui ne connaît rien de Gentile et de l'histoire de l'Italie. Cette voie met l'accent sur les racines historiques de la pensée de Gentile et les racines historiques de son adhésion au fascisme. On aurait aussi pu choisir la voie pédagogique. On peut faire plusieurs liens entre la conception politique de Gentile et sa pédagogie. Étant donné qu'il fût d'abord ministre de l'Éducation, la voie pédagogique semble être, pour certains, la clé de voûte de la philosophie de Gentile et nous aurons l'occasion de voir pourquoi. La dernière voie, qui est relativement récente dans les études sur Gentile, est la voie religieuse. On peut percevoir dans tous les écrits de Gentile un fort sentiment religieux qui fut déterminant dans la création de la « mythologie » fasciste et qui explique beaucoup de choses de son adhésion. Dans cette deuxième partie, nous verrons donc un peu d'histoire italienne en observant les liens que l'on peut faire avec Gentile. Nous verrons aussi les textes fascistes de Gentile où l'on peut commencer à voir des pistes de justifications de sa position. Finalement, nous verrons par la suite son œuvre posthume, sa seule œuvre politique, qui expose philosophiquement les liens entre sa conception politique et l'actualisme. Ses deux parties suffiront à comprendre pourquoi Gentile adhéra au fascisme, et donc répondre à notre première question. Dans la troisième partie, nous verrons une critique qui peut être adressée à Gentile sur son affiliation avec le fascisme et nous pourrons donc y trouver une tentative de réponse à l'autre question, à savoir si l'actualisme mène inévitablement vers un régime fasciste. Enfin, notons au passage que de nombreux textes de Gentile n'ont pas été traduits

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Le néo-idéalisme, ou le néo-hégélianisme, est un courant qui s'est développé en Italie au début du 19^ siècle. C'est un courant qui est né en réaction à la montée du positivisme qui dominait les milieux intellectuels de l'époque en Italie. En effet, le courant néo-idéaliste tentait de remettre en point d'appui les valeurs de la vie spirituelle qui étaient méconnues des positivistes. Le néo-idéalisme italien se démarque surtout par un spiritualisme absolu, adoptant comme base fondamentale la personne humaine comme pure conscience de soi. Une position qui était toujours adoptée en réaction à une psychologie positiviste qui dégénérait en un naturalisme superficiel. Mais avec un fort caractère humaniste, qui se dirigea donc vers une interprétation immanentiste de la spiritualité, le néo-idéalisme italien « s'accordait également, à sa façon, avec le positivisme, en acceptant, de la même façon dont Kant avait agi à l'égard de l'empirisme qui l'avait précédé, le monde de l'expérience humaine comme terrain de la recherche philosophique. »' C'est dans ce contexte que Benedetto Croce et Giovanni Gentile ont opéré une révolution culturelle, en tentant de relever la philosophie italienne tombée dans la vulgarité de ce positivisme qui influençait la culture européenne. Dès le départ, l'actualisme se déploie donc comme une critique virulente de toute vision empiriste, positiviste, naturaliste ou matérialiste en général.

Dans cette première partie, nous tenterons d'expliquer le mieux possible l'actualisme. Cette tâche est à la fois facile et rapide, mais elle est aussi difficile et complexe. Nous pouvons résumer l'actualisme en quelques phrases qui seraient suffisantes pour affirmer avec justesse la thèse de Gentile, mais son développement et l'assimilation de ses principes sont d'une complexité extravagante, et c'est pourquoi nous retrouvons beaucoup de répétitions et de reformulations dans les textes de Gentile même. Nous commencerons donc par voir la réforme de la logique de Hegel opérée par Gentile. Cette réforme est cruciale pour comprendre le but poursuivi avec l'actualisme. Par la suite, nous verrons la thèse actualiste plus en détail, en terminant d'abord ce qui avait été commencé avec la réforme, soit montrer les racines et les principes de base de l'actualisme pour finalement aboutir à l'explicitation de la nature et des caractères de l'Esprit Absolu dans la philosophie actualiste, qui diffèrent évidemment de celle de Hegel.

' Carlini, Armando, Italie, dans « Les grands courants de la philosophie occidentale contemporaine », Panorama nationaux, sous la direction de M.F. Sciacca, Milan, Marzorati, 1964, p. 854.

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Ce premier point développé ici est ce que je considère comme une introduction nécessaire à la pensée de Giovanni Gentile et de l'actualisme. Le point de départ que j'ai choisi est un essai, daté de 1912, et qui est l'un des principaux textes qui retrace le mieux l'appartenance de l'actualisme à la tradition idéaliste allemande. Cet essai se trouve à être la porte d'entrée à la philosophie de Gentile et le fondement même de l'actualisme. Car nous n'y retrouvons pas seulement les germes d'une pensée qui se développera, mais bien plutôt la totalité d'une pensée qui sera explicitée et reformulée par la suite. En effet, les différentes recherches sur la pensée de Gentile montrent que l'on pourrait déjà comprendre toute la doctrine actualiste à partir des écrits de jeunesse de Gentile. Mais ce que nous verrons ici est d'autant plus important, car nous ne retrouvons pas seulement une idée, mais bien un des principes de base de l'actuahsme. Pour ma part, je pense qu'il faut absolument comprendre cette partie pour bien voir la suite, c'est pourquoi elle sera expliquée lentement.

Pour poser les bases de l'actualisme. Gentile a souvent recours à une interprétation de l'histoire de l'idéalisme de Platon à Hegel, en définissant leur conception et leur méthode. L'essai présenté ne fait pas exception. Or, l'histoire expliquée est l'histoire de l'idéalisme, en tant que l'Etre n'est pas matériel, mais s'atteint plutôt par la pensée dans le concept. L'Être est une forme et non pas une substance. Mais l'idéalisme lui-même a subi de nombreuses transformations au cours de l'histoire, pour donner deux perspectives radicalement différentes sur la position de cet Être par rapport au sujet. Il est crucial de comprendre cette distinction et de toujours l'avoir à l'esprit pour s'attaquer à la philosophie de Gentile et à l'actuahsme. La présentation de cette distinction à travers une interprétation de l'évolution de l'idéalisme culminera par une interprétation, une critique, et une réforme de la dialectique de Hegel, en tant que philosophe qui n'a pas été capable de se détacher d'une lourde tradition idéaliste que nous devons rejeter. Nous présentons donc ici l'essai Riforma délia dialectica hegeliana de Giovanni Gentile. Je ne tenterai pas de contredire Gentile dans sa présentation de l'histoire de l'idéalisme, mais plutôt de comprendre comment cette présentation positionne l'actualisme par rapport à la tradition idéaliste, et en quoi elle s'y démarque. Je présenterai donc cette histoire de la même manière que Gentile, pour bien comprendre la racine de sa pensée. L'essai propose de distinguer entre un idéalisme qui conçoit la

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réalité comme objective et immobile, à l'extérieur de la pensée, et un idéalisme qui conçoit la réalité comme un produit, une construction en devenir de la pensée. Nous commencerons donc par voir l'idéalisme que nous dirons « réaliste » chez Platon et comment la tradition s'est poursuivie jusqu'à Kant, même dans une forme radicale d'idéalisme telle qu'on le retrouve chez Berkeley, où la pensée doit se plier à une réalité préexistante. Deuxièmement, nous verrons en quoi Hegel appartient à un idéalisme dit « moderne » qui est beaucoup plus absolu que celui de Kant, et du reste de la tradition idéaliste, où la réalité doit se conformer au fonctionnement de la pensée. Finalement nous verrons en quoi l'idéalisme de Hegel n'était pas si absolu et comment Gentile, avec l'aide de son maître Donato Jaja, qui lui enseigna la philosophie de Bertrando Spaventa, à qui une grande part de la réforme lui est attribuable, transformera la dialectique hégélienne pour pousser l'idéalisme vers ses limites en faisant de l'acte de penser le seul lieu d'existence de l'Être, le seul niveau de réalité.

Réalisme antique

Socrate et Platon

La philosophie de Socrate pose les bases d'un certain idéalisme en opposant ses recherches à celle d'une philosophie de la nature. Même si la philosophie de Socrate n'est pas si systématique, rétrospectivement nous pouvons dire qu'avec lui la philosophie de la nature se transforme plutôt en une philosophie du concept. Avant Socrate, on s'appliquait surtout à déterminer la constitution matérielle de la nature, avec lui on s'attache principalement à la forme et au concept. C'est-à-dire qu'à travers ses dialogues, Socrate recherche le caractère général de la multiplicité sensible. En poussant ses interlocuteurs à définir, il tente d'accéder à ce caractère général et identique qui se retrouve dans ce divers sensible. Il recherche, par la définition, ce qui participe de toutes choses, le caractère commun. Le problème est donc celui de l'unité de la multiplicité et de la multiplicité de l'unité. C'est la question de l'Être, qui participe de toute chose et donc qui unit toute chose, en tant que cet Être se retrouve dans la forme et non pas dans la substance. Platon reprendra la recherche de Socrate, mais en y ajoutant un système.

Le problème de Socrate, et maintenant de Platon, est donc la relation entre le divers. Qu'est-ce qui relie ensemble le divers ? Qu'est-ce qui est commun à toutes les choses ? Quel est

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peut donc maintenant comprendre que l'idéalisme de Platon est essentiellement opposé au matérialisme. L'être est l'Idée. Les idées méritent la qualification d'existence, plus que les choses sensibles qui ne sont que de simples représentations, des copies. Les idées sont l'Être, la réalité, la vérité. Mais, dans cette recherche pyramidale du genre, Platon va aussi rechercher ce que toutes ces idées ont en commun. Il faut essayer de trouver aussi qu'elle est le caractère général et identique de cette multiplicité d'idées. Dans La République, on peut apercevoir l'esquisse d'un système, où une Idée royale transcende toutes les autres, l'Idée de Bien. Cette idée de bien semble être le point le plus élevé que l'on puisse atteindre, il dépasserait toute conception. Et lorsque cette idée est qualifiée de cause universelle, elle se pose alors comme une sorte d'activité créatrice :

« Voilà donc comment m'apparaissent les choses : dans le connaissable, ce qui est au terme, c'est l'idée du bien, et on a du mal à la voir, mais une fois qu'on l'a vue on doit conclure que c'est elle, à coup sûr, qui est pour toutes choses la cause de tout ce qu'il y a de droit et de beau, elle qui dans le visible a donné naissance à la lumière et à celui qui en est le maître, elle qui dans l'intelligible, étant maîtresse elle-même, procure vérité et intelligence »'

Ce qu'il faut comprendre et retenir de l'idéalisme platonicien, c'est que tout d'abord, comme nous l'avons dit, le problème de la recherche est celui de la relation entre les concepts. Comment les concepts sont-ils rassemblés ensemble ? La science de Platon était donc la recherche d'un ordre du monde, de la réalité, de l'Être, en tant que l'être est idée plutôt que matériel. Il faut aussi comprendre que les idées sont absolument identiques (sauf pour l'idée de bien), immobiles, distinctes, objectives, transcendant les choses sensibles qui elles sont changeantes, mouvantes, et peuvent participer de plusieurs idées. Donc, recherche d'un ordre en tant que cet ordre est figé, et que l'Idée de Bien est la cause et le créateur de cet ordre. Mais, il faut surtout retenir qu'avec la théorie des formes séparées, les idées constituent une vérité qui est donnée à l'extérieur de l'esprit, dans le monde des Idées, et qui est atteignable chez Platon par la dialectique, qui propose la réminiscence d'un passage dans ce monde des Idées. Cette dernière remarque pose une distinction claire entre l'idéalisme de Platon, simplement opposé au matérialisme, et la conception de l'idéalisme que nous développerons dans les pages qui suivent.

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Même si on ne retrouve pas le système des Idées en tant que tel chez les différents philosophes qui ont marqué l'histoire, on peut comprendre que le présupposé que la vérité objective, l'Être, se situe à l'extérieur de l'esprit, traverse toute l'histoire de la philosophie. Du moins, c'est ce qu'affirmait Gentile :

« The same applies to all the formal logic evolved from Aristotle's Analytics, even in its most degenerate forms, medieval terminism, and modern empirical nominalism. Being wholly based on the epistemological presupposition, which is of unmistakable Platonic provenance, of the absolute objectivity of the truth, with which logically correct thought accords, it could not depart, and never did depart, from the idea that the truth is attained by means of logical construction modeled on the connections of the real, or alternatively of experience, which the empiricist conceives as a system of data outside the mind into which experience is gathered. »■*

Berkeley

II est intéressant de constater que Gentile, dans Teoria générale dello spirito come atto

puro, commence son introduction au problème de l'idéalisme par Berkeley. En précurseur à

l'idéalisme kantien, Berkeley fut le premier à envisager l'idéalité de la réalité à l'intérieur d'un sujet pensant. Même si Augustin avait déjà avant lui pris comme point de départ sa conscience, premier pas vers une révolution copernicienne, Berkeley était radical sur la question de l'immatérialité de la réalité. En effet, dès le XVIIIe siècle, dans son œuvre principale. Principe de

la connaissance humaine, Berkeley affirmait :

« Car, quant à ce qu'on dit de l'existence absolue de choses non pensantes, sans aucun relation avec le fait qu'elles sont perçues, cela semble parfaitement inintelligible. Leur

esse est percipi, et il n'est pas possible qu'elles aient quelque existence en dehors des

esprits ou choses pensantes qui les perçoivent. »''

Ce qui veut dire que la réalité est conçue à l'intérieur d'une intelligence qui la représente, plutôt qu'à l'extérieur du sujet. Exister c'est être perçu en tant que ce qui est perçu est représenté dans l'esprit du sujet. On comprend mieux pourquoi Gentile prend Berkeley comme point de départ, car avec lui l'Être n'est plus absolu, objectif et à l'extérieur de l'esprit, mais l'Être est plutôt l'idée à l'intérieur du sujet pensant. Cette idéalité du réel, intérieure au sujet pensant, était

■ Gentile, Giovanni, Opère, Vol. 27, trad. Armstrong, dans « Idealstic Studies », S81; 11: p. 189. Berkeley, George, Principes de la connaissance iiumaine, GF, Paris, 1991, p. 65.

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le principe fondamental de la philosophie de Berkeley, pourtant, selon Gentile, il ne réussit pas à le tenir jusqu'au bout et accepta une réalité présupposée et indépendante de l'esprit.

Berkeley distinguera deux types de pensées, la pensée individuelle, celle de l'esprit humain lui-même, et la pensée Absolue, éternelle, objective, transcendant l'esprit humain. La pensée d'un Esprit Suprême qui contient tout ce qui peut être pensé et qui va même jusqu'à imprimer les idées réelles dans le sujet. En effet, les idées des choses réelles sont imprimées par cet Esprit Suprême, alors que les idées provoquées par l'imagination du sujet pensant ont beaucoup moins de réalité.

« Les idées imprimées sur les sens par l'Auteur de la Nature s'appellent des choses réelles et celles qui sont provoquées dans l'imagination, qui sont moins régulières, moins vives et moins constantes sont plus proprement dites idées ou images des choses qu'elles copient et représentent. Mais ceci étant, nos sensations, aussi vives et distinctes qu'elles soient, sont pourtant des idées, c'est-à-dire qu'elles existent dans l'esprit et sont perçues par lui aussi véritahlement que les idées qu'il forge lui-même. On accorde aux idées du sens plus de réalité en elles, c'est-à-dire qu'elles sont plus fortes, plus ordonnées et cohérentes que les créations de l'esprit; mais ce n'est pas une raison pour qu'elles existent hors de l'esprit. Elles sont aussi moins dépendantes de l'intelligence, ou substance pensante, qui les perçoit, en ce qu'elles sont provoquées par la volonté d'une intelligence plus puissante. »

Le réel n'est donc pas la pensée de l'esprit humain, mais plutôt de l'ensemble des idées imprimées par l'Esprit Suprême, Auteur de la Nature. Cet esprit absolu est présupposé à l'esprit humain. L'être humain est donc quelque chose de fini, dans l'espace et dans le temps, et sa pensée est, elle aussi, finie, car elle ne peut pas penser tout le pensable, elle est dépendante de ce qui la transcende, soit l'Esprit Suprême. Cet Esprit Suprême est bien entendu Dieu, qui déborde des limites de la pensée humaine, et peut penser tout en tous moments. Il est la condition qui permet de dire que la pensée de l'homme est la réalité. La réponse de Gentile à Berkeley est claire, dans un tel cas : « Notre pensée ne peut rien être puisque, si elle était quelque chose en soi, la Pensée divine ne serait pas toute la pensée. » Par conséquent, accepter une Pensée Suprême, transcendante revient à affirmer que la pensée humaine n'est rien. La pensée humaine ne serait qu'un rayon de la Pensée divine qui peut déjà tout penser ce que l'humain est capable de penser. Cela nous ramène donc aux présupposés de la philosophie antique. La Pensée divine détermine la réalité et l'esprit humain est dépendant de cette réalité préexistante. Il est important de comprendre tout au long de l'exposé que Gentile refuse toute réalité préexistante à la pensée.

' Ibid., p. 83.

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Autant l'idée de Bien chez Platon représentait une réalité préexistante, objective, autant l'Esprit Suprême chez Berkeley fait en sorte que le sujet ne peut pas être un acteur de la réalité, mais seulement qu'un simple spectateur passif.

Kant

Comme nous le savons, avec sa « révolution copernicienne », Kant deviendra le penseur d'une étape charnière dans l'histoire de la philosophie en distinguant la philosophie antique de la philosophie moderne. Rappelons rapidement que chez Kant, l'expérience sensible est considérée comme un chaos d'impressions désorganisées. Ce chaos est organisé par le filtre des trois facultés de; connaître du sujet. Le divers sensible est d'abord organisé une première fois par deux formes a priori de la sensibilité, soit l'espace et le temps. C'est grâce à la sensibilité que le divers sensible est organisé une première fois pour que je puisse percevoir les objets, en avoir une intuition. Par la suite, une deuxième instance exerce un jugement, en unifiant sous les catégories les intuitions. Cette deuxième instance est l'entendement, renfermant en elle les catégories a priori, ou concepts purs, qui organisent les intuitions. Mais la grande originalité de Kant est dans le fondement objectif de ces catégories. Cette objectivité est assurée par une troisième instance a priori, une instance souche, commune aux deux autres, rendant possible l'expérience elle-même, qui opère une synthèse, une unité, de tous les concepts produits par l'entendement. Cette troisième instance, c'est la raison, le Je pense, ou, pour reprendre Kant, l'ego transcendantal. Bien entendu, Descartes avait déjà trouvé l'ego, mais son objectivité lui venait de Dieu. Chez Kant, l'ego produit lui-même ses objets de pensée.

Si Berkeley avait déjà attiré notre attention sur le rôle du sujet, Kant développa cette idée en réussissant à s'y distinguer profondément. Kant posera une division importante à l'intérieur du sujet même, le Moi transcendantal et le Moi empirique. Le titre de la Critique de la raison pure, fait justement référence à la raison qui se prend elle-même pour objet. Avec l'ego transcendantal, Kant établit une distinction majeure entre ce que nous pensons et nous-mêmes qui pensons ce que nous pensons. L'ego transcendantal représente l'activité de la pensée elle-même qui produit les objets de pensée. Le Je pense ne peut être pensé comme un objet mais seulement comme une activité. Avec la philosophie antique, l'esprit devait se plier aux Idées absolues, objectives. Chez Berkeley, c'est la Pensée divine qui assurait l'objectivité des idées dans mon esprit. L'objectivité

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était toujours assurée par une instance supérieure qui dépassait l'esprit humain et dont il était dépendant. Maintenant, c'est le sujet qui crée lui-même ces objets de pensée. Le sujet n'est plus passif comme chez n'importe quel philosophe avant Kant, le sujet est maintenant actif et créateur.

Mais nous ne sommes pas encore, avec Kant, dans un idéalisme absolu. La synthèse a priori ne s'exerce qu'à l'égard d'un donné. Aucun objet ne peut être pensé s'il n'est pas préalablement donné et intuitionné par la sensibilité. L'esprit crée un objet pour la pensée mais cet objet n'est pas absolument inconditionné. Il subsiste toujours un certain dualisme, d'un côté le divers sensible et de l'autre une synthèse du divers par l'intuition et ensuite l'entendement qui n'est qu'une simple faculté de liaison. L'Être se retrouve donc en face de l'esprit dans ce divers, mais ce qui est pensé par l'esprit, son objet, est « formé » par le filtre de la connaissance humaine. Que peut-on savoir de l'Être dans ce cas ? Kant nous dira qu'on ne peut rien savoir; le noumène est inconnaissable. La philosophie critique de Kant sera donc perçue comme un demi-pas; on admet désormais que l'être se règle sur la pensée sans établir le règne de la pensée sur l'être. La raison n'est pas absolue, elle n'est pas indépendante, libre; c'est l'être en face de la raison qui est absolu, présupposée et inconnaissable.

Dialectique de la mort et dialectique de la vie

Avant de poursuivre avec Hegel, faisons maintenant le point sur ce qu'il faut comprendre de ce qui a été dit jusqu'à présent en lien avec la pensée de Gentile. Il est difficile de donner une définition exacte de dialectique, car le mot a pris plusieurs sens au cours de l'histoire. Pour Gentile, la dialectique est la science des relations entre les concepts, entendue comme objet de penser. Ces relations forment un système pour faire en sorte que la multiplicité est réunie sous une unité qu'est l'Être. Avec Kant, nous pouvons maintenant distinguer deux dialectiques : la dialectique des Anciens et la dialectique des Modernes.

Nous avons expliqué clairement que chez Platon, les Idées sont l'Être des choses, universelles, absolues, objectives. Ce sont elles qui forment l'unité de la multiplicité, et par­ dessus elles encore l'idée de Bien qui est la cause de ces Idées. Ce monde des Idées est posé comme antécédent, présupposé, à la pensée, dans un système fixe et immuable. Un système, posé en face de la pensée, qu'il nous suffirait de nous approprier, sans pouvoir rien y apporter. On se retrouve avec une réalité figée, oià aucun changement n'est possible et où aucune action

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n'influence la réalité. La science de ce système est la dialectique de nos contenus de pensées, nos objets de pensées. Cette dialectique suppose donc des concepts fixes, déterminés, objectifs, contraires à tout développement possible, mais surtout une conception finie de l'Être. C'est ce que Gentile appelle la dialectique de la mort:

« For the fundamental presupposition of the former [la dialectique de la mortj is reality or truth wholly determined ab aeierno, so that it is no longer possible to conceive of a fresh determination in the sense of an effective determination of reality. On such a presupposition, the advancement of learning (and in general the whole life of the world) can only be the vain dream of a shadow: the fading of vain unsubstantial, and pointless pagenats on the unchanging world stage of an empty theater. [...] there is no longer the possibility of any event that is a genuine event, in the .sense of something new that would change the essence of reality. Objectivism of every kind stagnates in this lifeless pool of a reality that is already realized. »'

Pas étonnant qu'avec cette dialectique de la mort, les Anciens ne purent jamais obtenir une conception de l'Histoire et du progrès. Car l'Histoire, sans s'en tenir à une conception purement positiviste, est un développement, une réalisation d'une réalité que nous construisons à chaque instant. Tout le système des Idées comme théorie de l'Etre, comme réalité véritable, présuppose une réalité déjà posée, une histoire qui se déroule, mais qui contient déjà tout ce qu'elle est, de sorte que sa réalisation n'est qu'une succession d'événements nécessaires, déterminés et presque prévisibles. L'absurdité du concept de nature procède du même raisonnement. La conception evolutionniste de Darwin par exemple, présuppose une réalité déterminée. La sélection est dite naturelle. Une sélection qui devrait normalement impliquer un choix, un sujet qui choisit. Si on fait de la nature, posée, antérieure à l'esprit, le sujet de ce choix, on obtient une loi mécanique, nécessaire, objective en opposition à toute volonté, liberté et surtout présence même de l'esprit dans le cadre de la nature.

Cette vision des choses perdura jusqu'à Kant où il ne sera plus question d'une dialectique des contenus de pensées, mais plutôt d'une dialectique de la pensée elle-même. On ne se penche plus sur le concept, « le pen.sé » [// pensato], mais on étudie plutôt la catégorie, « l'acte de penser » [l'atto delpensiero]. On ne cherche plus l'Être dans l'objet de pensée, mais plutôt dans le fonctionnement de la pensée elle-même qui construit l'Être. Comme c'est la pensée qui constitue l'Être, l'étude de son fonctionnement est beaucoup plus pertinente que ce qu'elle produit. Le concept n'est plus envisagé comme objectif, mais plutôt comme une construction, qui permet

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donc un mouvement, un développement. Mais plus encore, la réalité présuppose la pensée. L'esprit n'est plus qu'un spectateur d'un monde déjà réalisé, sur lequel toutes actions sont inutiles puisqu'il ne peut rien y changer, mais il est maintenant la condition d'existence de la réalité. Ce qui existe, existe maintenant en vertu de l'acte même de penser et permet donc la liberté de l'esprit, mais permet surtout une conception infinie de l'Être. Cette dialectique de la pensée qui permet l'activité du sujet, plutôt que sa passivité, sera appelée dialectique de la vie.

« In the new dialectic the history of thought accordingly becomes the course of events, and the course of events is no longer conceivable as the history of thought. Ancient man felt himself sadly cut off from reality, from God. Modern man feels God in himself, and extols in the power of spirit the essential divinity of the world. »**

Idéalisme moderne

Hegel

Comme nous l'avons dit plus tôt, Kant n'a pas été aussi loin dans cette dialectique de la vie en laissant un présupposé inconnaissable et objectif, le noumène. Mais Kant a ouvert la voie à cette dialectique de la pensée, et Hegel l'a empruntée. C'est Hegel qui, après de nombreuses critiques de Kant et tentatives de systèmes, notamment par Fichte et Schelling, réussira le mieux à démontrer l'identité absolue entre le réel et l'idéal, pour réussir où Kant avait échoué, soit établir le règne de la pensée sur la réalité.

Pour bien comprendre, il faut partir du postulat fondamental de l'autonomie de la pensée. C'est-à-dire que la pensée est capable par elle-même d'atteindre l'en soi des choses, la vérité des choses, contrairement à Kant qui faisait du noumène un inconnaissable. Mais pour concevoir cette idée, il faut comprendre les mots en-soi et être différemment. L'en-soi, le concept ou l'idée, obtenu par la pensée chez Hegel n'est pas l'être que l'on retrouve dans le monde extérieur. Ce serait la position réaliste de dire que même si l'idée n'est atteignable que par la pensée, son être existe dans la réalité extérieure. Pour Hegel, l'en-soi n'a aucune existence en dehors de la pensée. Là est le véritable idéalisme que Kant avait tenté d'explorer, mais où il avait échoué. L'idéalisme atteint, avec Hegel, un nouveau sommet.

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« Pour Hegel, l'en soi, l'être n'a qu'une réalité foncièrement idéale, tandis que pour le réaliste, il a d'abord une valeur ontologique. Pour Hegel, comme pour le réaliste, la pensée atteint la vraie nature des choses, mais tandis que le réaliste reconnaît à la nature des choses sa valeur en soi, indépendamment de la pensée, elle n'a pour Hegel de valeur ou simplement d'existence que parce qu'elle est pensée. Pour le réaliste, la vérité est la conformité de la pensée à l'être, pour Hegel elle serait plutôt celle de l'être à la pensée. »^

Le noumène kantien, qui représente l'objectivité des choses, l'être, la réalité véritable, sera donc un aspect qui sera vigoureusement critiqué par Hegel, car cela suppose que l'être a une valeur ontologique et non pas idéale. Hegel dira que chez Kant, nous pouvons considérer le noumène comme quelque chose qui est dépouillé de toutes déterminations, étant donné que les déterminations de l'être sont provoquées par la pensée. Ce serait la chose avant son passage dans les filtres de l'espace et du temps, qui sont les premiers filtres de la connaissance humaine et qui, finalement, déterminent la chose. Donc, si nous faisons abstraction de toutes déterminations d'un objet de pensée nous avons le noumène. Mais cet être sans aucune détermination n'est pas quelque chose, ce n'est finalement que le néant ! Une pure abstraction sans aucune détermination, le vide absolu, le contraire ou le négatif de quelque chose. Et ce vide n'est pas à l'extérieur de la pensée, ce n'est pas un noumène comme le supposait Kant, mais plutôt un produit de la pensée elle-même. Donc, il se produit une parfaite adéquation, identité, de l'Être vide, chose-en-soi, et de la pensée qui par conséquent est vide aussi :

« La chose-en-soi exprime l'ob-jet, dans la mesure oii il est fait abstraction de tout ce qu'il est pour la conscience, de toutes les déterminations du sentiment comme de toutes les pensées déterminées qu'on en a. 11 est aisé de voir ce qui reste, la complète abstraction, l'être totalement vide, qui n'est plus déterminé que comme au-delà; le négatif de la représentation, du sentiment, de la pensée déterminée, etc. Mais tout aussi simple est la réflexion que ce caput mortuum lui-même n'est que le produit de la pensée, précisément de la pensée qui a progressé jusqu'à la pure abstraction, du Moi vide qui se donne pour ob-jet cette vide identité de lui-même. »'"

Si toutes les choses sont produites par la pensée, on ne peut pas admettre un inconnaissable et on peut envisager la possibilité d'un savoir absolu. Et comme le noumène chez Kant constituait l'absolu, inconnaissable, chez Hegel ce noumène n'est que la pure indétermination, l'être abstraction fait de toutes les déterminations que la pensée pose, et il est une des choses les plus évidentes. Si l'Être véritable est la pure indétermination, l'être avant toute

' (jardeil, H.D., Les étapes de la philosophie idéaliste, Paris, Vrin, 1935, p. 134.

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détermination de la pensée, alors la réalité se pose en pensant l'être, c'est-à-dire en lui assignant des déterminations. La réalité se manifeste en la pensant, et comme cette réalité est imprégnée de la pensée, nous dirons alors que la pensée se manifeste à elle-même. On peut donc voir dans la pensée une parfaite autonomie, qui se détermine librement, sans aucun présupposé qui la conditionne. Elle est une réalité infinie par opposition à une réalité finie de la dialectique des Anciens. C'est donc de cette façon que Hegel établit une parfaite adéquation de l'Être à la pensée, soit un idéalisme absolu.

La dialectique hégélienne

Tout l'édifice de la philosophie hégélienne repose sur le problème de la déduction des catégories que l'on retrouve dans la Logique et qui donne naissance à une catégorie fondamentale, le devenir. Pour ce faire, Hegel prendra comme point de départ, ce qui est le plus évident à penser, car il ne requiert aucune pensée justement, aucune détermination, c'est-à-dire l'être, pur, absolument indéterminé. En même temps, l'être pur n'est pas concevable, car, abstrait de toutes ses déterminations, il est identique au néant, il est non-être. De là, nous pouvons, selon Hegel, penser le devenir. Il est important de partir de ce point, car le devenir sera la première catégorie logique déduite à partir de l'être, et du non-être, et dont découlera donc tout le reste des catégories.

Retraçons le chemin de Hegel, du début de la dialectique, qui, commençant par l'Être, la catégorie la plus immédiate, va passer en revue toutes les catégories jusqu'à la notion de l'Esprit. Mais nous ne nous rendrons pas aussi loin, car ce qui nous intéresse c'est le devenir, qui est fondamental et problématique. Tout d'abord, Hegel nous dit que l'être pur, sans détermination est le commencement, car il est ce qu'il y a de plus immédiat à la pensée. L'être pur est l'indétermination même, il est vide. Il ne possède aucune différence, aucun Autre, aucune contradiction, à l'intérieur de lui-même. Il est indifférent. En fait, comme nous l'avions mentionné plus haut, il est le néant. Il est le rien.

« Etre, être pur, - sans aucune autre détermination. Dans son immédiateté

indéterminée il n'est égal qu'à lui-même, et aussi il n'est pas inégal en regard d'autre chose; il n'a aucune diversité à l'intérieur de lui, ni vers le dehors. [...] 11 n'y a rien à intuitionner en lui, si l'on peut parler ici d'intuitionner; ou il est seulement cet intuitionner même, pur et vide. Aussi peu y a-t-il à penser quelque chose en lui, ou il

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n'est pareillement que ce penser vide. L'être, immédiat indéterminé, est en fait néant, et ni plus ni moins que néant. »"

Mais cet être pur qui n'est en fait que la pure indétermination. Comme il n'est rien, il est en fait semblable au néant. Le néant étant lui aussi l'absolue indétermination, vide, sans contenu. De ce fait, il se retrouve identique à l'être pur. Comme le dit Hegel, il peut paraître inconcevable d'associer l'être et le néant comme étant identique, car nous nous imaginons l'être comme quelque chose de plus qui le différencie du néant. Mais au commencement, dans cette recherche de ce qui est Absolu, dans la recherche de l'immédiateté, c'est seulement l'indétermination et l'indifférence qui rend l'être identique au néant. Penser l'être autrement, ce serait justement le penser, soit le déterminer, lui inclure un Autre et en faire une médiation. Dans ce cas, il ne serait plus cet être pur tel qu'il se présente immédiatement, sans médiation d'un Autre. L'être et le néant, en leurs commencements, ne sont rien d'autres que des abstractions vides. Nous pouvons donc supposer qu'être et néant sont donc la même chose :

« Néant, le néant pur, il est égalité simple avec lui-même, vacuité parfaite, absence de détermination et de contenu; état-de-non-différenciation en lui-même. |...] Le néant est donc la même détermination, ou plutôt la même abscnce-de-détermination, et, partant, absolument la même-chose que ce qu'est l'être pur. »'"

« La proposition: "être et néant sont la même chose" apparaît pour la représentation ou l'entendement une proposition si paradoxale que peut-être elle ne la tient pas pour sérieusement pensée. En réalité, elle fait partie aussi de ce qu'il y a de plus dur dans ce que la pensée exige d'elle-même, car être et néant sont l'opposition dans toute son immédiateté, c'est-à-dire sans que dans l'un d'eux ait déjà été posée une détermination qui contiendrait sa relation à l'autre. Mais ils contiennent cette détermination comme cela est montré dans le paragraphe précédent, la détermination qui justement est la même dans les deux. »'^

Il est donc important de voir que l'identité entre être et non-être est en fait difficilement concevable, on le suppose sans vraiment pouvoir le concevoir. C'est dans l'unité des deux, à travers un concept plus complexe, que nous pouvons voir l'identité. L'unité de l'être et du non-être se fera à travers le devenir. La vérité de l'être et du néant est ce qui les unifie, et ce qui les unifie c'est le devenir. Si nous nous représentons le devenir nous pouvons voir qu'il est un et qu'il possède en lui l'être et le non-être, il unifie les deux. Le devenir est donc maintenant la seule vérité vraie. La vérité n'est pas le pur être, ni le pur non-être, mais le passage de l'être au non-être

Hegel, G.W.F., Science de la logique, Aubier-Montaigne, Paris, 1972, p. 58. '^ Ibid., p. 59.

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et du non-être à l'être. Mais le devenir est, comme l'être et le néant, représenté dans sa stricte immédiateté, il ne possède pas de détermination. Il est seulement ce qui unifie, ce qui explique l'identité, de l'être et du néant, et il le fait immédiatement. C'est le commencement de tout, et le processus est tellement « rapide », disons plutôt immédiat, qu'il est difficilement pensable ou concevable pour la pensée :

« L'être pur et le néant pur sont la même-chose. Ce qui est la vérité, ce n'est ni l'être ni le néant, mais le fait que l'être - non point passe - mais est passé en néant, et le néant en être. Pourtant, la vérité, tout aussi bien, n'est pas leur état-de-non-différenciation, mais le fait qu'ils sont absolument différents, et que pourtant, tout aussi immédiatement, chacun disparaît dans son contraire. Leur vérité est donc ce mouvement du disparaître immédiat de l'un dans l'autre; le devenir; un mouvement où les deux sont différents, mais par le truchement d'une différence qui s'est dissoute tout aussi immédiatement. »''*

Intéressant aussi de remarquer qu'avec le devenir, tout le reste des oppositions tombe aussi. On peut retrouver l'unité de toutes les oppositions dans le devenir. Mais ce qu'il faut retenir pour la suite, c'est que le devenir est la vérité, le commencement, et que du devenir émerge la vie et permet cette idée de progrès dont nous avons déjà parlé. Le devenir est le premier résultat d'un mouvement triadique qui va amorcer un autre mouvement et ainsi de suite pour défiler toutes les catégories et le reste de la logique. Le devenir est donc la brique qui soutient tout l'édifice de la philosophie hégélienne. Selon Gentile, c'est malheureusement cette brique qui pose tout le problème et qui corrompt dès le départ toute la philosophie de Hegel.

Critique et réforme

Critique du devenir hégélien

Giovanni Gentile critiquera vigoureusement le concept de devenir chez Hegel. En fait, pour beaucoup de philosophes, la déduction du devenir entrepris par Hegel est insatisfaisante. Et si on y regarde de plus près, cette déduction qui serait censée fonder une dialectique de la vie propre aux Modernes, une dialectique qui n'admet aucun présupposé extérieur à la pensée, qui établit le règne de la pensée sur la réalité, contient en fait tout le réalisme des Anciens.

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Nous devons d'abord porter attention à toute l'ambiguïté de l'identité et de la différence entre l'être et le non-être pensé comme Un dans le devenir. N'oublions pas que le devenir est une déduction à partir de l'être et du néant. Alors, l'être et le néant sont-ils identiques ou différents ? On doit les penser immédiatement comme des contradictions, des opposés, pour pouvoir penser le devenir. Pourtant, selon Hegel, l'absolue indétermination de l'être le rend semblable au néant. S'ils sont identiques comment expliquer le devenir, puisqu'il est possible seulement en pensant la différence et non pas l'identité ?

« Mais, a-t-on observé, si la qualité absolue d'indéterminé fait vraiment de l'être le néant, l'unité de l'être et du non-être, qui constitue le devenir, n'existe plus, et la contradiction entre être et non-être, dont Hegel nous dit qu'elle génère le concept du devenir, disparaît. Car si l'être est dans un sens identique au non-être et dans l'autre en diffère complètement, nous aurons un être qui n'est pas non-être et un non-être qui n'aura rien de l'être: l'unité de la diversité qui est indispensable à la conception du devenir disparaîtra elle aussi. »''^

En fait soit l'être et le non-être sont absolument identiques, soit ils sont absolument différents. Dans un cas comme dans l'autre, il est difficile d'en arriver à une unité et donc en arriver au devenir. Car il n'y a pas unité dans l'identité, il n'y a pas de contradiction non plus. On peut unir deux termes différents, mais deux termes identiques ne peuvent être dits unis, mais seulement identiques. Pour être unifié l'un à l'autre, l'être et le non-être doivent avoir été différents, mais en quoi réside cette différence ? On sent le besoin de la différence pour penser le devenir, mais Hegel nous dit que cette différence est insaisissable et inexprimable.

« Mais parce que la différence, ici, ne s'est pas encore déterminée, car précisément l'être et le néant sont encore immédiat, elle est telle qu'elle est en eux, ce qui est ineffable, ce qui est simplement visé. La seule chose précisément qui importe, c'est la conscience de ces commencements, à savoir qu'ils ne sont rien d'autre que ces abstractions vides, et que chacune des deux est aussi vide que l'autre. »'''

Si on devait affirmer une différence entre les deux, ce serait en les déterminant. Nous n'aurions plus à faire au pur être ou au pur non-être, mais à un être ou à un non-être déterminé. Pour garder la pureté de ces abstractions, Hegel dira que la différence est dans la visée. Mais qu'est-ce que cette visée ? Si nous devons le comprendre comme le sujet pensant qui vise l'être ou le néant, comme premier terme de la déduction, la différence serait plutôt douteuse. Pourtant,

'■ Gentile, Giovanni, Esprit, acte pur, trad. A. Lion, PUF, Paris, 1925, p. 52.

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c'est ce qu'Hegel nous dit. La différence ne résiderait pas dans les termes eux-mêmes, mais la déduction du devenir aurait recours à un troisième terme qui serait l'opinion subjective d'une conscience qui vise l'être ou le néant comme commencement. Où est la différence ? Logiquement, dans les termes eux-mêmes, il n'y a donc aucune différence entre le pur être et le pur non-être. Car ce n'est pas vraiment dans les termes eux-mêmes qu'il y a la différence, mais plutôt dans l'opinion subjective, ce que nous rejetons. Hegel peut bien essayer de nous faire comprendre que cette différence se dissout immédiatement, que le devenir se pose immédiatement en fait. Il peut nous dire qu'il faut la comprendre dans le processus logique de la déduction du devenir lui-même qui est tellement difficile à penser qu'on ne peut pas voir cette différence. Mais comment le devenir peut-il poser une différence et l'annuler en même temps s'il doit être lui-même le résultat de cette différence ? Le devenir doit en effet contenir la différence par le dépassement (aufheben) du pur être et du pur non-être dans leur unification. Pour qu'il contienne cette différence, pour qu'il y ait dépassement, il doit y avoir différence au départ dans les termes. Si l'absence de détermination implique l'identité, elle ne peut pas impliquer aussi la différence. C'est incompatible. S'il n'y a pas de différence, il n'y a pas de devenir.

Où est le problème ? Quelle a été l'erreur de Hegel ? Selon Gentile, l'erreur s'est posée dès le départ dans l'approche même de la déduction qui s'est finalement placée dans une perspective réaliste et non pas idéaliste absolue comme elle prétend l'être. En fait, l'erreur est la même que toute dialectique d'un contenu de la pensée, alors que l'idée était de faire une dialectique de la pensée elle-même. C'est-à-dire que Hegel prend comme point de départ l'être pur indéterminé comme un objet. Nous devons, comme point de départ, penser l'être pur. Et tout le reste de l'analyse prend cet être pur comme objet de la pensée. Il déduit le devenir à partir d'un objet vide, extérieur et figé. On pourra dire que l'être vide est tout de même un produit de la pensée, il vient de la pensée. Mais il est tout de même fixé en avant de soi comme un objet abstrait en dehors de la pensée, et il est analysé comme tel. Hegel établit donc le devenir en analysant un objet de pensée, une abstraction, au lieu de le réaliser avec toute la concrétude de la pensée qui construit l'être.

« Cette erreur vient de ce que l'être, dont Hegel devait nous montrer l'identité avec le non-être dans le devenir, qui seul est réel, n'est pas l'être qu'il définit comme absolument indéterminé. L'absolument indéterminé ne peut certainement pas être identifié avec quelque chose ! Non, l'être du penser qui définit et qui n'existe qu'autant

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qu'il pense (comme dit Descartes), c'est-à-dire qu'autant qu'il n'est pas; ou encore l'être dont il s'agit dans ce rapport n'est pas a priori, mais se constitue en devenant. »'^

Réforme de la dialectique hégélienne

Plusieurs auteurs se sont penchés sur la question pour résoudre la déduction de la première catégorie de la logique qui doit par la suite permettre une dialectique de la nature de la pensée. Il faut, pour obtenir une dialectique de la vie, s'assurer que la première catégorie appartienne au « penser » et non au « contenu de la pensée », qu'elle soit vraiment une catégorie et non un concept. Bien entendu. Gentile ne s'appuiera pas sur n'importe quel auteur pour exposer sa réforme de la dialectique hégélienne. En fait, le chemin de ce parcours correcteur n'a pas été tracé par Gentile, mais plutôt par son maître, Bertrando Spaventa, qui fut le diffuseur le plus important du néo-hégélianisme en Italie. Gentile en sera profondément influencé"^.

Pour pouvoir avoir une dialectique de la vie, pour pouvoir obtenir une réalité vivante traversée par l'esprit, il ne faut pas penser l'être indéterminé comme un objet de pensée, comme le faisait Hegel, mais comme la pensée elle-même dans son activité. Pour Hegel, nous devons commencer par penser l'être en tant que cet être est déjà quelque chose. Même s'il nous dit que ct;t être est l'indétermination pure, il est tout de même pensé de cette façon comme un objet là. Cependant, il ne faut pas penser un objet, mais plutôt se pencher sur l'activité de la pensée en tant que catégorie. Soit, revenir à Kant et repenser l'objectivité des concepts en regard à l'Ego transcendantal sans recourir aux noumènes. Pour Spaventa, l'être est seulement possible dans l'acte de penser. C'est-à-dire que l'être existe seulement dans le cas d'une pensée qui ne tient pas compte du Je, de l'Ego, qui se voit pensant et observe son contenu. L'être existe seulement dans le cas, le moment, du « Je pense » où le Je est totalement impliqué dans l'acte de penser et n'est pas distingué de sa pensée et de son contenu. Qui pense abstrait? L'abstraction est le fait de fixer un objet de la pensée, de le mettre devant Moi et de l'analyser. Aussitôt fait, aussitôt l'Être réfléchit, je pense abstrait. Dans le concret, je ne réfléchis pas l'être, je le réalise dans l'acte de penser. Dans le concret, tout mon Moi est impliqué dans l'acte de penser. Je m'oublie pensant un objet pour être

'^ Gentile, Giovanni, Esprit, acte pur, trad. A. Lion, PUF, Paris, 1925, p. 53.

'** Les seules références à Bertrando Spaventa que j'ai pu trouver sur le problème du devenir, proviennent des œuvres de Gentile ou de commentateurs. À ce sujet, les citations qui suivent sont contenues dans le présent essai étudié de Gentile, The Reform Of Hegelian Dialectic et dans le livre de H.S. Harris The Social Philosophy Of Giovanni

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totalement concentré sur l'objet, pour faire Un avec l'objet. Je ne m'en distingue pas, mais je m'y anéantis. Je suis l'être. Le Moi, l'Ego, se fond totalement dans l'acte de penser, et devient la seule condition de possibilité de l'être.

« The only distinction, within which being is possible, is thinking itsef: the act of thinking. Qua this distinction, I, as simple thinking, can just disregard myslef as thinking, as doing the thinking, and simply concentrate on the thing thought of. The thing thought of, in this way, is being. By concentrating on being, I do not distinguish myself as thought of being; I extinguish myself in being, I am being. »'^

A partir de cette conception de l'être nous pouvons essayer de déduire le non-être autrement que le faisait Hegel. Comme nous l'avons dit, dans l'acte de penser je me fonds dans l'être. Dans l'être ainsi pensée, le Moi s'anéantit dans l'être pour pouvoir affirmer que je suis l'être. Je m'anéantis moi-même dans l'être. Nous voyons donc vers oii Spaventa veut nous amener. L'anéantissement de moi-même dans l'être est la contradiction propre à cet être. Je pense l'être; tant que je pense l'être, je suis l'être pensant, je ne suis donc pas. Je suis pensant, je m'anéantis dans l'être, je suis non-être :

« This self-extinguishing of thinking in being is the self-contradiction of being. Being contradicts itself, because this self-extinguishing of thought in being - and it is only in this way that being is possible - is a non-extinguishing; it is a self-distinguishing. To think unthinkingly, to disregard thinking, i.e. to concentrate on being, is to think; it is abstraction, and therefore thinking. Being is the abstract, and nothing but the abstract, tha absolute abstract. To get the abstract, and nothing but the abstract, I disregard the abstracting, i.e. 1 am abstracting, absolute abstracting. Thus being, logical being, negates itself. First I was being (the abstract): now I am non-being (abstracting); I am being that is non-being. »^"

C'est-à-dire que tant que je suis l'être, je suis pensant, je ne suis donc pas car l'ego s'anéantit dans l'être, mais en s'anéantissant il s'affirme aussi en tant que quelque chose d'autre. Donc en s'anéantissant, il se distingue. Mais je ne peux jamais me saisir comme non-être. Quand je suis non-être je suis pensant, je suis un objet, un être, et je ne peux pas me penser pensant, car je me réaffirme et redevient sujet, un autre être. Je suis toujours en retard, je ne peux pas me saisir dans l'activité de penser, je ne peux pas me saisir non-être. Je peux me saisir après coup comme une activité réalisée, finie, mais jamais dans son acte même. Alors que l'acte lui-même est infini

" Spaventa, Bertrando, dans Gentile, Giovanni, Opère, vol. 27, trad. Armstrong, dans « Idealistic Studies », S81; 11: p. 203.

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dans son activité propre. Je peux donc me penser comme être, mais je ne peux jamais me saisir pensant, comme non-être. Pour Spaventa, le fait que je pense et que je ne suis jamais capable de me saisir pensant est le devenir :

« I think of being; and in so far as I think of being, I am thinking, I am non-being; in so far as I disregard myself as abstracting, I am abstracting. But I do not think of thinking, I do not think of it as thinking, I think of it once more only as something thought of. I cannot catch myself thinking or non-being; I catch myself as being; as thinking, I am being that is non-being. This saying: I am thinking, and not being able to catch myself thinking - this restlessness, this being which is restlessness itself- this is becoming. (1 cannot catch the act as an act, as an effort, as, 1 would say, agens; when the act is caught, it is no longer an act, it is actum). »^'

II est évident que cette déduction de l'être, du non-être et du devenir demande un effort de compréhension tout a fait extraordinaire. Il est difficile d'expliquer en détail les étapes de la déduction autrement qu'en lisant les courts extraits de Spaventa lui-même. Nous pouvons tout de même voir comment la dialectique, et la déduction du devenir, se retrouve maintenant sur le plan de la pensée dans son activité et non sur un contenu de penser. C'est ce qu'il faut surtout comprendre, le passage de l'être au non-être est l'activité de la pensée elle-même, contrairement à Hegel qui en faisait deux opposés, vides, morts, placés devant la pensée. Ce qui fait que l'on résout le manque d'idéalisme de Hegel, en réalisant la déduction au niveau de l'activité de la pensée plutôt qu'au niveau de deux abstractions. Deuxièmement, il faut comprendre que la réalité coïncide exactement avec l'acte de penser. L'unité recherchée, l'Être, ce fait uniquement, mais vraiment uniquement, dans l'acte de penser. C'est-à-dire que l'être naît et meurt avec l'activité de la pensée. Il y a mort et naissance de l'être dans un mouvement perpétuel réglé sur l'acte de penser. C'est-à-dire que non seulement il ne faut rien accepter comme antérieur à l'acte de penser, mais l'acte de penser ne pose jamais l'être non plus. Ce qui fait que la réalité reste toujours ouverte, infinie, et on laisse place à de nouvelles et constantes redéfinitions de la réalité. Je pense que le passage suivant peut être particulièrement éclairant :

« Thus Becoming itself is a beginning that ceases, and a ceasing that begins; a birth that dies, and a death that is born (distinction that extinguishes itself, and self-extinction that distinguishes itself). Eternal death. Eternal birth.

This eternal death that is eternal birth, this eternal birth that is eternal death, is Thinking - I think, that is 1 am born as thinking; but I cannot grasp myself as thinking,

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but only as an object of thought, and hence I die as thinking. Yet in dying as thinking, I think; and hence I am born as thinking. And so on forever. »^^

Cette nouvelle façon de penser l'être et le non-être en lien avec l'activité du sujet est un point de départ intéressant pour Gentile qui veut vraiment faire de la dialectique une dialectique de la vie qui rejette un quelconque présupposé, un quelconque fondement objectif, antérieur à l'activité du sujet pensant. Mais surtout, on peut voir comment cette nouvelle dialectique réussit à placer le sujet comme créateur de la réalité qui dépend entièrement de sa pensée. La réforme de la dialectique hégélienne entreprise par Spaventa sera un premier pas satisfaisant en ce sens et une anticipation de la thèse fondamentale de l'actualisme. Avec Spaventa, nous découvrons en fait que le problème de la déduction des catégories chez Kant et la tradition allemande post-kantienne sont une illusion et un faux problème. La dialectique de la vie vue par Spaventa fait en sorte que la seule catégorie possible, peut importe la situation, est l'acte de penser lui-même. Car la pensée en acte est le seul niveau de réalité possible. Avec cette conception radicale de la réalité, Giovanni Gentile réussit à pousser le projet idéaliste dans ses conséquences extrêmes. On pourrait même dire qu'avec Gentile l'idéalisme atteint ses limites.

Nous avons donc vu que chez Platon, l'idéalisme est essentiellement opposé au matérialisme. C'est-à-dire que l'être est compris comme une idée que l'on atteint par l'esprit et qui ne se retrouve pas dans la substance des choses, mais dans leurs formes. Mais nous avons vu que l'être y est indépendant et antérieur à l'esprit. Bref, l'être objectif, fini et déjà réalisé, est placé devant un sujet qui ne peut rien faire d'autre que se l'approprier. Pour Gentile, cette conception, ou plutôt cette perspective sur l'être, a perduré profondément jusqu'à Kant, même dans des formes d'idéalismes radicales comme celle de Berkeley. Avec Kant, nous ouvrons la porte à une revolution copernicienne, .soit un changement de perspective sur l'être. L'être n'est plus approprié par la pensée comme un objet extérieur à l'esprit, mais est maintenant un produit de la pensée du sujet. Mais il faut comprendre que l'idéalisme de Kant n'est pas assez radical et laisse encore un présupposé objectif, indépendant et extérieur à l'esprit, soit le noumène. Ceci étant dit, la

^' Spaventa, Bertrando, dans Harris, H.S., The Social Philosophy Of Giovanni Gentile, University of Illinois Press,

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philosophie de Kant permettait de faire une scission entre deux façons de penser l'idéalisme. Nous avons ici le premier aspect important de l'actualisme de Giovanni Gentile. Pour Gentile, l'opposition idéalisme et réalisme ne désigne pas une distinction entre ce que la réalité réside dans la forme conceptuelle ou la substance matérielle. L'opposition désigne plutôt la distinction entre une pensée qui est régie par une réalité qui lui est extérieure ou une réalité qui est régie par la pensée elle-même :

« We give the name realism to the method of thought that malces the whole of reality an indépendant objet, abstracted from thought, to which thought as an activity should conform. By idealism, on the other hand, we mean the higher point of view, from which we discover the impossibility of conceiving a reality that is not the reality of thought itself. »'^"'

Nous avons clairement expliqué cette distinction entre réalisme et idéalisme en reprenant les termes de Gentile sur la distinction entre une dialectique de la mort et une dialectique de la vie. Une dialectique de la mort qui serait la conception d'une réalité objective et figée, dont la pensée devrait se conformer, et une dialectique de la vie qui serait une réalité construite conformément à l'activité de la pensée. Après avoir compris cette différence capitale entre deux façons d'aborder l'idéalisme, nous avons entrepris l'étude de la dialectique hégélienne de l'être pur. Cette dialectique prétend être une vraie dialectique de la vie, mais nous avons pu voir que pour Gentile, l'idéalisme de Hegel restait encore au niveau d'une dialectique de la mort, car l'être y est conçu comme un objet abstrait en face de l'esprit. Un produit de l'esprit certes, mais objectivé, abstrait et analysé abstraitement par la pensée et non pas réalisé concrètement par la pensée dans son acte même. La réforme la dialectique hégélienne, conserve la forme triadique de la déduction être, non-être, devenir, mais y ajoute la vitalité de la pensée qui participe activement à la construction de la réalité. Le résultat fait en sorte que l'être que l'on recherchait def)uis le début coïncide parfaitement avec l'activité même de la pensée et rien d'autre. L'idéahsme actuel de Gentile se démarque donc de l'idéalisme absolu de Hegel car l'actualisme réussirait, .selon Gentile, à résoudre en soi toute la réalité, ce que ne parvient pas à faire l'idée absolue de Hegel. Cela nous permet, en fin de compte, de poser les bases de l'actualisme. Nous pouvons donc voir que la préoccupation majeure de Gentile est donc la liberté absolue du sujet. Il nous est impossible de concevoir un esprit libre si nous admettons une réalité finie, réalisée, extérieure et

^■' Gentile, Giovanni, dans Harris, H.S., The Social Philosophy Of Giovanni Gentile, Urbana, University Of Illinois, 1960, p. 3.

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