• Aucun résultat trouvé

Incursion sémiotique dans l'intimité de la relation mystique : analyse du récit de la vision du mariage mystique de Marie de l'Incarnation

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Incursion sémiotique dans l'intimité de la relation mystique : analyse du récit de la vision du mariage mystique de Marie de l'Incarnation"

Copied!
161
0
0

Texte intégral

(1)

Incursion sémiotique dans l'intimité de la relation mystique : analyse du récit de la vision du mariage mystique

de Marie de l'Incarnation

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures, de !'Université Laval

pour l'obtention

du grade de maître es arts (M.A.)

FACULTÉ DE THÉOLOGIE ET DE SCIENCES RELIGIEUSES UNIVERSITÉ LAVAL

JANVIER 2000

(2)
(3)

Le discours mystique apparaît paradigmatique de la constitution du sujet moderne occidental et particulièrement du sujet féminin. Il n'est certainement pas indifférent que l'exemplarité du discours du sujet moderne se trouve ainsi dans un discours spirituel. De facture résolument méthodologique, ce mémoire tente de répondre à la question : Comment faire théologie dans la culture contemporaine? D'orientation interdisciplinaire, la recherche met à profit l'analyse sémiotique et la théorie psychanalytique pour contribuer à la théologie spirituelle par la compréhension anthropologique de la mystique. L'analyse sémiotique du récit du mariage mystique de Marie de l'Incarnation fait émerger deux faits controversés : la fusion et l'érotique dans la mystique chrétienne. Le «mariage» est une figure-carrefour où se rencontrent les dimensions sociale et subjective de l'homme occidental, du contrat social à l'intimité du désir. Il n'est sans doute pas indifférent non plus que les mystiques chrétiens aient choisi cette figure pour interpréter leur rapport avec Dieu. Le topos du mariage mystique ouvre finalement des voies d'interprétation à une éthique du rapport homme-femme contemporain.

Danielle Thibault

/ Hermann Gi guère directeur de recherche

(4)

Ce mémoire doit beaucoup à plusieurs. Je voudrais remercier les personnes et les organismes qui m'ont soutenue dans cette aventure intellectuelle qui ne fait, je l'espère, que commencer. Si l'avant-propos d'un mémoire est un lieu commun pour les remerciements d'usage, je tiens à assurer les intéressés que ma reconnaissance est sincère.

Je voudrais tout d'abord remercier mon directeur, M. Hermann Giguère, pour sa confiance et ses questions inévitables. Je désire exprimer ma gratitude à mon co-directeur M. Raymond Brodeur, à qui je dois beaucoup. Je tiens à souligner la participation de Mme Anne Fortin, qui m'a prêté assistance en sémiotique et qui a accepté de faire la pré- lecture. L'analyse débutante queje présente ne doit cependant pas être prise comme une sanction de sa compétence. Un merci spécial à M. André Couture qui m'a accueillie au deuxième cycle en théologie et dont la confiance a été essentielle à la réalisation de ce travail. Je m'en voudrais de ne pas mentionner l'apport intellectuel des autres professeurs qui se sont trouvés sur mon parcours et qui ont nourri ma quête, par leur talent, leur originalité, leurs qualités humaines et leur propre quête d'intelligence de la foi.

Matériellement, ce mémoire a été rendu possible grâce à l'assistance financière du Fonds FCAR et de la Faculté de théologie. Le mémoire queje présente n'acquittera sans doute pas la dette que j'ai contractée, mais je tiens à signaler que j'ai travaillé dans la conscience de la responsabilité qu'entraîne le fait d'être boursière.

Enfin, comment ne pas «remercier» Marie Guyart de l'Incarnation, dont la grandeur ne cesse de susciter l'admiration et !'inspiration.

(5)

Page

AVANT-PROPOS ... i

TABLE DES MATIÈRES ... ... ii

INTRODUCTION Faire mémoire : un parcours... 1

Faire théologie : une option méthodologique... 3

Faire honneur à une littérature spirituelle... 5

CHAPITRE 1 Problématique : faire théologie ... 8

1.1- Considérations subjectives ... 8

1.2- Considérations méthodologiques ... 11

1.2.1- Objet et méthode ... 11

1.2.2- Interdisciplinarité et théologie... 13

1.3- Justification des options méthodologiques... 17

1.3.1- L'anthropologie spirituelle ... 17

1.3.2- La sémiotique 20

1.3.3- La psychanalyse ... 25

CHAPITRE 2 État de la question : point de vue interdisciplinaire sur la mystique ... 29

2.1- Mystique et théologie spirituelle... 29

2.1.1- Théologie spirituelle et anthropologie... 29

2.1.2- Le retour du refoulé ... ... 34

2.2- Mystique et langage : Michel de Certeau — le mot et la Chose... 36

2.2.1- L'expérience du sens ... 36 2.2.2- L'effet du sens... 38 2.3- Mystique et psychanalyse ... 40 2.3.1- Le récit ... 40 2.3.2- La relation fusionhelle ... 42 2.4- Mystique et féminité ...*... 48

2.4.1- Mystique et problématique sociale des sexes... 48

(6)

Page

CHAPITRE 3 Méthodologie : l'analyse sémiotique ... 53

3.1.- Présentation de l'analyse ... 53

3.2־ L'analyse narrative... 54

3.2.1- Les phases narratives... 54

3.2.2- Les rôles actantiels ... 55

3.2.3- Les figures ... 56

3.3- Choix du corpus d'analyse... 57

3.4- Découpage du corpus d'analyse ... 58

3.5- Le texte... 61

3.6- Symboles et abréviations ... 65

CHAPITRE 4 Analyse sémiotique du récit de la vision du mariage mystique de Marie de l'Incarnation... 66

4.1- Une relation entre sujets : la manipulation ... 66

4.2- Un sujet capable de Dieu : la compétence ... 76

4.3- L'union : la performance mystique ... 85

4.4- Après la nuit de noces : la sanction ... 109

CHAPITRE 5 Discussion des résultats ... 120

5.1- Le mariage mystique : un procès conjonctif ... 120

5.2- Exemplarité sémiotique de la relation mystique ... 123

5.3- Pour une propédeutique : des faits textuels... 130

5.3.1- La fusion : le sujet n'est pas le moi ... 131

5.2.2- L'érotique mystique ... 134

CONCLUSION ... 142

BIBLIOGRAPHIE ... 145

ANNEXE Texte intégral des articles XXII et XXIII du septième état d'oraison... 161

(7)

«L'oeuvre accomplie désespérera toujours le sujet»

(B. Saint Girons)

Faire mémoire : un parcours

«Je reviens de loin» pourrait résumer le sentiment que j'ai au moment d'entreprendre la rédaction de mon mémoire. Comme tout étudiant de second cycle enfin rendu à l'étape de pouvoir produire une oeuvre plus substantielle, j'avais en tête une «grande oeuvre» : des grands thèmes mal définis, des grandes questions insolubles parce qu'informulables opérationnellement, une quantité d'intérêts inmanipulables réalistement, bref des intuitions et un grand désir de chercher. Ma recherche n'a cessé de se concentrer au fur et à mesure qu'elle se précisait : rigueur et méthode obligeant un dépouillement graduel mais radical dans mon cas. À tel point que, renonçant au «figuratif», au «contenu», je présente finalement un mémoire essentiellement méthodologique. Dans la conscience de mes limites, j'ai renoncé à atteindre une complétude illusoire pour investir dans la justification de mes options. Je produirai donc une problématique méthodologique

générale, un état de la question partiel et une analyse d'une source primaire : le récit d'une

vision de Marie de l'Incarnation.

Du fait queje n'ai pas fait de baccalauréat en théologie, ma situation académique m'a imposé une démarche de rattrapage : pendant la scolarité, au lieu de penser en fonction de mon mémoire, je me suis concentrée sur l'assimilation des concepts disciplinaires et culturels de la théologie chrétienne, et sur !'acquisition d'une vue

(8)

d'ensemble des principales problématiques de la théologie. Si un mémoire consiste justement à «faire mémoire»1, je ne pouvais éviter de situer ma propre recherche dans le contexte global des rapports entre la théologie, la tradition et la culture contemporaine. La réflexion méthodologique me paraît être une étape obligatoire sans laquelle la théologie se coupe de toute possibilité de dialogue avec les autres secteurs de la connaissance. Dans l'entonnoir de la délimitation d'un sujet de recherche, chacun des niveaux est implicite dans le niveau suivant. C'est pourquoi on ne peut faire l'économie des problématiques plus générales pour comprendre ce qui est impliqué dans un sujet de recherche particulier. Les questions qui importent, les questions essentielles doivent demeurer très présentes malgré la surspécialisation dans le traitement des sujets particuliers. La connaissance avance par contributions pointues et successives, mais la valeur d'une contribution ne réside-t-elle pas, outre le génie quand génie il y a, dans sa pertinence et son intégration aux problématiques englobantes?

Parmi ces questions qui s'imposent, «Comment faire théologie?» et même «Comment croire aujourd'hui?» me semblent être premières. Je n'adopte donc pas le point de vue d'une consolidation de la foi, par lequel, pour valable qu'il soit, je me sens peu concernée et queje laisse à ceux dont les intérêts ou la pratique vont dans ce sens. Mon point de vue est plutôt celui d'une propédeutique de la foi chrétienne2, dans une société où, s'il est possible à la rigueur de poser l'hypothèse Dieu, il est difficile voire insupportable de donner un nom à ce Dieu, donc d'accepter le concept de Révélation et de s'engager dans un véritable rapport interpersonnel. La rénovation nécessite forcément une étape de déconstruction qui est peut-être douloureuse mais qui peut sauver de la démolition pure et simple. La perspective propédeutique m'oblige à rester dans l'épistémè contemporaine, et dans son langage, et à tenter d'y faire théologie. Faire théologie à partir d'aujourd'hui, non pour tenter d'actualiser des contenus qui appartiennent au passé, mais pour comprendre à partir de l'épistémè actuelle, c'est ce qui m'intéresse.

1Selon l'expression de Raymond Brodeur, nous rappelant par là, lors du Séminaire de mémoire, qu'il convient de restituer (autant que resituer) un savoir et une réflexion qui ne soit pas uniquement notre chasse gardée, mais une oeuvre intégrée dans une épistémè, la connaissance collective.

2J'entends par «propédeutique» une étape de «pré-évangélisation», constituée d'information et de réflexion basées sur une anthropologie. Charles de Foucauld disait en 1906 : «L'évangélisation directe est impossible en ce moment» {Charles de Foucauld, Bloud et Gay, 1965, p. 128). Dans un contexte bien différent de Tamanrasset, on peut dire la même chose aujourd'hui dans la société québécoise.

(9)

Faire théologie : une option méthodologique

L'importance que j'accorde à la méthode découle de ma position de recherche : pour pouvoir rester en dialogue avec les chercheurs d'autres domaines dans une approche interdisciplinaire. L'approche méthodologique aménage un terrain commun, un terrain neutre en quelque sorte, au-delà du territoire du «contenu» où s'affronte les idéologies. La méthode est un lieu de rencontre où les convergences ont la possibilité de se déployer. J'accorde une grande importance aux convergences et j'adopte en théologie une attitude résolument conjonctive, non polémique et compréhensive. Bien que je comprenne une position tranchée, comme par exemple celle de Hans Urs von Balthasar qui voit dans la méditation d'inspiration orientale une trahison envers le Christ3, je crois qu'elle est la réponse exaspérée d'un théologien chrétien devant les aberrations produites par l'ignorance et la confusion des connaissances. Cette situation de confusion de l'esprit contemporain vis à vis des idées concernant la spiritualité et la religion est le produit d'une conjoncture où la déchristianisation coïncide avec une quête spirituelle qui prend deux orientations : soit une quête sauvage et syncrétiste facilement exploitée par le marché de la psycho-spiritualité populaire, soit une quête spirituelle athée qui se résout dans la dignité de l'être humain confronté à l'absurde.

La foi chrétienne, la fidélité envers le Christ, ne peut ignorer cette conjoncture et faire comme si elle n'avait pas changé les règles du jeu. Une visée propédeutique inclut nécessairement une «information» pour contrebalancer la «désinformation» dont le christianisme a souffert, et d'ailleurs autant de l'intérieur que de l'extérieur. Néanmoins, tout n'est pas négatif dans cette nouvelle situation de la spiritualité : il aura fallu passer par une réflexion critique courageuse pour libérer le Christ du poids des «représentations perverses»4 d'une orientation de la tradition et de l'Église qui l'auront trahi beaucoup plus, d'après moi, que les expériences spiritualistes où nos contemporains se cherchent une voie qu'ils croient de ne plus pouvoir trouver dans le christianisme. Si l'on se place du point de vue d'une anthropologie spirituelle, on ne peut pas nier que la «seconde» mort de Dieu5 ait permis, au bout du compte, de mettre un terme à !'exploitation

^Hans Urs Von Balthasar, «Une méditation trahison», Axes, vol. 2, no 1 (1979), p. 11. 4Henri de Lubac, Athéisme et sens de l'homme, 1968, p. 20.

(10)

institutionnalisée de Dieu, de libérer des représentations limitées et limitantes à la fois de Dieu et de l'homme, et finalement d'avoir permis le passage au paradigme du monde moderne qui doit bien avoir sa place dans l'histoire du salut.

Parmi les méthodes au potentiel heuristique pour la théologie, la sémiotique mérite d'être considérée et expérimentée, et tout d'abord pour une raison incontournable, que François Martin exprime d'une manière aussi simple et limpide que lapidaire : «L'Écriture se donnant sous une forme textuelle, il importe donc que celui qui s'engage à l'interpréter fasse reposer son entreprise de lecture sur une théorie du texte»6. Or, une théorie du texte existe, (bien qu'elle soit encore en formation, mais n'est-ce pas le propre de toute science d'être toujours en procès?) et la sémiotique y occupe une place essentielle. En fait, elle est devenue le prototype de l'analyse de discours.7 Ce «succès» de la sémiotique est redevable de la méthodologie scientifique qu'elle met en oeuvre: une «interprétation logico-mathématique»8 du discours.

Le nouveau paradigme qu'a mis en place les sciences du langage n'offre pas qu'une base théorique en sciences, il a des implications dans nos existences. Toute la recherche scientifique, du moins la fondamentale, a pour enjeu de déjouer les illusions que notre perception limitée des choses ne manque pas de créer. La croyance dans l'existence d'un sens est l'une de ces illusions qui ont survécu à la modernité. La sémiotique s'attaque à cette illusion d'optique en faisant voir la sémiosis à l'oeuvre, le processus de la construction du sens. Or ce processus n'est pas sans analogie avec celui de la construction du sujet. «Sujet» et «sens» ne peuvent plus être appréhendés selon une métaphysique de l'être et de la représentation. La butée du paradigme du langage est la précédence du langage. «C'est dans le langage que nous nous mouvons, c'est lui qui organise le champ de l'expérience humaine et permet la vie sociale. Il est la condition d'avènement des sujets et le lieu où tout savoir humain se constitue»9. En théologie, la sémiosis offre une prise à ce rapport insaisissable de l'homme à Dieu, s'il est vrai que l'homme est à son image et à sa ressemblance.

6François Martin, Pour une théologie de la lettre : l'inspiration des Écritures, p. 64.

7L'analyse littéraire contemporaine, et en particulier l'analyse des récits et la stylistique, a intégré les acquis de la sémiotique.

8A. J. Greimas, «Transcription du débat du 23 mai 1989 entre A. J. Greimas et P. Ricoeur» dans Anne Hénault, Le pouvoir comme passion, 1994, p. 208.

9André Fossi on, «La lecture comme clé de la culture contemporaine», Lire les Écritures, Bruxelles, Lumen Vitae, 1980, p. 23.

(11)

Les textes de Marie de l'Incarnation ont été investis spontanément par la recherche interdisciplinaire, ce qui est un point de convergence intéressant dans une visée propédeutique. Je ne peux résister à reprendre à son sujet la boutade d'Albert Béguin, traducteur de Bernard de Clairvaux, qui avançait que saint Bernard est peut-être «un grand saint pour avoir été un si merveilleux écrivain?»10. Il ne s'agit évidemment pas de dire que la littérature fait la sainteté, mais de remarquer la relation privilégiée que la tradition spirituelle chrétienne a entretenue avec la littérature.

La littérature spirituelle chrétienne, et surtout la littérature mystique, a fait une place de choix au récit. Le genre de !'autobiographie spirituelle, récit de la vie spirituelle, a été fort exploité par les auteurs chrétiens11. La Relation spirituelle de Marie de l'Incarnation est un cas exemplaire de cette littérature de l'expérience spirituelle. Le récit mystique est l'un de ces lieux où la créativité, non seulement littéraire, mais aussi existentielle et spirituelle s'offre à !'investigation. Si le récit peut se présenter comme un

«cercle vicieux narratif» et mortifère, il peut aussi être un moyen de «combattre ... l'instinct de mort dans la culture»12. C'est bien de cela qu'il s'agit dans le discours mystique, où la doxa chrétienne se trouve en confrontation avec la créativité personnelle. C'est probablement parce qu'il retrace un parcours fondamental du devenir humain que le discours mystique s'impose aujourd'hui avec un caractère d'actualité.

Le discours de Marie de l'Incarnation est un specimen admirable du discours mystique et le discours mystique lui-même me semble un type de discours particulièrement bien adapté à la recherche contemporaine. L'intuition du caractère d'actualité du discours de Marie de l'Incarnation était déjà perçue en 1975, lorsque Fernand Jetté, dans sa préface à Vivre dans l'esprit du Père Robert Michel, disait: «On la sent d'une actualité remarquable, comme si Dieu s'était réservé de parler par elle à

10Cité par Jean-Luc Grasset dans «Du spirituel dans l'écriture», 1995, p. 201. 11 F. Vemet, «Autobiographies spirituelles». DS AM., col. 1142.

12Steven Kepnes, «Conter et raconter : l'usage du récit en psychanalyse et en religion», Concilium, 176, 1982, p.58.

(12)

l'homme d'aujourd'hui»13. Cependant, et en apparence paradoxalement, ce n'est pas dans la littérature spirituelle mais plutôt dans la littérature scientifique qu'on repère les éléments véritables de cette actualité. La raison en est d'après moi que la littérature spirituelle actuelle se référé à une épistémè qui n'est plus celle du monde contemporain14. Mais peut-être est-ce là, comme le pense Anne Hénault, plutôt qu'un clivage dans la progression des connaissances, un clivage entre «deux types de comportements sémiotiques virtuellement présents (selon des proportions diverses) en tout homme»,15 l'un cherchant à trouver du sens, l'autre assumant de construire du sens. Grâce au travail de Michel de Certeau qui a appliqué la théorie de l'énonciation au discours mystique16, on découvre un parallélisme étonnant entre le procès de l'énonciation et celui de l'expérience spirituelle elle-même. Michel de Certeau a été l'un des premiers à remarquer que le discours mystique apparaît exemplaire de la constitution de la subjectivité moderne occidentale et du rôle du langage dans ce processus. Le discours mystique présenterait une mise en scène constante du langage17. C'est peut-être pourquoi le discours mystique paraît si familier aux approches qui s'appuient sur le paradigme du langage.

Si le discours mystique est ainsi paradigmatique de la constitution du sujet moderne, il l'est tout autant du sujet féminin. La préoccupation du «genre» humain qui fait l'objet des études féministes trouve chez Marie de l'Incarnation un terrain privilégié : amazone du Grand Dieu, femme d'affaires, grande amoureuse, aigle-mère, mystique, remarquable écrivaine, les aspects avant-gardistes de sa personnalité ne cessent d'interpeller les chercheurs contemporains. De tous ces attributs, son talent d'écrivaine n'est pas le moindre, «si», comme le pense Luce Irigaray, une importante théoricienne féministe, «quelque chose comme une tradition de l'écriture féminine existe, c'est dans la littérature religieuse et spécialement dans la mystique qu'on peut la repérer»18.

13Robert Michel, Vivre dans l'esprit, Bellarmin, 1975, p. 7.

14À quelques exceptions près, comme l'ouvrage de Denis Vasse sur Thérèse d'Avila, à partir de la perspective psychanalytique {L'Autre du désir et le Dieu de la foi, Paris, Seuil, 1992).

15Anne Hénault, Narratologie, sémiotique générale, PU. F., 1983, p. 27 note 24. 16Dans La fable mystique.

17La troisième partie de La Fable mystique s'intéresse à «la scène de l'énonciation». Selon Catherine Spencer («Nouvelles voies/voix de l'analyse textuelle...», p. 84), la mise en scène du langage est une des caractéristiques de la littérature du XVIIe siècle. Le discours de Marie de l'Incarnation serait alors doublement modalisé, comme appartenant à l'épistémè de son époque et au discours mystique. C'est ce qui explique peut-être le caractère fortement exemplaire de la sémiosis de son discours.

18Cité par Paul Julian Smith, «Writing women in Golden Age Spain...», Modem Language Notes, 102, 1987, p. 227.

(13)

D'ailleurs, les écrits de Marie de l'Incarnation ont un effet étonnant : ils séduisent. Dans la littérature scientifique, lorsqu'il est question des écrits de l'ursuline, on a presque toujours un éloge à lui faire. À titre d'exemple, dans sa longue énumération (plus de douze colonnes dans le Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique) des autobiographies spirituelles chrétiennes à travers les siècles, F. Vernet fait très peu de commentaires en dehors des conditions d'édition et de production des oeuvres; d'une telle oeuvre, il dit qu'elle est un monument pour l'histoire, d'une autre qu'elle fut réprouvée, de telle autre qu'elle est romancée. Marie de l'Incarnation est le seul auteur au sujet duquel il parle de «beaux textes»19. Son écriture étonne, ce qui en soi est étonnant, puisque la surinformation a passablement blasé le lecteur contemporain. Si la littérature spirituelle a bien une spécificité, des caractéristiques qui lui sont propres, c'est de cela qu'il s'agit de rendre compte (mais encore faut-il être outillé pour le faire). Car l'approche de la théologie spirituelle, tout en reconnaissant les divers registres d'intérêt sur lesquels joue une mystique telle Marie de l'Incarnation, tente d'expliciter ce «petit quelque chose de plus», l'élément spirituel. Ce que dit Jean Leclercq, ici au sujet de Thérèse d'Avila, peut s'appliquer à tous les écrivains mystiques : «Si Thérèse de Jésus avait écrit des lettres au sujet d'autre chose que de Dieu, si elle avait parlé des fleurs de son jardin ou de ce qu'on disait dans les salons de Séville, elle n'eût été qu'une marquise de Sévigné»20. En ce sens, le succès contemporain de la mystique pose question, et a quelque chose d'encourageant, parce que la littérature spirituelle est marquée par Ce qui la travaille ... et qui s'y frotte risque de s'y piquer.

19F. Vemet, «Autobiographies spirituelles», DS AM., col. 1142. C'est une réaction que j'ai observée à maintes reprises dans la littérature et dont il serait intéressant de faire la recension.

(14)

PROBLÉMATIQUE :

FAIRE THÉOLOGIE

1.1־ Considérations subjectives

Comment peut-on faire théologie en culture contemporaine? Comment seulement

croire aujourd'hui? En fait, tout le présent mémoire est consacré indirectement à répondre

à cette question. Indirectement, parce qu'il ne s'agira pas de développer la problématique de la croyance versus la foi, ni d'investiguer les fondements cognitifs de la croyance. D'autres l'ont fait et je m'appuierai sur cette réflexion que j'assume. En effet, si on interroge un peu en profondeur le vocabulaire actuel de la foi chrétienne, on arrive à des positions intenables. «Être croyant»21 par exemple, est une formule inadéquate, comme si «être croyant» équivalait à «croire en Jésus-Christ». Tout sujet humain vivant est sujet croyant, la croyance étant un prérequis au maintien de l'existence22. Une fois observé que la croyance est un phénomène intrinsèque à la condition humaine, !'interrogation se tourne naturellement vers l'objet de la croyance23, et !'investigation rationnelle devient alors à la fois possible et nécessaire. L'option méthodologique en théologie est donc pour moi un détour essentiel, une voie indirecte et propédeutique, permettant !'investigation rationnelle des contenus de croyance et de foi.

Définir la théologie comme un instrument pour la foi en quête d'intelligence, c'est postuler que la foi explicite est nécessaire pour faire théologie. Pourquoi ne pas

21 «Avoir la foi» n'est pas plus adéquat : la foi est-elle une possession, un acte, une décision ou une quête? «Avoir la foi» a des résonnances idôlatriques pour la sensibilité contemporaine.

22C'est l'une des thèses principales de Marcel Viau, dans Le Dieu du verbe.

(15)

considérer l'inverse, que !'intelligence puisse être en quête de foi et qu'alors, la théologie puisse être un instrument de foi? Bien sûr, en prenant cette position, je suis consciente que la foi est une grâce qui nous précède toujours : «Tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais trouvé»24. L'intelligence qui cherche la foi l'a déjà trouvée d'une certaine manière, mais cette «certaine manière» reste implicite. Dans la situation spirituelle actuelle, la foi se tient juste au bord d'un immense domaine implicite : la simple attitude favorable est aujourd'hui un critère de possibilité pour la foi. La théologie ne peut-elle être vue comme une démarche de passage d'une foi implicite à une foi explicite, par la construction d'une intelligibilité, car à moins de se situer dans une démarche purement intuitive et poétique, (ce qui n'est pas à la portée de tout le monde), il faut comprendre quelque chose. Par comprendre, je veux dire construire, bien sûr, une intelligibilité, mais sur des fondations, à partir d'une tradition qu'il faut d'abord connaître (et cela est de moins en moins évident aujourd'hui) ou conscientiser (lorsque la tradition imbibe tellement le sujet qu'il en est inhibé par un sens imposé), et ensuite critiquer et actualiser. De cette manière, peut-être est-il possible de faire avancer le projet, que nous a légué Michel de Certeau, d'une «réintégration qui liquide le passé sans en perdre le sens»25.

Pour sortir du backlash (si c'est possible) où, en raison des erreurs de l'Église, la société québécoise a rejeté le Christ avec le catholicisme, une perspective propédeutique me semble s'imposer. L'évangélisation directe n'est pas possible aujoud'hui26. C'est pourquoi la rencontre entre rationalité et foi, voire même entre science et foi, me paraît être l'une des voies spirituelles prometteuses pour notre époque, qui permette de trouver des conditions de possibilité d'une réflexion qui puisse être théologique, qui puisse avoir pour objet le Dieu de Jésus-Christ et le sujet humain dans ses rapports avec lui, et ce dans l'épistémè contemporaine27. Pourquoi spécifiquement faire reposer la propédeutique

24Pascal, Pensées, § 919.

25De Certeau, «Mystique», Encyclopédie Universalis, col. 1036-3.

26Charles de Foucauld disait en 1906 : «L'évangélisation directe est impossible en ce moment» (Charles deFoucauld, Bloud et Gay, 1965, p. 128). Dans un contexte bien différent de Tamanrasset, on peut dire la même chose aujourd'hui dans la société québécoise. Plus aucun concept chrétien n'a valeur d'évidence : que ce soit Dieu, la Trinité, la grâce, le péché, le sacrement... Π s'agit pour le constater de participer à la formation des futurs maîtres en enseignement religieux dans les écoles...

27Bien entendu plusieurs épistémès (visions du monde fondées sur un paradigme de connaissances) coexistent à notre époque, dont certaines cependant ne peuvent guère être qualifiées de contemporaines puisque, bien que survivant dans des esprits contemporains, elles relèvent de paradigmes constitués et caractéristiques de d'autres époques. L'épistémè qui m'intéresse et à laquelle je tente de me rattacher est celle d'une anthropologie fondée sur le langage et ses productions comme constitutif de la spécificité humaine, sorte de mur de Planck au-delà duquel l'être humain ne peut accéder. Née avec le structuralisme,

(16)

sur la rationalité? Parce que le «sentiment» religieux ne manque pas, avec tout ce qu'il comporte d'irrationnel, de dérives, de superstitions, d'erreurs28 et d'illusions rassurantes et abêtissantes (qui fait l'ange ne fait-il pas la bête?, selon la formule de Pascal). Ce n'est pas que je sois adversaire du sentiment religieux ; la spiritualité s'anime d'émotions caractéristiques : l'étonnement, la consternation, le tressaillement devant le sacré, l'élan et l'enthousiasme ou au contraire la tristesse dans la conscience de nos insuffisances. Mais malheureusement, sans réflexion et sans critique, le sentiment religieux verse vite dans les travers que je viens d'énumérer. Aussi, parce que les interrogations d'ordre métaphysique, éthique ou existentiel, ne manquent pas non plus et que les conséquences du traitement de ces questions fondamentales ne sont pas à sous-estimer : souffrances «de l'âme» et même souffrances physiques, problèmes de comportement et répercussions des options individuelles sur le social et le politique.

Les motifs personnels de ma recherche théologique sont paradigmatiques de mon époque: quête de sens et re-situation du sujet dans une vision du monde (spiritualité), dans une praxis (éthique) et dans une esthétique (authenticité, créativité). Socialement, ma perspective pourrait être définie comme un humanisme transcendantal29, où le transcendant est «nommé» : Dieu en Jésus-Christ, avec toutes les implications qui en découlent. Cette option pour un humanisme transcendantal résulte du constat de la faillibilité inéluctable du désir humain, qui ne peut s'orienter vers le bien, le vouloir et le faire, s'il ne se situe qu'en référence à lui-même ; dans sa quête, le sujet humain est amené à se dépasser, à s'orienter vers un transcendant et je ne vois pas, pour ma part, que l'Humanité soit un principe suffisant à l'humanité.

cette épistémè s'est développée avec la formation de la théorie du langage et parallèlement avec l'élaboration d'un modèle anthropologique déduit de la pratique psychanalytique.

2 8Par «erreurs», je ne fais pas référence à de quelconques hérésies : assez de penseurs ont payé pour avoir osé penser. L'erreur est ici l'errance de notre propre désir lorsqu'il se trouve «confisqué au profit du moi» (l'expression est de Denis Vasse, L'Autre du désir..., p. 210).

2^«Transcendantal» ne fait pas référence ici à la philosophie du même nom, ou à l'idéalisme transcendantal, mais j'utilise le terme dans son sens le plus général et le plus strictement étymologique : «qui s'élève au-dessus ou au-delà d'un niveau donné».

(17)

1.2- Considérations méthodologiques

1.2.1- Objet et méthode de la théologie

Qu'est-ce qui fait la spécificité de la théologie : est-ce seulement son objet, puisque ce n'est certainement pas la méthode (nous y reviendrons)? Et alors quel serait cet objet? Est-ce Dieu, la Révélation, la foi ou la conscience religieuse? Cette réflexion sur l'objet de la théologie, qui a occupé de manière fondamentale le tournant du XXe siècle, s'est constamment mue entre deux pôles, le pôle subjectif de la conscience religieuse et le pôle objectif de la Parole de Dieu. La théologie se situe très exactement à l'articulation de deux pôles dont elle tente de rendre compte: d'un côté la Révélation, l'affirmation de Dieu par le fait qu'il a parlé, de l'autre l'expérience humaine qui reçoit la Révélation et lui donne langage. Or, la Parole de Dieu elle-même ne passe que par le langage humain : par ce qu'en disent les prophètes et les saints, et de manière privilégiée et fondatrice, par les Écritures. Dans cette situation, une anthropologie basée sur le langage et ses productions devient un versant essentiel et incontournable, une pré-condition à la théologie. Et tout autant, «!'attention à l'expérience humaine est aujourd'hui à l'origine de la plupart des développements en théologie»30.

Dans le vaste champ de l'expérience humaine31, il est notable que les cas-limites ont une valeur heuristique. C'est l'extrémisme du capitalisme anglais du XIXe siècle qui a conduit au développement d'une théorie socio-économique (marxisme). C'est l'étude de sociétés exotiques qui a inspiré le développement de la sociologie et de l'anthropologie sociale. C'est par l'étude de cas pathologiques que la psychologie a pu construire des modèles explicatifs du fonctionnement de l'appareil psychique humain. La mystique, par son caractère excentrique, est l'un de ces phénomènes limitrophes. Bien que la mystique garde de cette période un lourd héritage qui fait rimer trop rapidement «mystique» avec «hystérique», elle a eu une importance considérable dans le développement de la

30M. Dupuy, «Spiritualité», DS AM, 1990, col. 1168.

31Je retiens, aux fins de la présente recherche, l'acception la plus commune du terme : ce qui est vécu et éprouvé par une subjectivité ; autrement dit, faire ou avoir l'expérience de quelque chose équivaut à «vivre» quelque chose. En ce sens, on pourrait dire que l'expression «expérience spirituelle» est presque pléonastique, puisque la spiritualité est une manière de vivre.

(18)

psychiatrie. Jacques Maître constate que «les travaux sur la mystique... de Charcot à Janet, ... ont été absolument essentiels à la constitution de la psychiatrie en France, comme discipline»32. La mystique remplirait une fonction analogue dans le champ de la théologie : perçue d'emblée comme grâce ou phénomène «extraordinaire», située dans une zone marginale qui est celle de l'excès33, elle est une sorte d'amplification de la relation spirituelle qui en fait un terrain privilégié pour l'anthropologie spirituelle. Comme le souligne encore pertinemment J. Maître, «le caractère paroxistique de ces expériences rend plus lisibles des processus qui sont également à l'oeuvre dans les cas ordinaires du vécu religieux»34.

Nous posions que la spécificité de la théologie ne réside pas dans la méthode. Elle n'est certes pas la seule discipline à se trouver dans cette situation. Dans leur développement, les sciences humaines ont emprunté leurs outils à des disciplines déjà constituées avant de spécialiser leurs instruments d'analyse et cela d'ailleurs toujours relativement. La théologie a jusqu'à récemment emprunté massivement à la philosophie et à l'histoire des cadres méthodologiques pour investiguer des questions théologiques. Évidemment, «tout concept n'est pas également approprié à une utilisation théologique», comme le remarque Jean-François Malherbe35. Or, il semble bien que l'appareil sémiotique (concepts et procédures) soit un instrument méthodologique applicable en théologie36. C'est ce que nous investiguerons dans ce mémoire en nous proposant de vérifier inductivement l'hypothèse qu'il existe des analogies structurelles assez grandes entre sémiotique et théologie pour confirmer la sémiotique comme un instrument opératoire en théologie. De plus, la sémiotique, étude et observation de la formation de la signification, m'apparaît comme un instrument privilégié pour une visée propédeutique. En effet, la démystification de la formation du sens (le sens n'est pas donné, caché ou dévoilé dans et par le texte, mais il est construit par la lecture) renvoie directement à l'option critique, condition de possibilité pour la foi en culture contemporaine.

32J. Maître, L'autobiographied'unparanoïaque, Éd. Económica, 1994, p. xv.

33Le caractère excessif de la mystique a été considéré par de nombreux auteurs: Stanislas Breton (/.-/.

Surin et maître Eckhart : deux mystiques de l'excès), Emmanuel Falque («Vision, excès et chair . essai de lecture phénoménologique de l'oeuvre de saint Bonaventure») et par Michel de Certeau (Lafable mystique),

pour ne citer que ceux-là.

34J. Maître, Mystique et féminité, Cerf, 1991997, p. 459.

35Qui ajoute: «mais si un concept se prête à une réinterprétation théologique, c'est bien parce qu'il possède déjà en lui-même, en vertu de son mode proprement philosophique de fonctionnement sémantique, de quoi fournir à la visée théologique comme l'assise signifiante, ou le noyau de signification, dont elle a besoin pour réussir à se nouer discursivement» (Le langage théologique à l'âge de lascience, p. 209). 3 6Cf. les travaux du CADIR (Centre pour l'analyse du discours religieux) et la revue Sémiotique et Bible.

(19)

1.2.2- Interdisciplinarité et théologie

L'interdisciplinarité répond à deux impératifs suscités par la situation des connaissances dans le monde actuel : la spécialisation et le partage des connaissances, ce dernier impliquant pour la théologie un dialogue avec les sciences.

En raison de toutes sortes de facteurs, sociologiques, historiques, techniques, la société du XXe siècle a encaissé une explosion de !'information et des connaissances sans précédent. Le phénomène a une telle ampleur qu'il est maintenant impossible, pour un individu, de maîtriser l'ensemble d'un secteur de la science. La conséquence immédiate, qui apparaît comme la solution naturelle à cet état de la science, est la spécialisation du savoir, de plus en plus sectoriel, de plus en plus pointu. La connaissance humaine se retrouve alors dans la situation paradoxale d'une pléthore quantitative d'informations concurrente à une indigence qualitative37, à une pauvreté en regard d'une connaissance synthétique et existentielle, d'où une importante quête de sens caractéristique de notre époque. Le créneau de la quête du sens est laissé vacant et la théologie peut assurément jouer un rôle dans cette situation à condition de ne pas éviter les exigences épistémologiques.

L'explosion de !'information, en tant que situation sociale de la connaissance, impose en effet à la conscience contemporaine une réflexion épistémologique. La complexité du savoir impliqué dans les problématiques et la grande diversité des points de vue conduisent à la prise en compte des fins, ce qui ne peut se faire sans la prise en compte du sujet humain38. C'est pourquoi les motifs scientifiques de l'orientation de ma recherche tiennent dans la réintroduction de la subjectivité en science : une contribution à une science du sujet, comme fondement à un humanisme transcendental. L'idéologie scientiste qui sévit actuellement consiste «précisément à traiter ce qui a été mis entre

37«La connaissance, en notre temps, a pris la forme contrastée d'une grande puissance et d'une radicale pauvreté». (Yves Tourenne, La théologie du dernier Rahner :«aborder ausans-rivage», Cerf, 1995, p. 12). 38«La question n'est pas tant «comment interpréter» mais «pourquoi lire la Bible?» En effet, les modalités peuvent être diverses, les constructions du sens prendre de multiples avenues, mais le problème de la finalité demeure central.» (Anne Fortin, «Du sens à la signification», Laved théologique et philosophique,

(20)

parenthèses [le sujet] comme s'il n'y avait jamais eu aucune mise en parenthèse»39. Pourtant, les sciences physiques en sont arrivées, depuis déjà le début du XXe siècle, à ne plus pouvoir entériner le dogme positiviste de la séparation sujet/objet40. Les sciences du langage, dans la foulée de la linguistique structurale, ont quant à elles mise en évidence !'impossibilité d'ignorer le sujet du langage (le sujet parlant) et ce, même dans le discours scientifique41. La théologie traitant de questions de vie fondamentales42, et étant donc pour cette raison éminemment «pratique», renvoie le sujet de la science (celui qui fait de la science), aux questions du comment et du pourquoi dans les sphères de la réalité humaine globale : pour qui et pour quoi faire la sociologie, la mathématique, la philosophie, la technologie...?

Le partage des tâches de la recherche est incontournable dans la situation actuelle des connaissances : c'est à la fois la justification et l'objectif de !'interdisciplinarité. Bien entendu, !'interdisciplinarité suscite beaucoup de résistance, dont le principal motif risque bien de se trouver justement dans la position épistémologique du chercheur, lorsque le pouvoir ou l'insécurité l'emportent sur l'authenticité de la recherche. L'interdisciplinarité nécessite à mon avis, non seulement une maturité intellectuelle et épistémique, mais aussi un idéal de curiosité et d'honnêteté intellectuelle, qui ne peut pas se situer en dehors d'un humanisme sans devenir un savoir pour le savoir qui se transforme vite en savoir pour le pouvoir. Aussi, «le débat ne consiste pas à établir la priorité d'une approche sur l'autre, mais bien plutôt à en faire voir la complémentarité dans une perspective explicative qui

3 9 Jean-François Malherbe, Le langage théologique à l'âge de la science, p. 21.

40En physique quantique, «une particule n'existe sous la forme d'un objet ponctuel, défini dans l'espace et le temps, que lorsqu'elle est directement observée» (I. Bogdanov, Dieu et la science, p. 136) ; «si on pense à des processus subtils comme ceux de la mécanique quantique ... Π n'y a pas cette séparation nette entre les choses — entre l'observateur et l'observé» (David Bohm, La danse de l'espnt, 1979, p. 67). Le «travail herméneutique» place le théologien, selon le témoignage de Anne Fortin, dans la même position : «C'est alors que j'ai compris que le travail herméneutique imposait une rupture du modèle positiviste établi sur la dichotomie du rapport sujet/objet, qui me détrônait de ma «neutralité» de sujet épistémique.» (Fortin, ibid., p. 329).

41«S'il est une leçon à retenir de la philosophie du langage, c'est sans doute !'impossibilité d'une science détachée des conditions de sa production» (Jean-François Malherbe, Le langage théologique à l'âge de la science, p. 111). «La science ne jouit d'aucun privilège d'extraterritorialité ; c'est une activité humaine parmi d'autres et, en tant que telle, elle ne saurait se soustraire à !'organisation et aux structures de toute activité : c'est une production symbolique au même titre que l'art ou la littérature» (Jean Molino, «Interpréter» dans C. Reichler (ed.), L'interprétation des textes, 1989, p. 21).

42Y en a-t-il de plus fondamentales en effet que : pour quoi est-ce que je vis, quel est le sens et le but de ma vie, comment vivre vraiment et bien vivre, comment, pour qui et pourquoi agir, qu'est-ce qui est le plus important au bout du compte... ?

(21)

cherche à profiter de tous les apports scientifiques disponibles»43. La théologie ne peut se passer d'interdisciplinarité, ni plus ni moins que toute autre discipline, au risque de s'enfermer dans le cercle de l'autojustification interne. En théologie, !'interdisciplinarité me semble un signe de santé et de maturité, en même temps qu'un lieu de fierté. Une conséquence importante qui découle de cette situation est qu'il n'est plus possible d'entériner ni de se laisser imposer «une langue unique»44 pour parler du Dieu du christianisme, pas plus qu'il n'existe une méthode unique et suffisante pour rendre compte de la rationalité de la foi.

Dans ses «Considérations sur la méthode en théologie», Karl Rahner affirmait déjà que la théologie doit «se tenir en dialogue immédiat avec les sciences modernes de la nature et les sciences sociales, et ce dialogue ne peut plus être médiatisé par [la seule] philosophie» 45. Si l'on porte attention à ce caractère d'immédiaîeté du dialogue que la théologie devrait entretenir avec les autres sciences, c'est signifier qu'elle devrait traiter des mêmes réalités et appliquer les mêmes méthodes — autrement dit, qu'elle devrait vivre dans le même monde, sur le même terrain et parler le même langage que les sciences contemporaines. Si la philosophie ne peut plus supporter la médiation méthodologique dont la théologie a besoin, c'est qu'elle n'a plus elle-même le primat dans la réflexion scientifique. La philosophie a eu une descendance prolifique et ses rejetons ont conquis, durant le XXe siècle, de plus en plus d'autonomie, à tel point qu'ils en ont parfois oublié leur origine. Je partage à cet égard l'opinion de Rahner sur le caractère nécessaire de la philosophie comme «moment intrinsèque»46 d'une véritable réflexion dans toute discipline.

La théologie empruntera donc d'autres méthodes que la traditionnelle philosophie (sans la rejeter) pour supporter sa réflexion et sa contribution à !'avancement des connaissances. Plusieurs méthodes ou paradigmes, provenant des sciences humaines et sociales, et qui rendent d'ores et déjà des services appréciables à la théologie contemporaine, peuvent être cités.

43Anne Fortin, op. cit., p. 332.

44En parlant de «langue unique», Karl Rahner faisait référence à la néo-scolastique qui a dominé longtemps en théologie (Considérations sur la méthode..., p. 409). Mais quant à moi, parler de «langue unique» fait plutôt référence à une vision du monde mâle, cléricale et occidentale, les trois pôles du «pouvoir» en théologie catholique.

45Rahner, ibid., p. 409. 46Rahner, ibid., p. 446.

(22)

En tête l'histoire, la plus «objective» des méthodes que la théologie a inscrite à son curriculum à un moment (XIXe siècle) où une distanciation s'imposait avec la métaphysique et les justifications ontologiques. La science historique a le mérite d'avoir mis en lumière la relativité socio-historique des contenus et des expériences de foi. Avec la pensée historique, la théologie a fait un pas irréversible: «pour la première fois dans l'histoire de l'esprit, la théologie n'est pas seulement historiquement conditionnée, mais elle est aussi consciente de son conditionnement, et, de plus, du caractère impossible à esquiver de ce conditionnement»47.

Les théories sociales, sociologie et anthropologie sociale, ont mis à jour les composantes structurelles de la société et le rôle des structures relevant du symbolique, dont la religion fait partie. Elles ont notamment mis sur la table le débat nature/culture qui, en montrant la fonction structurante du culturel, a invalidé le principe d'autorité naturelle et la vision ontologique du monde.

La psychologie et la psychanalyse ont permis d'intégrer l'expérience religieuse dans une compréhension rationnelle du psychisme humain. La psychanalyse va toutefois plus loin que la psychologie en ce qu'elle propose une véritable anthropologie fondée sur l'intersubjectivité produite par le langage. Elle a mis en évidence entre autres les concepts d'identité et d'altérité qui se sont avérés des plus heuristiques en théologie.

Les études féministes, en adoptant un point de vue particulier, celui de la moitié de l'humanité laissée pour compte par une discrimination fondée sur le sexe, ont contribué au renouvellement des problématiques en sciences humaines et sociales et sont appelées aussi à donner un autre point de vue sur Dieu.

Les sciences du langage ont opéré un changement de paradigme encore plus radical que la science historique ne l'avait fait au XIXe siècle. Alors que la science historique se concentre, du point de vue des idées, sur leur actualisation dans l'action des hommes, qu'elle s'applique en somme à rendre compte des tenants et aboutissants de 47Rahner, ibid., p. 409-410.

(23)

contenus, c'est le contenu lui-même que les sciences du langage remettent en question. La signification n'est plus considérée comme un donné objectif univoque, mais comme une construction à la fois culturelle et subjective. En démontrant que la lecture est un acte d'interprétation, la sémiotique a notamment fait progressé l'aspect éthique de l'analyse des textes : d'une part, il devient impossible de justifier le fondamentalisme (une interprétation qui aurait une valeur absolue), et d'autre part, le subjectivisme s'avère évitable puisque !'interprétation trouve (au moins en partie) sa validité dans l'intersubjectivé.

1.3- Justification des options méthodologiques

1.3.1- L'anthropologie spirituelle

«Jadis on croyait déjà savoir ce qu'est l'homme quand on se mettait à montrer que le Christ est un homme véritable.»

Karl Rahner

Puisqu'il est impossible de traiter de Dieu sans passer par l'homme, l'anthropologie est une étape obligatoire de la pensée théologique. Mais que sait-on de l'homme? Il est remarquable que nous soyons toujours une énigme à nous-mêmes ; quoi de plus complexe, de plus difficile à saisir en effet que notre propre «nature»? La connaissance de la dimension spirituelle de l'humain, objet d'une anthropologie spirituelle, devrait donc contribuer à la fois à la connaissance de l'homme et de ce sujet insaississable ou incroyable que nous nommons Dieu. Et l'expérience spirituelle, dont la mystique est exemplaire, serait, avec les Écritures et le prophétisme, un des accès possibles à la connaissance et de l'homme et de Dieu48.

48Même s'il faut mettre «connaissance de Dieu» entre double guillements..., car cette connaissance se révèle toujours être en définitive une inconnaissance. Tout au plus, (mais c'est déjà ça), pouvons-nous connaître quel est ce Dieu des mystiques (selon l'intitulé d'un ouvrage de C.-A. Bernard, Cerf, 1994).

(24)

La spiritualité revient en force dans l'univers culturel contemporain où elle est devenue le medium privilégié de la quête de sens. La spiritualité, comme domaine anthropologique, n'appartient pas en propre à la théologie, mais l'intérêt pour l'expérience humaine et religieuse constitue la motivation de la théologie spirituelle. Sur le plan rationnel, la spiritualité peut être considérée comme une interprétation de la vie et une manière de vivre conséquente à cette conception, comme l'activité privilégiée par laquelle l'humain donne sens à sa vie et vit selon ce sens. En tant qu'interprétation de la vie, la spiritualité se rattache à une vision du monde spécifique, et en tant que manière de vivre, elle se trouve normée par cette vision du monde particulière à laquelle le sujet spirituel adhère. Le phénomène spirituel est universel : il existe bien entendu et au premier chef des spiritualités religieuses, boudhiste, hindouiste, chrétienne, mais aussi des spiritualités exogènes, athées ou relevant de paradigmes pseudo-religieux49. Certes, la spiritualité n'est pas une entreprise uniquement rationnelle : elle touche un autre plan de la dimension humaine, le domaine de l'affect. Le sujet humain a autant besoin d'une vision du monde que cette vision l'affecte en retour. Le sujet humain a besoin d'être affecté, en quelque sorte, par une conception du monde qui fait sens, qui donne une cohérence à son existence et qui influencera la manière de vivre son existence.

L'éclatement de la théologie chrétienne en disciplines séparées (dogmatique, morale, spiritualité, pastorale), s'il était probablement souhaitable et inévitable du fait de !'accroissement du savoir entraînant le besoin de spécialisation, a par ailleurs provoqué un appauvrissement de l'intégrité et de l'intégration des disciplines ainsi constituées. La morale s'est rigidifiée en système normatif coupé de la dimension spirituelle ; la dogmatique, interprétée normativement, a perdu sa qualité de support pour penser en devenant un code de pensées obligatoires et serviles50 ; et la spiritualité a versé dans le sentiment religieux coupé de la rationalité. Or, s'il fallait trouver une discipline englobante parmi ces disciplines arbitrairement séparées, la théologie spirituelle pourrait bien être celle qui résume et conjoint le mieux (et le plus nécessairement) tous les points de vue. En effet, il n'y a pas de vie spirituelle sans une vision du monde (dogmatique) à laquelle se rattacher, sinon elle risque de n'être qu'une sentimentalité religieuse et, de son côté, une

49Le Nouvel Âge en est une bonne illustration.

50Marguerite Yourcenar met dans les propos d'un des personnages de l'Oeuvre au noir cette attitude désengagée qui a constitué l'option de certains esprits face au dogmatisme catholique : «En matière de foi, je croirai ce que décidera le Concile, s'il décide quelque chose, comme je mangerai ce soir ce que fricasse le

(25)

vision du monde ne se justifie pleinement que dans ses conséquences dans la pratique, sinon elle n'est que vaine spéculation ; la spiritualité entraîne nécessairement une morale, une conduite, mais basée sur des critères où l'affectif, en tant qu'amour de Dieu, tient une place primordiale alors qu'une morale basée sur des critères exclusivement rationnels court le risque, (et c'est ce qui est d'ailleurs arrivé), de devenir un code de règles mortifères composé de règles déconnectées de la «spontanéité intérieure et de l'élan qui sont propres à l'amour et forment la base de la vie spirituelle et mystique»51. Aussi, en mesurant l'écart entre l'axiome augustinien «Aime et fais ce que tu veux» et une morale d'obligations dépourvue de spiritualité, il devient évident, comme le pense Pinckaers, que le modèle «spirituel» puisse «mieux correspondre aux aspirations profondes de l'homme actuel»52.

Or, s'il est question en spiritualité d'interprétation de l'existence et d'ancrage dans une vision du monde, il faudra considérer les conditions de possibilités de !'interprétation comme acte spirituel. Il faudra également faire un constat essentiel : que toute conception du monde, que tout substrat à un acte d'interprétation est donné dans des textes, en donnant au terme «texte» l'acception la plus générale et la plus englobante, soit celle de discours comme production langagière. De cette manière, la dichotomie superficielle entre l'oral et l'écrit ou entre l'écrit et la pensée sera évitée, toute pensée, cohérente ou même incohérente (c'est le cas du délire qui peut s'écrire), étant de «forme» textuelle. Tout discours intérieur est un texte, qu'il soit fantasmatique ou argumentatif, original ou répétitif. Le grand mérite de la psychanalyse est encore d'avoir découvert que l'inconscient, étant structuré comme un langage, a lui-même un discours, dont !'actualisation et le déchiffrement constituent le principe de la cure. Si ce constat de la primauté du «texte» est accepté, il va de soi qu'une méthode d'investigation du texte prenant en compte ses lois propres sera d'un secours inestimable à l'étude de cette sorte d'interprétation qu'est la spiritualité. Cette méthode existe : c'est la sémiotique.

51Pinckaers ,Les sources de la morale chrétienne, Cerf, 1990, p. 264.

52«Est-il besoin de rappeler que de telles séparations n'existaient pas chez les Pères de l'Église, qu'ils n'en avaient même pas idée? (p. 265) [...] il apparaît vite que la systématisation autour de l'obligation, effectuée à l'époque moderne, n'est pas la seule chose possible, qu'il a existé d'autres modèles... dont l'ancienneté n'empêche nullement qu'ils puissent mieux correspondre aux aspirations profondes de l'homme actuel (p. 285)». (Pinckaers, ibid.)

(26)

1.3.2- La sémiotique

Les travaux du Congrès 1995 de la Société canadienne de théologie, dédiés à la spiritualité contemporaine, rendent compte d'une «nouvelle manière de faire théologie», qui, «sans tomber dans le relativisme, demeure consciente du caractère nécessairement interprétatif des affirmations de la foi»53. La problématique de !'interprétation relève à la fois de la théologie et des sciences du langage. Pourquoi les sciences du langage sont- elles nécessaires ? La raison en est à la fois triviale et révolutionnaire : si le langage est la principale structuration de l'humain, s'il a, comme ses théoriciens le démontrent, le pouvoir de structurer la pensée et la perception, alors les productions langagières doivent être appréhendées à l'intérieur de cette science qui tentent d'en dégager les lois et le fonctionnement. Le langage serait, pour employer une métaphore bien contemporaine, ce «programme» caché qui fait !'«interface» entre l'humain et la réalité en lui donnant l'impression de n'être que la traduction d'une saisie immédiate de la réalité. Ainsi donc, pour paraphraser l'aphorisme de François Martin, toute production de la pensée se donnant sous une forme textuelle, il importe de fonder la lecture sur une théorie du texte54 et de se doter de procédures méthodiques de lecture pour saisir le fonctionnement textuel, la production de la signification. Cette théorie du texte, François Martin l'a trouvé dans la sémiotique.

La sémiotique offre à la fois une théorie et une méthodologie. Ces deux lignes de force de la sémiotique sont exactement ce queje cherchais dans une visée d'anthropologie spirituelle : une méthode qui s'articule «naturellement»55 à la discipline tout en lui fournissant un modèle théorique ; une théorie qui, basée sur des critères objectifs vérifiables, puisse en même temps prendre en compte la position du sujet dans 53C. Ménard et F. Villeneuve, Spiritualité contemporaine : défis culturels et théologiques : Actes du Congrès 1995 de la Société canadienne de théologie, Montréal, Fides, 1996, p. 7-8.

54«L'Écriture se donnant sous une forme textuelle, il importe donc que celui qui s'engage à l'interpréter fasse reposer son entreprise de lecture sur une théorie du texte». (François Martin, Pour une théologie de la lettre, 1996, p. 64).

55En effet, il ne s'agit pas de plaquer une méthode quelconque à l'analyse d'un corpus pour «faire scientifique» en théologie (faire une analyse de type XYZ et ensuite faire théologie dans les mêmes termes que sans l'analyse). Π faut qu'il y ait contribution réciproque, de la méthode à la théologie et de la théologie au cadre épistémique de la méthode. François Martin espère ce mouvement en retour de son travail : «il est prévisible que la poursuite de la recherche et l'étude de la spécificité de l'écriture biblique conduisent à ajuster, développer et approfondir la théorie du texte» (Pour une théologie de la lettre, 1996, P 97).

(27)

l'interprétation. Une interprétation théologique fermée sur elle-même ne satisfait plus : on a l'impression que les idées tournent en rond. On peut d'ailleurs adresser la même critique à toute discipline qui, sous prétexte d'autonomie, se fermerait dans un système de signification clos sur lui-même (comme une psychologie qui refuserait de se nouer socialement ou une sociologie qui récuserait toute forme d'autonomie à la structure individuelle et subjective). Ce que la sémiotique propose comme méthode est justement l'inverse de cet enfermement du sens (où se forclôt le sujet) : elle invite à la «suspension du sens»56, au renoncement au «sens plein» dans lequel le sujet n'aurait pas l'espace pour se construire et advenir.

La sémiotique peut être considérée, dans sa pratique, comme un instrument pour penser, un instrument heuristique. La sémiotique est une démarche de déconstruction, ou de démontage des mécanismes du langage, qu'ils soient manifestés dans des textes ou d'autres sytèmes de signes (images, code routier, signes non verbaux). Le terme «déconstruction» a pris la connotation péjorative de «détruire», ce qu'il faut relativiser, puisqu'il n'est guère possible de comprendre un mécanisme, quel qu'il soit, sans le démonter, ou sans le comprendre analytiquement. La déconstruction met en évidence l'aspect matériel du texte, sur lequel la sémiotique fait porter son travail, avant toute tentative d'interprétation. Au lieu de travailler sur le texte brut, au niveau très superficiel de sa manifestation littéraire, la sémiotique réduit le texte à ses structures élémentaires sur une base binaire, faisant éclater la signification dans ses deux composantes, syntaxique et paradigmatique. C'est de cette manière qu'elle permet la suspension des savoirs et du sens, la mise à distance des connotations habituelles, à la fois disciplinaires et culturelles. «Cette mise à distance du texte, cette démaîtrise du sens ne s'obtiennent», il faut y insister, «que par le consentement à une méthode»57. Le consentement à la méthode rejoint le renoncement au sens «plein», à la maîtrise ou à la possession du sens où le savoir rejoint le pouvoir en s'imposant au sujet. Le démontage provoque en effet une attitude ou une réaction conséquente, celle d'être décontenancé ou déconcerté. Et la déconstruction a bien cet effet, de faire décoller de l'immédiateté du sens du texte telle que

56«Ce qui est exigé en effet dans le travail sémiotique fondé sur le postulat de la suspension du sens est bien davantage que de la patience : il s'agit d'une perspective radicale sur la nature même du sens» (Anne Fortin, «Les conditions de la rencontre entre herméneutique et sémiotique», 1999, p. 83) ; «L'altérité du texte est à recevoir... comme ce qui est normatif sans avoir de contenu préétabli, comme ce qui appelle la suspension des savoirs...» (Anne Fortin, «Du sens à la signification», 1996, p. 338).

(28)

le livre une lecture au premier degré. En sémiotique, le sens n'est plus une question de-

sens ou d'essence, mais de forme du contenu. On pourrait dire que c'est la découverte

fondatrice de la sémiotique: le sens est un problème formel58.

L'un des ajustements les plus difficiles à faire avec la pensée sémiotique est peut- être la formalisation complètement abstraite de ce qui, dans l'usage que nous faisons du langage, est toujours rempli par du figuratif. Comme si le sujet pensant n'était pas conscient des programmes de sa pensée et ne se préoccupait que de son contenu. Or, là est le piège : ce qu'on appelle le contenu n'est qu'une structure superficielle de la construction de la signification ; ne s'en tenir qu'au contenu manifeste bloque l'accès aux structures profondes dont la conscientisation est un prérequis pour la validation de !'interprétation. En effet, où trouver les bases pour une discussion herméneutique, si les interlocuteurs se cantonnent à des systèmes de référence différents (théologie/histoire, psychologie/sociologie, sociologie/théologie, etc.)? On retrouve le même problème à l'intérieur d'un même système de référence, puisqu'il y a des orientations de pensée, des idéologies, des options pour des champs à l'intérieur d'une même discipline (théologie dogmatique, spirituelle, morale, etc.). Et les chicanes d'école ou de faculté sont comme les guerres de religion, souvent plus virulentes que les controverses interdisciplaines.

La sémiotique ne se borne pas à déconstruire, (ce qui justifierait le préjugé péjoratif dont elle souffre encore), elle procède à une reconstruction à partir des structures repérées, à un niveau plus profond que celui de la lecture superficielle ou immédiate. Le modèle déductif proposé par la sémiotique a les caractéristiques de la science (générale) : rigueur, cohérence, réduction, reproductibilité, prédictibilité, validation. Se rattachant à une théorie de la production du sens, le chercheur (toujours à la fois producteur et lecteur) sera en mesure de confirmer les intuitions de la lecture superficielle, en pouvant rendre compte du pourquoi (jusqu'à un certain point) et du comment de la construction du sens. Mais aussi, il risque d'être confronté à l'altérité du texte, à son autonomie, à une construction qui peut infirmer la lecture première, qui n'est le plus souvent qu'une appréhension par pré-compréhension orientée par la doxa. Il est en effet fort difficile de se distancier de !'interprétation commune, rabâchée sous toutes les formes de médias, du pédagogique au démagogique, et qui forme notre vision du monde de base, la lunette 58Cette découverte est celle d'Hjelmslev (Anne Hénault, Les enjeux de la sémiotique, p. 29).

(29)

avec laquelle nous lisons les textes sans les laisser parler. La lecture sémiotique est une lecture cognitive et réfléchie qui renonce à la lecture jouissive et boulimique, à une quasi- magie du texte, pour pénétrer beaucoup plus profondément dans les arcanes de la production du sens, où la joie de découvrir se donne à nouveau, avec peut-être une intensité proportionnelle à la mise à distance préalable. Ainsi, en serait-il en sémiotique comme en spiritualité... le «consentement à la méthode» pouvant être vu comme une ascèse, puisque la tendance à !'identification aux idées venant satisfaire le «besoin de sens» fait trop souvent de ce domaine un lieu d'intimité bien gardé.

Voyons donc sommairement en quoi cette science de la signification consiste. «La théorie sémiotique doit se présenter d'abord... comme une théorie de la signification. Son souci premier sera d'expliciter, sous forme d'une construction conceptuelle, les conditions de la saisie et de la production du sens»59. «La génération sémiotique d'un discours», la production de la signification d'un discours, «sera représentée sous forme d'un parcours génératif»60, c'est-à-dire que le texte rendra compte par lui-même, par la détection de ses structures élémentaires, de la production de la signification. La sémiotique offre «des systèmes de représentation» formels «dans lesquels elle aura à formuler les procédures et les modèles» à l'oeuvre dans la production de la signification : énoncé narratif élémentaire ou carré sémiotique (logique), par exemple61. Par la réduction logique et l'emploi d'un langage formel, la sémiotique est en mesure de rencontrer les exigences scientifiques que sont la prévision et la vérification. Cet avantage de la sémiotique en tant que science humaine justifie à mon avis la soi-disant perte d'information qu'on peut lui reprocher, qui n'est peut-être encore que le résultat de l'état en progrès de cette science encore jeune. Une science humaine, contribuant à une anthropologie générale, la sémiotique l'est au premier chef, si on définit son principal objectif comme : «la description exhaustive des lois générales de production du sens humain»62.

Puisque je présente essentiellement une analyse de la composante narrative du

59Greimas et Courtes, Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du langage, 1979, p. 345.

60Ibid., p. 346.

61Ibid., p. 345.

(30)

discours63, j'exposerai maintenant en quoi consiste plus spécifiquement l'analyse narrative en sémiotique. «On appelle narrativité le phénomène de succession d'états et de transformations, inscrits dans le discours, et responsables de la production du sens. On appelle analyse narrative le repérage des états et transformations, et la représentation rigoureuse des écarts, des différences qu'ils font apparaître sous le mode de la succession»64. Cette représentation prend la forme d'énoncés élémentaires d'états et de transformations : l'énoncé d'état rendant compte de la relation binaire (disjonction ou conjonction) d'un sujet avec un objet ; l'énoncé de transformation rendant compte du passage d'un état à un autre état (de la disjonction à la conjonction ou vice versa). Le phénomène de succession d'états et de transformations se déploie dans une configuration

canoniquement constante qu'on appelle un schéma narratif. C'est donc une sorte de

phénoménologie de l'action que propose le schéma narratif : ce qui en est à la source, ce qui la rend possible, comment elle s'accomplit et quel en est le résultat. Entre le schéma canonique, modèle de description et de prévision basé sur !'observation des textes, et !'actualisation ou la mise en discours, s'insère toutes les variations qui font la textualité, la densité, la spécificité, l'originalité des textes.

L'analyse narrative suit l'axe syntagmatique du discours, c'est-à-dire l'enchaînement logique ou algorithmique du récit. Dans cet enchaînement logique, comparable à une grammaire, il y des positions déterminées qui interviennent fonctionnellement les unes par rapport aux autres. Ces positions sont appelées rôles

actantiels. Les rôles actantiels sont des composantes non figuratives et élémentaires (au

sens de plus petit élément, indécomposable), des éléments essentiellement logiques et abstraits qui indiquent une position et une fonction dans l'algorithme du discours : à titre d'exemple, le rôle actantiel du Destinateur représente ce qui fait faire, la motivation de l'action en somme65.

La narrativité déborde le cadre du récit proprement dit pour englober toute forme de texte, puisque le déroulement dans l'espace et le temps produit nécessairement un enchaînement, et qu'il a été démontré que cet enchaînement suit une logique, qui serait la

63Voir au chapitre 3 (3.1) les raisons de ce choix méthodologique. 64Groupe d'Entrevemes, Analyse sémiotique des textes, 1979, p. 14.

(31)

logique même de la pensée et du langage66. Pour Anne Hénault, de l'École sémiotique de Paris, «la syntaxe narrative est absolument «disponible» dans le mental de chacun».67 Tout texte est une manifestation de la narrativité, de la compétence narrative. Greimas a en ce sens «élargi le concept de récit jusqu'à y inclure tout discours comportant une succession orientée de contenus»68 .

1.3.3- La psychanalyse

«L'homme n'est pas l'idée qu'il a de lui- même. Et Dieu n'est pas davantage la représentation qu'il s'en fait.»

Denis Vasse

L'anthropologie ne peut se concevoir aujourd'hui sans l'exploration de la dimension de la subjectivité, ce dont nous sommes redevables principalement à la psychanalyse (freudienne et lacanienne) et à la philosophie du langage. Par «subjectivité», j'entends ici le nébuleux domaine du «sujet» humain comme effet du langage. «Le sujet, pour la psychanalyse, est déterminé par un discours où il a à se situer, et non pas maître du sens des mots»69. La psychanalyse partage avec la sémiotique la conception de la précédence du langage.

Or, «il existe de nombreux liens découverts récemment entre l'anthropologie sous-jacente aux textes des grands mystiques des XVIe et XVIIe siècles et celle qu'ont développée en notre temps les théoriciens de la psychanalyse»70. Le travail de Denis Vasse est un bon exemple de l'opérationalité de la théorie psychanalytique en théologie. 66Cf. les travaux des structuralistes Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Algirdas Julien Greimas qui ont repris l'étude formaliste de Vladimir Propp (Anne Hénault, Histoire de la sémiotique, p. 78). Cf. aussi des oeuvres philosophiques comme Temps et récit de Paul Ricoeur.

67Anne Hénault, Narratologie, sémiotique générale, 1983, p. 74. 68François Rastier, Sémantique interprétative, PUF, 1987, p. 90.

69Chemanaet Vandennersch, Dictionnaire de lapsychanalyse, Larousse, 1998, p. x.

70«Colloque sur l'histoire des religions : femmes et mysticisme», Cahiers de la fondation des Treilles,

Références

Documents relatifs

Pans chacun des hexagones circonscrits, les droites qui joi- gnent les sommets opposés con- courent toujours par trois dans un même point (P) (Brianchon), de sorte qu'on obtient

Les dimensions symboliques de ce passage d’un mysticisme religieux à une martyrologie révolutionnaire sont ensuite étudiées à travers les écrits d’un jeune prêtre engagé dans

D’une part, la vénération qu’inspire une langue « antique » et désormais figée dans une intemporalité qui reflète celle de Dieu même, de l’autre, le souci

[r]

L’absence de discussions sur ce problème dans les réunions des chercheurs présents sur le terrain comme dans les débats du CADES qui ont accompagné le déroulement de

Mais Boucles d’Or choisit d’abord l’écuelle du père, ce qui signifie qu’elle veut être comme lui (un mâle) et que c’est avec lui qu’elle désire surtout établir des

On objectera qu’il est paradoxal que la mystique soit définie comme une recherche d’union avec Dieu, et que nous disions à présent que l’amour mystique, dans sa

(Diplôme d’Etudes Supérieures Approfondies) dans les années 2000. Le sujet de ce mémoire était consacré aux Phénomènes musicaux dans la poésie d’al- Ḥarrāq au