IMAGE DE L'HÔPITAL ET MENTALITÉ MAGIQUE
D'ÉTUDIANTS INFIRMIERS
Andrée THOUMY, Houaïda SABBAGH Université Libanaise, Faculté de Pédagogie
MOTS-CLÉS: CONCEPTIONS - ÉTUDIANTS INFIRMIERS· HÔPITAL-TECHNOLOGIE MÉDICALE - DÉCHETS HOSPITALIERS
RÉSUMÉ : L'image monstrueuse el incohérente de l'hôpital reconstituéeàpartir des conceptions d'étudiants infmniers sur les déchets hospitaliers semble due à la prégnance du déchet domestique, elle-même attribuable
à
l'absence de formation scientifique entraînant une déficience des concepts scientifiques impliqués et une non interaction des sujets avec la technologie hospitalière. Elle suscite un remaniement de l'enseignement scientifique, l'instauration d'initiation technologique et la réduction, au plan scientifique, du clivage entre les personnels médical et soignant.SUMMARY : The monstrous and incoherent image of the hospital, reconstructed from the conceptions of nurse students about hospital wastes seems to be due to the prevalence of domestic wasles, itself attributed to the traditional model of scientific teaching leading to deficient scientific concepts and to the non interaction of the subjects with the medical technology. It suggests an improvement of scientific teaching, a technological training for these students and the reduction, at the scientific level, of the c1eavage between the medical and the nursing staff.
1.
INTRODUCTION
Alors que le développement technologique a pris une dimension internationale et que l'initiation
à
latechnologie a fait son entrée dans l'enseignement général dans divers pays industrialisés dès l'école
maternelle (Lefrançois, 1986), celle-ci n'a été introduite dans cet enseignement au Liban qu'en 1998 (Circulaire du 1er août 1997). Cependant, il ne saurait y avoir de technologie - qui ne soit pas artisanale - avant que n'interviennent explicitement, dans l'histoire des représentations, une conscience de rationalité et une exigence de mathématisation (Guil1erme, 1996), ni d'interaction entre l'individu et la technologie sans la mise en culture des sciences et de la technologie (pochon, 1986). En dépit de la réalisation de ces conditions dans les pays occidentaux, M. Mayer (1986) constate que, jusqu'à ce jour, comprendre la technologie de la vie quotidienne est au-dehors des règles du jeu même pour des enseignants scientifiques.Pays en développement, le Liban ne participe pas à l'élaboration de technologies nouvelles, mais dispose de ressources financières suffisantes pour importer les technologies de pointe ; en particulier, ses hôpitaux privés sont équipés d'appareil1ages sophistiqués pour le diagnostic et le traitement des maladies, équipements" dont le nombre dépasse les moyennes européennes" (Ammar et al., 1998). D'un autre côté, l'enseignement scientifique qui reste traditionnel, ne dote pas les sujets de concepts durables et réinvestissables et ne les prépare pas aux activités intellectuelles autonomes (Thoumy, 1995).Àl'intérieur de cette situation paradoxale, on se demande si les étudiants infinniers qui suivent des cours à l'université et dont l'hôpital, à prédominance technologique, constitue le terrain de stage, seront concernés par l'environnement hospitalier et si leurs conceptions
à
propos de la nature des déchets des différentes unités de l'hôpital en seront affectées. Nous faisons l'hypothèse qu'en raison des conditions précitées, l'interaction entre les futurs infinniers et l'environnement hospitalier sera particulièrement faible dans les unités qui fonctionnent avec les diverses technologies et leurs conceptions ne porteront pas la marque de leur passage tant à l'université que dans ce lieu de soin au cours de leurs études, et cela quel que soit le niveau de celles-ci.En vue de tester cette hypothèse, une recherche a été menée auprès d'un groupe d'étudiants infirmiers inscrits dans les 4 années de la licence en Sciences Infirmières dans 2 sections delaFaculté de Santé Publique de l'Université Libanaise.
2. L'ÉTUDE DES CONCEPTIONS
2.1 L'échantillon
Il est constitué par 88 étudiants dont 85 filles et 3 garçons d'âge moyen 21 ans, répartis presque également dans les 4 niveaux de la licence. Durant leurs études, ils suivent des cours et effectuent des stages dans hôpitaux, produisant, manipulant, stockant et évacuant des déchets résultant de l'activité de tous les services hospitaliers, déchets qui illustrent les deux volets antagonistes de l'activité de l'hôpital,
à
savoir, garantie de la santé humaine et source grave d'agents pathogènes, sans qu'un cours spécifique concernant leur nature et leur élimination soit dispenséà
la Faculté commel'atteste le contenu des programmes, sauf dans certains cas paniculiers relevant d'une initiative personnelle des enseignants. Les résultats de la recherche devraient donc être attribués à une expérience vécue des étudiants et à une prise de conscience personnelle de la situation en l'absence de fonnalisation de cet aspect.
2.2 Le questionnaire
Un questionnaire relatif
à
la production,à
l'élimination età l'impact polluant des déchets hospitaliers a été proposé aux sujets, la question: .. Énumérez tous les déchets de l'hôpital" suggérant de passer en revue tous les déchets susceptibles d'être produitsparles différentes unités decetétablissement,et celle qui demande de préciser les mécanismes de la pollution pour chacun des déchets énumérés pennettant de sonder les concepts scientifiques. La perception delanature des déchets, en particulier celle relative aux diverses activités diagnostiques et thérapeutiques mettant en jeu les appareils technologiques, permettra de reconstituer leur image de l'hôpital et de son fonctionnement, etde caractériser leurs conceptions.3. LES RÉSULTATS
La recherche révèle dans les réponses des étudiants infmniers une prédominance des déchets non infectieux (déchets domestiques) et la rareté des déchets spécifiquement hospitaliers, trahissant l'absence de prise de conscience des différentes unités de l'hôpital et de leur fonctionnement. En effet, sur la vingtaine d'unités que compte approximativement un hôpital, en particulier les services de pointe: chirurgie cardiaque, radiothérapie par accélérateur linéaire, lithotripsie, centre de dialyse, transplantation de moelle osseuse et transplantation rénale,
cr
ScanetlRM (Ammaretal., 1998) ainsi que les services plus classiques de néphrologie, radiologie, du laboratoire de microbiologie (bactériologie, virologie, parasitologie) et du laboratoire d'anatomie pathologique, etc., une vision réductrice n'en fait percevoir aux étudiants qu'un nombre très limité et sans que soit entrevu, par ce groupeà
risque, le potentiel infectieux, toxique ou radioactif de certains de leurs déchets.Cette absence de mention des déchets strictement hospitaliers
à
haut risque pourrait être attribuéeà
2 causes essentielles: la prégnance du déchet domestique qui masque les déchets typiques,etl'absence d'une pensée technologique implicite jointeà
la non initiationà
la technologie médicale età
ses modes de fonctionnement. La prégnance du déchet domestique est elle-même attribuableà
l'absence des concepts scientifiques permettant d'expliquer: 1) le fonctionnement nonnal de l'organisme (service d'obstétrique où on note 8.72% pour les placentas et0%pour le liquide amniotique) ; 2) les maladies (agents pathogènes, tumeurs, etc.) ; 3) le diagnostic (radiologie, cultures microbiennes, etc.) avec Il % pour les milieux de culture, 0% pour les micro-organismes conservés, les cadavres d'animauxet les déchets biomédicaux de laboratoire, et 12.5% pour les lames du microscope et une absence totale de mention des déchets radioactifs alors que les applications delaradioactivité sont nombreuses tant sur le plan du diagnostic que de la thérapeutique (rayons X pour la radiologie conventionnelle etle
scanner, radiothérapie, scintigraphie utilisant l'iode radioactif, etc.) ; 4) la contamination (impact surle personnel et sur l'environnement} avec 80
à
90% de réponses positives pour le potentiel de pollution des déchets cités, alors que 3 sujets seulement sur 88 établissent de manière exacte les mécanismes de pollution; et 5} les thérapies (chimiothérapie, radiothérapie, ablation, ete.), bien que le service de chirurgie recueille 46.36% pour les organes amputés, mais 0% pour les déchets d'autopsie. À l'opposé, les seringues sont présentes à 100% et les pansements à 60%. De même, les déchets des produits pharmaceutiques apparaissent avec un pourcentage remarquable (51%).La non formalisation de ce domaine à travers un cours universitaire peut également être invoquée.Il est possible d'admettre qu'une mobilisation des connaissances des sujets en réponse au questionnaire ait été réalisée, l'homogénéité du type des réponses pour l'échantillon tout entier et les interviews attestant à la fois ce fait, et les déficiences conceptuelles.
L'hôpital.maison
Ramenant le déchet hospitalier au niveau du déchet domestique sans haut risque, l'hôpital apparaît pour les étudiants comme une maison avec un laboratoire scolaire ou universitaire et une boîte de pharmacie familiale. Par ailleurs, les déchets issus du fonctionnement de la technologie radioactive passant inaperçus, cet établissement se trouve amputé d'un nombre d'unités strictement hospitalières. L'image de l'hôpital apparaîtrait ainsi pour cet échantillon légèrement monstrueuse et incohérente. Elle est appuyée par le fait que certains sujets ont été témoins au cours de leurs stages des moyens d'élimination des déchets hospitaliers, les hôpitaux les traitant eux-mêmes comme des déchets domestiques (Université Libanaise, enquête, 1996). Dans le même sens, Farès signale qu '" il a été estimé en 1997 qu'environ 6.000 tonnes de déchets hospitaliers provenant de divers hôpitaux, cliniques et laboratoires au Liban entre autres, sont jetés anarchiquement et/ou mélangés aux ordures ménagères... (Farès, 1997). Toutefois, les sujets ne peuvent ignorer dans cet "hôpital-maison" les cas de guérison et d'amélioration de l'état de santé des malades souffrant de pathologies lourdes. L'absence dans leur image de l'hôpital des moyens mis en œuvre pour le traitement des malades fait que les diverses thérapies apparaissent comme magiques pour eux.
Ces résultats indiqueraient que les étudiants infirmiers n'ont pas conscience du second volet du fonctionnement de l'hôpital comme source grave d'agents pathogènes et de déchets chimiques
à
haut risque; et si les placentas, produits en permanence sans être obligatoirement infectieux, passent quasiment inaperçus,àplus forte raison en est-il des résidus d'activités d'appareils utilisant des substances radioactives. Ces dernières seraient inaperçues ou considérées comme inoffensives. L'absence de mention du liquide amniotique indique que les sujets n'acquièrent pas de connaissances àpartir de leur expérience quotidienne qui semble être strictement routinière.Leur passage à l'hôpital n'aurait donc pas remanié les conceptions du personnel de soin, consacrant leurs conceptions communes par l'intermédiaire desquelles ils ne perçoivent que ce qui leur est familier, n'enrichissant pas de ce fait et n'élargissant pas leur monde perceptible et cognitif. En effet, l'enseignement scientifique traditionnel au niveau scolaire, incapable de doter les sujets d'outils intellectuels leur permettant d'explorer spontanément le monde qui les entoure et d'interagir avec leur environnement, la persistance de ce même type d'enseignement au niveau de l'université (Thoumy, 1995) où les enseignants ne sondent pas suffisamment les conditions cognitives des étudiants, et
n'envisagent pas des interventions assez percutantes pour contrecarrer les conceptions existantes et en pennettre le remaniement par des expériences nouvelles, conduisent à une pensée statiqueetrigide. Faute de cet effon créatif des enseignants, englués dans des cours traditionnels, la mentalité des apprenants reste inchangée et leurs connaissances, vagues et imprécises, leurrent à la fois enseignants et enseignés par leur adaptabilité à tous les types de questions et de situations. L'absence simultanée d'initiation explicite, même théorique, à la technologie hospitalière et à ses conséquences au cours de l'enseignement universitaire et d'une pensée technologique implicite due au fait que le pays n'est pas producteur de science et de technologie, contribuent àla persistance des conceptions communes et magiques où on ne note aucun progrès entre les résultats dans les 4 niveaux de la licence.
Cependant, si l'enseignement à l'université ne favorise pas la fonnation souhaitée, l'hôpital, terrain de stage des étudiants consacre le clivage entre médecins aniculés àla science moderne et personnel soignant dont la fonnation semble se limiter à la simple acquisition de techniques banales (injections, bandages, prises de sang, mesure de la pression artérielle, etc.). Cependant, la nécessité d'une infonnation largement diffusée et répétée auprès des professionnels de santé sur le risque de contamination par cenains virus (VIH et hépatropes) a récemment été soulignée (Oaher et Mokhbat, 1998).
4. CONCLUSION
Si la fonnation des enseignants est une situation complexe, celle des étudiants infumiers l'est davantage en raison de l'aniculation du théorique avec un réel qui peut être dangereux pour leur santé, celle de la communauté et de l'environnement. Delà, la nécessité d'un remaniement des méthodes d'enseignement basées sur une analyse conceptuelle des pathologies, de leur diagnostic et de leurs thérapies, et davantage axées sur les apprenants, leurs conceptions, et la construction de leurs concepts. De même, la fonnalisation des 2 volets de l'activité de l'hôpital dans les 2 types d'établissements, ainsi qu'une explicitation du fonctionnement des différentes unités de l'hôpital avec les déchets engendrés et les risques entraînés, en paniculier celles qui mettent en jeu biotechnologies et appareils technologiques de tous ordres, pourraient faire en sone que la profession des étudiants infirmiers dépasse son cachet anisanal et accède à une véritable spécialisation reposant sur des concepts scientifiques. Enfin, l'enquête menée par une fraction des étudiants ayant conduit à des résultats positifs, une solution consisterait à fonner les futurs infumiers par la recherche, en problématisant cenains aspects de leur métier et du fonctionnement de l'hôpital.
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