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Jacques Ferron, poète

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

par

Geneviève GAGNÉ

Mémoire de maîtrise soumisà la

Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaises Université McGill

Montréal, Québec

Mai 2002

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Jacques Ferron, écrivain québécois reconnu pour sa plume incisive et polémique, a élaboré son œuvre littéraire autour de genres aussi multiples que diversifiés. Qu'il s'agisse de contes, de pièces de théâtre, de romans, d'essais, de critiques ou encore d'historiettes, aucune frontière générique n'empêche la pensée ferronienne d'être transmise. La relation entre Ferron et la poésie procède d'une toute autre dynamique. S'il est vrai que l'auteur n'a jamais publié de recueil poétique, les manuscrits qu'il a laissés à la Bibliothèque Nationale du Québec montrent tout l'intérêt que Ferron porte au genre littéraire de la poésie. En effet, le Fonds Jacques-Ferron comporte plus de cinquante textes poétiques qui sont mis à jour dans la présente étude. La première partie, qui présente les poèmes inédits de Ferron, énonce aussi les principes éditoriaux qui ont guidé le travail de transcription des manuscrits. Dans la seconde partie de l'étude, je construis ma réflexion critique autour du principe de la « conscience générique »tel qu'établi par Michal Glowinski. Après avoir montré que Jacques Ferron s'est servi de son matériel poétique pour écrire des contes ou des pièces de théâtre, j'avance l'hypothèse que sa connaissance approfondie des modes de lecture et d'écriture de la poésie le porte à modifier son approche littéraire face à ce genre. Il récupère donc sa poésie pour la faire passer autrement dans sa production littéraire, ce qui explique les nombreuses apparitions de vers dans la prose ainsi que la présence soutenue de la poésie en tant que sujet tout au long de son œuvre publiée.

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Abstract

Jacques Ferron, Quebecois writer famous for his incisive and polemic style, has created his literary works with numerous genres of great diversity. Whether it may be tales, plays, novels, essays, critiques or short historical chronicles, no generic boundaries obstruct the Ferronian thoughts from being transmitted. The relation between Ferron and poetry is much more complex. Although the author has never published any poetic works, the manuscripts found at the National Library of Quebec demonstrate an the interest Ferron OOd for the poetic genre. In fact, the Jacques-Ferron Archives contain over fifty poetic texts, which are being edited for this study. The fust part, which presents Ferron's unpublished poems, also exposes the editorial principles tOOt guided the task of transcribing the manuscripts. In the second part of this study, 1 reflect upon the idea of "conscience générique " (generic conscience), priorly established by Michal

Glowinski. Once OOving demonstrated tOOt Jacques Ferron used his poetic material to write sorne of his tales or plays, 1 build upon the hypothesis tOOt his profound knowledge of poetry reading and writing modes influences him to change his literary approach to this genre. He therefore regenerates his poetry to filter it differently through his literature, which explains in part the appearance of many verses throughout his prose as weIl as the constant presence of poetry as a subject in his published works.

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J'aimerais d'abord remercier M. Jean-Pierre Boucher qui a toujours été d'une grande disponibilité pour entendre et commenter mes idées, qui a su dissiper mes doutes et qui m'a permis de profiter de ses qualités de lecteur minutieux. Sa connaissance approfondie de l'œuvre ferronienne et la confiance qu'il a accordée aux poèmes inédits ont stimulé mes réflexions et ont fait en sorte que ce travail a pu être menéà terme.

Merci à Mme Marie Ferron, qui a répondu à chacune de mes questions avec gentillesse et empressement, contribuant à accroître ma connaissance des aspects inédits

de la production littéraire de Jacques Ferron. Je lui suis en outre très reconnaissante de m'avoir permis de visiter librement l'atelier d'écriture de son père, consultation qui fut enrichissanteà tous les points de vue.

Un remerciement très particulier à M. MarcelOlscamp, qui m'a présenté Jacques Ferron et m'a communiqué sa passion contagieuse pour l'écrivain et son univers littéraire. La confiance qu'il a investie dans mon travail et dans mes idées a été décisive dans plusieurs de mes choix universitaires et dans l'orientation première de mon mémoire. De

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plus, m'ayant offert de participer au travail mené par le groupe de recherche sur Jacques Ferron, il m'a permis de consacrer davantage de tempsàmes recherches ferroniennes.

Ma gratitude va aussi à M. Luc Gauvreau, ferronien monastique s'il en est, qui connaît tous les recoins de l'œuvre de Jacques Ferron. Cette passion, qu'il partage volontiers, est souvent et fort heureusement venue à point, mettant :fin à des heures de recherche pour un menu détail dans une production littéraire colossale.

Finalement, je remercie chaleureusement ma gentille famille pour le soutien continu qu'elle m'a offert, ainsi que la présence constante et nécessaire de mon tendre amoureux, qui a laissé avec compréhension Jacques Ferron s'infiltrer dans notre bureau commun et dans plusieurs de nos discussions. Merci Dany.

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Résumé du mémoire

Résumé Abstract

Remerciements

Introduction : Poésies

Poètes et poésie dans l'œuvre ferronienne Prise de parole de Ferron sur la poésie Études sur la poésie dans l'œuvre Jacques Ferron, poète

Première partie: Un projet éditorial

L'édition d'inédits : paradoxes

Source des manuscrits : la chemise 2.13 Manuscrits et transcription: l'essence du texte La création en devenir : les ensembles textuels Questions de dates

L'annotation des manuscrits

p.U

p.m p.lV

p. 8

p.lO p.ll

p.

15 p.22 p.25 p.28 p.32 p.34 p. 36

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Poèmes de Jacques Ferron

Deuxième partie: Une conscience poétique

Paysages de l'écriture poétique

De 1937à 1945 : une recherche d'autonomie De 1945à 1953 : expériences poétiques

De 1953à 1959 : une nouvelle forme de poésie L'empêchement de la poésie

L'ensemble textuel«Sécheresse» : la poésie universalisante

L'ensemble textuel«La danse et la mer» : la poésie comme orientation de lecture

L'ensemble textuel des «Grands soleils» : la mise en scène de la poésie

Conclusion: L'appropriation de la poésie

Des manuscrits révélateurs La conception classique

Une approche personnelle de la poésie Des nouvelles pistes d'étude

Annexe 1 : Fiches descriptives des manuscrits

Manuscrits provenant de la chemise 2.13 Manuscrits provenant de la chemise 2.9 Manuscrits provenant du journal 3.8

Annexe2: Textes non retenus de la chemise2.13

Bibliographie p.38 p. 73 p. 74

p.

77 p. 80 p. 84 p. 85 p.89 p.94 p.l0l p.

102

p.

104

p.

106

p.ll0 p. 150 p. 157

p.

163

p. 169

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Jacques Ferron poète? Il ne manquait plus que ça et cela manquait en effet.

Réginald MARTEL

Poètes et poésie dans l' œuvre ferronienne

La présence de la poésie dans l'œuvre de Ferron est indéniable. Qu'elle soit sujet ou objet, qu'elle passe à travers les mots d'un personnage poète ou qu'elle surgisse sans s'annoncer, elle sillonne l'œuvre ferronienne en donnant parfois l'impression qu'elle n'ose assumer entièrement l'espace qu'elle occupe. C'est qu'elle n'est jamais seule : qu'elle soit au centre de la prose, entre deux répliques théâtrales ou au cœur des propos d'un personnage, elle partage chacune de ses apparitions avec un genre différent qui la soutient.

La poésie se manifeste dans l'œuvre de deux façons principales. Il s'agit d'abord de ces personnages poètes qui parlent de leur art et récitent leurs vers ou ceux des autres. Ainsi Monseigneur Camille, dans le Ciel de Québec, tente de recevoir du Seigneur un

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commentaire approbateur pour sesStances agricoles; Léon de Portanqueu, esquire, initie sa fille à la genèse familiale en lui lisant une bible versifiée ; le narrateur de La charrette

est en quête continuelle d'un interlocuteur pour parler de Valéry ; Marguerite Cossette, dans Le Saint-Élias, récite les vers de Rotrou pour signifier la relation qu'elle entretient avec l'abbé Armour Lupien ; Madame Marie de la Petite Anse, dans cet alexandrin qui représente, selon Ferron, la perfection poétique, accueille noblement la venue au monde d'un nouveau-né : « Ainsi te voici donc dans ton pays natal »1. Ce ne sont là que quelques exemples des personnages imaginés par Ferron qui côtoient de près ou de loin la poésie.

D'autre part, la poésie se manifeste dans l'œuvre par le biais de citations, effectuées par le narrateur, de vers qui peuvent être pure création ferronienne ou tirés du corpus poétique lu par Ferron. La poésie surgit alors dans la prose sans préavis, soulignant au passage l'aspect mythique et universel de l'écriture. Ainsi, au cœur de

« Chronique de l'Anse Saint-Roch» fuse un poème qui marque la coupure entre le projet missionnaire du Révérend Andicotte et le sombre destin de sa fille Jane ; dans

La créance, la naissance du narrateur est suivie d'un texte en vers qui insiste sur l'héritage laissé par les parents à leur nourrisson; la scène trois desGrands soleilsse termine par un

«nolet »2 qui rend un hommage versifié à Jean-Olivier Chénier.

1J. Ferron,«Le mythe d'Antée », p. 252. La phrase est en italiques dans le texte.

2Ce terme, utilisé par Ferron dans Les grands soleils comme sous-titre des parties narratives de la pièce, est vraisemblablement une de ses fantaisies langagières. Il fait probablement allusion à Jean-Paul Nolet, lecteur de nouvelles qui a longtemps prêté sa voixàla lecture de radio-romans et de dramatiques pour la Société Radio-Canada, ce qui expliquerait en partie son rôle dans la pièce de Ferron. Le choix de ce patronyme s'explique aussi du fait que Nolet, de son véritable nom Wawanoloat, est un Abénaki né sur la réserve d'üdanak, dont le père a été le chef pendant trente-cinq ans (cf. Les nominations1985 -Jean-Paul

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Prise de parole de Ferron sur la poésie

En plus de les mettre en scène dans son œuvre, Ferron a souvent écrit sur la poésie et sur les poètes. Songeons entre autres à son texte sur Claude Gauvreau3 qui célèbre l'absolutisme du poète, cet engagement sans bornes qui suscite toute l'admiration de Ferron. Lui-même, qui, ayant « besoin d'un souteneur, [...] fu[t] médecin à vingt-cinq ans »4, aurait aimé se consacrer entièrement à la littérature, sans autre occupation que

l'écriture. Pierre Baillargeon représente à cet égard un modèle pour Ferron. En 1948, Ferron se porte d'ailleurs à sa défense. Baillargeon est en effet accusé par Félicien Mondor, dans La Presse, de se trouver beaucoup d'esprit et de souhaiter que ses lecteurs pensent de même. Cette accusation, rédigée en alexandrins parfois boiteux, trouve une réponse cinglante de la part de Ferron: « L'épigramme de belle allure et de fine pointe n'utilise pas le sonnet. Celui-ci possède douze fois douze pieds. C'est trop. À l'employer, Mondor risque fort d'avoir plus d'orteils que d'esprit. »5 Baillargeon représente donc pour lui un styliste irréprochablé jusqu'à ce que Ferron soupçonne qu'il lui « pigeait [s]es choses »7 : il se joint alors au groupe de ces auteurs qui ont suscité d'abord son

admiration, puis son mépris. Songeons aussi à cette réponse au poème « Arbres » de Paul-Marie Lapointe, «Le micocoulier », où il reproche au poète d'avoir oublié cet orme

Nolet, http://www.cex.gouv.qc.caJordre/86/8649.htm.) Nolet et Ferron ont en commun leur engagement pour la cause amérindienne, représentée dans la pièce par le personnage de Sauvageau.

31. Ferron, «Claude Gauvreau »,Du fond de mon arrière-cuisine,p. 203-264. 4 1. Ferron, dans 1. Marcel,Jacques Ferron malgré lui, p. 18.

51. Ferron, «Le sonnet de Félicien Mondor », p. 4.

6 Ferron a particulièrement admiré un sonnet classique rédigé par Baillargeon, intitulé « Le saule ».

Baillargeon, dans le cadre de la correspondance qu'il a entretenue avec Ferron de 1941 à 1965, lui a d'ailleurs envoyé deux versions de ce même poème.

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qui pousse sur l'île Sainte-Hélène. Derrière cette critique apparente se trouve tout de même un prétexte pour parler de Lapointe, poète qui a

«

eu [l]a faveur »8 de Ferron. Quelque dix ans plus tard, ilrédige deux articles élogieux sur ce même poète.

La prise de parole de Ferron sur les poètes, de même que la présence constante du sujet de la poésie dans son œuvre, dénotent un intérêt remarquable de l'écrivain pour ce genre. D'ailleurs, il ne s'agit pas là d'un simple intérêt, mais bien d'admiration, de fascination et de curiosité qui datent de l'époque du collège, où on faisait lire aux étudiants les grands poètes français. On se réfèrera, pour cette importante période qui fut la

«

[g]enèse intellectuelle d'un écrivain »9, à l'inestimable biographie de Marcel Olscamp.

Études sur la poésie dans l' œuvre

Cette poésie, dispersée dans une œuvre qui ne connaît aucune frontière générique, fait l'objet depuis une quinzaine d'années de diverses études. On se penche d'une part sur les figures de poètes qui se retrouvent dans l'œuvre. Brigitte Faivre-Duboz s'est intéressée, dans le cadre de son mémoire de maîtrise, aux cas de Saint-Denys Garneau et Claude GauvreaulO• Faivre-Duboz, abordant la conception ferronienne de la poésie,

affirme avec justesse que la relation entre Ferron et les grands poètes - notamment Valéry et Mallarmé - est caractérisée à la fois par l'admiration et le rejet. Ce

8J.Ferron,Dufond de mon arrière-cuisine, p. 245.

9M. Olscamp,Lefils du notaire. Jacques Ferron 1921-1949. Genèse intellectuelle d'un écrivain, 425 p. 10 B. Faivre-Duboz, La hantise de la poésie dans l'œuvre de Jacques Ferron: les cas de Saint-Denys

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mouvement de « complète acceptation »11 et d'opposition, que l'on pourrait à la limite

étendre à toutes les relations qu'a entretenues l'écrivain avec les autres auteurs, serait selon Faivre-Duboz une manière de se libérer par rapport à une hantise, en l'occurrence celle de la poésie. Prenant l'exemple de Saint-Denys Garneau, elle montre que Ferron utilise un procédé de distanciation - en transformant le poète québecois en Orphée et en s'éloignant lui-même du narrateur du Ciel de Québec - , ce qui lui permet de confondre sa voix avec celle de l'auteur de Regard et jeux dans l'espace:

Ferron s'est si bien approprié les textes du poète que, dans Le ciel de

Québec, les deux œuvres -le roman de Ferron et l'œuvre de Saint-Denys

Garneau - semblent s'être confondues pour n'en former qu'une. L'œuvre du poète passe désormais par la plume de Ferron, par son narrateur et certains personnages. La ligne de partage entre les deux œuvres devient trouble ; à un point tel que Ferron met, à l'occasion, dans la bouche d'Orphée de Saint-Denys Garneau, ses propres idées.12

En allant dans ce sens, Faivre-Duboz suit la ligne de pensée d'Andrée Mercier qui affirme, dans un article sur la poésie dans Le ciel de Québec, que l'impression de rejet de

Saint-Denys Garneau dissimule une volonté de récupération de l'écrivain13• Mercier

établit aussi, dans ce même article, la dualité qui est à l'œuvre dans le roman entre Orphée et Frank-Anacharcis Scott, entre celui qui représente le modèle du «faux poète »14 et son

opposé. Une telle étude permet de discerner les valeurs positives qu'accorde Ferron à la poésie, soit son aspect patriotique et engagé, par opposition à son côté mythique qui a

11J. Ferron dans J. Marcel,Jacques Ferron malgré lui, p. 24.

12 B.Faivre-Duboz,La hantise de la poésie, p. 64. Je retiendrai ici l'idée de la fusion des œuvres, voire de

la confusion générique qu'opère ici Ferron entre la poésie de Saint-Denys Garneau et sa prose romanesque: mon étude de la poésie inédite se penchera particulièrement sur cette question des genres.

13A.Mercier, «Le salut de la chair et de la poésie dansLe ciel de Québec de Jacques Ferron»,p. 21. 14Ibid., p. 26.

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pour conséquence un certain détachement social menant à lamort de la parole1S. Michel Biron, lors du colloque « Jacques Ferron: le palimpseste

infini

», qui a eu lieu en septembre 2000 et dont les actes ont été publiés dans la collection « Cahiers Jacques-Ferron» chez Lanctôt Éditeur, a pris l'exemple de la présence - l'absence - de Valéry dans le roman La charrette. Dans sa communication, il a mis lui aussi en évidence la dualité qui, selon Ferron, est intrinsèqueàla poésie: il y a d'une part la poésie qui se situe du côté du « plurie~ de laferveur nationale »16 et d'autre part, il Y a « l'autre poésie, la vraie, [qui] serait ainsi une vieillerie, une relique tout juste bonne pour les académiciens »17. Donald Smith, dans un article sur les relations entre Ferron et les écrivains, affirme dans le même ordre d'idées que Ferron aurait pour antagonistes Alfred Garneau, qui dépeint en poésie un paysage n'appartenant pas au Québec, ainsi que les poètes canadiens-français du XIXe qui s'inspirent de Musset, Hugo et Lamartine en étant exotiques dans leur thématiquel8. D'accord avec le fait que Ferron rejette la poésie de

Saint-Denys Garneau, qui est une « poésie métaphysique où les questions philosophiques et les thèmes de l'isolement et de l'absence priment sur l'affirmation de l'identité nationale »19, Smith va jusqu'à dire que l'auteur du Ciel de Québec rejette du coup Jean LeMoyne, non seulement pour ses prises de position anti-nationalistes, mais parce qu'il loue ouvertement l'œuvre de Saint-Denys Garneau.

15Ibid,p.23-24.

16 M. Biron, «À qui parler de Valéry? », dans B. Faivre-Duboz et P. Poirier (00.),Jacques Ferron: le

palimpseste infini,p.226-227.

17Ibid,p. 225.

18D. Smith, ({ Jacques Ferronetles écrivains», p.438. 19Ibid.,p.439.

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De son côté, Guy Monette a associé tous les vers en anglais que l'on retrouve dans Les confitures de coings aux poètes de la Confédération, ces Canadiens anglais nés autour de 1867 qui « ont chanté en langue anglaise les paysages du Québec et du Canada dans des vers patriotiques. »20 Dans le roman de Ferron, ces poèmes sont ouvertement expulsés par les personnages qui les jugent comme des vers dérisoires. Encore une fois, le poète qui n'inscrit pas ses vers dans la réalité qui l'entoure est systématiquement tenu comme un artiste du vide, du superficiel. Le style, en poésie, ne l'emporte jamais sur le fond : il sert tout au plus à acquérir une certaine rigueur en écriture.

Pour sa part, Nina H. Butlin a étudié l'intrusion parfois soudaine de vers dans les romans et dans les contes de Jacques Ferron. Affirmant que l'effet de surprise est une des stratégies employées par l'auteur afin d'atteindre et d'éveiller la conscience du lecteur, Butlin réfléchit sur la poésie comme « aspect de la textualité ferronienne »21. Son étude fait ressortir une caractéristique essentielle de cette utilisation de la poésie: Ferron, à dessein, souhaite désorienter son lecteur. Et c'est justement parce qu'il n'est pas à sa place, soit bien installé au cœur d'un recueil de textes en vers, que le poème dérange :

Quelque tranquille, soulageant et inoffensif qu'il soit, le poème qui fait irruption dans un récit, ainsi coupant le :filnarratif, ébranle la cohérence et la cohésion de surface du texte et déroute la lecture. Même s'il est d'une délicatesse infinie, le poème est provocateur,z2

Le poème qui interrompt ainsi le rythme force le lecteur à réfléchir au sens général du texte. Dans le cas des poèmes analysés par Butlin, il s'agit d'une volonté d'inscrire le

20G. Monette, ({ Les poètes de la Confédération dansLes confitures de coingsde Ferron »,p. 423. 21N.H.Budin, ({ L'irruption de la poésie dans la prose de Jacques Ferron»,p. 69.

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conte ou le roman dans une perspective beaucoup plus vaste, de l'universaliser. Les parents du narrateur deviennent Adam et Ève, la référence au pays se transforme en une description du paradis perdu. L'article de Butlin nous mène à un constat essentiel dans le cadre de la présente étude : Ferron, fin connaisseur de ce genre littéraire, sait pertinemment comment le manipuler afin qu'il éveille les consciences. Il connaît les règles du jeu, les règles du genre et sait que la poésie propose un contrat de lecture particulier.

Jacques Ferron, poète

Jacques Ferron, donc, sans avoir publié de poésie sous la forme d'un recueil, a tout de même accordé une grande présence à ce genre littéraire dans ses écrits. Comme l'affirme Laurent Mailhot, « [...] Ferron s'est intéressé directement, radicalement, à la poésie et aux poètes. Il en a lu, il en a cité, il en a rêvé. Il en a même écrit (sans les publier). »23 Bien entendu, ses poèmes de jeunesse ont été publiés dans des revues collégiennes, et quelques textes en vers sont parus notamment dans Amérique française,

dont Baillargeon a été le directeur pendant quelques années24. Ces publications de collégien ont attiré quelques commentaires, dont ceux de Jean-Marcel Paquette, qui affirme que « Le duc de Montausier» représente «l'entrée des préciosités dans l'écriture ferronienne », que «L'ingénu» s'inscrit aussi dans une tradition précieuse, que les «vers

23L. Mailhot,«Jacques Ferron devant la poésie et les mythes du poète»,p. 33.

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de " Métamorphose " n'apportent rien de neuf» et que «Chant d'automne », «Caprice » et «Épigramme» sont1'« ultime régressionà la forme versifiée »25.

Force est de constater que les poèmes, lorsqu'ils ne sont pas contextualisés dans la fiction, ne sont pas de grandes réussites littéraires. Ils apportent cependant un tout autre éclairage, suscitent un commentaire beaucoup plus riche lorsqu'ils font partie d'un ensemble hétérogène, lorsqu'ils dérangent la cohésion du texte ferronien. Ferron a saisi cette portée qu'acquiert la poésie qui choisit son entrée en scène, qui se dérobe àla lecture classique. Cette prise de conscience semble avoir été le fruit de tout un travail d'écriture poétique. Car, comme le montre la présenceà la Bibliothèque Nationale du Québec d'une chemise remplie de textes en vers rédigés par Ferron26, la poésie n'a pas toujours été un simple terrain d'observation pour l'auteur du Ciel de Québec. Ferron, à ses débuts, souhaitait percer dans le domaine littéraire en tant que poète. Pierre Vadeboncoeur a été témoin de ces premières tentatives, comme il l'écrit dans sa préface à La conférence inachevée:

Il publiait de courts morceaux dans le journal des élèves, et surtout il me fit lire de lui un jour un poème à l'ancienne, fidèle par la forme, la tendresse et l'élégance au style des salons du XVIIIe siècle, selon mon idée. Je jugeai que je venais de lire une merveille. C'en était peut-être une. Ce poème, je le lui ai redemandé beaucoup plus tard, mais il ne s'en souvenait plus. J'avais été extraordinairement frappé par la grâce, par le charme et par les dons révélés par ces vers : une finesse absolument remarquable, une aisance subtile, désinvolte, délicieuse. C'est l'impression que j'en ai conservée.27

25J-M. Paquette, «Le conte avant le conte: morphogenèse dans les premiers textes (1938-1948) », dans

P. Poirier (dir.),Jacques Ferron: autour des commencements, p. 21-23.

26 J. Ferron, [Poèmes], Bibliothèque Nationale du Québec, Fonds Jacques Ferron (MSS-424), boîte 16,

chemise 2.13, [s.d.], [s.p.].

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Outre ces vers, publiés entre 1939 et 1959 et réunis récemment dans le recueil

Textes épars, Ferron a composé d'autres poèmes. Ils sont là, inédits, comme l'annonce

non pas d'un échec littéraire - comme en témoignent les nombreux textes en vers qui ponctuent l'œuvre publiée - mais d'un travail acharné, incessant de l'écrivain face à ce genre qui semble insaisissable. La présente étude vise àmettre àjour ces poèmes inédits. L'édition présentée ici se distingue de la critique génétique en ce sens qu'elle ne souhaite

niretracer la genèse de l'œuvre publiée, niétablir les variantes qui existent entre un texte publié et son avant-texte: elle souhaite plutôt donner à lire un texte nouveau, différent des écrits habituels de Ferron. Les réflexions et études qui suivront cette lecture pourront, certes, mener à des considérations de cette nature : il existe effectivement une parenté évidente entre certains poèmes inédits et ces textes en vers qui ponctuent l'œuvre publiée. Mon étude se concentrera surtout sur des questions d'ordre générique, comme je le préciserai bientôt. Une première question se pose d'abord: pourquoi éditer ces textes alors que, comme nous le savons, Ferron ne s'est jamais cru poète, qualifiant ses vers de médiocres? D'abord parce que Ferron n'a jamais expulsé officiellement la poésie de son œuvre. Le sujet « hante» véritablement le parcours de l'écrivain, pour emprunter le terme de Brigitte Faivre-Duboz. L'idée de composer quelques vers réussis ne l'a pas quitté non plus : « Il me plairait, en effet, de réussir quelques beaux poèmes qui constitueraient en quelque sorte mon testament »28, avoue-t-il dans Du fond de mon arrière-cuisine. D'autre part, l'édition de ces textes nous conviera à visiter l'atelier de

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poésie de Ferron, et l'étude du mouvement d'écriture de l'auteur permettra d'apporter un éclairage nouveau à cette relation complexe qui unit l'écrivain à la poésie. Que semble être la conception ferronienne de ce genre littéraire d'après le traitement qu'il en fait ici? Qu'est-ce que Ferron a récupéré de ces élans poétiques? L'idée n'est donc pas de comprendre pourquoi ces textes sont demeurés inédits: il s'agit plutôt de découvrir, d'étudier un document littéraire et d'en saisir l'articulation interne. Ginette Michaud, à l'occasion d'une table ronde sur les inédits de Gabrielle Roy, explique ce qu'elle attend de la publication des inédits d'un auteur :

Ce que j'attends comme critique des inédits d'un écrivain, ces textes l'illustrent de manière très éloquente : loin d'être des restes ou des épaves, certains inédits jouissent au contraire d'un statut particulier et peuvent faire bouger les limites de l'œuvre telle que la critique s'était habituée à la considérer ; ils peuvent l'aider à combler des lacunes, à trouver les chamons manquants ; bref, ces textes peuvent considérablement retoucher l'image (écran) qui s'était figée autour de l'écrivain et de son œuvre, et en donner une représentation plus complexe, plus moderne, parfois surprenante [...].29

Cette conception se rapproche nettement de la poésie inédite de Jacques Ferron qui, je le crois, ne se limite pas à une série de brouillons négligeables, mais peut mener à une meilleure compréhension de l'idée que Ferron se faisait de ce genre littéraire. Mon étude s'effectuera en deux parties, d'un côté le projet éditorial, de l'autre l'analyse critique du corpus édité.

Dans un premier temps, j'expliquerai le travail que j'ai effectué sur les manuscrits qui se trouvent dans le Fonds Jacques-Ferron de la Bibliothèque Nationale. Afin

d'assurer l'accessibilité et l'exactitude des textes que je mets à jour, j'indiquerai

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précisément quelles ont été mes procédures de représentation du texte. Suivant une description matérielle des manuscrits, qui signalera par le fait même l'ordre dans lequel les textes sont réunis dans le Fonds Jacques-Ferron, je déterminerai un nouvel ordre qui tient compte à la fois des divers ensembles textuels30que nous pouvons discerner dans ces écrits et de la datation hypothétique des textes. En effet, la plupart des poèmes ne portant pas de date de rédaction, j'ai dû me référer aux indices révélés par le texte et son support matériel afin de proposer un certain ordre chronologique. Ce travail permet, outre une lecture cohérente des textes, d'entrevoir les périodes d'écriture poétique de Jacques Ferron. Les problèmes survenus au cours de cette étape éditoriale, ainsi que les solutions adoptées pour tenter d'y remédier, seront exposés dans cette première partie. Enfin, avant de présenter les écrits poétiques de Ferron, j'expliquerai brièvement ce que j'ai tenté de mettre en relief par le biais de l'annotation des inédits.

Mon analyse critique du corpus édité portera, comme je l'ai mentionné plus tôt, sur des questions d'ordre générique. J'ai amorcé ma réflexion à partir du fait que Ferron n'a jamais publié cette poésie, mais que certains éléments que nous retrouvons dans les textes inédits sont repérables dans l'œuvre publiée. Par exemple, une série de poèmes présente une parenté évidente avec certaines répliques des Grands soleils, tandis qu'un autre ensemble textuel se rapproche nettement du conte « La vache morte du canyon ». Ferron, s'il n'a jamais publié cette poésie, s'est tout de même servi du matériel versifié en le faisant paraître par le biais d'un autre genre littéraire.

30 J'entends par «ensemble textuel» tout regroupement qu'il est possible d'effectuer entre des textes

-versifiés ou en prose - qui présentent une parenté au niveau du sujet et du lexique. Il s'agit en fait des variations autour d'un même thème.

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Ayant constaté d'autre part que certains poèmes inédits sont repris sous la forme d'un texte en prose et que d'autres sont indépendants, je me suis penchée sur la nature de ces deux phénomènes d'écriture. Il ressort de ces questionnements que les textes qui se trouvent uniquement sous une forme versifiée semblent être de purs exercices de style, destinés à travailler la rime, le rythme et les figures de style propres à la poésie. Par ailleurs, les poèmes qui font partie d'un ensemble textuel trouvent leur écho quelque part dans l'œuvre publiée. Suivant ces considérations, une question se pose : la conscience générique3! de Ferron, c'est-à-dire sa connaissance des modes de lecture et d'écriture de la

poésie à l'époque où il rédige ses vers, est-elle au centre de ce travail d'écriture poétique? Afin de répondre à cette question, tout en restant dans les limites imposées par les textes concernés, j'étudierai le mouvement d'écriture qui est à l'œuvre dans ces inédits. Si les textes présentés dans cette édition sont aussi variés au niveau de la forme, c'est qu'ils s'articulent autour d'une réflexion sur le genre poétique. Suivant l'hypothèse que la poésie ferronienne ne peut être lue adéquatement que si elle est soutenue par la prose, j'aborderai chacun des ensembles textuels en fonction de l'irrésolution générique qu'il propose. Les poèmes seront ainsi confrontés à deux genres pratiqués par Ferron, soit le conte et le théâtre. Je m'intéresserai d'abord au contexte de la poésie québécoise lors des différentes périodes d'écriture poétique de Ferron, puis j'étudierai les différents ensembles textuels en tenant compte du concept de la «conscience générique ». Cette étude, si elle ne fait pas nécessairement de Jacques Ferron un poète, lui accordera peut-être une certaine

31 J'emprunte le terme à Michal Glowinsky, qui développe ce point dans son article « Les genres

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considération : celle d'avoir choisi de s'approprier ce genre littéraire en l'intégrant véritablement dans son processus de création. D'une certaine façon, la présente étude répondàcette affirmation de Laurent Mailhot :

Ferron sort donc la poésie de son musée, de l'école et des anthologies, pour la «regarder de près », l'offrir à un plus large public, la faire circuler dans la prose, dans le rire, dans la rue. [... ] La poésie a besoin de la prose comme du pied de son échelle de Jacob.32

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L'édition d'inédits: paradoxes

Le choix initial d'éditer des textes qui n'étaient pas voués à la publication soulève quelques questions. Les chercheurs qui se sont occupés des inédits d'un auteur s'entendent sur un point: ce type d'édition, puisqu'elle ne peut se baser sur le critère de l'intention de l'auteur, exige un travail sur les manuscrits qui n'est pas exempt de paradoxes. Il y a d'abord celui, implicite, de l'édition d'inédit: pourquoi mettre à jour ces textes, qui se présentent souvent sous une forme inachevée, ne serait-ce que par leur statut scriptural, c'est-à-dire non dactylographié? Comme je l'ai mentionné dans l'introduction, il s'agit d'abord de considérer l'aspect essentiellement littéraire des documents édités. Ginette Michaud insistait sur le nouvel éclairage que peuvent apporter les manuscrits sur l'œuvre publiée: en effet, ceux-ci permettent d'orienter différemment la lecture habituelle des écrits de l'auteur. Dans le cas qui nous intéresse ici, l'étude de ces documents inédits ouvrira non seulement la voie à une meilleure compréhension de la conception ferronienne de la poésie, mais nous permettra de réfléchir sur l'aspect générique de

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l'œuvre. De plus, depuis quelques années, les inédits de Ferron sont publiés chez Lanctôt éditeur, dans la collection « Cahiers Jacques-Ferron ». Ce projet éditoria~ assuré par le groupe de recherche « Jacques Ferron: la suite de l'œuvre» sous la supervision de Marcel Olscamp, infirme en quelque sorte ce premier paradoxe.

Il Y a aussi le paradoxe de la notion même d'auteur : un manuscrit inédit est un manuscrit qui n'a pas été«autorisé », comme le souligne Michel Contat :

On est auteur parce qu'on publie. Mais on n'est auteur que de tel ou tel ouvrage ou article. Pas d'un texte resté à l'état de manuscrit. Celui-là on l'a écrit, on l'a jugé impubliable, ou quelqu'un l'a jugé tel, et il reste un objet privé (privé d'utilité publique). On n'a pas voulu1'« autoriser ».33

En ce sens, la notion d'auteur se déplace, et le manuscrit inédit, lorsqu'il est publié, devient une création éditoriale. Pourtant, l'auteur du manuscrit reste le même et, pourrions-nous ajouter, il est aussi l'auteur, pris au sens de responsable, de la création éditoriale engendrée par ses manuscrits: n'a-t-il pas conservé ces documents, qu'ils aient été soumis ou non à la publication? La question a été abondamment traitée. L'éditeur fait face à une série de choix et le choix a souvent valeur de consécration, ce qui le place dans des situations parfois illégitimes. Ce que je retiens de ces considérations, c'est aussi une des conclusions de Michel Contat :«Et ce qui rend en définitive, sinon licite et moral, du moins souhaitable et légitime la publication d'un texte contre la volonté (exprimée ou non) de son auteur, c'est sa valeur. »34

33M. Contat, L'auteur et le manuscrit, p. 12.

34Ibid.,p. 18. Depuis que Roland Barthes a déclaré la«mort de l'auteur », la notion d'auteur a suscité de

nombreux commentaires critiques et s'est constamment redéfinie. Il aurait été intéressant de retracer les jalons de cette pensée critique jusqu'aux brèves conclusions que j'annonce ici, mais ces considérations dépassent les limites de la présente étude.

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Se présente ensuite le paradoxe de la transcription du manuscrit, comme le souligne Jacques Petit dans un article consacré à son expérience avec les inédits de Claudel : « Paradoxalement, le respect du texte paraît exclure la reproduction pure et simple du manuscrit. »35 À quel moment l'éditeur doit-il reproduire exhaustivement tout

ce qui se trouve sur une page manuscrite? Henri Godard, dans un article consacré à l'édition d'œuvres contemporaines36, affirme que le choix du type de transcription à

privilégier doit dépendre à la fois de la nature des manuscrits et de la réception de l'œuvre publiée de l'auteur. Pour l'édition des manuscrits se rattachant à l'œuvre publiée d'un écrivain dont l'audience est assurée, la transcription systématique de tout ce qui se trouve sur les manuscrits peut être un outil précieux. Les lecteurs y puiseront les éléments nécessaires à une étude de genèse, ou à une réflexion sur le processus de création de l'auteur. D'autre part, pour l'édition de documents possédant un statut indépendant, difficilement comparable à l'œuvre publiée - comme c'est le cas pour la poésie de Ferron - Godard laisse entendre qu'une transcription exhaustive des éléments se retrouvant sur les manuscrits n'est pas souhaitable:

Or une reproduction minutieuse, autant que possible intégrale, des détails et des leçons raturées de ce type de manuscrits en vient vite à se faire aux dépens de la lisibilité du texte. L'édition critique concerne d'ordinaire des œuvres déjà connues du lecteur ; celui-ci, tout en relisant le texte qu'il connaît déjà, peut s'intéresser au fur et à mesure aux éléments qui lui permettent d'en saisir la mise au point progressive. Dès lors qu'il s'agit d'un texte nouveau qui mériterait d'être découvert pour lui-même, cette attention divisée peut nuire à la découverte, en affaiblir, voire en annuler l'impact.37

35J. Petit,«Les inédits de Claudel »,p. 79.

36H. Godard,«Quelques aspects de l'édition critique d'une œuvre contemporaine », p. 133à139.

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En ce sens, suivant l'optique envisagée par Godard, la transcription que je privilégie ici n'indiquera pas les différentes ratures et réécritures qui ne modifient pas le sens général du texte. Heureusement, Ferron n'étantniFlaubertniBalzac, les manuscrits qu'il a laissés sont clairs, sa calligraphie habituellement lisible et ses modifications sont généralement effectuées sur un nouveau feuillet plutôt qu'en marge de ses brouillons. Ainsi, dans le corpus inédit de la poésie, il arrive souvent qu'un même texte existe en deux ou trois versions distinctes, chacune ne présentant que de légères différences. Il s'agit là d'une des nombreuses caractéristiques des inédits de Ferron, tels qu'ils se retrouvent dans le Fonds Jacques-Ferron de la Bibliothèque Nationale du Québec.

Source des manuscrits: la chemise 2.13

Le Fonds Jacques-Ferron possède un classement qui lui est propre : chaque document est numéroté selon son type (manuscrit, journal, correspondance, etc.), la chemise à laquelle il appartient et l'ordre dans lequel on l'y retrouve. Ainsi, le document 2.13.1 est le premier document que l'on retrouve dans la treizième chemise des manuscrits. Afin de faciliter le renvoi à ce classement, je conserverai cette numérotation même si l'ordre dans lequel je présente les textes diffère de l'ordre initial du Fonds Ferron. La chemise 2.13, telle qu'on la retrouve à la Bibliothèque Nationale, présente les documents dans l'ordre où Jacques Ferron les a laissés38. Cet ordre n'étant pas

chronologique, j'ai dû proposer une datation hypothétique que je présenterai plus loin.

38Cette information m'a été confirmée par Marie Ferron: « J'ai quelquefois classé chronologiquement les

documents quand la chose était possible mais je crois me souvenir que ce n'était pas le cas pour les poèmes. »(M. Ferron, [Courriel à Geneviève Gagné], 11 février 2002, p. 1.) En effet, l'hypothèse de

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La majorité des textes que je mets à jour dans ce projet éditorial provient de cette chemise. Intitulée« Poèmes» dans l'inventaire du fonds, elle comprend vingt-neuf textes en vers39, cinq textes en prose dont le sujet est le même que les textes en vers, six

feuillets40 de réflexions, notes préparatoires ou écrits qui comprennent quelques vers et huit textes dont le contenu ne peut pas être rapproché des textes en vers. Ces derniers manuscrits sont tout de même placés en annexe de la présente étude afin que le lecteur puisse avoir une idée précise de ce qui a été réuni dans cette chemise. Il semble en outre que ces textes aient été rassemblés par Jacques Ferron lui-même, comme me le confirme dans un courriel Marie Ferron, sa fille, qui s'est occupée d'inventorier les manuscrits du Fonds Jacques-Ferron de la Bibliothèque Nationale: « Essentiellement les dossiers qui constituent le fonds d'archives de mon père étaient déjà constitués quand j'ai fait l'inventaire. Et particulièrement je me souviens que les poèmes étaient classés ensemble. »41 Ainsi, malgré le fait que les textes que j'ai choisi d'écarter ne présentent pas de lien évident avec l'ensemble des écrits poétiques compris dans la chemise, il me semble important de les donner à lire, puisque Ferron les aurait volontairement classés avec ses textes en vers. Projet poétique ou erreur de classement? Dans l'incertitude, les deux hypothèses demeurent. Le fait que Ferron ait lui-même constitué cette chemise me pousse aussi à intégrer, dans l'édition de la poésie, les textes en prose qui s'y rattachent

datation qu'elle propose dans l'inventaire ne suit pas un ordre chronologique. Pour l'ordre initial des documents, je réfère le lecteurà l'annexe l, qui présente les fiches descriptives des manuscrits suivant le classement del'Inventaire des archives de Jacques Ferron,p. 23.

39Yentends partextes en verstous les textes dont la disposition rappelle celle de la poésie, qu'il s'agisse de

vers libres ou rimés.

40 Ce terme est utilisé dans l'inventaire du Fonds Jacques-Ferron pour indiquer le nombre de pages des

manuscrits.

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par le contenu ainsi que les notes préparatoires, réflexions ou écrits qui présentent quelques vers. Il en résultera un ensemble assez hétérogène de textes, caractéristique qui est, me semble-t-il, fondamentale à tous les inédits laissés par un auteur.

Afin de compléter l'édition de la poésie de Ferron, j'ai cru bon intégrer à l'ensemble des textes présents dans la chemise 2.13 d'autres documents pertinents, retrouvés ailleurs dans le Fonds MSS-424. Il s'agit d'une part de six textes en vers contenus dans la neuvième chemise de la section des manuscrits. Cette chemise, intitulée

« Divers », contient une série de documents ayant trait au théâtre ferronien. S'y trouvent entre autres quelques ébauches de lettres que Jacques Ferron destinait à Jean Gascon et M. [Robert] Gadouas42, ainsi que quelques manuscrits et tapuscrits de pièces telles

Le dodu, Les lacets, La revanche et Intermède. Les poèmes que l'on y retrouve, ne se

rattachant d'aucune façon au théâtre, pourraient simplement avoir été classés dans cette chemise par erreur. D'autre part, j'ajoute à l'édition de la poésie cinq documents - quatre textes en vers et un texte en prose dont le sujet est traité en poésie dans la chemise 2.13 -retrouvés dans un des journaux de Ferron, couvrantla période du 12 octobre 1964 au 27 avril 1965. Or, comme le note Marie Ferron dans l'inventaire du fonds, « ce journal semble avoir été rédigé dans un cahier déjà commencé en 1949 ; en conséquence plusieurs pages au cours de ce cahier datent de cette époque. »43 Il semble en effet que

les textes en vers extraits de ce journal, qui présentent une parenté évidente avec les textes

42 Malgré que Ferron ne mentionne pas son prénom,il s'agit vraisemblablement de Robert Gadouas, qui,

avec Jean Gascon et quatre autres hommes de théâtre, a fondé le Théâtre du Nouveau Monde en 1951.

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contenus dans la chemise 2.13, aient été rédigés à la findes années quarante et transcrits dans ce cahier en 1949.

Manuscrits et transcription : l'essence du texte

La poésie que je donne à lire dans le cadre de cette étude, malgré qu'elle conserve toute l'essence du texte ferronien, perd tout de même son aspect proprement inédit par le fait même de sa transcription. En choisissant de dégager le texte de ses incertitudes, j'ai opté pour une transcription qui permet une lecture claire et ininterrompue. Ainsi, j'ai normalisé l'orthographe, tout en conservant les archaïsmes utilisés par Ferron. La disposition des vers est la même que celle sur les manuscrits : seuls les sauts de pages ont été occultés, favorisant ainsi une lecture filée. Le nombre de feuillets utilisés par Ferron est cependant indiqué dans les fiches descriptives des manuscrits, document dont je parlerai dans les prochaines pages. Les majuscules en début de vers sont aussi celles de Ferron. Cette pratique ne s'étend pasà l'ensemble des textes en vers: il arrive que Ferron, par omission volontaire ou non, commence un vers par une lettre minuscule. J'ai transcrit ces vers tels qu'ils se présentent dans les manuscrits, sauf dans le cas où Ferron reprend un vers raturé en ne rétablissant pas la majuscule qui s'y trouvait. J'ai aussi normalisé l'usage des majuscules dans les titres : seul le premier mot du titre porte une majuscule, à moins, bien entendu, que l'on y trouve un nom propre. En outre, aucun titre n'est souligné dans ma transcription, même si Ferron le fait à l'occasion; la présentation en est plus uniforme et le sens du texte n'est pas modifié. Je tiens finalement àpréciser que j'ai laissé

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la ponctuation telle quelle, même si elle est irrégulière, puisque je considère qu'il s'agit là d'une des particularités du genre poétique.

Considérant d'autre part que j'ai greffé aux textes de la chemise 2.13 des documents provenant d'autres sources dans le Fonds Jacques-Ferron, il est entendu que le produit éditorial diffère du statut initial des écrits ferroniens. C'est pourquoi, afin de rendre compte des particularités du travail d'écriture de Ferron, je propose en annexe une description fidèle des manuscrits. Cet outil référentiel permettra d'avoir une idée précise de l'ordre initial des documents, de pouvoir les retrouver facilement dans le Fonds MSS-424 et de constater le travail de transcription qui a été effectué sur les manuscrits. Prenant pour appui le Standard descriptifpour manuscrits modernes, proposé par Louis Hay et Marianne Bockelkamp44, j'ai rempli une fiche pour chacun des textes retrouvés

dans le Fonds Jacques-Ferron. Comme tout élément de standardisation, ce modèle demande à être «adapté à laréalité »45 du chercheur et des manuscrits concernés. Ainsi, du standard de Hay et Bockelkamp, j'ai omis toute partie descriptive ayant trait à un manuscrit d'une œuvre publiée (dans le statut génétique, les descriptions du type :

« manuscrit ayant servi à l'impression» ou « copie d'auteur» ; dans l'historique du manuscrit, sa «première publication» et le «titre de l'édition originale », etc.) J'ai aussi ajouté une partie intitulée « Indices de datation et d'ordre de composition », qui présente les différentes pistes de réflexions qui m'ont permis de proposer une date ainsi qu'un ordre chronologique de composition, dans le cas des ensembles textuels. De plus, j'ai indiqué

44L. Hay et M. Bockelkamp,«Comment décrire un manuscrit" moderne"?»,p. 39-67.

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les manuscrits portant la signature de Jacques Ferron, dans la mesure ou cet élément peut mener à des considérations sur le degré d'achèvement d'un texte. Il est ànoter que je ne précise pas, dans ces fiches descriptives, les manuscrits qui possèdent des ratures ; par contre, j'utilise l'annotation dans le corps du texte édité pour indiquer ce que Ferron ajoute en marge de ses textes. Dans le cadre de l'édition de manuscrits inédits, il me semble plus important de connaître ce que Ferron souhaite insérer dans sa poésie que ce qu'il laisse tomber. Ceci étant dit, je mentionne tout de même dans les fiches descriptives les titres qui ont été raturés, dans la mesure où ceux-ci peuvent déterminer un double sens ou modifier l'orientation que Ferron a voulu donner à un texte. Finalement, j'ai ajouté un espace où j'inscris l'œuvre publiéeà laquelle pourraient se rattacher certains textes inédits.

Il est cependant possible, malgré les particularités qui font des manuscrits autant de pièces uniques, de dégager une image d'ensemble en confrontant les grilles descriptives. Le portrait que je brosse ici tient compte de tous les documents édités, soit trente-neuf textes en vers, six textes en prose et six feuillets de notes préparatoires ou d'écrits comprenant quelques vers. Les huit textes reproduits en annexe, qui ne peuvent être rattachésà la poésie inédite, ne sont pas considérés dans cet ensemble.

Tout d'abord, sur l'ensemble des textes, plus de la moitié portent un titre. D'un autre côté, seulement trois textes sont signés et deux portent une date définitive. Cinq autres manuscrits ont été datés, puis cet élément a été raturé par Ferron46. La majorité des

textes sont des manuscrits autographes. Le statut génétique des documents est en grande

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partie le brouillon. Pour les autres documents, il s'agit soit de notes préparatoires (définitions recopiées de termes utilisés dans un poème), soit de plans, de projets (dans le cas des « poèmes cycliques », terme que j'emploie pour désigner certains textes en vers numérotés par Ferron, suivis ou précédés de sujets à développer, comme s'il souhaitait rédiger une série de poèmes qui se suivent et forment un tout), ou encore de mises au net (tapuscrits). Notons aussi que vingt-cinq textes peuvent être rapprochés, de près ou de loin,à une partie de l'œuvre publiée.

Pour ce qui est du support matériel, la plupart des manuscrits sont rédigés sur des feuillets libres, à l'exception des textes qui se retrouvent dans le journal (petit cahier noir, àcouverture souple et àfeuilles lignées) et des quelques ébauches de poèmes ou notes qui sont rédigés sur des papiers de prescriptions médicales. Le papier utilisé par Ferron est en général un papier usuel, de qualité ordinaire. Cependant, quelques manuscrits sont rédigés sur un papier de qualité supérieure, plus épais, qui conserve mieux sa blancheur. Certaines de ces feuilles sont vergées, d'autres portent un filigrane : une de ces marques porte même la date de fabrication du papier. Ferron écrit presque toujours avec un marqueur à pointe fine de quatre couleurs différentes. À quelques occasions, j'ai cru discerner une plume différente, que j'ai appelée « feutre» : le tracé en est moins fin. Je n'exclus pas ici la possibilité que le papier pouvait simplement moins bien absorber l'encre, et que le crayon soit aussi un marqueurà pointe fine. Autant de précisions sur le support matériel, comme je l'ai expérimenté à l'étape de la datation, peut se révéler extrêmement utile dans certains cas. Enfin, il est intéressant de noter que les manuscrits

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rédigés sur les presciptions médicales le sont avec un crayon à roulement à bille : nous pourrions en conclure que Ferron, à la maison et à son cabinet de médecin, utilisait des outils de travail bien précis.

La création en devenir: les ensembles textuels

Comme plusieurs manuscrits se répondent par le sujet traité, différents par la forme mais semblables par le projet d'écriture, j'ai choisi de les regrouper en formant des ensembles textuels. Encore une fois, ce choix se justifie par ma volonté de faciliter la lecture en évitant les allées et venues d'un texte à l'autre. Probablement que la plus grande faiblesse de cette façon de travailler se situe au niveau de la datation : en effet, en ayant sous les yeux plusieurs textes qui se ressemblent et qui semblent constituer un ensemble relativement homogène, il est tentant de les regrouper aussi en fonction de leur période de composition. Quoique cette hypothèse puisse aussi être retenue lorsqu'il s'agit de dater un texte, j'ai tout de même pris en considération les autres indices que m'offraient le texte et le support matériel pour proposer une date. Il est à noter que je ne prétends pas que les ensembles textuels soient complets, c'est-à-dire qu'ils regroupent chaque texte qui a pu mener à une partie de l'œuvre publiée. Par exemple, dans l'ensemble textuel du

« Micocoulier », la dernière version que je présente ne ressemble pas encore tout à fait à celle que l'on connaît sous sa forme publiée. Les ensembles ont simplement été formés avec les textes qui se trouvent dans le corpus que j'ai choisi d'éditer.

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J'ai dégagé cinq ensembles textuels des inédits. Il s'agit d'abord de l'ensemble

«

Sécheresse », qui aurait pu aussi être nommé

«

Vache morte du canyon », et qui est composé de cinq textes en prose et versifiés. Un des textes de cet ensemble se trouve dans le journal amorcé en 1949 et repris par Ferron en 1964-1965. Lorsque Ferron relit ce poème, quinze ans plus tard, il ajoute en marge un post-scriptum qui nous permet d'affirmer qu'il s'est servi de ce texte en vers pour un de ses contes :«C'estàpartir de ce pauvre poème que j'ai fait" La vache morte du canyon" », écrit-il. Cependant, considérant qu'en 1949 les textes portaient encore le titre«Sécheresse», c'est ce nom que je conserve pour désigner l'ensemble textuel. Il y a ensuite l'ensemble textuel de « La danse et la mer », qui comporte huit textes versifiés et en prose. Ces manuscrits peuvent être rattachésà deux parties de l'œuvre publiée: le poème«Marine », paru en 1952 dans L'iriformation médicale et paramédicale47, ainsi que le poème qui se trouve au cœur de « Chronique de l'Anse Saint-Roch »48. Vient ensuite l'ensemble des « Grands soleils »,

que j'ai ainsi nommé à cause de la parenté qu'il présente avec certaines répliques de la pièce de Ferron. Ce groupe comprend six textes en vers. L'ensemble textuel «Déluge », pour sa part, comprend trois textes en vers mais en laisse supposer plusieurs autres. En effet, il a la particularité de présenter le plan, le projet d'un poème cyclique, comme si Ferron avait voulu écrire une fresque poétique ayant pour sujet l'Histoire: la découverte de la Gaspésie, l'arrivée de Cartier (et de Ferron) dans ce coin du pays, Gabriel Sagard, le Déluge comme promesse de renouveau, comme point de départ et de

47J. Ferron,«Marine », p. 7. Le poème a aussi été repris dansTextes épars,p. 122. 48J. Ferron,«Chronique de l'Anse Saint-Roch », dansContes,p. 273.

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(re)commencements. Finalement, nous retrouvons aussi dans les poèmes inédits les différents brouillons qui ont précédé la réponse que Ferron a faite à Paul-Marie Lapointe,

« Le micocoulier ». Cet ensemble textuel comporte cinq textes, dont trois sont de très brèves ébauches rédigées sur des papiers de prescriptions médicales. Les trois premiers ensembles textuels seront à la base de ma réflexion critique sur l'aspect générique de la poésie.

D'autres manuscrits, dans le corpus inédit, se retrouvent en plusieurs versions. C'est le cas par exemple du poème « L'étang qui penche », qui est dactylographié deux fois et qui se trouve aussi dans le journal. Cependant, comme ils ne présentent pas de différences notables, qu'ils ne sont pas pour ainsi dire des variations autour d'un même thème, je ne les traiterai pas comme des ensembles textuels.

Questions de dates

Reste le problème épineux de la datation. Devant cette masse d'inédits dont seulement deux portent une date, j'ai dû avancer certaines hypothèses qui, si elles me semblent valables et bien fondées, demeurent tout de même des hypothèses. En lisant la poésie, on devra conserver à l'esprit que l'ordre de composition peut différer de celui que Je propose.

Afin de classer chronologiquement les textes, j'ai commencé par les regrouper en ensembles textuels pour ensuite prendre comme point d'appui les quelques textes qui sont datés. Outre les deux textes mentionnés, cinq autres portent une date qui a été raturée par

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la suite. Selon Marie Ferron, cette pratique indique probablement que Ferron aurait retravaillé le texte à une date ultérieure49• Nous pourrions tirer une conclusion rapide et

considérer pratiquement immuables dans le temps les deux manuscrits datés, qui témoigneraient du moment où Ferron juge son texte comme achevé. Cependant, parmi ces textes, il en est un qui fait exception: le manuscrit 2.13.35, daté du mois d'août 1947, a été dactylographié le même mois. Ce tapuscrit, qui porte aussi la date d'août 1947, a été retravaillé de la main de Ferron et la date a été biffée. Cependant, Ferron n'est pas revenu sur son premier jet manuscrit pour y effacer la date. Ainsi, il est impossible d'affirmer, pour l'autre manuscrit qui porte une date, qu'il est automatiquement la dernière version d'un ensemble textuel. Par contre, il est légitime d'affirmer que Ferron a écrit son texte à la date inscrite et, lorsque celle-ci est encore lisible, elle devient un appui précieux pour avancer un ordre de composition des autres textes d'un même ensemble textuel.

J'ai aussi considéré les habitudes d'écriture de Ferron. Par exemple, lorsque les ensembles textuels peuvent être associés à une partie de l'œuvre publiée, j'ai pu avancer une date de composition à l'ensemble des textes, considérant que Ferron, à quelques exceptions près5o, rédigeait une œuvre dans une période assez concentrée. Il en est ainsi

pour Les grands soleils, « pièce écrite en 1958, publiée la même année »51. Si les

poèmes que l'on retrouve dans le Fonds Ferron font effectivement partie de l'avant-texte

49M. Ferron, [CourrielàGeneviève Gagné], 12 novembre 2001, p. 1.

50Ces exceptions sont cependant notables: considérons entre autresLepas de Gamelin, que Ferron a laissé

inachevé après l'avoir retravaillé à maintes reprises. Ses Contes sont un autre exemple de rédaction de longue haleine: d'abord publiés séparément dans différentes revues, ils ont été rassemblés par la suite sous la forme d'un recueil.

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de la pièce de théâtre, ils datent donc de la période qui précède sa publication, soit 1957 ou 1958.

Je me suis servie en outre des fiches descriptives pour créer un tableau du support matériel utilisé. Il a été ainsi possible de voir quels textes ont été rédigés sur un même type de papier, avec un même type de crayon. Dans le cas où j'avais des doutes concernant les dates de certains manuscrits, j'ai pu confirmer mes hypothèses en associant les textesà de possibles périodes d'écriture.

Finalement, j'ai utilisé les indices textuels fournis par les manuscrits. Par exemple, un vers qui se lit comme suit:

«

Et de Ville Jacques-Cartier, je reprends mon aventure » signifie que Ferron a aménagé son cabinet de médecin sur le Chemin Chambly, et que nous sommes donc dans la période suivant son arrivée dans cette ville, soit vers 1949 ou 1950. Considérons aussi, lorsqu'il s'agit de mes hypothèses de datation, l'aide très précieuse de Marie Ferron, qui a répondu àchacune de mes interrogations àce sujet. D'ailleurs, dans le cas où je n'ai pu identifier aucune période de composition pour les manuscrits, j'ai laissé entre crochets la décennie qu'elle a elle-même indiquée dans le Fonds Jacques-Ferron, lorsqu'elle a effectué l'important travail d'inventaire des manuscrits de son père.

L'annotation des manuscrits

Le document que je présente en annexe, qui décrit chacun des manuscrits en détail, qui en mentionne les particularités et qui indique tous les indices qui m'ont menée

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àapposer une date sur un texte, a aussi pour objectif d'alléger l'annotation des poèmes que je donne à lire. Les notes de bas de pages dans le corps du texte serviront essentiellement à identifier les manuscrits, à apporter quelques précisions qui facilitent la compréhension de certains textes et à préciser les ajouts significatifs effectués par Ferron dans les marges de ses brouillons.

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1. Les deux récompenses

52

J'ai différé la connaissance53 Du sein que tu m'as défendu Et j'ai reçu pour récompense L'assentiment de ma vertu C'est vrai qu'il ne serait pas sage Plaisir venu plaisir perdu

De chagriner ton beau visage Je ne suis plus un ingénu J'aime l'amour qui sait attendre De jour en jour garde ton bien Le plus lointain est le plus tendre Trop courte main ne cueille rien J'ai différé la connaissance Du sein que tu m'as défendu Mais pour seconde récompense Donne-moi tes lèvres veux-tu

[1937]

52Fonds Jacques-Ferron, 2.9.3, p. 4.

53 Sur le manuscrit, la date est presque illisible. Cependant, s'il s'agit bien de 1937, le premier vers de ce

poème est à rapprocher du premier vers du {( Reproche du duc de Montausier » ({( rai différé la jouissance »), rédigé à la même période et publié en 1939. Le poème a été repris dans le recueil Textes épars,p.31.

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2. L'amour s'en est allë

4

L'amour s'en est allé s'il est jamais venu S'en est allé avant qu'arrive ma saison

Quand j'eus l'âge d'aimer l'amour n'existait plus Ah vaine maîtresse je vous pris sans raison L'amour s'en est allé Je veille pour l'attendre À ses murs flamboyants dans ses couloirs sonores La ville mine l'ombre Ônuit immense et tendre Tu ne consoles plus le cœur de tes enfants L'amour s'en est allé La [rue] court à sa suite Et je cours avec elle55 Hélas du jour au jour Je ne vais pas si loin que j'arrête sa fuite Et l'aube n'est jamais le désiré retour

Maîtresse en vain je vous ai plu Et vous m'aimâtes sans raison L'amour s'en est allé s'il est jamais venu S'en est allé avant qu'arrive ma saison Ce sera le fruit de vos fleurs

La promesse de vos appas56 Ce sera mon plus grand bonheur Ah que n'arrive-t-il pas

Ce baiser le dernier baiser

[années 1940]

3. Avant qu'arrive ma saisonS?

Avant qu'arrive ma saison

L'amour déjà n'existait plus Maîtresse en vain je vous ai plu Et vous m'aimâtes sans raison

54Fonds Jacques-Ferron, 2.13.17.

55Dans les deux cas, Ferron écrit le verbe «courir» de cette façon: «coure ». Le mot«courre» est

l'ancienne forme (XIIIe siècle) du verbe «courir» mais il ne se conjuguait qu'à l'infinitif et conservait la double consonne. J'ai donc modifié l'orthographe du verbe.

56Ferron conserve l'orthographe classique du mot, archaïsme qui convient au style de son poème. 57Fonds Jacques-Ferron, 2.13.18.

(41)

Que de baisers ainsi perdus Ce furent ceux-là même dont Vous me fîtes le tendre don Et qu'alors je vous ai rendus Ceux qui ne furent pas donnés Toutes les fleurs ne sont pas nées Sur les vôtres sur les miennes Persistent encor sur nos lèvres Il faut qu'un jour les fleurs viennent Baiser donné baiser venu

Nous les prendrons l'un après l'autre L'un d'eux ne sera pas perdu

Ce sera le plus émouvant Le plus timide le plus grave Le plus léger le plus suave Ô douceur des bras captivant

[années 1940]

4. L'arbre d'un songe

58

Un qui pleure un qui rit et l'autre qui ne sait Si l'arbre qui se dresse aux confins de ses songes Est l'arbre de la joie ou l'arbre du mensonge Car ne ritnine geint que celui qui le sait

Si l'arbre qui se dresse aux confins de ses songes Est l'arbre de la joie éclatant comme un cri L'autre qui ne le sait devient celui qui rit Et dont le rire pur dissipe le mensonge

Mais si l'arbre est menteur autant vaut qu'il demeure Celui qui ne le sait qu'il devienne qui pleure

Au moins son ignorance aux confins indécis

(42)

Garde un arbre tremblant et le plaisir d'un songe L'oiseau ne pleure pas lafinde celui-ci

Mieux vaut ne pas savoir que perdre un beau mensonge.59

[années 1940]

5. L'oiseau

60

L'oiseau qui passe au ciel Ne laisse pas de trace L'onde sur lui se ferme Et le garde secret Son aile bat le jour Ainsi s'use sa race Le jour ne change pas Et l'oiseau disparaît

[années 1940]

6. La truite

61

L'eau tourne et cherche sa fuite Sous la surface immobile Du lac Le masque du ciel Trompe la profondeur

Le soleil dort et l'ombre s'agite L'eau tourneà l'ombre d'une truite Elle est venue de la montagne Vive comme l'éclair et bondissant Dans la masse épaisse qui la presse Elle tourne éperdument

Son sillage est une angoisse Le soleil dort

Il pèse de tout son poids La surface immobile

Descend jusqu'au fond du lac Et la truite s'arrête

Sur le point de mourir

59Pour la bonne intelligence du sonnet, je laisse le dernier vers, qui est raturé sur le tapuscrit. 60Fonds Jacques-Ferron, 2.13.28.

(43)

Alors doucement Au plus bas de la rive La vie la retire du lac Filet d'eau

Courant qui l'emporte Ô fuite

Ôruisseau

[années 1940]

7. Les seins innocents

62 Le petit téton ne s'avance guère Plus loin que ne le fait son petit frère; Tous deux où ils en sont marquant le pas [Fuient] le temps de leur naissant appas. La timidité dessine au corsage

Un contour dont la modestie est sage; Par trop d'audace on gâte le dessin ; La retenue est la vertu des seins. Coiffés de leur tétin pointu Les tétons sont plus dangereux Qu'on ne croit

Un jour il arriva Par inadvertance Qu'une dame

Se coupa le téton droit Elle dut le remplacer Par une flèche

Et c'est ainsi qu'elle devint La première amazone Chère, si tu m'en crois Ne coupe rien

Continue le combat Comme tu l'as commencé Et si jamaistu veux Que je succombe

(44)

Que ce soit entre tes bras Sur des tétons intacts

[années 1940]

8.

[C'est une femme unique

]63

C'est une femme unique Qui cache ses tétons Fort bas sous sa tunique. Mais, pourquoi, dira-t-on, Cette pudeur de nonne Puisque sous le menton Elle montre une pomme?

III

Un jour je la perdrai Et morte sera-t-elle La douce et tendre belle Qu'il faudra l'enterrer C'est le sort des mortelles Sa peau sa chair ses os S'en iront par morceaux Rien ne restera d'elle Rien d'intact rien d'entier Si ce n'est son dentier.

[années 1940]

9. La mouette toumoie

65 La mouette tournoie au gré du jour Issue de la grande fleur qu'on effeuille Ses pétales tombent au carrefour 63FondsJacques~Ferron,2.13.24.

64 La numérotation est de Ferron. Il est à noter que le partie l est manquante : il s'agit peut-être du

manuscrit précédent, le 2.13.22. Ferron utilise souvent cette pratique de numérotation, comme s'il souhaitait rédiger un poème cyclique.

65Fonds Jacques-Ferron, 2.9.3, p. 5. Le document 2.13.26 est le tapuscrit de ce poème. La transcription en

(45)

Du ciel

Si tu voulais que je les cueille Si tu voulais sur le sable brûlant Je dresserais une nouvelle tige

Mon corps environné de voiles blancs Évoquerait un semblable vertige Sur mes pas le plus tendre avenir Hésiterait près de la mer étale Je laisserais tomber pour l'accomplir Mes derniers voiles avec les pétales

[Juillet 1947]

10. La danse et la mer

66

Lorsque goélands et mouettes tournoient sur laplage au lendemain d'une tempête, leurs cris discordants, l'odeur de la mer, les eaux qui se balancent sans rompre toutefois le vernis d'un jour lumineux, la voile qui pend lamentable au mât d'une barque, tous ces signes d'une grande présence et d'une aussi grande absence, cette vie intense, ce calme plat sont la cause d'une émotion profonde, qui vous soulève tout entier sur une vague venue du fond de votre cœur.

Le premier mouvement de la danseuse, après que les pas menus et hâtifs de sa curiosité l'ont abandonnée en face de la mer, est à lafois simple et extraordinaire; elle se hausse, et, sans que son pied laisse terre, semble se dépasser; du moins va-t-elle plus loin que les limites assignées, en-deça desquelles elle est en équilibre, sûre d'elle-même et de ses moyens. Aussi son second mouvement est-il d'incertitude et de vertige; il accuse les cris discordants des oiseaux, la voracité de l'espace, le trouble profond et l'altitude amère, que la beauté du jour, masque frivole, ne pénètre pas.

Et puis, sans trop qu'elle s'en rende compte, le tournoiement des goélands et des mouettes entraîne la danseuse; elle tourne sur elle-même; ses voiles sont des ailes; son corps forme la tige de la fleur du jour, de la fleur qu'on effeuille et dont les pétales tombant deviennent au carrefour du ciel mouettes et goélands. Elle participe à l'éclat du soleil, aux miroitements des eaux, à la grande illusion qui recouvre la mer. Elle exprime l'esprit de l'homme, le grand élan joyeux, les dents blanches du rire, le comble doré de la tragédie et de la mort...

La danse, qui s'achève, redonne à la plage une femme meurtrie, en qui ne peut se reconnaître la fillette venue près de la mer sur les pas de sa curiosité, de son destin peut-66Fonds Jacques-Ferron, 2.13.35. Le document 2.13.13 est le tapuscrit de ce texte. La transcription en est

fidèle. Cependant, dans le dernier paragraphe, ce segment est raturé : «en qui ne peut se reconnaître la fillette venue près de la mer sur les pas de sa curiosité, de son destin peut-être.» La date est aussi raturée: Ferron semble user de cette pratique lorsqu'il souhaite retravailler un texte.

Dans le journal de Ferron se trouve aussi une transcription de ce texte (3.8., p. 3 et 4), avec quelques variantes lexicales qui ne modifient pas le sens du texte. Le passage absent dans le document 2.13.13 est présent dans le texte du journal de 1949.

(46)

être. La fleur est effeuillée, il n'y a plus d'ailes dans le ciel. Avec l'ombre du SOlf,

l'amertume des eaux se répand sur la terre.

Rivière-Madeleine, août 1947

Il. [La mouette tournoie au

gré

dujour]67

La mouette tournoie au gré du jour Elle est la grande rose qu'on effeuille Ses pétales flottent au carrefour Du ciel Si tu voulais que je les cueille Si tu voulais sur le sable brûlant Je dresserais une nouvelle tige

Mon corps environné de voiles blancs Évoquerait un semblable vertige Sur mes pas le plus tendre avenir Hésiterait près de la mer étale Je laisserais tomber pour l'accomplir Mes derniers voiles avec les pétales

[1949]

12.

Marine68

L'esprit de Dieu tournait sur l'eau Amen répétait la mouette

J'étais perdu dans le chaos Vous n'étiez ce que vous êtes Derrière voiles et vols blancs Vous étiez l'âme de la danse Point je n'avais cœur si galant D'imaginer cette âme dense

67 Fonds Jacques-Ferron, 3.8, p. 6. Dans la marge de gauche du second vers, Ferron écrit: « Issue de la

grande fleur », et au-dessus du mot« flottent », Ferron écrit« tombent ». Ces propositions correspondent à la version du manuscrit 2.9.3, p. 5.

68Fonds Jacques-Ferron, 2.13.23, p. 1. Ce document est le tapuscrit du texte publié dans L'information

médicale et paramédicale, vol. V, no 3, 16 décembre 1952, p. 7. Il a aussi été repris dans le recueil Textes épars, p. 122. Le texte est sensiblement le même dans les trois cas, sauf une variante au quatrième vers

(dansTextes épars et l'IMP, « Vous n'étiez pas ce que vous êtes ») ainsi qu'au sixième vers (dans Textes épars, « Vous étiez l'âme de leur danse »).

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