• Aucun résultat trouvé

Sylvain Garneau : les illusions de la fantaisie.

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Sylvain Garneau : les illusions de la fantaisie."

Copied!
110
0
0

Texte intégral

(1)

1

SYLVAIN GARNEAU: LES' ILLUSIONS,: DE 'LA 'FANTAISIE

i

by

Alberte Vigneault

A thesis submitted to

the Faculty of Graduate Studies and Research McGill University,

in partial fulfilment of the requirements for the degree of

Master of Arts

Department of French Language and Literature

~ Alberte Vigneault 1973

(2)

Nous tenons à exprimer notre gratitude à M. le Professeur Jean Ethier-Blais dont l'aide s'est avérée précieuse dans l'élaboration de ce travail.

,

'0):

-'1(. ,; .. ...J " .

(3)

. i ~::

-" 'j'.-~, ABSTRACT

A première vue, l'oeuvre poétique de Sylvain Garneau rassemble de simples chansons consacrées aux jeux gratuits de la fantaisie: châteaux, géants, lutins, papil-pons mordorés, etc. Monde de paysages merveilleux, de joies soudaines, mais que l'on sent toujours menacés, et, pour ainsi dire, au seuil de l'anéantissement.

Si le poète contemple avec une ferveur extasiée les moindres signes de la vie, son attention, pourtant,

se fait vite inquiète: "cette crainte de voir mourir quelque chose me hante". Des accents d'une gravité inattendue vien-nent troubler le jeu poétique: ils sont produits, nous semble-t-il, par le sentiment de la fragilité, de l'éva-nescence et, en définitive, de l'irréalité foncière de ce monde merveilleux que le poète s'est inventé. Un moment

sub-jugué par les illusions les plus brillantes dé la fantaisie, Sylvain Garneau devient pourtant, l'instant d'après, le poète de l'absence, de l'irréel, et plus tragiquement du vide réel • Cette oscillation entre la fantaisie et la gravité, on peut, en faisant l'inventaire des thèmes de cette poésie, la repérer et la décrire dans des registres aussi différents que le sensible, l'érotique et le conceptuel. Voilà ce que nous avons tenté de démontrer dans ce travail.

(4)

-" .';'

~

TABLE DES ~~TIERES

INTRODUCTION. . • . . • • . • • . . . • . • . . • • . . • . . . • . • • . . • • • • • . • . . • . l

La v ie de bohême... 2

- Sylvain Garneau et la critique... 4

- L'option poétique de Sylvain Garneau et le climat des années 1930-1950... 6

~ " CHAPITRE l - BE"REVE CONTRE LA REALITE... 15

- L'option pour le r ê v e . . . 16

- Rêve et fantastique ••.••••••• '.' . ' . . . 23

- Dialectique du rêve et de la réalité... 28

- Travail et l i b e r t é . . . 31

CHAPITRE II - LA ROUTE VERS LE PAYS DES RÊVES... 36

CHAPITRE III - UNE POÉSIE DU "Rr:VE-SOUVENIR"~... 45

- La "crise de ressouvenir"... 46

- L'enfance ou les souvenirs privilégiés •••••. 49 CHAPITRE IV - L'UNIVERS DU REVE •••••••••••••••••••••••• 1\ 61 - Les lieux du r ê v e . . . 62

(5)

CHAPITRE V - FEMMES REVEES.

..

,

...

83

CONCLUSION. • • • • • • • • • • • • • • • . • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 97

12échec de l'évasion poétique... 98

BIBLIOGRAPHIE . . • • • . . . • . . . • . • . • . . . . • • . . . • • . . . • . . . 103

:':' '

k\.

(6)

t

.... , i

(7)

"La vie de bohêm.e~'

Joseph René Sylvain Garneau est né le 29 juin 1930, à Outremont, mais passa son enfance à Sainte-Dorothée, au bord de la Rivière-des-Prairies. Rivière qui coule, serpente, murmure dans de nombreux poèmes. Sylvain Garneau est fasciné par cette amie de son enfance; mais son émer-veillement ne se limite pas à la rivière, il s'étend aux mille visages de la nature: les "arbrisseaux", les "sain-foins", la "brise chaude',', les "odeurs d'amande", les "arbres du chemin", les "petits ponts blancs", les "vieilles c16-rt:ures épineuses", les "chemins poudreux", le vent, le "soleil qui le rendait heureux", les grands papillons, les saisons, les dimanches, les "grands champs de trèfle mauve". Très jeune) il s'intéresse aux insectes, aux animaux; les chats lui seront particulièrement chers, ainsi que les pois-sons sur lesquels il écrira des pages remarquables.

Dès ses années de COllège, il pUblie quelques poèmes dans les journaux ou revues d'aiors (Le jour, Notre temps et Amérique française).l En 1945, il s'engage comme officier-cadet à bord d'un cargo marchand. C'est ainsi qu'il entrevoit, plus qu'il

ne~isite,

le Danemark, la Pologne,

1 Toutes les références à l'oeuvre de Sylvain Garneau renvoient à Objets retrouvés, introduction et notes de Guy

Robert, Librairie D€om, Montréal, 1965.

l

.

~~.~~ ...J .:,;;t

(8)

l'Italie, l'Espagne et le Portugal. A son retou~ il tra-vaille successivement comme employé dans la construction, reporter à La Presse, speaker au poste CK~M, étant devenu, selon son expression, "le benjamin de la radio à Montréaltt;~ A Radio-Canada, il ne travaille que trois heures par jour, mais il trouve ce métier très pénible, "très dur pour les nerfs", surtout à cause de son jeune âge et de sa courte expérience. Quant à sa vie à Montréal, voici ce"qu'il en écrit à une amie en 1952: "Je fais malgré moi, un genre de vie très séduisant de l'extérieur, mais très monotone et tout ce qu'il y a de plus prosa!que quand on y participe. C'est "la vie de bol1ême".t Entre deux émissions il n(s') installe au Yacht, ou ailleurs, pour lire ou griffo~er un poème n3 •

En mars 1951, son premier recueil de poèmes: Objets trouvés est publié, suivi en avril 1952 d'un autre intitulé Les trouble-fête. C'est l'année suivante, dans la nuit du 1er octobre 1953, que Sylvain Garneau meurt

tragi-t'

quement des suites d'une blessure à la tête faite par une

,)

balle de son fusil de chasse:

1 Ibid., Lettre à Marie, p. 142.

2 Ibid., p. 142. 3 Ibid., p. 144.

(9)

ll·

Il faut comprendre ceux qu'on appelle les bohêmes avant de1 les envier ou de les blâmer.

Sylvain Garneau et la critigue

Dans une page qui vaut d'être citée pour la valeur de son témoignage, le grand a!né Alain Grandbois n'a pas caché son admiration pour "(un) livre qui (1') a ravi" et pour le tout jeune poète des Objets trouvés dont l'èsthê":"-tique poél'èsthê":"-tique était pourtant différente de la sienne:

( .•• ) Ses poèmes ont la fraîcheur du mimosa, l'odeur des érables au printemps. Il y a aussi qu'il

écrit sa poésie avec points, virgules, rimes, et tout le grand tremblement classique. Je n'ironise pas, je suis enchanté de l'audace de ce jeune poète de vingt ans, lequel, à l'encontre de ses camarades, se dirige tout de suite vers des formes éprouvées au lieu d'imiter E1uard, Aragon, Supervielle, et plus

modestement Alain Grandbois. Et si j'écris ceci, c'est que je reçois, chaque semaine, depuis quelques années, des 1êt~ees de jeunes gens, m'adressant leurs vers, qui ne sont pas de la poésie, mais de vagues tronçons d'une prose ma-ladroite, coupée en petits étages de trois ou quatre mots. Ils prennent l'apparence pour la réalité. Le vers libre est extrêmement difficile, il lui faut une substance, il n'est appuyé

par rien. Je suis convaincu que Sylvain

(10)

(

_ ...

" ~

...

Garneau y viendra un jour, si toutefois il persiste à écrire des poèmes, et ce serait un grand dommage s'il ne le faisait pas.

Les poèmes de Sylvain Garneau

sont tendres, légers, rieurs, désinvoltes, et pleins d'un amour, d'une admiration, d'une compréhension des choses de la nature, qui bouleversent. Il chante le soleil, les arbres, la rivière, les lacs, les crépuscules, et sa jeunesse, avec la fougue et l'ardeur de son bil âge. (Mais ce bel âge passe vite).

Pourtant, après avoir attiré l'attention sur quelques pas-sages qui l'ont particulièrement frapp~, Grandbois enchatne non sans une certaine amertume:

Je ne sais de quelle façon le public qui semble préférer le hocke~, la politique, et le coca-cola a la poésie, accueillera les poèmes de Sylvain Garneau. 2

En fait le public, comme la critique d'ailleurs, en a fait peu de cas. Si on excepte l'article élogieux de Grandbois, il aura fallu la mort tragique de Sylvain Garneau pour qu~on commence à entendre parler d'un poète qui avait sans doute

5

plus que du talent. Et même en 1962, neuf ans après'sa mort,

1 Ibid., Préface à Objets trouvés, p. 178.

(11)

le poète français Alain Bosquet manifestera son étonnement devant le sort ingrat réservé à "ce poète, que ses com-patriotes ne semblent pas placer à son vrai rang"l.

6

D'autre part, si un Alain Grandbois a su reconna1tre l'importance du jeune poète, il nous semble pourtant être resté à la surface agréable et gentille sans doute, d'une

poésie.q~i,selon lui, chante en toute innocence et

fantai-sie, mais qui ne porte pas à conséquence. Alain Bosquet a montré une plus grande perspicacité en faisant aé . . . ICl.lÏ.

res-sortir les paradoxes d'une poésie qui est rien moins que superficielle:

La mélancolie .nervalienne,

le sens de la mort, la jeunesse qui malgré tout ensoleille le spec-tacle de la dérision humaine, c'est tout cela que l'on découvre~ avec ravissement, chez ce poète.

L'option poétique de Sylvain Garneau et le climat des années 1930-1950

A première vue, l'oeuvre poétique de Sylvain Garneau rassemble de simples chansons consacrées aux jeux gratuits d'une fantaisie fascinée par des "objets" de rêve: fées,

l Bosquet, Alain, La poésie canadienne, Paris, Seghers, 1966, p. 170.

(12)

(

lutins, géants, papillons mor.dorés, poissons étincelants, rivière mystérieuse, etc. Monde de paysages merveilleux, d'instants privilégiés, de joies soudaines, mais que l'on sent toujours menacés, et, pour ainsi dire, au seuil de l'anéantissement. Tous ces "objets" sont beaux, légers, irisés comme des bulles de savon, mais hélas, ils en ont aussi la fragilité.

Si le poète contemple avec une ferveur extasiée les moindres signes de la vie, son attention, pourtant, se fait vite inquiète: •.. "cette crainte de voir mourir quelque chose me hante".l Des accents d'une gravité inattendue

7

viennent troubler le jeu poétique: ils sont produits,

semb1e-t-i1, par le sentiment (plus ou moins conscient) de la fragilité

crèvent" 2

"La lueur trop brève, ( ••• ) des bulles qui de l'évanescence et, en définitive, de l'ir-réalité foncière de ce monde merveilleux que le poète s'est

inventé. Un moment subjugué par les illusions de la fantai-sie, Sylvain Garneau devient pourtant, l'instant d'après, le poète de l'absence, de l'irréel, et p1us"r:tragiquement du vide réel:

1 Garneau, Sylvain, op. cit., La Bleue, p. 96.

(13)

et encore:

Et les ballons en liberté,

Avant même de s'arrêter,

Perdent la tête et il ne reste

Rien. l

On n'entend qu'un éclat discret

Et il emporte son secret. 2

Cette poésie paraît créée de toutes pièces, comme

si elle n'avait aucune prise sur le réel.

Mais quel était

le réel, - le climat intellectuel, social,

religieux,-des années qui ont entouré Sylvain Garneau?

Il ne serait

peut-être pas inutile de répondre brièvement

à cette question

pour jeter un peu de lumière sur son option poétique.

Jean Le Moyne, dans Convergences dénonce "le vide

effarant"3 des années trente.

C'est ce vide qu'une équipe

comme celle de La Relève, tâchera de combler.

Pour ces jeunes

écrivains un "groupement nation'al catholique indépendant"

1

~., Aero, p. 318. C'est nous qui soulignons.

2 Ibid.

-3 Le Moyne, Jean, Convergences, H.M.H., Montréal, 1961,

(14)

"

f;

était nécessaire "pour développer dans ce pays un art,

une littérature, une pensée dont l'absence commençait à

(leur) peser"l.

On le sait, La

Rel~ve

se proposait de

combler un vide "spirituel" et pourtant, au moment où l'on

fondait La

Rel~ve

en mars 1934, le Canada français n'était

pas encore sorti de la crise économique.

La misère était

9

le lot des chômeurs et de leurs familles, surtout dans les

villes.

Le groupe de La

Rel~ve,

dont les membres venaient de

milieux bourgeois, ne représentait certes pas l'ensemble de

la jeunesse canadienne-française aux prises avec de graves

probl~mes

économiques,moraux et religieux. Mais ses

aspi-rations n'en souligne pas moins, de façon évidente, le besoin

qu'on ressentait

à cette époque d'un renouvellement, d'une

"rel~ve".

Il faut se rappeler que l'industrialisation avait

brusquament changé le mode de vie d'une société à

prédomi-nance rurale.

L'exode vers les villes avait fait chavirer

un certain nombre de valeurs, de principes jusque là

inat-taquables.

Le peuple canadien-français s ' était trouv,é

brusque-ment acculé à une prise de conscience qui se voulait lucide,

1

"Positions", La Relève, vol. l, no. l, p. l, cité

par Pelletier, Jacques, "La

Rel~ve:

une idéologie des années

(15)

(1

. ~

mais cmmbien pénible.

Tout était remis en question:

la

religion, la morale, les coutumes, et même les plus simples

activités quotidiennes.

Tout était

"à réinventer"l. Thérèse Renaud-Leduc,

signataire du Refus Global, affirme de son côté, qu'il

n'était pas facile d'être soi-même entre les années 40-50,

aussi avait-elle décidé, en 1946 de partir pour Paris:

La corruption politique, le

conformisme des esprits, la

main-mise d'un clergé décadent et ombrageux

contrecarraient toute action, mettaient

au ban de la société quiconque

s'at-taquait

à ces tabous!2

Au "vide effarant" de Le Moyne fait écho "la tentation du

v.ide idéologique,,3 des années 1940 dont parle Fernand Dumont.

qu'on

sans

solution de rechange,

à "une sorte de point zéro entre le

passé et l'avenir,,4.

Résultat? un manque de confiance en

l

Dumont, F., in Pierre de Grandpré, Histoire de la

li ttérature française du Québec ' .. Tome III, Beauchemin, Montr€al,

1969, p. 17.

2 Renaud-Leduc, Thérèse,

~a

Presse, 26 février 1972.

3

Dumont, F., op. cit., p. 19 •

4

lb id., p. 2 0 •

(16)

soi et un sentiment d'aliénation accrû.

Gilles Marcotte, dans Les bonnes rencontres,

con-sacre un chapitre

à lIune culture incertaine", qu'il aaalyse

à partir de trois romans québécois des années 1950. 1

Trois personnages qui "témoignent chacun

à sa façon, di"une

absence de la culture au Canada français; et en même temps

de la soif d'une culture, des efforts qui s'effectuent

pour la susciter,,2.

Toujours le même vide qu'on tente de

combler, mais sans sucèès.

11

C'est un état d'esprit que nous avons tenté de

dé-gager ici, état d ' esprit qui n'est pas sans avoir marqué--1e jeune

Sylvain Garneau.

Dans une lettre

à Robert Charbonneau

~de

La Relève), Pierre Mackay Dansereau, dénonçant la position

spiritualiste et éthérée des collaborateurs de la revue face

à la crise économique, terminait sa lettre par ces mots qui

pourraient s'appliquer

,nOlE

semb1e-t-i1,

à

l' atti tude d'

é-vasion qu'adoptera Sylvain Garneau (et bien d'autres, sans

doute) :

Une chose entre toutes me

paraît triste:

l'horreur de la

1 Les trois romans sont les suivants:

L'échéance de

Maurice Gagnon; Mon fils pourtant heureux de Jean Simard et

Les inutiles d'Eugène Cloutier.

2 Marcotte, G •. , .

"p

'.tm~

..

c:n-l~ 1:;\-ll?~

..

~ncertaine

:

Gagnon,

Simard, Cloutier" in- -Le·s- ·bonne·s' :rencontres, H.M.H., Montréal, 1971,

(17)

réalité SU1V1e de la fuite dans la forêt des symboles et des abstractions. 1

Sa poésie (toute à l'image de sa vie) semble bien en effet être une"poésie du rêve contre la réalité,' une poésie qui, ne trouvant pas d'appui dans la réalité invivable de cette époque, fuit dans la pure gratuité de l'imaginaire, en dehors de tout contact nourricier avec un milieu réel. Mais tôt ou tard, hélas, la réalité aura le dernier mot, puisque, comme nous l'avons déjà dit,

12

Sylvain Garneau finira par se suicider. On ne peut s'empêe-cher d'évoquer les destins analogues de certains grands aînés tragiques: Ne11igan devenu fou, Saint-Denys-Garneau cloîtré dans son Manoir:

Car on l'a tué. Sa mort a

été un assassinat longuement pré-paré - ( ••• ) Et ce qui manque

n'est pas quelque chose que Saint-Denys-Garneau n'a pas encore acquis, mais c'est bien une part àe réalité, de capacité, de possibilité, qu'on lui a enlevée à son insu. 2

Le "benjamin" n' a-t-il pas tout simplement subi le même sort

1 Dansereau, Pierre Mackay, cité par J. Pelletier, art. cit., p. 99. C'est nous qui soulignons.

2 Le Moyne, Jean, op. cit., pp. 219 à 222. C'est nous qui soulignons.

(18)

13

que son ainé?

Cette oscillation entre la fantaisie et la gravité,

~

--. 1 d-- h --. d

qU1 nous .~~~ .aMBLe caracter1ser a emarc e poet1que e Sylvain Garneau, on peut, en faisant l'inventaire des thè-mes de sa poésie, la repérer et la décrire dans des regis-tres aussi différents que le sensible, l'érotique et le conceptuel. C'est donc

à

une description de l'univers poé-tique de Sylvain Garneau que nous voulons procéder dans

cette étude. Mais il ne s'agit pas d'une description totale, qui dépasserait les cadres de notre travail. Nous avons été surtout sensible à certains aspects de cet univers poétique où se manifeste la tension dialectique qui nous avait frappée au départ. Nous signalerons donc en commençant l'option caractéristique de ce poète en faveur du rêve contre la réa-lité (chapitre I). Nous emprunterons ensuite, en sa compa~

gnie, la route vers le pays des rêves (chapitre II).

Nous soulignerons la part du souvenir et, en particulier, de l'enfance dans cette poésie du "rêve-souvenir" (chapitre III). Puis nous nous arrêterons aux coordonnées spatio-tem-porelles de ce monde poétique (chapitre IV) ainsi qu'aux femmes fictives qui le hantent (chapitre V). Enfin, après cette incursion au pays des rêves où la merveilleuse fantaisie du poète est si souvent contrée par les exigences

(19)

inélucta-(

)

bles de la réalité, il nous faudra bien conclure, avec Sylvain Garneau, du reste, à l'échec de l'évasion poétique.

Comme l'a écrit Alain Grandbois, Sylvain Garneau "chante le soleil, les arbres, la rivière, les lacs, les crépuscules". Mais cette simple chanson, si gratuite, si légère en apparence, est beaucoup plus grave que ne l'a cru le poète des Iles de la Nuit. C'est ce que nous espérons démontrer dans ce travail.

(20)

CHAPITRE l

e: "

LB RLVE CONTRE LA REALITE

(21)

,

1 r 1 ~ 1· 1

t

f t f ~, l

t

1

L!option pour le rêve

c ••• )

toi, tu vois des merveilles partout. l

Ce reproche adressé par les "grandes personnes" au jeune Sylvain Garneau montre qu'aux yeux de son entourage, il passait pour un garçon rêveur, trop sensible,

facile-ment émerveillé et qu'il était difficile àe croire sur parole. En effet, Sylvain Garneau vivait dans un espace bien différent du leur. Tout pour lui, et non seulement les papillons qu'il aime bien, est source de rêve et d'émer-veillement:

Les souches, les cailloux moussus, ,',les champignons !' - - ' : ,., ~

Autant ',d'objets qu'à deux nous ~,àvions

mis en rêves ••• 2

L'enfance de Sylvain Garneau est marquée au coin du rêve; ses contes et récits surtout en font foi. Dans La Bleue, il invente le canot de neige:

C ••• ) au lieu de se laisser

emporter à la dérive sur le traîneau

1 Sylvain Garneau, op. cit., Mariposas, p. 132.

(22)

i

1

i

t

1

l'

( 1. 1 »

t

(

nous le dirigions à l'aide

de bouts de bois que nous tenions comme des avirons. Et "La Bleue" nous conduisait où bon nous semblait, ou du moins c'est ce qu'il nous

semblait.!

Aux yeux des profanes, ou même à ceux de Sylvain Garneau, "grande personne", ce monde peut sembler inexistant, forgé de toute pièce, mais pour les enfants qu'ils étaient, lui

<!,i~

et ses amis, i l ne faisait aucun doute que Ge rat la réa-lité, car "c'est ce qu'il nous semblait". Les enfants

entrent, sans se poser de questions inutiles, dans ces jeux de l'imagination; pour eux c'est tout simplement la réa-lité. Même si Sylvain Garneau lui-même, après coup, semble douter de la consistance de ce monde imaginé, toute sa vie i l se montrera hostile à ceux qui veulent saborder ce monde de l'imaginaire. (On trouve une attitude semblable chez le poète Saint-Denys Garneau dans la suite Jeux de Regards et

jeux dans l'espace.)

17

Dans La Bleue tout particulièrement, Sylvain Garneau dénonce les "salauds"/qui ne savent pas que le réel pour un enfant, ce n'est pas la vulgaire réalité ~e tous les jours, mais bien le monde fantaisiste du rêve:

1 Ibid., La Bleue, p. 43. C'est nous qui soulignons.

~t

; :"j

(23)

()

Il Y a tellement d'étoiles

qu'il en tombe des poignées dans la mer. ( ••• ) Les salauds qui m'ont dit que les étoiles étaient grosses comme la terre et souvent beaucoup plus! C'est comme pour les avions. Je croyais qu'ils étaient· tout petits. Parce qu'ils étaient très hauts. Je rêvais qu'un d'eux ait une panne de moteur et tombe dans

le jardin. Je l'aurais réparé et j'aurais eu le plus beau jouet sur terre. Mon

père m'a dit que s'il tombait un avion dans le jardin, je m'apercevrais que

les avions sont gros comme des automobiles, Ca ne fait rien. Des fois, la nuit,

encore maintenant, je rêve qu'il en tombe un dans mon Jard~n et que jelle fais voler au bout d'une ficelle.

L'enfant, à la faveur de la nuit, vient de nouveau investir l'adulte et le garder du àésabusement.

Dans un conte intitulé Le serpent et la pêche, où le merveilleux supplante un réel dérisoire qui a sombré dans "l'irréel", le poète-enfant s'est métamorphosé en aventurier d'un monde fantastique d'une étrange beauté;

à mille lieues de la pauvre "vie tricotée" de tous les jours, il prend conscience de la nouveauté de sa situation.

Et puis ce fut la première nuit.

A peine vingt-quatre heures s'étaient écoulées depuis ••• mon départ. Ma vie antérieure, ma vie d'enfant, au

(24)

(

milieu des tapis, des parents, sous les regards des tantes et des fillettes du couvent, toute cette vie tricotée dans un quartier emmi-toufflé, toute cette vie sombrait dans l'irréel. ( ••• ) Et j'avais peine à croire que quelques heures plus tôt j'avais été cet enfant nerveux et sentimental, armé pour sa défense contre le monde de ses jambes agiles, d'un filet à papillon et d'un manuel d'entomologie. Et je regardais cette bicyclette qui luisait au clair de

lune, à quelques pas de moi, sur le bord du chemin. Et j'interrogeai ce dernier témoin de ma vie passée. 1

Il semble bien que ce soit ~omme à travers une sorte de rite ini+{atique que le protagoniste a été introduit dans ce monde du rêve. Le triste enfant sage accède à ùne vie nouvelle. C'est le passage de tout ce qui a semblé la réalité (mais combien frelatée!) à l'authentique réalité du rêve. Cette vie surprotégée "dans un quartier emmitouf-fIé", tout ce qu'on avait cru immuable s'évanouit en

quelques minutes. L'essentiel est donc encore à trouver. PuisClue la prétendue réalité "sombrait daas l'irréel", c'est dans le rêve qu'il faut dorénavant reconna~tre la vraie réalité. Dans un paysage de "lune verte" et de "montagne de jais", le jeune héros se sent "tout léger", prêt à se métamorphoser en lézard comme s'il s'agissait de la plus

1 Ibid., Le serpent et la pêche, pp. 156-157.

(25)

!

~

!

t 1

1

1 1 ,

simple des choses. "L'important maintenant c'était de marcher, de tout voir, de chercher et peut-être de trouver. De trouver quoi?"l De trouver le merveilleux, le rêve, comme l'indique la suite du conte, de s'y intégrer, de

faire corps avec lui à tel point qu'il évoquera très souvent par la suite "ce pays de pierre et de soleil" et "chaque

. 2 fois avec une g~ande nostalgie" .•

Pourtant ce monde du rêve n'en est pas un de tout repos. Il semble qu'à certains moments, le poète regrette sa vie "au milieu des tapis, des parents," et qu'il jalouse les gens immunisés contre le rêve. Dans la longue citation qui suit, le poète ne se prive pas d'ironiser aux dépens des "myopes", comme en fait foi le ton même

d.

8e texte.

On notera toutefois que ces derniers ont tout de même barre sur le rêve, qu'ils peuvent le "d'truire" et le "reconstruire" à leur gré, alors que le poète, lui, est dominé, entra!né par l'activité rêveuse qui/peut le vouer aux illusions et même aux sournois maléfices d'étranges créatures comme les farfadets.

l

2

Heureux les myopes! Car ils peuvent s'assoupir en paix. Heureux

Ibid., p. 157.

(26)

1 , 1

i

1 1 g (

les myopes, car ils pourront choisir leur chemin, imaginer leurs châteaux en Espagne avec

autant de donjons qu'il leur plaira et si la princesse est une femme à barbe, presto! ils n'auront qu'à tout détruire et à reconstruire. Heureux les myopes, puisqu'ils

verront vivre ce qu'on ne voit que mourir. Parce que jamais ils ne verront ces lu-tins, Karrigan, ces farfadets, ces kobolds ou CeS aegipans qui, du fond des taillis où ils se cachent, nous adressent des signes mauvais, ricanent (car nous hési-tons à les suivre) et s'entendent si bien entre eux qu'à la fin ils nous tournent la tête. Alors vous pénétrez dans le petit sentier plein de myrtilles au bout duquel vous attend un cheval de paille qui s'enflammera dès que vos yeux l'ef-fleureront. Heureux les myopes!

Mes amis, lorsque, le soir, dans un fauteuil bien chaud, après avoir suivi pendant deux heures les méandres d'une conversation folichonne ou aventu-reuse, vous regardez dans les coins, n'é-coutez pas les chuchotements cupides des farfadets. Suivez un chemin droit comme le canal de Kiel et vos rêveries auront la sérénité des lacs artificiels et la suavité de l'oeil àe l'évêque. l

21

Par sa forme, cet extrait de La Bleue rappelle les béatitudes du Sermon sur la Montagne, en proclamant le bonheur des

"myopes", et, tout comme dans le passage évangélique, ie paradoxe surprend, à première vue: un homme dont la vie est vouée au monde de l'imaginaire fait l'éloge de celui qui

1

~., ~B~,

p. 32.

(27)

(

ne peut accéder au monde du merveilleux, ou plut8t qui peut "s'assoupir en paix" sans craindre la tyrannie des "lutins", "farfadets" et "kobolds". Mais c'est la tyrannie du rêve devenu envahissante qui est ici dénoncée. Sylvain Garneau envie-t-il vraiment les "myopes"? On aura noté l'ironie avec laquelle il qualifie les "rêveries" de la sécurité: "vos rêveries auront la sérénité des lacs arti-ficiels et la suavité de l'6eil de l'évêgue". Rien de très créateur, en somme, mais une rêverie qui prolonge une vie "au milieu des tapis, des parents" .•• Sylvain Garneau a renoncé à ce genre de vie, attiré par "le petit sentier plein de myrtilles" qui donne accès à de maléfiques créa-tures "fantastiques. Bien sûr, il pourra affirmer, comme dans Terre et Eau,

Je sais. Ce port, et ces grèves Je ne les ai vus qu'en rêve.1

ou encore dans Bois et châteaux,

J'aimais tous tes trésors

mais j'aimais mieux tes songes. 2

1 Ibid., Terre et Eau, p. 212. C'est nous qui soulignons.

2 Ibid., Rois "et" châ"t"eaux, p. 198. C'est nous qui soulignO'i1'S7

(28)

(

Il n'en reste pas moins qu'il aura été sollicité par le "chemin droit" du canal de Kiel, si rassurant dans sa rectitude:

En suivant le canal de Kiel, je me souviins d'avoir éprouvé du bonheur.

Ce bonheur est fait de "la sensation du devoir accompli et de la paix". Il s'accompagne d'un sentiment de ma1trise de soi et du monde, d'un orgueil bienfaisant. Mais dès que

23

le navire, quittant la sare ligne droite du "canal"

s'a-venture dans "la mer où les courants divers s'entrecroisaient à loisir,,2, alors le héros abandonne la partie et retourne, honteux, à sa cabine. Il n'est pas capable de faire face à l'adversité. La mer est ici dangereuse et maléfique, tout comme le r@ve.

R@ve et fantastigue

L'espace du r@ve, chez un poète qui cède si facile-ment aux "signes mauvais" des farfadets, se déploie fréquem-ment dans une atmosphère de conte, de légende. Chose

éton-1

Ibid., La Bleue, p. 32.

2

Ibid., p. 33.

(29)

(

nante, le merveilleux côtoie la réalité familière. L'in-vraisemblable est donné purement et simplement comme la vérité, comme si on ne décrochait pas vraiment du réel quotidien. Tout semble apparaitre par enchantement, mais, en même temps, avec le plus grand naturel:

ou encore

On voit briller des lacs sur les. v.î.êUles.pouhe1.1es1

Mais sans savoir pourquoi j'avais la gorge rêche, J'imaginais des lacs au milieu de ces rues. 2

Et dans tous les buildings du monde, Et tout le long des corridors,

Les enfants font des rêves d'or 3 En glissant sur la terre ronde.

Dans La Bleue, le poète et ses amis, filant en jeep vers la campagne, deviennent sans avertissement des rois, des reines et des fous du roi chevauchant un animal féroce. 4 Cette

l Ibid., Les Ukrainiens, p. 239. 2. Ibid.,. Dérade, p. 188.

3 ~.,

Premier mars, p. 259.

4

(30)

poésie semble ainsi habitée par un magicien qui préside à toutes sortes de métamorphoses, à moins que celles-ci ne soient dues qu'à "un hasard bienveillant"~. On remar-quera ici que l'imagination fantastique, comme celle des enfants, se fait aussi spontanément animiste: le hasard est bienveillant. Les indication.s spatio-temporelles sont également révélatrices. L'existence fantastique bouleverse volontiers les catégories du temps et de l'espace:

Je ne saurais d'ailleurs fournir de précisions quant à la durée exacte de l'expérience. Je ne suis pas sar de n'avoir quelquefois dormi pendant des semaines entières et d'autre part de n'avoir pris pour de longs sorrumeils des étourdissements passagers. 2

Souvent le temps n'y est mentionné que comme un appoint mystérieux:

25

Cette sour:i,.s. qui vient, chaque soir,

'a

minuit 3 ..

Le paysage est habituellement le paysage enchanté des contes de fées; cela est très évident dans le merveilleux conte

1 Ibid., Le serpent et la pêche, p. 161. 2 Ibid., p. 156.

3 Ibid., Les trais prisons, p. 310. C'est nous qui

(31)

SOUlignons:-~

)

" ,.

intitulé' Le' 'serpent 'et' la.' 'pêche. Le voyageur émerveillé rencontre "des arbres incongrus, é!.ux branches torses couver-tes d'épines", "sur le sol, un gazon dru, bleu comme les ai-guilles du pin"; et les "branches couvertes de petites feuilles racornies portaient des fruits noirs, pareils à des grappes d'olives. Ils laissaient dans la bouche un goût de ciment"l. Il trouve "normal" de se promener dans un paysage volcanique aux couleurs ocres et noires, et de longer "de grands édifices en brique, sans fenêtres, sans cheminées, sans portes,,2 Et même si "les croix du chemin avaient six] branches", tout cela

"passait inaperçu". Dans la poésie aussi, on retrouve, par

exemple, cet étrange paysage bien à la mesure des "amis lunaires,,3:

1 2 3 4

A minuit, il est loin. Son torse, une carène,

Fend des ciels et des mers. Et puis c'est l'hydravion.

Il s'abat sur un lac ~t trace ~e sillon

Qui:. va ~oelleu.:s'emen:t ver's des' p@.ches:' certaines. Puis c'est un sentier noir qui va on ne

sait où.

- Un grand trou noir ••• Ami! Eveille-toi. C'est l'heure.

L'écriteau dit: Tout droit, mais l'écriteau

~e leurre. 4

Ami, éveille-toi. Il pleut dehors. Debout.

Ibid. , Le serEent et la ]2êche, p. 160. Ibid. , p. 154.

Ibid. , Les chevaux de la sablière, p. 224. Jbid. , Les pep~ns, '

.

p. 286.

(32)

(

1

f

A plusieurs reprises, le poète signale la présence de "nains sans forme ni couleur"l, de "géants,,2, de "fantô-mes,,3 ou de ces châteaux dont nous reparlerons. Dans l'en-semble, le fantastique est délicat, chez Sylvain Garneau, et relèverait plutôt du domaine du merveilleux proprement dit, source de beauté et de ravissement plutôt que de ter-reur. S'il peut parfois susciter l'inquiétude, il:r'provo<iue rarement la terreur qu'on éprouve devant les horribles appa-ritions du Rois des Aulnes. Citons tout de même un texte menaçant:

Ce qu'elle peut être

inoffen-sive, la main du dormeur! Pourtant, si elle se détachait, si elle s'a-vançait comme une araignée, si les gros doigts musclés quittaient le maître inconscient?4

La description est devenue hallucinante, parce que la main inoffensive du dormeur s'est transformée en un insecte aussi répugnant que redoutable. Mais d'ordinaire le poète préfère

1 Ibid. , Mais ••• , p. 195.

2 Ibid. , Rois et châteaux, p. 197. 3 ~., La Bleue, 39; Ville" p. 140. p. lJ 4 Ibid. , La Bleue, p. 26. ;:. 1 ....• 27

(33)

nous entrainer à sa suite dans le monde des contes d'enfant, d'une ravissante finesse, on "il y a une souris dans le cocotier ,. qu'il tente de "chatouiller sous l'aile gauche"l. Ailleurs, il s'attardera, en scrutant les yeux de son amie Louison, à y voir "courir tous les chevaux du roi" avec leurs "pompons"~~

Dialectique du rêve et de la aéa1ité

Ce qui est surtout extraordinaire chez Sylvain Garneau (il importe de le souligner), c'est la facilité et la rapidité avec laquelle il passe de la réalité au rêve et du rêve à la réalité. Ses contes, La Bleue, par exemple, contiennent des considérations très raisonnables, sinon moralisatrices, sur le travail, la bonté, le devoir, etc., mais soudain, sans crier gare, le poète décroche de son pPOpDS

et le rêve apparait. Beaucoup de textes pourraient être cités pour illustrer cette extraordinaire faculté qu'a le poète de passer sans transition d'un niveau à l'autre, abo-lissant le temps et l'espace dits réels pour pénétrer dans l'univers du merveilleux avec ses coordonnées propres. Cette

1

Ibid., p. 41.

2

(34)

i

\ [ 1 1 1 ; i

1

schizophrénie littéraire donne lieu à poétiques du genre de celui-ci:

de magnifiques effets

Tu souviens-tu vraiment de ce soir délicieux où nous avions fait de la voile en pleine ville? Nous avions trouvé un poteau télégraphique garni d'une espèce de tente, au bout. ( ••• ) Nous l'avions décrochée et la toile pendait comme une voile déchirée.

Combien de temps sommes-nous restés au pied de ce poteau, couchés dans l'hebbe, à regarder les étoiles et la voile qui oscillait doucement sous la brise tendre? Nous étions sur la mer des Cara!bes.

C'était un soir calme. L'eau s'étendait autour, comme un vrai miroir. Je crois même que ce soir-là elle fourmillait de méduses phosphorescentes, comme si le ciel avait échappé des pluies d'étoiles, dans la mer, par magnanimité.

Et te souviens-tu de l'odeur des varechs, familière, qui nous remplissait les marines de bien-être. Et cette fraîcheur parfaite, pleine de parfums de foin et

de bois qui tombait sur nous en une pluie invisible de petites perles et nous faisait croire à la proximité d'une terre nouvelle. Il faut dire que nous étions bien sao6ls. l

Parti d'un simple souvenir et d'un mince support réel, le narrateur s'invente le plus beau paysage maritime: "Nous étions sur la mer des Cara!bes." On notera aussi comment,

29

à la fin, il nous replonge plutôt brutalement dans la réalité

(35)

1 1 l, ( f

i

1

l

avec cette petite phrase qui fait éclater le rêve: "Il faut dire que nous étions bien saolIls". On aura, du reste, remarqué dans ces écrits la mention fréquente de l'alcool et de la drogue qui servent à déclencher le passage à cette vie imaginaire. En effet, la conduite bizarre

et même incohérente qu'occasionne la consommation de l'al-cool est riche de possibilités poétiques puisqu'elle laisse affleurer au niveau de la conscience le moi profond de

l'auteur. Sylvain Garneau se montre vexé quand les autres se moquent de lui lorsqu'il a trop bu, parce que, à son

30

avis, "c'est souvent dans le fond de l'ivresse qu'on a l'es-prit le plus clair"l. Après quelques lampées de "concerto" (alcool et jus de fruit), le "coeur au fond d'un verre apparaît

tout à coupn2, et la perception de la nature s'en ressent vivement: n ••• on se passe la fiole à tour de rôle tandis que le paysage devient de plus en plus magnifique, impressionnant, formidable jusqu'à en devenir adorable,,3. S'interrogeant sur la beauté et la bonté nouvelles de la nature, le narrateur trouve cette explication: "surtout, nous avions bien bu la veille. Nous avions les sens en éveil n4 . Ce~te liqueur

l Ibid. , p. 35. 2 Ibid. , Cordial, p. 228. 3 Ibid. , La Bleue, p. 71.

(36)

(

enchanteresse suscite le rêve: pour retrouver ses lutins, son kobold, il "(s'était) saofilé la gueule cent fOis"l. Tout un monde refoulé par la prose quotidienne remonte à la surface. L'esprit peut alors vivre les aventures les plus extraordinaires) et jusqu~au mot qu'on cherchait vainement à l'état de sobriété qui "tout à coup ( ••• ) vient se placer. On le dit et on repart.,,2 L'alcool (et aussi la morphcLne) ont le pouvoir de produire cet gt~t d'a~a c~, libéré de

31

tout complexe, le poète s'abandonne sans contraintes à toutes les fantaisies de son théâtre intime. Mais la réalité attend son heure, et le destin tragique de Sylvain Garneau atteste qu'on finit toujours par la retrouver sur son chemin.

Travail et liberté

Ayant mis le cap sur le rêve, on c0mprend que Sylvain Garneau s'insurge contre le travail qui, comme le jour, vient brutalement fermer la porte de l'imaginaire. Il ne s'agit pas de n'importe quelle sorte de travail, évidemment, mais de celui qui accapare toutes les potentialités de l'être. L'homme qui "chaque jour ( ••• ) ronge d'avance le mât de son

l

Ibid. ,p. 80.

2 ~.,

(37)

1 ! 1 !

l

1

(

(

voilier"l par un travail intempestif et qui nourrit de secrètes ambitions, sera un jour la victime de sa démesure:

Vous voulez réussir, tous, et devenir roi. On monte la colline, on arrive et puis quoi? On trouve un lac trop grand, trop bleu et

l'on s'y noie. 2

Le même sort est réservé à celui qui, reniant les ressources poétiques de son être, en arrive à ses pauvres fins qui sont une boutique, un commerce:

Et tu vas voir que certains clous que tu

frappe~jet~ te les enfonceras à travers

les doigts, et que tu y resteras cloué sur le mur de ta boutique. 3

En somme, tout être porte en lui un univers de rêves à habiter, à exploiter. Très souvent, c'est au moment de l'adolescence que l'on prend conscience de cette immense richesse intérieure. C'est aussi à ce moment qu'un choix

32

s'impose. Au nom ou devoir, comme disent les grandes per-sonnes, on sera tenté de fermer les yeux devant "les quelques

1

Ibid. , La Bleue, p. 51.

2

Ibid. , Les trois prisons, p. 304. 3 Ibid. , La Bleue, p. 80.

(38)

éclairs de lucidité qu'on a eus à quinze ans"l. Les

parents rangés voudraient bien amener leur fils à "assimiler peu à peu la cUlture,,2 des biens-pensants. Mais pour ceux qui, loin du soleil aveuglant, ont eu le privilège de voir "le feu inconsistant qui brillait dans la grotte",3 c'est-à-dire,pour ceux qui ont gonté à la liberté créatrice, il est bien difficile de devenir petit fonctionnaire, rond-de-cuir. On aura toujours le gont de décrire les mers que l'on a sillonnées ••• Un travail abrutissant laisse

insatis-33

faits ceux que le rêve a déjà fascinés: le rêve c'est comme "un ver dans la pomme". Rien ne l'arrête. Ainsi " ... pendant que dehors dans les rues achalandées les piétons noircissent la neige, c'est ce ver qui gruge et qui grince et dont on entend le bruit dans le petit bureau désolé,,4 Dans la tête de l'employé, la ritournelle continue de faire miroiter une vie plus vraie: celle du rêve:

1

2 3 4 5

Faucher un champ d'étoile Avec ma grande voile 5 Et ne'pius revenir •••

Ibid, , p. 91.

Ibid. , Les trois ]2risons, p. Ibid. , La Bleue, p. 79.

Ibid. , p. 45. Ibid.

(39)

(

r

1

1

Les gens sont tellement pris par leur travail qu'ils ont l'air de condamnés qu'on mène à l'échafaud:

"Et l'on parle de 1iberté!,,1 s'exclame le poète. Dans le poème Départs ne croirait-on pas reconna!tre dans

ce" "grand" enfant Quittant tous" "s-e"samis, se"s-parents

et

sa

ville, Sylvain Garneau lui-même, fuyant

c ••• )

pour toujours cet avenir servile Qu'on lui offrait. 2

Au vrai, il ne s'agit pas des capricep d'un pares-seux; ce n'est pas que le poète refuse le travail; c'est au travail servile, lot de la majorité, qu'il s'en prend. Car il ne faut pas s'y tromper, la "vie de bohême" que mène Sylvain Garneau n'est pas de tout repos. Le monde du rêve mobilise lui aussi toutes les énergies: ëa>mme il faut rêver pour entrer au pays du rêve !"" Ainsi ce que le poète appelle "jeu" exige d'épuisants efforts et engendre l'angoisse. Et, en définitive, la quête des jeux de l'enfanœet du rêve sera

1 Ibid., La chanson du petit journaliste, p. 285. 2

Ibia. ; _Départs, p. 114.

(40)

toujours à recommencer:

Demain matin, sur l'autre rive,

J '.irai . ·recommencerle j.eu •

. Ceux' gui n'ont pas' peur, qu'ils

. me .. suivent. 1

Ça fera moins de malheureux.

Mais, comme "ils ne l'ont pas cru", alors le poète se

re-35

trouve dans la solitude. Ce domaine merveilleux, sis au-delà des apparences serviles, bien peu tiennent à s'y réfugier.. Les esprits pratiques se consacrent plutôt à "toutes ces

choses qui ne ressemblent à rienr.et qui à la fin s'intitulent travail". 2 Le vrai travail, selon le poète, serait l'explo-ration ininterrompue de cette Réalité sise derrière la

réalité de tous les jours où se trouvent les vraies richesses. Et pour cela) il prônera une sorte de détachement, un Que

sert à l'homme ••• absolu qui ~R sera, pas moins que celui de l'Évangile, crucifiant. Car les hommes réalistes se met-tront en travers de semblables aspirations, et la libération recherchée sera mortelle.

1

Ibid., Le jeu, p. 312. C'est nous qui soulignons. 2 Ibid., La Bleue, p. 44.

(41)
(42)

(

Il faut bien que l'enfant sage tente une bonne fois de quitter la maison et de s'avancer vers la route qui ouvre sur un ailleurs à la fois fascinant et redoutable. Il doit un jour d11ater son un~vers ou, du moins, tenter de le faire.1

C'est "à folle allure" que l'adolescent Sylvain Garneau (il avait douze ans) quitte la maison et tente de renoncer à la vie "au milieu des tapis" et au "quartier emmitouff1é". Dans un récit plein d'une mystérieuse fan-taisie, l'adolescent âécrit cette fugue et la "sensation grisante" des "descentes furibondes" à 'bicyc1et:te entre les "érables qui fuyaient en dansant,,2. Aprè.s cet effort de rupture avec le monde du passé, bâti de toute pièce par les "adü1tes", une seule chose, comme nous l'avons déjà dit, semblait importante: "c'était de marcher, de tout voir, de chercher et peut-être de trouver. De trouver quoi?"3. Dans un poème de l'adolescence, Départs 4 , constitué de six

1 Vigneault, Robert, L'univers féminin dans l'oeuvre de Charles Péguy, Desc1ée de Brouwer, Par1s, Les êd1t10ns

Be11arm1n, Montréal, 1967, p. l41. C'est nous qui soulignons les deux derniers adjectifs.

2 Garneau, Sylvain, op. cit., Le serpent et la pêche, p. 153.

3 Ibid., p. 157. C'est nous qui soulignons.

4

Ibid., Départs, pp. 109-114.

,.( \.

(43)

1 ! 1 ( 1

l

sonnets, Sylvain Garneau donne à cette rupture encore plus de force que dans le récit Le serpent et la p~che. Alors que dans ce dernier conte, une puissance supérieure semble le guider vers un autre monde, c'est le "grand .enfant"

lui-m~me, dans Départs, qui prend cette décision et pour des

raisons bien particulières: il fuyait "pour toujours cet avenir servile / Qu'on lui offrait"l. Mais de quoi est fait cet "ailleurs" fascinant vers lequel il fuit?

ou encore,

"Ailleurs", c'est silrement un appel à l'évasion:

Le départ vers ià-bas Vers le flot qui s'ébat Là sans soucis.2

On voudrait faire ses valises. Allez! Vers le soleil! De l3air! Courir sur le bord de la mer!

La route invite à fuir le terrible quotidien. Et m~me, le temps du travail revenu, elle incite à flâner dans les rues,

1

Ibid. , p. 114. C'est nous qui soulignons. 2

Ibid. , Terre et eau, p. 208.

3 Ibid. , La chanson du petit journaliste, 284.

(44)

(

à

se mirer dans les vitrines qui invitent au dépaysement et à l'oubli. Et c'est ainsi que

Souvent le matin vient derrière la:.montagne .

Avant ·qùé··:ie·::'·n!·arrive. Et je hâte le pas. 1

Ce mouvement de rupture avec une vie "servile" se concrétise chez le poète dans le thème de la route lié bien sar, à

la marche, au départ et au retour.

La marche le rend heureux et, lorsqu'il se sent f.atigué, s'il marche "seul pendant quelques minutes, (il) revient, de bonne humeur,,2. Il marche parce que tout sim-plement: "C'était bon de marcher,,3, mais surtout parce que la marche permet aussi une évasion vers le pays de l'enfance et du rêve:

1 2 3 4

Et nous irons 1à~bas ( ••• )

Nous courrons vers ces lieux ( ••• ) Et nous verrons venir avec cette fumée Un rêve-souvenir à la voix enrhumée 4 •

Ibid. , N.B·.G··.·-. OutréJît'ont, p. 241. Ibid. , La:'B~eùe~fY"p • 69.

Ibid. , Bonaventure, p. 243. Ibid. , Cordial, p. 228.

(45)

!

r 1 i 1

(

i ! 1 1

Les deux mots (rêve et souvenir) sont joints par un trait d'union. De les voir c0œà côte est déjà très significatif. Un "rêve-souvenir" c'est aussi bien le monde de l'enfance

~

que le rêve qui le provoque, c'est comme

Un rêve qu'on revoit, qu'on connaît et qu.'on nomme

Sans le vouloir comprendre et dont le son revient

En nous comme un remords usé qui nous retient. l

Un "son" de l'enfance, un rêve entrevu et qu'il voudrait voir s'accomplir:

Il voulait transformer l'univers : de ses ~ins,

Saccageant, ·refusant, niant tout, -- dans son rêve. 2

Par la marche) il tente de réaliser cette alchimie du réel. La marche est une activité physique qui provoque une autre activité, celle-là créatrice, poétique: la rêverie:

l

2

Il s'en allait ainsi, murmurant pour lui seul

Des .. r@v:es, des proj ets, et·' d·' immenses

'poèmes,

lb id ., p. 2 29 •

(46)

(

Ne se lassant jamais de toutes ces bohêmes

Et de tous ces repos pris aux pieds d'un tilleul,

(

...

)

·Tl· ·s·' en ·alTaït ainsi, à travers les villages,

(

...

)

Sans jamais se lasser, sans arrêter, jamais. l

La marche, par son mouvement régulier, par son bercement, pourrait-on dire, engendre une sorte d'engourdis-sement qui ressemble au sommeil. Pareil au rythme régulier du train, la marche range peu à peu "les pensées bien dou-cement avec les souvenirs,,2 permettant une longue rêverie "oeuvrante", selon l'expression de Bat~helard. C'est une rêverie qui prépare l'oeuvre, le poème. La marche permet

41

"à pas lents (de) bercer d'indolentes pensées,,3 et d'apporter son attention,-:"'.aux choses, aux obj ets pour les retrouver

transformés, alourdis d'un potentiel poétique:

1 2 3

4

L'or des chemins! cerises r01lges! 4

Le sentier dort mais l'arbre bouge

:fill. ,

p. 111. C'est nous qui soulignons.

Ibid. , La Bleue, p. 96.

Ibid. , Lés étudiants, p. 236.

(47)

(

Sous les pas du promeneur la poussière rappelle:

L'aile ténue de maintes be11es 1

Mais la marche donne surtout accès aux richesses de la nature: "sur un petit chemin bordé d'arbres ~

pénètre dans la nature. On s'infiltre dans le monde des insectes,,2. C'est là que le poète se grisera de liberté. En songeant à sa petite rue bien pavée, à ce petit monde limité entre deux coins de rue, un peu comme la chèvre vaga-bonde de M. Séguin, il est pris d'une forte envie de rire. Comment avait-il pu tenir là-dedans? Et dire qu'il avait là, encore, des "amis qui avaient peur de 1eurs·"'professeurs

et qui acceptaient qu'on leur fît prendre des leçons de piano! Des amis que des mamans appelaient avec une cloche, à l'heure du midi!,,3. Tout en marchant il fait bon "sentir le vent frais lécher (les) fronts hui1eux,,4 et "chercher des cailloux b1eus,,5.

1 Ibid.

2 Ibid. , La Bleue, p. 76. C'est nous qui soulignons.

3

Ibid. , Le ser'12ent et la 12êche , p. 158. 4 Ibid. , Les étudiants, p. 236.

5

(48)

r

l 1

l

1 1 1 ; i

!

f

1

!

(

La route est provocante; elle aiguise la curio-sité; le poète veut toujours en voir davantage. "Avec une route devant (soi), comment ne pas être glorieux.

Comment n'être pas préhistoriques"l. Elle invite

à

toutes les audaces: évoquant une virée en jeep, le poète écrit que ses amis et lui étaient des rois et des reines et que "la route (leur) obéissait,,2, ou encore qu'elle était "un serpent qu'il (fallait) vaincre,,3. Par contre dans les moments de peine, d'ennui, elle est la tendre amie qui console:

Ami, si tu t'ennuies 4 Va-t-en sur les chemins.

43

Mais, si exaltante soit-elle, la route chez Sylvain Garneau est uneDpr:'omesse trop belle pour être tenue. Les départs sont enthousiasmants et se veulent définitifs. Le poète part "plein d'un rêve triomphant, / A travers les pays"S; i l ambitionne de transformer le réel de ses mains

1 Ibid. , La Bleue, p. 73. 2 Ibid. 3

ill,2.. ,

71. p. 4 ~., La bonne entente, p. 288. 5 ... . ... .. . Ibid. ,- Départs, p. 114. 1 1 ~. .... , . 1

(49)

l

;, o' f 1:

i

!

1 î 1 ( 1 1 1

!

1 1 1

sans jamais se lasser, sans s'arrêter, jamais"l. Il veut découvrir "un pays si beau que vous en p1eurerez,,2.

l!Ié1as, il apprendra à ses dépens que "le pays est immense", que l'ailleurs ressemble à l'ici et qu'il est redoutable.

Le sentier qu'il emprunte n'est qu'un cul-de-sac. Et même s'il supplie son "vieux chemin de pierre où jurent les cochers, (de le conduire) de nouveau près de sa bien-aimée"S, il ne sait que trop qu'il s'agit là d'une vaine tentative, car la fille du roi est folle. Même si l'on "se donne la main (chacun) va son chemin4• La solitude, l'ennui qu'on croyait avoir surmontés, on les trâ!ne avec soi ainsi que "la nostalgie des soirs qui ne sont pas venus"S.

44

C'est en vain qu'il cherchera "la fin de son rêve", et, un jour, épuisé, résigné, "il reviendra, le pauvre,

et mourra indigné". La longue marche si faussement promet-teuse ne sera qu'un échec de plus dans la recherche de l'''introuvab1e".6

1 Ibid. , p. 111.

2 Ibid. , La Bleue, p. 74.

3 Ibid. , La Fille du Roi, p. 24S.

4 Ibid. , Rois et Châteaux, p. 20S. S

ill,9, .. ' Amours, p. 274. 6

(50)

l

\

t

i

i

! { 1 \ i ; 1 1 ( CHAPITRE III

UNE POÉSIE DU "RÊVE-SOUVENIR"

(51)

(

La "crise de ressouvenir"

On peut affirmer sans crainte de se tromper que Sylvain Garneau ne vit que de souvenirs. Il est "encore presque un enfant"l, sewon ses propres paroles, et déjà le souvenir l'habite. Des tours comme: "Je me souviens", "te souviens-tu", "moi je me rappelle", "ils se rappellent", et les mots "souvenirs", "autrefois" reviennent de façon constante sous sa plume. Ce qu'il ambitionnait, c'était de "partir à reculons et suivre à rebours ce chemin,,2 jonché de souvenirs. Souvenirs de toutes sortes, de tous âges:

. d' " . ~,,3 d " . d souven1r un S01r au champagne v o l e , es cr1ses e vandalisme" 4 , "de ces voyages, de ces arbres, de ces riviè-res. ( ••• ) des instan~ssdoux qu'on savourait sans mot dire"S. Souvenirs aussi, de conversations où les "immigrés"

Se rappellent pendant des heures Le temps de leur ancienne paix 6 Le temps du droit et du respect 1 Ibid. , La Bleue, p. 89.

2 Ibid. , p. 36. 3 Ibid. , p. 9S.

4

Ibid. ~ 6 Ibid. , p. 42. 6

(52)

()

47

Comme il bourre ses poches d"'obJets' 'tI'oU-vés au

cours de ses randonnées, ainsi il rapporte bien précieusement, de ses courses dans les foins coupés ou de ses chasses aux papillons, de nombreux souvenirs. C'est pourquoi, lorsqu'il quitte la maison de campagne, il peut jeter ses collections,

Mais (il) garde en punition 1 Des souvenirs plein la tête.

Il Y a accumulé "des souvenirs pour durer jusqu'aux fêtes.

( Vacan~es-:;, b or d d e l , eau, rJ.Vloere sans pOloS son . .... . ),,2 .

Mais ses souvenirs dureront-ils jusqu'aux fêtes? Car il arrive que cette opération de mémoire s'avère angois-sante: "Je suis en proie à une violente crise de ressou-venir" 3. • Une oppression douleureuse étrelÎlnt le poète; il lui semble que la maitrise de ses souvenirs lui échappe. Ces derniers s'imposent à lui, l'entrainent malgré lûi; la moindre circonstance: "Une chanson de la Piaf. La même brise, quelquefois les mêmes paroles... Et ça y est,,4.

1 Ibid. , Salon d'automne, p. 262.

2 Ibid. , Côte-des-Neiges, p. 264.

3

Ibid. , La Bleue, p. 89. 4 Ibid. , p. 96.

(53)

Liée à cette tyrannie du souvenir, une douleureuse appré-hension: "la crainte de voir mourir quelque chose me hante"l.

C'est bien, en effet, la mort des souvenirs qui angoisse le poète, car, "il y en a des millions de souvenirs qui disparaissent dans le sOleil,,2. Il y a "deux billions de personnes sur la terre qui pourraient transmettre des atmosphères, créer des souvenirs,,3. Pourtant personne n'ar-rive vraiment à "capter,,4 cette "substance qui va mourir, là tout de suite"S.

Les plus purs moments de sensibilité, les instants parfaits n'en sont pas moins dévorés par le temps. Rarement aura-t-on vécu avec autant d'intensité que notre poète

48

cette expérience de l'inéluctable écoulement temporel. Témoin ce récit chargé d'émotion:

l 3

5

Hier, nous sommes allés

chez Michel. Nous avons bu tran-quillement devant la rivière. La

Ibid.

r

-2 Ibid. Ibid. , p. 94. 4 Ibid. Ibid.

(54)

(

lune brillait parfaitement. Il régnait un calme très beau, même inquiétant. La rampe de la ter-rasse luisait doucement. Les pre-mières feuilles du printemps sentaient

à plein nez, surtout vers minuit, lorsqu'il commença à faire frais. Mais à certains moments je me sentais des envies de faire du tapage, de

casser des carreaux. Parce que jamais, jamais personne d'autre que nous c~nq

qui €tions là ne respir.era exactement les mêmes odeurs, ~our personne le scotch n'aura le meme gont. Personne n'entendra les mêmes cris venant de l'autre côté de la rivière. C'est mort pour l'éternité.

(

...

)

Et le pire est que non seulement ça disparaît dans le temps mais aussi dans l'espace.

Se so~venir à mesure que les événements

arrivent!

"Se souvenir à mesure que les événements arrivent": serait-49

ce la formule magique qui permettrait de rendre les souvenirs inoubliables et de les faire vivre ici et maintenant?

A moins qu'il ne s'agisse plutôt d'un souhait impossibl~car

le poète ne réussira même pas par l'écriture, comme nous

le verrons, à surmonter ces redoutables crises de ressouvenir.

L'enfance ou les souvenirs privilégiés

L'enfance est trop compliquée. Elle a ses énigmes, ses secrets

l Ibid., p. 94. C'est nous qui soulignons.

(55)

(

j

impénétrables. Et puis non!

Ce ne sont ni énigmes ni secrets. C'est simplement qu'il faut avoir une mémoire d'enfant pour se souvenir de l'enfance. l

Si quelqu'un possède cette "mémoire d'enfant", c'est bien Sylvain Garneau: presque chacun de ses écrits relate un souvenir; comme de son ami Lucien) on pourrait dire de lui qu'il raconte "de drôles de choses. C'est son enfance qui sort,,2~ Les choses, aussi bien que les lieux qu'il revoit, c'est avec les yeux de l'enfance qu'il les perçoit: "Un lac, mes vieux, un lac immense, avec unel'!~e au milieu. Pas une petite île. Une grande île avec un lac au milieu. Et au milieu de ce lac, une autre île •.. ,,3. C'est le lac tel qu'il l'imaginait à "l'âge des mystères,,4, vu à travers le prisme merveilleux de l'enfance.

Dans une lettre à une amie d'enfance, "la ,petite Marie de l'an de grâce 1938-39", il avoue: "Tous-mes

souvenirs de ces années se confondent dans ma tête. Je revois la rivière de Sainte-Dorothée, le soleil, les grenouilles et les papillons, mais rien de bien précis,,5. Si paradoxal

l Ibid. , p. 79. 2 ~., p. 73. 3 Ibid. , 74. 4 Ibid. , 25. p. p. 5 Ibid. , Lettre .... Marie, 141. a p.

(56)

(

que cela paraisse, l'oubli est la condition oréalable du souvenir; telle phrase, autremois significative, n'est plus "qu'un panier percé d'où les souvenirs s'échappent comme le sable sitôt qu'on le secoue"l. Par bonheur, ce passé n'est pas irrémédiablement perdu; il demeure enfoui dans le poète à son insu, sous le présent, pour ainsi dire, formant les diverses stratifications du moi. En apparence, ces souvenirs déposés au fond de l'être semblent relégués

51

aux oubliettes, mais ils constituent, en réalité, le précieux réservoir de l'inconscient. La sensation présente ne sera que l'étincelle qui rétablira le contact avec le passé oublié, et fera jaillir une nouvelle sensatic~ née du mystérieux

réveil de la "mémoire involon!l;aire", selon l'expression de Proust, grâce à l'intuition du moment. Il suffira par exemple, à Sylvain Garneau de voir une maison de campagne à l'automne: "volets fermés, moustiquaires enlevées ( ••• ), un perron où vrombit un insecte tardif, pour sentir tout à coup une angoisse enfantine, - la même que je sentais lorsque je m'apercevais qu'il était onze heures du soir, autrefois, et que je n'avais pas encore commencé mes devoirs d'écolier" 2. Soulig.noIB l ' instantanéi té du "tout à coup" qui

1 Ibid., La Bleue, p. 89. 2

Ibid., p. 55. C'est nous qui soulignons.

Références

Documents relatifs

Le contraste entre les destinées des deux égli¬ ses, qu'on peut appeler des églises jumelles, sollicite la ré¬ flexion ; toutes deux prétendent s'adresser à tous sans distinc¬

– les Ferocactus avec leurs aiguillons puis- sants et souvent très colorés (certaines espèces à aiguillons crochus étaient utilisées pour la fabri- cation de hameçons);.. –

Le synthème, dans cette optique, mérite d’être considéré comme un tremplin condui- sant du monde profane vers l’univers sacré, par son affinité avec le symbole (pour re-

Partager des informations et confronter des expériences qui ont déjà démontré leur pertinence, tels sont les objectifs de la ren- contre régionale «Coopération internationale dans

Depuis 7 ans il collabore avec Michel Deneuve et son Cristal Baschet pour la création de répertoires revisités (Plain-chant, musique contemporaine, musiques du monde)..

des communes concernées Cartographie des communes averties Cartographie des communes averties et des cours d'eau avec risque de crue et des cours d'eau avec risque de crue. Site

Mais nous pensons qu'un micro-ordinateur peut rendre de grands services aux mycologues, soit dans le cadre d'une société (et notamment pour les fichiers d'exposition), soit à

Notre Société a trouvé un accord avec la SSMIG, la SSMUS et la SSAR pour créer titre interdisciplinaire commun de formation approfondie en médecine d’urgence basé sur les