• Aucun résultat trouvé

Sur les traces d’une écriture sublime dans la correspondance de Fronton 

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Sur les traces d’une écriture sublime dans la correspondance de Fronton "

Copied!
29
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-02558534

https://hal.uca.fr/hal-02558534

Submitted on 29 Apr 2020

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

Sur les traces d’une écriture sublime dans la

correspondance de Fronton 

Rémy Poignault

To cite this version:

Rémy Poignault. Sur les traces d’une écriture sublime dans la correspondance de Fronton . L’écriture des traités de rhétorique des origines grecques à la Renaissance ”, Sophie Conte, Sandrine Dubel (éd.), Bordeaux, Ausonius„ 2016. �hal-02558534�

(2)

L’écriture des traités de rhétorique

des origines grecques

(3)

Sophie Conte

est maître de conférences en langue et littérature latines à l’Université de Reims Champagne-Ardenne

Sandrine Dubel

est maître de conférences en langue et littérature grecques à l’Université Blaise Pascal Clermont-Ferrand 2

Illustration de couverture :

La Rhétorique (Rose des Sept Arts Libéraux, transept nord, Notre-Dame de Laon, A. Steinheil, 1865)

(4)

Ausonius Éditions

— Scripta Antiqua 87 —

L’écriture des traités de rhétorique

des origines grecques à la Renaissance

textes réunis par

Sophie Conte & Sandrine Dubel

Ouvrage publié avec le concours du CRIMEL (EA 3311) et du CELIS (EA 4280)

(5)

Notice catalographique :

Conte, S. et S. Dubel, éd. (2016) : L’écriture des traités de rhétorique des origines grecques à la Renaissance, Ausonius Scripta Antiqua 87, Bordeaux.

Mots-clés :

Rhétorique, traité, manuel, dialogue, poétique, figures, style, Rhétorique à Alexandre, Ps.-Démétrios, Cicéron, Denys d’Halicarnasse, Traité Du sublime, Quintilien, Rhétorique à Hérennius, Fronton,

Progymnasmata, Aphthonios, Martianus Capella, Marco Girolamo Vida, François Dubois, Antonio

Sebastiano Minturno

AUSONIUS

Maison de l’Archéologie F - 33607 Pessac cedex

http://ausoniuseditions.u-bordeaux-montaigne.fr

Directeur des Publications : Olivier Devillers Secrétaire des Publications : Nathalie Tran

Graphisme de Couverture : Stéphanie Vincent Pérez

Tous droits réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de l’éditeur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© AUSONIUS 2016 ISSN : 1298-1990 ISBN : 978-2-35613-161-4

Achevé d’imprimer sur les presses de Gráficas Calima

Avda. Candina, s/n E - 39011 Santander 15 juin 2016

(6)

Sommaire

Remerciements 9 Sophie Conte, Introduction : le traité de rhétorique comme texte 11 Marie-Pierre Noël, Théorie et pratique du discours dans la Rhétorique à Alexandre :

les usages de la palillogia 29

Pierre Chiron, La transmission des savoirs et des préceptes dans

le Peri hermèneias du Ps.-Démétrios de Phalère 47 Charles Guérin, Genus dialogorum meorum : formes et enjeux du dialogue

dans le De oratore de Cicéron 59 Mélina Makinson, Le plaisir du texte d’après les Opuscules rhétoriques de Denys

d’Halicarnasse 79 Jean-Philippe Guez, “Lumière de la pensée” : la métaphoricité du sublime 91 Sandrine Dubel, Le lecteur dans le texte : l’écriture en deuxième personne

du traité Du sublime 107

Sophie Conte, L’écriture de la mémoire : étude comparée de la Rhétorique

à Hérennius, Cicéron et Quintilien 129 Rémy Poignault, Sur les traces d’une écriture sublime dans

la correspondance de Fronton 155 Fabrice Robert, Style didactique et pédagogie par l’exemple dans

les Progymnasmata d’Aphthonios 177

Élisabeth Piazza, Rhétorique, un général victorieux : formes et fonctions de l’image militaire dans le livre 5 des Noces de Philologie

et de Mercure de Martianus Capella 191 Virginie Leroux, Les traités de rhétorique ont-ils servi de modèles

aux traités de poétique néo-latins ? 209

(7)
(8)

R. Poignault, in : L’écriture des traités de rhétorique, p. 155-175

Sur les traces d’une écriture sublime

dans la correspondance de Fronton

Rémy Poignault

Domino meo

Tertius est dies, quod per noctem morsus uentris cum profluuio patior. Hac uero nocte ita sum uexatus, ut prodire non potuerim, sed lectulo me teneam. Medici suadent balneo uti. Multos nataleis tuos ut celebres a dis precatus sum.

Vale, domine. Dominam saluta.

À mon souverain,

C’est le troisième jour que je souffre toute la nuit de crampes aiguës au ventre, accompagnées de diarrhée. Mais cette nuit, j’étais à ce point tourmenté que je n’ai pu sortir : j’ai gardé le lit. Les médecins me conseillent des bains chauds. J’ai prié les dieux pour que tu célèbres beaucoup d’anniversaires. Porte-toi bien, souverain. Salue ma souveraine. (Ad M. Caes., 5.69, éd. Fleury 2003, 150-151 = VDH2, 84.6-11) 1

Bien sûr, c’est en vain qu’on chercherait des traces du sublime dans de telles lettres, où Fronton parle à son ancien élève de ses problèmes de santé les plus triviaux. Mais est-on plus assuré d’en trouver dans les lettres où il donne à Marc Aurèle et à son frère (par adoption) Lucius Verus des conseils littéraires, voire des exercices, et où il émet des jugements sur leur production ? Certaines de ces lettres constituent comme de petits traités, même s’il est exclu d’y trouver un exposé systématique. Nous voudrions ici chercher s’il s’y exprime une conception du sublime et comment Fronton illustre cette conception : la question se pose dans le contexte du genre épistolaire et en fonction, en particulier, de la qualité élevée de ses destinataires impériaux et de la haute opinion qu’il a de l’éloquence impériale.

On se souvient que Longin 2 distingue cinq sources au sublime, qui “mène les auditeurs”

non “à la persuasion mais à l’extase” (Du sublime, 1.4 : Οὐ γὰρ εἰς πειθὼ τοὺς ἀκροωμένους ἀλλ’εἰς ἔκστασιν ἄγει τὰ ὑπερφυᾶ) : “la maîtrise de bonne venue dans le domaine des idées”, “la passion violente et créatrice d’enthousiasme”, “la qualité de la fabrication des figures”, “l’expression généreuse”, “la composition digne et élevée” (8.1 : τὸ περὶ τὰς νοήσεις ἁδρεπήβολον, τὸ σφοδρὸν καὶ ἐνθουσιαστικὸν πάθος, ἤτε ποιὰ τῶν σχημάτων πλάσις, ἡ γενναία φράσις, ἡ ἐν ἀξιώματι καὶ διάρσει σύνθεσις). Si les trois dernières sources, techniques, se retrouvent à l’œuvre chez Fronton, comme aussi l’idée de la grandeur d’âme, et, dans une certaine mesure, la passion, il conviendra, tout en examinant comment Fronton évoque l’excellence oratoire, de se

1 Sauf indication contraire nous citons Fronton dans la traduction de Fleury 2003. 2 Nous citons le traité Du sublime dans la traduction de Pigeaud 1991.

(9)

156

Rémy Poignault

Éléments sous droit d’auteur - ©

Ausonius Éditions juin 2016 : embargo de 2 ans

demander s’il reste dans les limites de la conception traditionnelle du grand style ou s’il s’élève jusqu’aux sommets du sublime.

Un style élevé

Fronton constate que son élève Marc a progressé dans l’art oratoire au-delà de ses espérances ; et le maître a veillé toute la nuit en se demandant si son jugement n’était pas altéré par l’affection qu’il porte à Marc. Il est arrivé aux remarques suivantes : l’ὑπόθεσις du texte de Marc appartient au genre épidictique, lequel est “posé sur les hauteurs”.

Cur ? Quia, cum sint tria ferme genera ὑποθέσε<ω>ν, <ἐπιδεικτικῶν, συμβουλευτικῶν>, δικανικῶν, cetera illa multo sunt proniora, multifaria<m> procliua uel campestria, τὸ ἐπιδεικτικόν in arduo situm. Denique cum aeque tres quasi formulae sint orationis, ἰσχνόν, μέσον, ἁδρόν, prope nullus in epidicticis τῷ ἰσχνῷ locus, qui est in dicis multum necessarius. Omnia ἐν τῷ ἐπιδεικτικῷ ἁδρῶς dicenda, ubique ornandum, ubique phaleris utendum, pauca τῷ μεσῷ χαρακτῆρι. Meministi autem tu plurimas lectiones, quibus usque adhuc uersatus es, comoedias, Atellan<a>s, oratores ueteres, quorum aut pauci aut praeter Catonem et Gracchum nemo tubam inflat  ; omnes autem mugiunt uel stridunt potius. Quid igitur Ennius egit, quem legisti ? Quid tragoediae ad uersum sublimiter faciundum te iuuerunt ? Plerumque enim ad orationem faciendam uersus, ad uersificandum oratio magis adiuuat.

Pourquoi ? Parce que, alors qu’il existe en gros trois types de sujets d’hypothèses : l’épidictique,

le délibératif et le judiciaire, ces deux derniers sont beaucoup plus sur une pente entraînante,

faciles d’approche ou de plain-pied, l’épidictique, lui, est posé sur les hauteurs. Ainsi, alors qu’il existe également trois formulations, pour ainsi dire, de discours, le simple, le moyen et l’élevé, il n’y a à peu près pas place dans l’épidictique pour le style simple qui est absolument nécessaire dans les actions judiciaires. Tout dans le style épidictique doit être dit d’un ton élevé, en tout lieu il faut l’orner, en tout lieu utiliser des décorations éclatantes ; il y a peu de place pour le

style moyen. Tu te souviens des très nombreuses lectures auxquelles tu t’es jusqu’à maintenant

appliqué, les comédies, les Atellanes, les orateurs anciens parmi lesquels très peu, voire aucun hormis Caton et Gracchus, n’entonnent la trompette ; mais tous beuglent ou plutôt grincent. Que t’a apporté la lecture d’Ennius ? En quoi les tragédies t’ont-elles aidé à forger des phrases de manière sublime ? Bien souvent en effet les vers nous aident davantage à composer un discours, le discours à faire des vers. (Ad M. Caes., 3.17.2-3, éd. Fleury 2003, 108-110 = VDH2,

49.11-23)

On trouve là une formulation qui rappelle, en partie, celle de Quintilien classant ainsi les genres de style :

Namque unum subtile, quod ἰσχνόν uocant, alterum grande atque robustum, quod ἁδρόν dicunt, constituunt, tertium alii medium ex duobus, alii floridum (namque id ἀνθηρόν appellant) addiderunt.

Le premier est le style simple, que les Grecs appellent ἰσχνόν, le second noble et vigoureux, qu’ils nomment ἁδρόν ; quant au troisième que l’on a ajouté, les uns l’appellent intermédiaire, les autres fleuri (car on le nomme en grec ἀνθηρόν). (Inst., 12.10.58, trad. J. Cousin)

Mais Quintilien parle du genre judiciaire et affecte les styles non à des genres rhétoriques, comme Fronton a tendance à le faire ici, mais aux devoirs de l’orateur : docere, mouere,

(10)

Sur les traces d’une écriture sublime chez Fronton

157

Éléments sous droit d’auteur - ©

Ausonius Éditions juin 2016 : embargo de 2 ans

Et Fronton assure ensuite à son élève que la lecture des “discours élégants et d’apparat” (ornatas et pompaticas orationes) à laquelle il vient de se mettre ne pourra pas porter ses fruits immédiatement, mais qu’avec le secours de son maître et des dieux il y parviendra :

Verum, ut dixi, incumbamus, conitamur. Me uade, me praede, me sponsore celeriter te in cacumine eloquentiae sistam ; dii facient, dii fauebunt.

Mais, comme je l’ai dit, mettons-nous au travail, conjuguons nos efforts. Je serai ton répondant, ton garant, ta caution, je te porterai rapidement au sommet de l’éloquence : les dieux l’accompliront, les dieux marqueront leur approbation. (Ad M. Caes., 3.17.3, éd. Fleury 2003, 110-111 = VDH2, 50.2-4)

Il apparaîtrait dès lors que le sublime a son siège dans l’éloquence épidictique. Fronton essaie de transmettre son enthousiasme grâce à un doublet de subjonctifs à la première personne du pluriel associant étroitement maître et élève suivi du rythme ternaire d’un ablatif absolu qui insiste sur le rôle primordial du maître, la phrase s’élevant ensuite dans le domaine de l’Olympe.

Marc, lui-même, demande à la fin d’une lettre que son maître lui envoie des lectures de lui-même, de Caton, de Cicéron, de Salluste, de Gracchus ou de quelque poète, qui l’exalte (quae me lectio extollat) et le tire de ses ennuis quotidiens ; il ajoute même 

etiam si qua Lucretii aut Enni excerpta habes εὐφωνότατα, ἁδρά et sicubi ἤθους ἐμφάσεις,

et aussi tout ce que tu possèdes comme morceaux choisis de Lucrèce ou d’Ennius, qui sonnent bien, qui soient amples et ce qui donne l’impression du caractère. (Ad Ant. imp., 4.1.1, éd. VDH2, 105.13-18) 3.

Ayant à veiller à la formation oratoire de princes, Fronton considère que l’éloquence est essentielle comme instrument du pouvoir ; c’est pourquoi à la fonction la plus haute doit correspondre l’éloquence la plus haute, et pas seulement dans le genre épidictique, mais dans tous les actes de gouvernement.

Une éloquence universelle

Ce qui fait aussi que l’empereur doit être particulièrement vigilant dans ses écrits, c’est le caractère universel du pouvoir impérial. Marc reproduit, dans une lettre, un extrait de discours de Fronton où le maître souligne que le prince doit avoir à l’esprit que ses écrits ont force de loi partout et toujours :

In iis rebus et causis, quae a priuatis iudicibus iudicantur, nullum inest periculum, quia sententiae eorum intra causarum demum terminos ualent ; tuis autem decreti<s, im>p(erator), exempla publice ualitura in perpetuum sanciuntur. Tanto maior tibi uis et potestas quam fatis adtributa est : fata quid singulis nostrum eueniat statuunt ; tu, ubi quid in singulos decernis,

3 Dans le De eloq., 1.2 (éd. Fleury 2003, p. 220-221 = VDH2, 133.12-134.1), en considérant les spécificités

des auteurs, Fronton attribue à Lucrèce d’être sublimis (“sublime”) tandis que Lucilius est gracilis (“sobre”), Albucius aridus (“simple”), Pacuvius mediocris (“moyen”), Accius inaequalis (“inégal”) et Ennius multiformis (“varié”).

(11)

158

Rémy Poignault

Éléments sous droit d’auteur - ©

Ausonius Éditions juin 2016 : embargo de 2 ans

ibi uniuersa exemplo adstringis. Quare si hoc decretum tibi proco(n)s(ulis) placuerit, formam dederis omnibus omnium prouinciar(um) magistratibus, quid in eiusmodi causis decernant.

Dans ces affaires judiciaires et ces causes qui sont jugées par des juges privés, il ne réside aucun danger, puisque leurs avis ont pouvoir dans les limites des causes seulement ; mais tes arrêts, empereur, consacrent des précédents et leur donneront un pouvoir public pour toujours, tant la force et la puissance qui te sont accordées sont plus grandes que celles attribuées aux destins : les destins statuent sur ce qui arrivera à chacun de nous ; toi, où tu prends une décision pour un particulier, là c’est l’univers que tu engages par un précédent. C’est pourquoi, en confirmant cet arrêt du proconsul, tu formuleras une règle pour tous les magistrats de toutes les provinces sur la décision à prendre dans ce type de causes. (Ad M.

Caes., 1.6.2-3, éd. Fleury 2003, 52-53 = VDH2, 10.14-21)

L’empereur étant désormais la source du droit, ses écrits ont valeur agissante partout et toujours. Certes, Fronton n’aborde pas cette question dans le cadre d’un propos sur l’éloquence, mais dans un discours concernant l’affaire des testaments d’Asie dont on ne sait s’il fut prononcé devant le Sénat ou devant le consilium principis ; néanmoins s’il ne s’agit pas ici de donner des prescriptions sur la parole impériale, il s’agit d’en souligner toute la force.

Éloquence et élévation

Pour qualifier l’éloquence souveraine Fronton a recours à des images de l’élévation. Ainsi dans Ad Ant. imp., 1.2, il exprime sa joie de voir son ancien élève Marc de plus en plus éloquent, même s’il s’est un moment détourné de l’art oratoire et il affirme la nécessité de l’adéquation de la tenue de l’expression à la hauteur des vues :

Vnum tibi periculum fuit, Antonine, idem quod omnibus qui sublimi ingenio extiterunt, ne in uerborum copia et pulchritudine clauderes ; quanto enim ampliores sententiae creantur, tanto difficilius uerbis uestiuntur, nec mediocriter laborandum est ne procerae illae sententiae male sint amictae neue indecorius cinctae neue sint seminudae.

Un seul danger te menaçait, Antonin, le même qui menace tous ceux qui naissent avec un talent supérieur : que tu ne fusses déficient pour la richesse et la beauté des mots ; en effet, plus on engendre d’amples idées, plus il est difficile de les habiller de mots, et on ne saurait œuvrer modérément pour que ces idées élevées ne soient mal vêtues, ceintes de manière trop indécente ou à moitié nues. (Ad Ant. imp., 1.2, éd. Fleury 2003, 154-155 = VDH2, 88.6-10)

On rapprochera ce passage du traité Du sublime, qui affirme le lien entre le sublime et la “grandeur d’âme” (μεγαλοφροσύνη) de l’orateur (9.2), mais Fronton met en avant la nécessité de la formation et de l’acquisition des moyens d’expression d’idées de haute tenue. Dans la même lettre, un peu plus loin, il se dit convaincu que Marc atteindra bientôt le sommet de l’éloquence et il le fait en un style imagé :

Sed mihi crede amplissimum te iam tenere in eloquentia locum breuique summum eius cacumen aditurum locuturumque inde nobiscum de loco superiore, nec tantulo superiore quanto rostra foro et comitio excelsiora sunt, sed quanto altiores antemnae sunt prora uel potius carina

Mais crois-moi : tu occupes désormais une très respectable place dans l’éloquence et sous peu tu atteindras la pointe de son pinacle et tu nous parleras alors d’un lieu supérieur, non pas d’une petite supériorité semblable à celle qui sépare les rostres du forum et du comitium,

(12)

Sur les traces d’une écriture sublime chez Fronton

159

Éléments sous droit d’auteur - ©

Ausonius Éditions juin 2016 : embargo de 2 ans

mais d’une supériorité semblable à l’élévation des antennes par rapport à la proue ou plutôt à la carène. (Ad Ant. imp., 1.2.7, éd. Fleury 2003, 158-159 = VDH2, 89.15-19)

Ce qui, aux yeux de Fronton, distingue de l’orateur ordinaire l’orateur qui atteint le sommet, c’est le soin porté au choix des mots :

Hoc enim distat summus orator a mediocribus, quod ceteri facile contenti sunt uerbis bonis, summus orator non est bonis contentus, si sint ulla meliora.

Là est en effet la différence entre l’orateur suprême et les orateurs ordinaires, c’est que tous les autres se contentent facilement de bonnes expressions, tandis que l’orateur suprême ne se contente pas des bonnes s’il y en a de meilleures 4. (Ad Ant. imp., 1.2.7, éd. Fleury 2003, 158-159

= VDH2, 89.20-23)

Le traité Du sublime (30-31) insiste aussi sur l’importance du choix du vocabulaire, “choix des termes propres et magnifiques” (ἡ τῶν κυρίων καὶ μεγαλοπρεπῶν ὀνομάτων ἐκλογή) pour “entraîn[er] et charm[er] […] les auditeurs” (θαυμαστῶς ἄγει καὶ κατακηλεῖ τοὺς ἀκούοντας) et sur le rôle des mots dans l’éclat des idées : “Les beaux noms sont la lumière propre de la pensée” (Φῶς γὰρ τῷ ὄντι ἴδιον τοῦ νοῦ τὰ καλὰ ὀνόματα). Toutefois, chez Fronton, expression et pensée doivent, certes, être élevées, mais ce qui prime, ce n’est pas tant la splendeur du vocabulaire que sa justesse. Ajoutons que si cette lettre de Fronton, par ses images, atteint elle aussi des sommets, ou, du moins essaie de faire prendre conscience de la distance qu’il y a entre l’excellence et le commun des mortels, tout de suite après, dans la diversité des sujets propre à l’épistolaire, le maître aborde un problème trivial, qui a toute son importance d’un point de vue humain, la toux de l’un des enfants de Marc et la qualité du lait de sa nourrice indispensable pour soigner sa gorge…

Ailleurs, Fronton insiste sur la noblesse des pensées de Marc en jouant avec l’image de la lumière, mais il n’omet pas de rappeler le rôle de l’apprentissage :

Tibi, Caesar, ut cui maxime, sublime et excelsum et amplificum ingenium ab dis datum est ; nam primi tui sensus et incunabula studiorum tuorum mihi cognita sunt. Elucebat iam tunc nobilitas mentis et dignitas sententiarum, quibus sola fere deerant uerborum lumina ; ea quoque uariis exercitationibus instruebamus

C’est à toi, César, si jamais à quelqu’un, que les dieux donnèrent un esprit élevé, noble et magnifique : car tes premières phrases et le berceau de tes études me sont connus. Alors déjà brillaient la noblesse de ton esprit et la dignité de tes pensées auxquelles faisait seule défaut d’ordinaire la lumière des mots. Nous équipions aussi ces qualités par des exercices variés. (De

eloq., 4.5, éd. Fleury 2003, 242-245 = VDH2, 148.15-149.1).

Le primat donné ensuite par le prince à la philosophie est considéré par Fronton sinon comme une descente, du moins comme un détournement : ad philosophiam deuertisse.

Dans une autre lettre, essayant de distraire Marc de son goût excessif de la philosophie, Fronton lui dit qu’il doit adapter son expression à la hauteur de ses pensées, et cela grâce à la rhétorique :

(13)

160

Rémy Poignault

Éléments sous droit d’auteur - ©

Ausonius Éditions juin 2016 : embargo de 2 ans

Para potius orationem dignam sensibus quos e philosophia hauries, et quanto honestius sentis, tanto augustius dicas

Acquiers plutôt un discours digne des conceptions que tu extrairas de la philosophie et plus tu auras de nobles pensées, plus tu parleras avec majesté. (De eloq., 2.16, éd. Fleury 2003, 236-237 = VDH2, 143.8-9)

Et il continue en présentant les philosophes que suit Marc comme des entraves à son ascension vers les hauteurs de l’expression :

Quin erige te et extolle et tortores istos, qui te ut abietem aut alnum proceram incuruant et ad chamaetorta detrahunt, ualido cacumine tuo excute et tempta an usquam ab <dignitat>e discesseris

Bien plus, lève-toi, redresse-toi et secoue ton faîte robuste pour faire tomber ces bourreaux qui te plient comme un sapin ou un aulne élevé et t’abaissent comme un saule, et vois si quelque part tu as manqué à la dignité. (De eloq., 2.17, éd. Fleury 2003, 238-239 = VDH2, 143.10-12).

Autres images vers le sublime

D’autres images sont utilisées pour souligner l’aspect hors du commun de l’éloquence véritable : ainsi l’image du galop. Dans le De orationibus, Fronton critique l’éloquence de Sénèque comme manquant de vigueur et de dignité :

Neque ignoro copiosum sententiis et redundantem hominem esse, uerum sententias eius tolutares uideo nusquam quadripedo concito cursu tenere, nusquam pugnare, nusquam <ma>iestatem studere <et>, ut Laberius ait, “dictabolaria”, immo dicteria potius eum quam dicta confingere. Itane existimas grauiores sententias et eadem de re apud Annaeum istum reperturum te quam apud Sergium ?

Et je n’ignore pas que c’est un homme abondant et débordant de pensées, mais, à vrai dire, nulle part je ne vois ses pensées trottinantes soutenir un galop fougueux, nulle part elles ne se battent, nulle part elles ne recherchent la majesté et, comme le dit Laberius, il forge “des sarcasmes”, ou mieux, des brocards, plutôt que des mots propres. Allons, crois-tu trouver chez Annaeus de plus profondes pensées à ce sujet que chez Sergius ?” (De orat., 2-3, éd. Fleury 2003, 250-251 Fleury = VDH2, 153.14-154.4)

Fronton reproche ici à Sénèque le fait que ses pensées “apparaissent ici ou là, mais manquent d’ampleur” (Fleury 2000, 58) et les compare aux pièces d’argent qu’on trouve parfois dans les égouts.

Ailleurs revient l’opposition du trot et du galop, dans une lettre écrite à Marc alors qu’il a vingt-deux ans :

Certum habeo te, domine, aliquantum temporis etiam prosae orationi scribendae inpertire. Nam etsi aeque pernicitas equorum exercetur, siue quadripedo currant atque exerceantur siue tolutim, attamen ea quae magis necessaria frequentius sunt experiunda

Je suis sûr, souverain, que tu consacres aussi quelque temps à l’écriture de la prose oratoire. Car si l’on travaille l’agilité des chevaux de la même manière en les faisant courir au galop et en les entraînant au trot, ce qui est plus nécessaire doit cependant être pratiqué plus fréquemment. (Ad M. Caes., 2. 2.3, éd. Fleury 2003, 68-69 = VDH2, 19.11-15).

(14)

Sur les traces d’une écriture sublime chez Fronton

161

Éléments sous droit d’auteur - ©

Ausonius Éditions juin 2016 : embargo de 2 ans

Comme le remarque Pascale Fleury,

[l]es réalités que recouvrent le galop et le trot pourraient être rapprochées de plusieurs hiérarchies semblables, présentes dans les métaphores musicales (trompette, flûte, sonnette) et vestimentaires (laine, fil fin, soie) : le trot pourrait être, entre autres, un discours d’école ou représenter des genres littéraires mineurs – telles la lettre ou la poésie […]. S’exercer dans ce registre est nécessaire à la formation de l’orateur ; par ailleurs, le galop, l’assaut, figureraient l’art oratoire actif et effectif. (Fleury 2000, 58)

L’image n’est pas très claire, mais, si l’on ne sait pas bien ce que représentent le trot et le galop ici, Fronton souligne la nécessité de s’entraîner aussi à la prose oratoire car c’est elle qui sera le plus utile à l’empereur.

Fronton recommande à Marc de faire des compromis et d’effectuer de savants dosages, en matière d’éloquence, entre ce qu’attend le peuple et les devoirs que l’on a envers l’éloquence. Il utilise alors une image vestimentaire :

Eaque delenimenta, quae mulcendis uolgi auribus conparat, ne cum multo ac magno dedecore fucata sint : potius ut in conpositionis structuraeque mollitia sit delictum quam in sententia inpudentia : uestem quoque lanarum mollitia delicatam esse quam colore muliebri, filo tenui aut serico ; purpuream ipsam, non luteam nec crocatam. Vobis praeterea, quibus purpura et cocco uti necessarium est, eodem cultu nonnumquam oratio quoque est amicienda. Facies istud, et temperabis et moderaberis modo <te>mperamentoque optimo.

Ces attraits, préparés pour charmer les oreilles de la foule, ne doivent pas être fardés d’une abondante et grande indignité : mieux vaut une faute provoquée par la mollesse de composition et de structure qu’une impudeur dans l’expression : je préfère aussi un vêtement adouci par le moelleux de ses laines que par sa couleur féminine, son tissu fin ou sa soie ; et ce vêtement même, je le préfère de la vraie couleur pourpre, et non pas rouge feu ou safran. Dès lors, pour vous, à qui il faut porter la pourpre et l’écarlate, le discours doit parfois être drapé avec la même recherche. Tu agiras ainsi, feras montre de retenue et de modération, avec la mesure et l’équilibre les plus grands. (Ad M. Caes., 2. 2.3, éd. Fleury 2003, 66-69 = VDH2,

18.2-19.8)

Il est question de la pourpre impériale, mais il ne s’agit pas de sublime  : il s’agit ici seulement de ce qu’il convient à l’empereur de garder de grandeur même quand il fait preuve d’une complaisance indispensable envers les goûts du peuple. C’est une sorte de genre togé qui convient à la grauitas impériale.

L’image de la trompette revient à plusieurs reprises pour caractériser ce que doit être l’éloquence impériale.

Il s’agit nettement, dans le court texte Ad M. Caes., 3.1, d’une image destinée à souligner que l’éloquence agissante, performatrice oserait-on dire, de l’empereur, doit avoir la netteté de l’évidence :

Denique idem tu, quom in senatu uel in contione populi dicendum fuit, nullo uerbo remotiore usus es, nulla figura obscura aut insolenti : ut qui scias eloquentiam Caesaris tubae similem esse debere, non tibiarum, in quibus minus est soni, plus difficultatis

Finalement, toi de même, lorsqu’au Sénat ou devant l’assemblée du peuple, il t’a fallu parler, tu n’as fait usage d’aucun mot trop recherché, d’aucune figure obscure ou insolite, sachant que

(15)

162

Rémy Poignault

Éléments sous droit d’auteur - ©

Ausonius Éditions juin 2016 : embargo de 2 ans

l’éloquence d’un César doit être semblable à une trompette, non pas aux flûtes, qui possèdent moins d’éclat, mais plus de difficultés. (éd. Fleury 2003, 86 = VDH2, 35.19-23)

Dans le De eloq., 2.13, Fronton oppose la futilité et l’artificialité des exercices philosophiques à la noblesse de l’éloquence :

[…] neglegere uero cultum orationis et grauitatem et maiestatem et gratiam et nitorem, hoc indicat loqui te quam eloqui malle, murmurare potius et friguttire quam clangere

[…] que tu négliges la culture de l’éloquence, sa noblesse, sa dignité, son charme et son éclat, cela montre que tu préfères bavarder plutôt que parler, murmurer et bredouiller plutôt que sonner la trompette. (éd. Fleury 2003, 234 = VDH2, 141.12-15)

Le clangor symbolise ici la vraie parole retentissante et éclatante, car allant droit au but. Un peu plus loin dans le De eloquentia Fronton amorce une sorte d’archéologie de la musique et du goût en matière de plaisir tiré des sons : d’abord, les hommes furent charmés par le chant des oiseaux, puis les bergers se délectèrent du son de la flûte (fistulae), qu’ils préférèrent au chant des oiseaux. Puis, après une lacune, Fronton passe à différents types d’éloquence en indiquant une gradation (De eloq., 4.2 sq., éd. Fleury 2003, 242 = VDH2,

147.6-148), une éloquence faite de murmures et chuchotements (murmurantium uoculis), de voix retentissant d’un grondement plus ample (ampliore iam mugitu personantis), comme celles d’Ennius, d’Accius et de Lucrèce, ou encore la trompette de Caton, de Salluste ou de Cicéron (Catonis et Sallustii et Tulli tuba). Ceux qui fuient l’éloquence pour la philosophie, alors “tremblent, ont peur et prennent la fuite en vain” (trepidant et pauent et fugam frustra

meditantur), car la philosophie ne peut se passer de l’éloquence.

On retrouve ailleurs, après une image monétaire, celle de la flûte, l’une et l’autre se complétant pour souligner qu’il importe de choisir un vocabulaire exprimant nettement les idées :

Reuertere potius ad uerba apta et propria et suo suco imbuta

Reviens plutôt à des mots adaptés, appropriés, imprégnés de leur propre suc. (De orat., 13, éd. Fleury 2003, 258 = VDH2, 159.7-9)

Moneatam illam ueterem sectator

Recherche l’antique frappe (ibid.).

Omnis personet tibia sonora, si possit, ut hebetatiorem linguam sonantiorem <red>das. Verbum aliquod adquiras non fictum ap<e>rte (nam id quidem absurdum est), sed usurpatum concinnius aut congruentius aut accommodatius.

Que tout retentisse aux accents de la flûte sonore, si possible, pour que tu rendes plus retentissante une langue plus émoussée. Acquiers quelque mot non pas manifestement forgé (car cela est absurde), mais utilisé de façon plus appropriée, plus juste ou plus adaptée. (id., 14, éd. Fleury 2003, 258 = VDH2, 159.14-17)

(16)

Sur les traces d’une écriture sublime chez Fronton

163

Éléments sous droit d’auteur - ©

Ausonius Éditions juin 2016 : embargo de 2 ans

L’opposition entre tuba et tibiae a retenu l’attention de la critique 5 : René Marache 6 estime

que Fronton met là une limite à son goût pour la recherche des mots rares et archaïques, qu’il subordonne à la nécessité de la clarté dans les discours au Sénat ou au peuple. Pour Adriano Pennacini 7, la tuba implique une sonorité éclatante et une communication claire, tandis

que les tibiae ont une puissance moindre et ont un son plus difficile à décoder ; l’éloquence des tibiae ne peut s’adresser qu’à un public choisi ; et selon lui, Fronton proposerait ici deux variétés de style sublime, celui de la tuba correspondrait à l’éloquence politique et celui des tibiae à l’éloquence épidictique et à la prose littéraire. Mais Paolo Soverini 8 conteste

cette hypothèse : pour lui, les tibiae renvoient à une éloquence excessivement artificielle et obscure, dont Fronton demande à Marc de se garder, car seule pour l’empereur vaut l’éloquence tuba, une éloquence claire et accessible, dotée d’un niveau stylistique élevé, et également adaptée au genre épidictique, une éloquence où la recherche de mots rares est un “précieux complément”. Michaelvan den Hout 9 voit dans la tuba le genre sublime, tandis que

pour Pascale Fleury 10, qui rejoint ici Adriano Pennacini, tuba et tibiae servent à caractériser

une distinction de tons, plus que de genre, la tuba représentant le ton du discours politique qui conduit à l’action et les tibiae un ensemble plus varié caractérisé par des préoccupations esthétiques plutôt qu’éthiques et politiques et assimilable au genre épidictique. Giuseppe Marini 11 examinant les emplois de leurs équivalents grecs σάλπιγξ et αὐλός en conclut que

l’αὐλός, par la variété de ses tons et de ses usages et sa capacité à susciter des émotions diverses correspond à la sphère du plaisir, tandis que la σάλπιγξ est plus univoque, ses sonorités sont fortes et elle suscite un effet de stimulation ou de terreur et son environnement est surtout militaire ; l’αὐλός symbolise la recherche d’un style paisible, élégant, varié, qui peut paraître obscur, mou et peu efficace ; la σάλπιγξ, au contraire, désigne une communication claire, efficace et énergique. Giuseppe Marini ajoute que l’éloquence tuba est positive dans le contexte frontonien et pourrait correspondre au style de Polémon, tandis que les tibiae, mal appropriées à l’éloquence politique, pourraient renvoyer à l’éloquence précieuse d’Hérode Atticus. Certes, peut-être Fronton a-t-il présent à l’esprit tel ou tel contemporain, mais le choix précisément des images permet d’éviter le conjoncturel pour essayer d’atteindre à l’essentiel.

Image maritime

Pour dire la suprématie de l’éloquence de Marc, Fronton utilise aussi une image maritime : il évoque un discours prononcé au Sénat longtemps auparavant par Marc, “à peine sorti de l’enfance” (Ad Ant. imp., 1.2.5, éd. Fleury 2003, 154 = VDH2, 88.11 : uixdum pueritiam egressus)

et où il craignait d’avoir employé une image mal appropriée ; Fronton avait alors indiqué à son élève qu’il voyait dans cette préoccupation “le signe d’un grand talent” (ibid., VDH2, 88.15 :

5 Nous suivons ici l’utile synthèse de Marini 2009, 322-323. 6 Marache 1952, 147-148.

7 Pennacini 1974, 107 sq. 8 Soverini 1994, 928 sq. 9 Van den Hout 1999, 94. 10 Fleury 2001, 109-115. 11 Marini 2009, 322-323.

(17)

164

Rémy Poignault

Éléments sous droit d’auteur - ©

Ausonius Éditions juin 2016 : embargo de 2 ans

magni ingeni signum) et que “par [s]on propre travail et un peu du soin” de son maître “[il]

parviendrai[t] à conférer à de telles idées le juste éclat des mots” (ibid., éd. Fleury 2003, 156 = VDH2, 88.17-18 : tuo te studio et nonnulla nostra opera adsecuturum, ut digna tantis sententiis

uerborum lumina parares). Et il ajoute :

Quod nunc uides prouenisse et, quamquam non semper ex summis opibus ad eloquentiam uelificaris, tamen sipharis et remis te tenuisse iter, atque ut primum uela pandere necessitas impulit, omnis eloquentiae studiosos ut lembos et celocas facile praeteruehi

Tu vois maintenant que cela s’est produit, que bien que tu n’aies pas toujours vogué toutes voiles dehors vers l’éloquence, tu as cependant tenu le cap à la misaine et à la rame, et que, dès que la nécessité te pousse à déployer tes voiles, tu doubles allègrement tous ceux qui s’adonnent à l’éloquence, comme autant de barques et de navires légers. (ibid., VDH2, 88.18-22)

Il semble là que l’image des voiles qualifie, en même temps que l’ardeur à se porter à l’étude de la rhétorique l’ampleur, la grandeur qui doivent être, aux yeux de Fronton, les caractéristiques de l’éloquence impériale, par opposition aux frêles embarcations du commun des orateurs.

Images solaires et du feu

Nous avons déjà rencontré l’image de la lumière pour qualifier les pensées de Marc Aurèle, nous la retrouvons, amplifiée, en image solaire pour évoquer ses plus hautes qualités, dans une lettre où Fronton répond à l’empereur que son affection pour lui est encore plus grande que par le passé, car auparavant il aimait les promesses qu’il y avait en lui, et maintenant ces promesses ont été accomplies :

Ego quom ad curam cultumque ingeniei tuei accessi, hunc te speraui fore qui nunc es : in haec tua tempora amorem meum intendi. Lucebat in pueritia tua uirtus insita, lucebat etiam magis in adulescentia, sed ita ut cum serenus dies inluculascit lumine incohato. Nunc iam uirtus integra orbe splendido exorta est et radiis disseminata. Et tu me ad pristinam illam mensuram luciscentis amoris tui reuocas et iubes matutina dilucula lucere meridie ? Audi, quaeso, quanto ampliore nunc sis uirtute quam antea fueris, quo facilius credas, quanto amplius amoris merearis, et poscere desinas tantundem.

Moi, lorsque j’ai eu accès au soin et à la culture de ton esprit, j’ai espéré que tu serais celui que tu es maintenant : jusqu’à ton âge présent mon amour a grandi. Une valeur naturelle brillait dans ton enfance, elle devint plus brillante lorsque tu fus jeune homme, mais elle luisit alors de la même manière qu’un ciel sans nuages s’illumine à l’aube. À présent, ta valeur complète s’est levée en un disque superbe et répand ses rayons. Et toi, tu me ramènes à cette ancienne mesure où mon amour naissait à la lumière et tu ordonnes que la lueur du petit jour brille à midi ? Entends, je t’en prie, combien, à présent, ta valeur est plus grande qu’avant, afin de croire plus facilement combien tu mérites cet amour plus grand ; cesse de demander l’amour ancien. (Ad Ant. imp., 1.5.3, éd. Fleury 2003, 164-166 = VDH2, 93.12-20)

L’image solaire qualifie ici le degré d’excellence oratoire obtenu par Marc Aurèle : il est désormais au zénith et l’affection que lui porte Fronton est à cette mesure.

(18)

Sur les traces d’une écriture sublime chez Fronton

165

Éléments sous droit d’auteur - ©

Ausonius Éditions juin 2016 : embargo de 2 ans

Foudre

À propos de l’empereur Verus Fronton a recours à l’image de la foudre. Il montre une joie hyperbolique quand il prend connaissance de la lettre que Verus a adressée au Sénat pour présenter le compte rendu de sa campagne contre les Parthes ; il tire, en effet, une gloire toute particulière de l’éloquence de son ancien élève, à laquelle il a contribué, alors que ce ne peut en être le cas pour les opérations militaires. L’éloquence, dit-il, ne peut se transmettre par héritage, à la différence du pouvoir, et, toujours à la différence du pouvoir, on ne peut l’arracher à qui l’a eue une fois. Et Fronton ajoute :

Ne fulmen quidem aeque terreret, nisi cum tonitru caderet. Ea ipsa tonandi potestas non Diti patri neque Neptuno neque dis ceteris, sed imperatori summo Ioui tradita est, ut fragoribus nubium et sonoribus procellarum, uelut quibusdam caelestibus uocibus, altissimum imperium a contemptu uindicaret.

Et même la foudre ne serait pas aussi effrayante, si elle ne tombait avec le tonnerre. Cette puissance de tonner ne fut pas confiée à Dis Pater, ni à Neptune, ni aux autres dieux, mais au plus grand des généraux, Jupiter, pour que, par le fracas des nuages et le grondement des bourrasques, comme par des voix célestes, il préserve du mépris le pouvoir suprême. (Ad Ver.

imp., 2.8, éd. Fleury 2003, 202 = VDH2, 122.5-10)

À l’image du feu – qui importe beaucoup moins que dans le traité Du sublime (12.4), où l’éloquence de Démosthène est caractérisée par la foudre qui embrase et déchire tout – se combine celle du bruit, le bruit retentissant du tonnerre qui suscite crainte et respect. Tout se passe comme si l’éloquence était ici symbolisée par le tonnerre qui accompagne la foudre. Ce qui caractérise l’imperium est une éloquence d’autorité, qui force en quelque sorte le respect. Le pouvoir impérial ne saurait se concevoir, pour Fronton, sans le recours à une éloquence toute-puissante. Il rappelle dans les lignes qui suivent, avec des accents cicéroniens 12 :

Igitur si uerum imperatorem generis humani quaeritis, eloquentia uestra imperat, eloquentia mentibus dominatur. Ea metum incutit, amorem conciliat, industriam excitat, inpudentiam extinguit, uirtutem cohortatur, uitia comfutat, mulcet, docet, consolatur

Donc, si vous cherchez le vrai général du genre humain, c’est votre éloquence qui commande, l’éloquence qui règne sur l’esprit humain. Elle suscite la peur, procure l’amour, excite le zèle, éteint l’impudence, encourage la vertu, abat les vices, charme, instruit, rassure. (Ad Ver. imp., 2.9, éd. Fleury 2003, 204 = VDH2, 122.11-14).

Ailleurs, dans un passage lacunaire, où il semble qu’il soit question de Chrysippe, Fronton affirme que “s’il avait écrit avec les mots des dialecticiens, il aurait écrit Jupiter soupirant ou, mieux encore, toussant, et non tonnant” (De eloq., 2.16, éd. Fleury 2003, 236 = VDH2,

143.6-8 : … dialecticorum uerbis scribat, suspirantem, tussientem immo Iouem scripserit, non

tonantem). Il faut visiblement comprendre que le langage philosophique des dialecticiens

relève du style bas alors que l’éloquence seule permet d’accéder au style noble – symbolisé par le tonnerre –, qui seul convient pour exprimer de nobles pensées :

(19)

166

Rémy Poignault

Éléments sous droit d’auteur - ©

Ausonius Éditions juin 2016 : embargo de 2 ans

Para potius orationem dignam sensibus quos e philosophia hauries, et quanto honestius sentis, tanto augustius dicas

Acquiers plutôt un discours digne des conceptions que tu extrairas de la philosophie et plus tu auras de nobles pensées, plus tu parleras avec majesté. (ibid., 16, éd. Fleury 2003, 236 = VDH2, 143.8-9)

Dans le De eloquentia, Fronton montre, d’ailleurs, que les plus grands philosophes, comme Platon, sont loin d’avoir dédaigné l’éloquence, car ils avaient le souci de l’expression littéraire de leur pensée  ; après avoir indiqué, comme nous l’avons vu plus haut, que négliger l’éloquence pour se consacrer à la philosophie, c’est préférer bredouiller à parler, il poursuit en disant que renoncer à l’éloquence, c’est se couper d’immenses possibilités et réduire considérablement ses capacités ; il rend cette idée sensible grâce à des images : des comparaisons entre la nage des grenouilles et celle des dauphins et “le vol avec les ailes minuscules des cailles plutôt qu’avec la majesté des aigles” (De eloq., 2.13, éd. Fleury 2003, 236 = VDH2, 141.17-19  : […] coturnicum potius pinnis breuiculis quam aquilarum maiestate

uolitare). Un peu plus loin, c’est l’image du glaive qui développe la même idée : “il convient de

combattre avec un glaive, mais que tu combattes avec un glaive rouillé ou éclatant, il y a une différence” 13 (ibid., 14, éd. Fleury 2003, 236 = VDH2, 142.6-7 : gladio dimicandum esse conuenit,

uerum utrum dimices gladio robiginoso an splendido interest).

Images mythologiques

Le recours à Homère, et, plus largement, à la mythologie n’est, sans doute, pas simple ornementation, signe de la culture des correspondants, mais relève d’une valorisation qui vise à situer le propos et les intervenants sur des hauteurs.

Exultant de l’affection que lui porte Marc, et, plus particulièrement, de ce que le prince a lui-même lu devant l’empereur Antonin des extraits d’un discours du maître, Fronton considère que la valeur de son propre texte en ressort grandie :

Tantoque ego fortunatior quam fuit Hercules atque Achilles, quorum arma et tela gestata sunt a Patricole et Philocteta, multo uiris uirtute inferioribus ; mea contra oratio mediocris, ne dicam ignobilis, a doctissimo et facundissimo hominum Caesare inlustrata est. Nec ulla umquam scena tantum habuit dignitatis  : M. Caesar actor, Titus imperator auditor. Quid amplius cuiquam contingere potest, nisi unum quod in caelo fieri poetae ferunt, quom Ioue patre audiente Musae cantant ?

Je suis pour ma part considérablement plus fortuné qu’Hercule et Achille, dont les armes et les javelots furent portés par Patrocle et Philoctète, des hommes d’un courage excessivement moindre ; au contraire, mon discours médiocre, pour ne pas dire méprisable, fut illuminé par César, le plus savant et le plus éloquent des hommes. Jamais scène n’eut tant de dignité : le César Marcus acteur, l’empereur Titus auditeur. Que pourrait-on demander de plus, à l’exception de cette unique scène que les poètes rapportent, dans les cieux, lorsque les Muses chantent et que Jupiter Pater les écoute ? (Ad M. Caes., 1.7.3, éd. Fleury 2003, 60 = VDH2,

14.24-15.4)

(20)

Sur les traces d’une écriture sublime chez Fronton

167

Éléments sous droit d’auteur - ©

Ausonius Éditions juin 2016 : embargo de 2 ans

Ici l’esthétique du sublime est au service de l’éloge, un éloge qui se situe au moins à un double niveau : Fronton se valorise en se comparant à Hercule et à Achille, mais en constatant que l’image ne convient pas parfaitement car elle est insuffisamment gratifiante pour Marc, qui serait alors réduit à l’état de héros secondaire. L’image suivante est destinée à corriger cette impression d’auto-éloge et transporte le propos et les personnages dans l’empyrée, et l’on voit mal comment on pourrait monter plus haut : l’empereur Antonin, comme il se doit, est assimilé à Jupiter et Marc aux Muses ; mais comme le terme est au pluriel, on peut légitimement se demander si hyperboliquement ce terme désigne le seul Marc cumulant en lui l’excellence de tous les arts ou s’il n’y a pas sous ce pluriel une place aussi pour Fronton auteur du texte lu par le prince. Où l’on voit que le sublime est mis au service du compliment et du jeu épistolaire.

Dans une lettre en grec adressée à la mère de Marc, pour louer la famille impériale, Fronton utilise aussi la mythologie : il compare Antonin à Zeus ainsi que Domitia Lucilla à Héra, et, conséquemment Marc à Athéna et à Héphaïstos, en constatant toutefois que l’image d’Héphaïstos n’est pas bien appropriée en raison de la difformité physique du dieu et peut-être aussi, bien que cela ne soit pas dit, des rapports quelque peu orageux qu’il entretint avec sa mère ; on pourrait aussi trouver à redire de la comparaison avec Athéna, dans la mesure où la naissance de cette déesse est indissociable de la tromperie :

ὁ δὲ ἕτερος υἱὸς μεγάλου βασιλέως, ἐκείνου μὲν οὕτω παῖς ὥσπερ Ἀθάνα τοῦ Διός, σὸς δὲ υἰὸς ὡς τῆς Ἥρας ὁ Ἥφαιστος· ἀπέστω δὲ τὸ τῶν ποδῶν ταύτης τῆς τοῦ Ἡφαίστου εἰκόνος.

L’autre est le fils du grand empereur, enfant de ce grand homme comme Athéna est fille de Zeus, ton fils comme Héphaïstos est fils d’Héra. Mais qu’on ne s’arrête pas aux pieds de cette image sur Héphaïstos. (Ad M. Caes., 2.3.4, éd. Fleury 2003, 76 = VDH2, 23.18-20)

D’autre part, dans le De eloquentia, Fronton, montrant que l’éloquence est nécessaire pour chaque acte de gouvernement de l’empereur, et qu’elle appartient à la catégorie des préférables, renvoie à des personnages de la guerre de Troie :

Erras, si putas pari auctoritate in senatu fore Thersitae uerbis expromptam sententiam et Menelai aut Vlixi orationem, quorum Homerus et uoltus in agendo et habitus et status et uoces <ca>noras ac modulationum eloquentiae genera diuersa nondum <…>

Tu t’égares si tu penses qu’un avis exprimé au Sénat dans les termes de Thersite aura la même autorité qu’un discours de Ménélas et d’Ulysse dont Homère n’a pas encore <…> la prestance dans l’action, l’aspect, la posture, la voix sonore et les divers types de rythme de leurs discours. (De eloq., 2.6, éd. Fleury 2003, 228 = VDH2, 138.11-14)

On sait que dans l’Iliade, 2.212 sq., Thersite représente le “bavard-sans-contrôle” qui cherche querelle en tenant des propos décousus et Ulysse le reprend énergiquement en le traitant de “Thersite paroles-confuses” rempli de haine ; dans Il., 3.212 sq., Anténor compare les qualités oratoires de Ménélas et d’Ulysse, le premier ayant une éloquence concise et directe, tandis que le second lançait de sa grande voix une “flopée de mots semblable aux

(21)

168

Rémy Poignault

Éléments sous droit d’auteur - ©

Ausonius Éditions juin 2016 : embargo de 2 ans

flocons de la neige hivernale” 14. La référence à ces héros homériques chez Fronton sert à faire

comprendre la nécessité de l’excellence oratoire chez un chef.

Un peu plus loin, c’est le thème de la santé qui sert à illustrer la même idée, avec toujours une référence mythologique. Le sage ne saurait désirer la santé, car elle ne dépend pas de lui, mais on doit convenir qu’elle fait partie des indifférents préférables 15.

Tamen si necessario sit altera res eligenda, Achillei potius pernicitatem eligam quam debilitatem Philoctetae. Simile igitur in eloquentia seruandum : non opere nimio concupiscas igitur nec opere nimio auersere ; tum si eligendum sit, longe longeque eloquentiam infantiae praeferas

Cependant, si l’on devait nécessairement choisir entre ces deux états, je choisirais l’agilité d’Achille, plutôt que l’infirmité de Philoctète. On doit donc adopter une attitude similaire en ce qui concerne l’éloquence : tu ne devrais pas trop t’efforcer de la désirer, ni trop de t’en détourner ; mais s’il fallait choisir, tu préférerais de loin l’éloquence aux balbutiements de l’enfant. (De eloq., 2.8, éd. Fleury 2003, 230 = VDH2, 139.8-12)

Plus loin encore, il compare Marc à Térée et Lycurgue au cas où le prince ferait taire l’éloquence :

Si linguam quis uni homini exsecet, immanis habeatur : eloquentia<m> humano generi exsicari mediocre facinus putas ? Non hunc adnumeras Tereo aut Lycurgo ?

Si quelqu’un découpait la langue d’un homme, on le tiendrait pour monstrueux : crois-tu le crime moindre de couper l’éloquence au genre humain ? N’associerais-tu pas le coupable à Térée et Lycurgue ? (De eloq., 2.12, éd. Fleury 2003, 234 = VDH2, 140.13-141.1)

S’il ne dit rien de plus de Térée, qui est plus connu, il précise que Lycurgue est coupable d’avoir rasé les vignes. Mais éradiquer l’éloquence est un crime bien plus grave, car il porte atteinte à d’innombrables divinités :

Quare metuendam censeo diuinitus poenam eloquentiae exterminatae. Nam uinea in unius tutela dei sita, eloquentiam uero multi in caelo diligunt : Minerua orationis magistra, Mercurius nuntiis praeditus, Apollo paeanum auctor, Liber dithyramborum cognitor, Fauni uaticinantium incitatores, magistra Homeri Calliopa, magister Enni Homerus et Somnus

C’est pourquoi j’estime qu’il faut craindre le châtiment des dieux pour le bannissement de l’éloquence. Car les vignes sont placées sous la tutelle d’un seul dieu, tandis que sont nombreux dans le ciel ceux qui aiment l’éloquence  : Minerve, souveraine des discours, Mercure, porteur de nouvelles, Apollon, inspirateur de péans, Liber, garant des dithyrambes, les Faunes, instigateurs des prophéties, Calliope, professeur d’Homère, Homère, professeur d’Ennius ainsi que le Sommeil. (De eloq., 2.12, éd. Fleury 2003, 234 = VDH2, 141.4-9)

On voit que l’éloquence dépasse ici le cadre du genre oratoire et concerne, en réalité, le souci de bien dire dans quelque genre que ce soit. Fronton fait de l’éloquence le sommet de

14 Nous citons l’Iliade dans la traduction de Brunet 2010.

15 Sur le fait que Fronton trouve “la justification de la rhétorique au cœur même du système stoïcien, autrement dit dans la partie de l’éthique qui établit la différence entre les officia media qui caractérisent l’action du progressant et les officia recta ou perfecta, qui n’appartiennent qu’au sage”, voir Lévy 2002, 110.

(22)

Sur les traces d’une écriture sublime chez Fronton

169

Éléments sous droit d’auteur - ©

Ausonius Éditions juin 2016 : embargo de 2 ans

l’art, d’où le patronage de toutes ces divinités. L’éloquence est, pour le maître, ce qui dépasse tout. Elle est facteur de grauitas, de maiestas et de nitor.

Le recours à la mythologie peut aussi servir à exalter les actions d’autrui, ainsi de la campagne de Lucius Verus contre les Parthes. Dans les Principia historiae, lettre écrite à Marc Aurèle au sujet de la composition d’un ouvrage historique sur ces exploits, Fronton envisage d’écrire une telle œuvre quand il aura reçu les commentarii de Verus. Il situe d’emblée la tonalité de ce qu’il se propose : “Nous abordons de si grandes actions qu’Achille désirerait les avoir accomplies et Homère les avoir écrites” (Princ. Hist., 2, éd. Fleury 2003, 326 = VDH2,

203.1-2 : <…> <ad>grediamur <g>estas quantas et Achilles gessisse cuperet et Homerus scripsisse

<…>), ce qui est le comble de l’éloge pour Verus, mais aussi pour Fronton 16. Toutefois il place

la primauté dans les exploits militaires :

Et Homeri disperderentur carmina, si pugnae deessent, quod carmine secundo integro, sed primis etiam primi carminis uersibus declarauit

Et les chants d’Homère auraient été vains si les guerres n’avaient pas eu lieu, ce qu’il proclame dans l’ensemble du second chant, mais aussi dans les premiers vers du premier chant. (ibid., 3, éd. Fleury 2003, 326 = VDH2, 203.12-14)

Apparemment c’est Orphée qui est convoqué pour exprimer une qualité exceptionnelle de Marc Aurèle. Dans Ad M. Caes., 4.1, éd. Fleury 2003, 112-116 = VDH2, 53-54.16, Fronton évoque

la figure d’un chanteur entraînant avec lui les animaux les plus divers et les faisant vivre en harmonie grâce à la magie de son chant et il interprète cette fable comme emblématique de l’“homme remarquable par son esprit et exceptionnel par son éloquence, qui aura enchaîné une multitude dans l’admiration de ses vertus et de sa faconde” (Ad M. Caes., 4.1.1, éd. Fleury 2003, 112 = VDH2, 53.13-14 : egregio ingenio eximiaque eloquentia uirum, qui plurimos uirtutum

suarum facundiaeque admiratione deuinxerit). Il semble bien qu’il s’agisse ici d’Orphée, c’est

du moins ce que suggère une note marginale (VDH2, 53.25) ; et, d’autre part, on a mis ce

passage en relation avec l’émission de monnaies et médailles à l’effigie d’Orphée sous le règne d’Antonin le Pieux et celui de Marc Aurèle avec Lucius Verus 17. Fronton reprend le thème,

bien connu au moins depuis Cicéron (qui ne nomme pas Orphée) et Horace (qui, lui, le nomme) de l’éloquence civilisatrice 18 ; on peut songer aussi à la théorie pythagoricienne de la

valeur psychagogique de l’éloquence, qui agit sur l’auditoire par des éléments irrationnels 19.

Mais Fronton affirme la supériorité de Marc sur Orphée car sa tâche est plus difficile que d’amadouer des bêtes féroces par le son de la cithare ; certes le ravissement de l’auditoire opéré par ses propos est bien présent, mais Fronton met l’accent sur les capacités que possède Marc de réaliser l’harmonie parmi les membres de son entourage par ses propres vertus et son ingenium, en faisant en sorte que ses amis ne connaissent pas la jalousie. Ainsi, c’est dans le cadre très spécifique de relations de cour que Fronton adapte le mythe d’Orphée, pour exalter la personnalité de Marc plus encore que son éloquence : la dimension morale

16 On se souvient que dans le traité Du sublime (14), Homère sert de pierre de touche à la “grandeur d’expression” (ὑψηγορία) et à “l’élévation de pensée” (μεγαλοφροσύνη).

17 Portalupi 1985, 125.

18 Cic., De inu., 1.2 ; De orat., 1.33-34 ; Hor., Ars, 391-393. 19 Portalupi 1985, 132, n. 11.

(23)

170

Rémy Poignault

Éléments sous droit d’auteur - ©

Ausonius Éditions juin 2016 : embargo de 2 ans

est intimement liée à l’art de parler, comme dans la tradition de Caton ; c’est, d’ailleurs, pour cet enseignement de morale politique que Marc Aurèle remercie son maître dans ses Pensées (1.11) 20. Orphée n’est plus ici l’emblème de l’amoureux malheureux d’Eurydice ; si le prince

est ainsi facteur d’amor, c’est qu’il réussit à faire en sorte que les courtisans s’aiment les uns les autres (amore inter se mutuo, Ad M. Caes., 4.1.1, éd. Fleury 2003, 112 = VDH2, 53.22) ; il s’agit

d’assurer la cohésion de l’entourage impérial grâce aux qualités personnelles du prince.

Sacralisation ?

Quittons la mythologie, et aussi la lettre “traité”, puisqu’il s’agit d’une lettre écrite à propos d’une requête adressée au prince. La politesse de cour peut conduire à une image qui, par ses connotations, confère une aura de quasi-sacralité à la relation avec le prince. Ainsi pour signifier à Verus combien il a été sensible à des paroles ou gestes de faveur de sa part, Fronton utilise l’image de la divination :

Sicut in extis inspicienti diffis<s>a plerumque minima et tenuissima maximas prosperitates significant deque formicularum et apicularum ostentis res maximae portenduntur, item uel minimis et leuissimis ab uno et uero principe habitis officii et bonae uolentiae signis significari arbitror ea quae amplissima inter homines et exoptatissima sunt, amores honoresque

Lorsqu’on inspecte les entrailles, les lésions les plus petites, les plus menues, annoncent les plus grands bonheurs ; on prédit sur des signes de fourmis et d’abeilles les plus grands événements : de même j’estime que les plus petites, les plus légères marques d’obligeance et de bienveillance données par le seul et vrai prince révèlent les liens les plus considérables et les plus désirables pour les hommes, l’amour et l’honneur. (Ad Ver. Imp., 1.7.2, éd. Fleury 2003, 194 = VDH2, 112.18-23)

Avec un brin de dérision, Fronton, tombant d’admiration devant le texte des deux discours, de Verus et de Marc, et ne sachant lequel louer davantage, se compare à des prêtres ou des rois pour faire comprendre toute l’intensité de son émotion, qui semble culminer dans une prière aux dieux, mais il valorise d’autant plus les écrits des co-empereurs puisqu’il les compare à des objets sacrés ou à l’emblème du pouvoir :

Eas ego orationes ambas cum dextra laeuaque manu mea gestarem, amplior mihi et ornatior uidebar daduchis Eleusine faces gestantis et regibus sceptra tenentibus et quindecemuiris libros adeuntibus, deosque patrios ita comprecatus sum : “Hammo Iuppiter et Li<byae>

Pour ma part, j’ai pesé ces deux discours de la main droite et de la main gauche, je croyais être plus grand et plus honorable que les daduques d’Éleusis portant les flambeaux, que les rois tenant le sceptre et que les quindécemvirs consultant les livres, je priai ainsi les dieux nationaux : ‘Ô Jupiter Hammon, de Libye <…>’. (Ad Ver. Imp., 2.25, éd. Fleury 2003, 216 = VDH2,

132.16-20)

Il reste qu’on peut se demander si parfois – particulièrement dans ces deux derniers exemples – le jeu des images, qui se veut valorisant et donnant une idée précise et éclatante de ce que conçoit Fronton, ne demeure pas simplement un jeu, auquel cas nous pourrions

(24)

Sur les traces d’une écriture sublime chez Fronton

171

Éléments sous droit d’auteur - ©

Ausonius Éditions juin 2016 : embargo de 2 ans

être confrontés – s’il n’y avait pas la distance de l’humour – au défaut de mauvais goût que Longin dénonce chez ceux qui ont “une pensée qui sent son écolier” et “visent l’exceptionnel, le fabriqué, et surtout le plaisant, et, de ce fait, échouent dans le clinquant et le mauvais goût” (Du sublime, 3.4 : ὀρεγόμενοι μὲν τοῦ περιττοῦ καὶ πεποιημένου καὶ μάλιστα τοῦ ἡδέος, ἐποκέλλοντες δὲ εἰς τὸ ῥωπικὸν καὶ κακόζηλον), car ils sont obnubilés par la recherche de la nouveauté (ibid., 5).

Ainsi de l’utilisation du grand style dans l’éloge paradoxal : alors qu’il s’agit de mettre en vedette quelque chose qui d’ordinaire n’est pas prisé, Fronton va parler en termes très élogieux de ce qui relève du trivial. On le voit dans l’éloge de la fumée : il indique d’abord les règles de composition de tels textes : nécessité de la concision et de la finesse, art de la pointe, grandissement :

Vbique uero ut de re ampla et magnifica loquendum paruaeque res magnis adsimulandae comparandaeque. Summa denique in hoc genere orationis uirtus est adseueratio. Fabulae deum uel heroum tempestiue inserendae, item uersus congruentes et prouerbia accommodata et non inficete conficta mendacia, dum id mendacium argumento aliquo lepido iuuetur

Mais partout, il faut en parler comme d’un sujet important et magnifique et assimiler et comparer les petits sujets aux grands. Ensuite, la plus grande qualité dans ce genre de discours est l’assurance de l’affirmation. Les fables sur les dieux ou des héros doivent être insérées à point nommé, de même que les vers convenables, les proverbes appropriés et les fictions finement inventées, tant que cette fiction est secondée par quelque démonstration spirituelle. (Laud. fun., 3, éd. Fleury 2003, 340 = VDH2, 215.23-28)

Certains de ces ingrédients valent aussi visiblement pour le grand style. Suivant ces principes, Fronton fait de la Fumée et de la Poussière des divinités.

Dans le De feriis Alsiensibus, regrettant de ne pas avoir rédigé un éloge du Sommeil, il produit une “petite fable” (fabulam breuem) révélant que la vie étant devenue impossible à cause de l’incessant labeur occasionné par l’absence du sommeil, Jupiter voulut nommer un de ses frères pour s’occuper de la nuit et du repos des hommes, mais tous refusèrent en raison de leurs occupations et bien des divinités étaient favorables à un état de veille.

Capit tum consilium Iuppiter Somni procreandi eumque in deum numerum adsciscit, nocti et otio praeficit eique claues oculorum tradit

Alors, Jupiter prend la résolution de créer le Sommeil et l’admet parmi les dieux, lui confie le soin de la nuit et du repos et lui transmet les clefs des yeux. (Fer. Als., 10, éd. Fleury 2003, 364 = VDH2, 232.20-22)

S’il ne met pas la Négligence, dans son Éloge de la Négligence, parmi les divinités, il la dit “agréable aux dieux” (deis accepta) et affirme :

Iam illud a poetis saeculum aureum memoratum, si cum animo reputes, intellegas neglegentiae saeculum fuisse, cum ager neglectus fructus uberes ferret omniaque utensilia neglegentibus nullo negotio suppeditaret

Dès lors ce que les poètes célèbrent comme l’Âge d’or, si on y réfléchissait bien, on constaterait que ce fut le siècle de la négligence, lorsque la terre négligée portait des fruits abondants et qu’elle prodiguait aux négligents, sans effort, tout le nécessaire. (Laud. neg., 3, éd. Fleury 2003, 344 = VDH2, 218.18-21)

(25)

172

Rémy Poignault

Éléments sous droit d’auteur - ©

Ausonius Éditions juin 2016 : embargo de 2 ans

Quels mots pour dire l’exceptionnel ?

Fronton donne une clef de son utilisation de la mythologie lorsqu’il cite Homère en se comparant à Létô, pour signifier la joie intense qu’il éprouve à voir combien ses élèves princiers sont éloquents. Il se retrouve ainsi en eux :

Itidem ut parentes, cum in uoltu liberum oris sui lineamenta dinoscunt, ita ego cum in orationibus uestris uestigia nostrae sectae animaduerto, γέγηθε δὲ φρένα Λήτω : meis enim uerbis exprimere uim gaudi mei nequeo

De même que les parents, lorsqu’ils distinguent sur la figure de leurs enfants les traits de leur propre visage, de même moi, lorsque je remarque dans vos discours l’empreinte de mon école, “Létô se réjouit en son cœur” [Od., 6.106] ; de fait, je ne puis exprimer avec mes propres mots la force de ma joie. (Ad Ant. imp., 1.2.2, éd. Fleury 2003, 154 = VDH2, 87.20-23)

Se plaçant du point de vue de la réception, Longin affirme que “par nature, en quelque sorte, sous l’effet du véritable sublime, notre âme s’élève, et, atteignant de fiers sommets, s’emplit de joie et d’exaltation, comme si elle avait enfanté elle-même ce qu’elle a entendu” (Du sublime, 7.2 : Φύσει γάρ πως ὑπὸ τἀληθοῦς ὕψους ἐπαίρεταί τε ἡμῶν ἡ ψυχή, καὶ γαῦρόν τι ἀνάστημα λαμβάνουσα πληροῦται χαρᾶς καὶ μεγαλαυχίας, ὡς αὐτὴ γεννήσασα ὅπερ ἤκουσεν). On pourrait penser là aux sentiments de Fronton lorsqu’il jubile devant l’éloquence de ses élèves.

Pour dire l’exceptionnel, il faut un langage approprié et Homère – ainsi que la mythologie – servent à exprimer ce qui relèverait presque de l’indicible. Fronton disait de même juste après le passage, où, dans une autre lettre, il comparait Marc lisant des extraits de son discours devant l’empereur aux Muses devant Jupiter : “Par quels mots pourrais-je exprimer ma joie d’avoir reçu de toi ce discours qui est le mien recopié de ta main ?” (Ad M.

Caes., 1.7.3, éd. Fleury 2003, 60 = VDH2, 15.4-6 : Enimuero quibus ego gaudium meum uerbis

exprimere possim, quod orationem istam meam tua manu descriptam misisti mihi ?). Il utilise

de même des images hyperboliques, comme “aucune mer dès lors n’est aussi profonde que ton amour pour moi” (Ad M. Caes., 1.7.1, éd. Fleury 2003, 58 = VDH2, 14.5-6 : ut non mare ullum

tam sit profundum quam tuus aduersus me amor) 21.

La création de néologismes va dans le même sens. Fronton ne sait comment dire sa joie lorsque Marc, qui a tant d’activités, prend soin de lui écrire fréquemment en se montrant plein d’affection pour lui :

Quod poetis concessum est ὀνοματοποιεῖν, uerba noua fingere, quo facilius quod sentiunt exprimant, id mihi necessarium est ad gaudium meum expromendum, nam solitis et usitatis uerbis non sum contentus, sed laetius gaudeo quam ut sermone uolgato significare laetitiam animi mei possim

21 Pour exprimer son exultation, Fronton recourt ailleurs à un rythme exalté, des homéotéleutes, un crescendo, des parallèles, des asyndètes : Putasne ullus dolor penetrare sciat corpus aut animum meum

prae tanto gaudio ? Procedo <iam>, babae, neque doleo iam quicquam neque aegre fero : uigeo, ualeo, exulto ; quouis ueniam, quouis curram. “Crois-tu qu’aucune douleur sache pénétrer mon corps ou mon

âme protégés par tant de joie ? Déjà je fais des progrès, oh ! merveille, et je ne souffre déjà plus de quoi que ce soit et je n’éprouve plus de mal ; j’ai de la vigueur, j’ai de la santé, je suis transporté ; où tu voudras, je viendrai, où tu voudras, je courrai.” (Ad M. Caes., 1.3.2, éd. Fleury 2003, 42 = VDH2, 3.7-10)

Références

Documents relatifs

Observez, scrutez, analysez et surtout profitez de cette magnifique réalisation artistique qui sublime la mort et prenez le temps à l’occasion de vous arrêter ici ou

En l’occurrence la langue est non seulement une question sur laquelle « tout le monde a quelque chose à dire », mais aussi un objet à partir duquel se constituent des

recommandations contenues dans ce rapport concerne les risques très réels de transmission d’agents infectieux de l’animal à l’homme. Le comité propose donc, dans un

Parmi les dignitaires qui ont vécu cette sédition , Ibn Hayan , quoi a pris parti pour le camp des Andalous contre leurs adversaires du camp des Berbérs maghrébins..

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des

It is then entrained away from the lower part of the wall provided its weight is smaller than the aerodynamic force, which occurs even at low pressure for all sizes of

To summarize, we have shown that in the global MHD simulation Gumics-4, an increase in energy flow into the magnetosphere leads to the formation of a diffusion region between the

As is the case for Hansson’s (1976) results, the implications can be reversed in the sense that, for any given filter, there exists a collective choice rule that generates