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L'allégorie: la quête du sens

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-03200572

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Submitted on 16 Apr 2021

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To cite this version:

Yves Hersant. L’allégorie: la quête du sens. L’esprit de l’Europe, t. III (”Goûts et manières”), pp.26-39, 1993. �hal-03200572�

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[Publié dans dans A. Compagnon et J. Seebacher (éds), L'esprit de l'Europe , t. III ("Goûts et manières"), Paris, Flammarion, 1993, p. 26-39. ]

L'ALLEGORIE : LA QUÊTE DU SENS

Anecdote : hier, dans un de ces pays européens qu'un rideau de fer séparait de l'Europe, un peintre cubiste a été incorporé de force dans un bataillon disciplinaire. Sommé de contribuer par quelque oeuvre "contemporaine" à la rééducation de ses camarades, il ébauche une immense fresque, représentant un soldat russe entouré de huit femmes nues. Autant de maîtresses de l'artiste, qui devant ses co-détenus se lance dans un récit assez salace de sa relation avec ces dames. Surgit le commandant du camp: "Voilà", s'écrie alors l'ex-cubiste, "une allégorie symbolisant l'importance de l'Armée rouge pour le combat de notre peuple... De chaque côté figurent les symboles de la classe ouvrière et des glorieuses journées de Février. Voici l'allégorie de la Liberté, celle de la Victoire, celle de l'Egalité; et ici", ajoute-t-il en désignant le bas du dos d'une callipyge, "on reconnaît la Bourgeoisie en train de quitter la scène de l'Histoire."

Rions de la plaisanterie (qu'il faudrait lire in extenso, pour mesurer la portée de son inquiétante drôlerie, dans le premier roman de Kundera); mais songeons aussi que notre rire résulte d'un trouble très ancien. Du trouble suscité en Occident, pendant plus de deux millénaires, par un mode de représentation paradoxal, qui défie narquoisement le principe de non-contradiction: pour l'allégorie, qu'elle procède par mots ou par images, jamais un chat n'est un chat ni la rose une simple fleur; elle signifie des lanternes par des vessies, des concepts par des objets, du secret par du trivial. Donnant corps à l'invisible, elle crée un monde aussi étrange que familier et confère du mystère aux objets les plus banals; creusant l'écart entre dire et vouloir-dire, elle introduit parmi les signes le conflit et le soupçon, le paradoxe et le malaise.

Le conflit, parce qu'elle implique au moins deux sens, concurrents ou même contradictoires (ce qui lui a valu chez les Latins de s'appeler inversio ): "non, vous ne voyez pas ici un portrait de ma bonne amie, mais une figuration de l'Armée rouge"; de même, dans l'allégorique Ville de Strasbourg dressée place de la Concorde, nul Parisien ne doit reconnaître la bretonne Juliette Drouet. Le soupçon, parce que cette dualité fondamentale, cette duplicité en l'occurrence, peut rendre incertaine ou impossible l'assignation d'un sens définitif: dans

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l'historiette de Kundera, le commandant a quelques raisons de se méfier de l'explication qu'on lui propose; et le peintre lui-même doit prendre garde qu'une fois lancé le commentaire, il est difficile d'en arrêter le mouvement proliférant. A quoi s'ajoute le paradoxe: en chargeant un particulier de représenter le général, l'allégorie heurte le "bon sens" de la sémiologie la plus courante. Dans la personnification, par exemple (qui n'est nullement le seul tour dont elle dispose dans son grand sac), c'est à des universaux abstraits, comme la liberté ou la justice, qu'elle confère la marque même du singulier et du concret: la majuscule du nom propre. Enfin, quoique gardienne de l'ordre établi, et chère aux artistes officiels comme aux propagandistes de tout poil, elle reste secrètement subversive: à sa manière ironique, elle ne cesse de rappeler que signe et sens ne sont pas coextensifs, qu'entre production et réception s'ouvre une béance, que dans le fonctionnement des signes s'introduit beaucoup de jeu . Aussi donne-t-elle lieu depuis longtemps à deux approches contradictoires, selon qu'on prétend l'assujettir ou s'en remettre à sa puissance. Soit on se fait fort d'expliciter ce qu'elle implique, de décoder ce qu'elle encode, de déterminer une fois pour toutes le sens qu'elle révèle obliquement; d'où l'élaboration de répertoires, voire de langues de bois allégoriques, où les idéologies les plus diverses n'ont pas manqué de puiser. Soit on s'expose à d'autres risques en laissant errer le sens, en développant une "allégorèse" qui peut différer sans cesse la saisie d'un signifié; au lieu de figer l'allégorie, on la considère alors dynamiquement, comme une puissante machine sémantique. Après avoir observé, par exemple, que "le charme de la poésie homérique et de toute la mythologie reposent à vrai dire sur ce qu'elles contiennent aussi la signification allégorique comme possibilité ", Schelling ajoute: "on pourrait en effet aussi allégoriser tout. Là-dessus repose l'infinitude du sens dans la mythologie grecque." En cette infinitude, les uns ont vu une promesse, les autres une perversion de notre logos .

Le peintre de Kundera le savait bien, dont la petite aventure a valeur de parabole (d'allégorie de l'allégorie): loin de rester innocente, l'opération allégorique est contradictoire et ambiguë. C'est pourquoi elle affecte en profondeur tant la pensée que l'art européens: jeu peut-être (il y a un ludisme allégorique), mais dont l'enjeu "à plus hault sens" n'est rien moins que le rapport de l'homme aux signes, des signes à la vérité, de la nature à l'histoire, de l'histoire à la fiction. Réduire l'allégorie à une technique illustrative, c'est méconnaître l'immense extension qu'elle a prise dans tous les domaines du "symbolique"; au point d'englober le symbole, tardivement distingué d'elle. La réduire à un procédé conventionnel, c'est s'interdire de mesurer son

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importance dans les traditions les plus diverses, rhétoriques ou théologiques, herméneutiques ou esthétiques. Réduire enfin l'allégorie à un artifice décoratif, c'est méconnaître ses ambitions et sa portée, en oubliant aussi que sous son nom se rangent deux opérations bien distinctes: car autre chose est la figuration allégorique, telle qu'ont pu la pratiquer tant les peintres et les poètes que les scripteurs des textes sacrés, autre chose est l'interprétation qu'en propose l'allégorèse, en tant qu'énonciation seconde donnant voix au déjà dit. Dans l'historiette de Kundera, c'est la confusion des deux démarches que le peintre exploite comiquement.

Dès l'Antiquité, la perturbatrice a suscité tant la fascination que le rejet (contradiction déjà sensible entre Platon et son Socrate, car si l'un conteste vigoureusement l'exégèse des mythes d'Homère, estimant abusif son didactisme, l'autre conclut la République par une fable riche d'enseignements: le récit de la descente d'Er aux Enfers, censé "nous sauver nous aussi, si nous y ajoutons foi"). Aujourd'hui, dans une Europe elle-même allégorique, l'allégorie reste à la fois omnisprésente et scandaleuse; presque partout contestée, elle est à l'oeuvre presque partout. Certes, comme l'abbé Pluche au XVIIIe siècle, comme les romantiques allemands au XIXe, comme Benedetto Croce plus près de nous, nombre de beaux esprits contemporains la décrètent froide et vide, conventionnelle et démodée; dans l'esthétique dominante, on ne lui accorde qu'une place infime; unis dans un même refus de l'équivoque, les "théoriciens de la communication", la plupart des scientifiques, les professionnels du pictogramme (imagine-t-on sur nos routes une signalisation allégorique?) lui dénient toute existence ou tout droit à exister; la psychanalyse même, pourtant endettée à son égard, lui préfère depuis toujours le symbole et le symbolique. N'empêche: elle demeure une source vive pour l'idéologie et ses discours, pour la publicité et ses images, pour la littérature et sa critique. Exemples pêle-mêle, abstraction faite de profondes différences: la "Force tranquille" d'un candidat à l'Elysée, la Virgin obèse qu'affiche à Paris un "Mégastore", tels films de Wim Wenders ou de Raoul Ruiz, les textes de Kafka ou de Beckett... Elle anime nos chorégraphies, inspire les emblèmes de la société industrielle, s'inscrit sur une bonne moitié des monnaies européennes, nourrit les mythes nationaux de John Bull ou de Marianne; de Londres à Prague, de Madrid à Budapest, elle orne nos places publiques et nos immeubles, nos palais de justice et nos banques. A lui seul, Paris constitue un vaste musée d'allégories, successivement enrichi par le culte de la Révolution et les Expositions universelles; le flâneur, à supposer qu'on flâne encore, y chemine de Marseillaise en Victoire, de Triomphe de

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la République en Fièvre terrassée par la Quinine; à la Sorbonne l'attendent les Sciences, à l'Hôtel de Ville le Téléphone ( entre l'Electricité et le Gaz). "Capitale du XIXe siècle", Paris est aussi celle du gigantisme allégorique: témoin le projet saint-simonien d'édifier au bord de la Seine un formidable temple anthropomorphe, portant un théâtre et un phare; témoin le colosse de Bartholdi, qui désormais diffuse sur d'autres rives une idéologie de la Liberté.

Paganisme, judaïsme, christianisme

Les remarques qui précèdent ont peut-être le mérite, mais plus sûrement l'inconvénient, de présenter l'allégorie dans une extension extrêmement large et une compréhension imprécise. Flou imposé par l'histoire, puisqu'elle a fait désigner par le même mot, comme le souligne J. Pépin, non seulement des opérations différentes: une certaine façon de figurer, une certaine manière d'interpréter, mais à l'intérieur même de cette dernière des éléments hétérogènes: a/ une méthode exégétique, b/ l'objet sur lequel on la fait porter (texte écrit, récit oral ou, surtout depuis la Re-naissance, oeuvre plastique), c/ le résultat de l'entreprise, c'est-à-dire le sens "ultime", décrypté avec plus ou moins de facilité et de bonheur. Comment ordonner un ensemble aussi complexe, qui au sacré unit le profane et inclut les produits culturels les plus divers? Comment parler de l'allégorie au singulier, alors qu'elle appartient depuis longtemps au vocabulaire de l'exégèse, aux dictionnaires de rhétorique, au lexique de l'histoire de l'art? Du moins peut-on la rapporter à trois grandes traditions, sans toutefois perdre de vue qu'elles se sont entremêlées.

En Grèce, l'opération allégorique a d'abord porté le nom d'hyponoia , qui par opposition au discours simple désigne la "conjecture" ou le "soupçon". Hypo-noein , c'est saisir le sous-entendu, la signification qu'un voile recouvre; allo agoreuein , c'est délivrer une parole autre, déclarer publiquement (devant l'agora ) autre chose que ce qu'on dit; dans le second vocable est mieux suggérée l'altérité, dans le premier le sens cryptique. Lorsque Plutarque confirme, au début du IIe siècle de notre ère, l'abandon d'hyponoia au profit d'allegoria , la démarche que ces mots désignent a déjà une longue histoire: d'une part les commentateurs d'Homère, Théagène de Rhegium l'un des premiers, avaient entrepris dès le VIe siècle de déceler dans l'Iliade et l'Odyssée un enseignement physique ou métaphysique, cosmologique ou moral: pour Métrodore de Lampsaque, par exemple, Agamemnon = l'éther, Hector = la lune, Achille = le soleil. (C'est

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dans le même esprit que le dieu Kronos, plus tard dénommé Saturne, a été identifié au

Temps-Khronos ; jeu de mots lourd de conséquences.) Suscitée sans doute, à l'origine, par la méfiance

envers la théologie des poètes, paradoxalement favorisée par Pythagore et par sa valorisation du secret, combattue ensuite par les épicuriens et les sceptiques, mais reprise fortissimo par les cyniques et les stoïciens, la méthode a nourri pendant des siècles le débat intellectuel; sur des vers antiques, elle a aidé à forger des pensers toujours nouveaux. D'autre part, en tant que figure de style, l'allégorie a été définie rhétoriquement; à Rome, après avoir souligné comme bien d'autres sa structure ambivalente (aliud verbis, aliud sensu ostendit : énoncé maintes fois repris et appelé à d'innombrables variations), Quintilien l'analyse comme une "métaphore continuée", qui trop obscure vire à l'énigme. Ainsi, interprétative ou expressive, l'allégorie consiste toujours en une

signification selon l'autre ; et dans le monde grec et latin, son rôle n'est pas seulement

ornemental, mais moral et cognitif. Moral, puisqu'elle permet de corriger, dans un sens pieux ou raisonnable, ce que les mythes offrent de scandaleux. Cognitif, puisqu'on la charge de dévoiler une structure secrète du monde, à travers le langage qui la reflète: les stoïciens notamment, qui entendent l'intelligere comme un intus legere (une "lecture à l'intérieur"), ont décrit la connaissance comme une sorte de décryptage.

Mais si les interprétations d'Homère abondent, celles de Moïse surabondent; nous devons au judaïsme, en tant que pensée de l'Ecriture, de la Révélation et de l'Attente, une seconde tradition allégorique. Car la Torah n'est jamais close: sa loi appelle en tout temps, sous la forme normative de la Halakhah ou figurée de la Aggadah , une interprétation qui l'actualise. Non que la première religion monothéiste n'ait développé un fort courant anti-allégorique: ainsi les rabbins de Palestine ont-ils lu "à la lettre" le texte sacré, pour en tirer des prescriptions sans intention spéculative (d'où souvent, chez les chrétiens les plus hostiles, la représentation de la Synagogue sous l'aspect d'une femme aux yeux bandés). Mais d'autres Juifs, ceux-là même que la Diaspora a dispersés en Europe, ont enrichi prodigieusement la méthode exégétique et diversifié l'allégorèse; à la méthode grecque, qui était pour l'essentiel une traduction rationnelle des mythes, sans visée spirituelle ni politique, ils n'ont pas tardé à conférer une portée toute nouvelle. Longue histoire, et traversée de nombreux conflits; qu'il suffise ici de rappeler quelques étapes. Dans l'Alexandrie du Ier siècle, Philon allie la philosophie des Grecs à la foi monothéiste; selon ce premier théoricien de la lecture des textes sacrés, il appartient aux initiés et aux voyants, capables de saisir les réalités

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incorporelles, de percevoir la vérité cosmologique enrobée dans le double sens des Ecritures. Au siècle suivant, grand débat sur le Cantique des cantiques : seule une allégorèse, celle de rabbi Ben Akiba assimilant les deux amants à Israël et Jéhovah, permet de hausser au plan religieux un texte érotique littéralement. A partir du IIIe siècle, multiplication des midrashim, ésotériques ou mystiques; bientôt le Sefer Yetsira passionne les milieux cultivés. Conférant au langage une valeur proprement ontologique, ce "Livre de la Création" invite à méditer sur les dix "nombres" primordiaux, ou sefirot , et sur les vingt-deux lettres hébraïques dont les multiples combinaisons manifestent un Nom unique et structurent le monde réel. A partir du XIIe siècle enfin, avec le hassidisme rhénan, la philosophie espagnole, les divers rameaux d'une kabbale appuyée sur le

Zohar et appelée à bien des développements (au-delà même du XVIe siècle et de sa

reformula-tion par Louria), quantité de courants de pensée attestent chacun à sa manière, dans des contextes toujours variés, la vitalité d'un allégorisme que les Juifs ont puissamment contribué à diffuser dans toute l'Europe. Transporté d'Homère à Moïse, du monde païen au monothéisme, manié comme arme défensive ou offensive par une religion persécutée, il a pris d'autres dimensions. Sans perdre sa fonction discriminante (puisqu'il permet de faire le tri entre les élus et les indignes), sans cesser de relier l'intelligible et le sensible (tout en creusant leur écart), il reçoit la double charge d'affirmer une transcendance et de quêter en ce bas monde les diverses traces du Dieu caché. Le langage, à partir duquel s'effectue la remontée du multiple à l'unité, du saisissable à l'ineffable, devient du même coup l'objet d'une spéculation sans précédent; chez Abraham Abulafia par exemple, qui conçoit la création comme un acte d'écriture, c'est la méditation du nom divin qui ouvre à la connaissance de toutes choses.

Nomination créatrice, lien langagier entre Dieu, l'homme et la nature, pouvoir signifiant du non-dit, appréhension du monde comme agrégat de signes dont nous percevons des fragments énigmatiques: chez les chrétiens se retrouvent ces thèmes, mais la différence est radicale. Dans le judaïsme en effet (et jusqu'à Walter Benjamin, qui à bien des égards en approfondit la tradition), l'allégorie suppose tout à la fois l'existence de la vérité et l'épreuve de son absence; c'est parce qu'il est exilé du vrai que l'homme se fait allégoriste. Pour le christianisme au contraire, c'est l'incarnation de Dieu qui régit l'allégorèse; c'est parce que le divin est devenu visible, en la personne de Jésus-Christ, qu'elle apparaît possible et nécessaire. Nécessaire, car refuser l'allégorie, c'est refuser le Verbe incarné. Possible, parce que si le péché originel nous a privés de

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la vérité, l'Incarnation--ou sa réitération eucharistique-- la réintroduit dans les figures: en faisant advenir, selon la belle expression de Bernardin de Sienne, "le Créateur dans la créature, l'infigurable dans la figure, l'inénarrable dans le discours, l'inexplicable dans la parole, l'invisible dans la vision". La descente de Dieu dans le monde permet à l'homme une remontée, dont l'allégorie est le véhicule.

En affirmant que "la lettre tue", alors que "l'esprit vivifie", saint Paul marque fortement que la démarche allégorique--inessentielle dans le judaïsme--est pour les chrétiens fondamentale. C'est elle, d'abord, ou sa variante "typologique", qui conjoint les deux Ecritures dont dispose désormais le monde chrétien: dans l'Ancienne, elle lit une préfiguration de la Nouvelle; dans la Nouvelle et l'Ancienne ensemble, une figuration des choses célestes; joignant ces textes, tout en préservant leur écart, elle seule permet établir entre eux la discordia concors d'une unité contradictoire. Typologiquement, par exemple, Jonas avalé par la baleine annonce le Christ au tombeau. C'est elle, ensuite, qui dans le Nouveau Testament lui-même cherche l'esprit derrière la lettre (ou à l'intérieur même de celle-ci: vaste problème). Impossible, pour un chrétien, de considérer les Evangiles comme de simples biographies; impossible de n'y lire qu'une série de témoignages ou de prescriptions juridiques. Ainsi lancée, la machine allégorique ne tarde pas à s'emballer. Si Paul distinguait deux sens des Ecritures, Origène (185-254 env.) en repère trois, par dédoublement du second: sens littéral, sens moral, sens spirituel, en relation variable avec le corps, l'âme et l'esprit de l'homme. Saint Augustin (Sur la Genèse ) en décèle quatre, qui tout au long du Moyen Age seront diversement nommés et hiérarchisés différemment, mais qu'avec Augustin de Dacie on peut résumer en une formule: Littera gesta docet, quid credas allegoria, / Moralis quid agas, quo

tendas anagogia . La lettre enseigne les faits, l'allégorie ce qu'il faut croire, le sens moral ce qu'il

faut faire, l'anagogie le but suprême: c'est ainsi que "Jérusalem" désigne tour à tour la ville des Juifs, les mystères de la foi chrétienne, la perfection de l'âme au sein de l'Eglise, l'envol vers la cité céleste. Répandu dans toute la chrétienté, fort en honneur au temps de Dante (qui l'emploie lui-même avec virtuosité), le modèle des quatre sens a paru aussi fécond que périlleux: aux uns, il a permis de faire proliférer le commentaire, de multiplier des réseaux de sens, d'inventer jusqu'au délire, même à partir de textes païens: dans la IVe églogue de Virgile, on n'a pas manqué de lire l'annonce de la naissance de Jésus. D'autres se sont méfiés, tels Hugues de Saint-Victor ou

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Thomas d'Aquin, d'une exégèse intempérante et mal assurée sur ses fondements: faute d'étayage dogmatique, l'édifice du sens risque toujours de "tomber dans le précipice".

Comme si, dans le monde d'après le Péché, la même allégorie qui nous rend accès à Dieu (par le détour et le déplacement métaphorique) nous menaçait aussi d'une re-Chute. Tant son fonctionnement est ambigu: en elle la vérité s'offre et se dérobe, le sens surgit et disparaît. Rationnelle, on la charge de produire un ordre clair, d'objectiver une vérité, de produire des sens indiscutables; mais déraisonnable, elle invite à tous les dévoiements, alors même qu'elle prétend montrer la voie. Divine, elle déchiffre le geste de Dieu inscrivant ses dess(e)ins dans la Bible et la nature; mais dia bolique, elle imite le grand Séparateur, dissociant l'être et l'apparence à des fins de séduction. D'où son importance métaphysique, qu'on se borne ici à suggérer; d'où aussi la variété de ses usages, dont il faut maintenant donner un aperçu.

L'empire allégorique

Autant la théologie du Moyen Age voulu contrôler l'allégorèse, autant les artistes et les poètes ont libéré l'allégorisme. En vain les gardiens de l'Eglise, redoutant la concurrence d'une poésie en langue vulgaire, ont-ils dressé de fortes barrières entre textes mondains et textes sacrés; en vain ont-ils prétendu, pour entraver le développement d'une allégorie poétique, que la signification redoublée--non seulement per verba , mais per res --est un privilège de la Bible. Selon leur sémiologie protectionniste, les "choses" que signifient les mots bibliques reçoivent à leur tour un sens second; et elles seules le reçoivent, puisque Dieu seul, auteur du Livre et du monde, peut révéler la vérité par lui inscrite dans les choses créées. Peine perdue: une vague puissante a balayé cette distinction entre écritures et Ecritures. Paradoxalement, c'est de saint Augustin lui-même que le mouvement a pu s'autoriser: car appliquant à l'ensemble des signes l'opposition fondamentale entre sens propre et transposé, la Doctrine chrétienne ouvrait la voie à une science des figures en général; et estompant la différence entre les mots et les signes non-linguistiques, c'est à l'allégorisme des artistes comme à celui des poètes qu'elle donnait par avance une assise théorique.

Hors de la stricte théologie--ce qui ne veut certes pas dire: hors de la sphère du religieux--, l'allégorie a dès lors conquis un vaste empire. Et même un empire démesuré, puisque nous avons

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pris l'habitude d'appeler allégorique tout mode de production des oeuvres, ou tout mode d'engendrement des textes, qui revendique une double lecture (suivant la dichotomie médiévale de la lettre et de la senefiance ). A ce compte, qu'on les répute "majeurs" ou "mineurs", l'allégorie affecte tous les arts; "populaires" ou "savantes", toutes les pratiques culturelles; et on la voit traverser toutes les époques, au service tout aussi bien de nos "modernités" successives que nos successifs "académismes". Autant de termes, au demeurant, dont elle incite à repenser l'opposition.

Quelques repères. Dans l'Occident médiéval, même quand elle prétend mimer le Verbe divin, l'allégorie poétique n'apparaît pas moins tributaire des modes de représentation païens que de la pensée des exégètes. Esotérique ou didactique, exprimant un monde où tout fait signe, où tout invite au déchiffrage, elle devient le principe général d'une écriture que nous déchiffrons à notre tour sur les supports les plus divers: enluminures et chapiteaux, calendriers et bestiaires... Véhicule d'une humble sagesse dans les moralités et les proverbes, elle illustre une haute "sapience" dans les traités et les romans, ou sur la façade des cathédrales, peuplant de figures féminines l'univers mental de nos aïeux. Aux concepts de la philosophie, elle-même personnifiée dès le VIe siècle dans l'admirable Consolation de Boèce, elle donne un corps et une voix; théâtralisant la morale, suivant le modèle ancien de la Psychomachia de Prudence, elle met aux prises Vices et Vertus; de la botanique, elle fait une langue, de la zoologie une éthique--comme dans l'Animalium tropologia de saint Pierre Damien; elle concrétise les affects et spatialise les émotions, ainsi que le montre exemplairement (avec son "pays de Désirance", sa "marchandise d'Espérance", sa "forêt d'Ennuyeuse Tristesse") la lyrique de Charles d'Orléans. Descriptive dans le Château d'Amour de Robert Grosseteste, où elle se fige en une architecture métaphorique, elle anime au contraire le récit dans la tradition des voies , des chemins ou des songes (tel le Songe

du Vieil Pèlerin , de Philippe de Mézières; telle aussi la Queste du saint Graal ) qui relatent un

cheminement intérieur et une initiation spirituelle. Et dans le Roman de la Rose , appelé comme on sait à une large diffusion européenne--louée par Pétrarque, traduite par Chaucer, l'oeuvre sera récrite par Marot--, l'allégorisme s'épanouit de manière d'autant plus remarquable que deux auteurs successifs l'ont employé différemment: Guillaume de Lorris, vers 1235, pour conter une histoire d'amour, à la fois personnelle et typique; Jean de Meung, quarante ans plus tard, pour présenter une somme rationaliste et satirique du savoir contemporain. Car procédant du singulier

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au général, l'allégorie tend à se poser en alliée de la raison, en mode de classment des connaissances, en adjuvant des "arts de mémoire".

Depuis ce premier âge d'or, son histoire se confond presque avec celle de nos mutations culturelles; comme si elle était moins une forme dans l'histoire que la forme même de notre histoire. Diffusion de l'imprimerie, humanisme universaliste, Contre-Réforme, consolidation de l'Etat moderne, Révolution(s), naissance de la société industrielle, communication dite de masse: autant de phénomènes de grande ampleur dont elle est indissociable. Apparemment immuable en son principe, elle se prête à nombre de variations et semble de siècle en siècle réinventée.

A la Renaissance, un nouvel élan lui est donné par des peintres et des humanistes aussi soucieux les uns que les autres de figurer l'intelligible. Tandis que ceux-là (de Mantegna au Titien, de Bruegel à Dürer...) la manient d'autant plus volontiers qu'elle anoblit leur pratique en faisant de l'art "cosa mentale", ceux-ci la renouvellent en profondeur par un retour aux sources antiques. Néo-platoniciens, les uns voient dans l'allégorie le parcours idéalement ascendant de l'image à son objet, dont elle est la mimesis , puis de cet objet au concept dont il n'est que le reflet. Egyptomanes, d'autres (ou les mêmes) croient déceler dans les hiéroglyphes la sagesse des anciens âges, ainsi qu'un modèle d'écriture; non moins féconde que fantaisiste, leur interprétation des Hieroglyphica d'Horapollon a notamment produit l'étrange chef-d'oeuvre qu'est le Songe de

Poliphile . D'autres encore, avec une moindre ambition philosophique et plus de succès éditorial,

établissent des répertoires d'allégories (l'Iconologie de Ripa) ou inventent des formes nouvelles: tel l'emblème issu d'Alciat (1531), d'abord simple dérivé des épigrammes, puis alliance d'image et de texte, de "corps" et d'"âme", dont le propos n'est pas de déchiffrer de grands secrets mais de faire parler les choses à des fins moralisantes.

Passionnément épris de devises et d'imprese , d'opéras et d'énigmes, de métaphores et de fables, c'est l'homme du XVIIe siècle qui donne à l'allégorisme son extension maximale. "Baroque" ou "classique"--encore deux mots dont l'opposition est périlleuse--, ce temps est celui de l'image, censée accéder à plus d'universalité que le discours; et l'allégorie, transgressant les frontières entre arts plastiques et arts de langage, entre verbal et non-verbal, se voit dotée d'une discursivité supérieure. Avec une muette éloquence, les images parlent; la pictura n'est pas moins

poesis que la poesis n'est pictura . En tous domaines, dans le sillage de la Contre-Réforme,

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du monde; l'âme même des chrétiens, selon l'expression du P. Caussin, se conçoit comme un "théâtre portatif". Tel est le contexte où se déploie le grand projet allégorique: faire apparaître aux yeux de tous les réalités les moins sensibles. Sur un plan théorique, le Piémontais Tesauro dans son Cannocchiale aristotelico , le Tchèque Comenius dans son Orbis Sensualium Pictus , le Français Menestrier dans sa Philosophie des images énigmatiques amplifient le thème du Deus

pictor , transformant la nature en un immense espace emblématique offert au déchiffrement; en

Espagne, le Criticon de Gracian (1651) offre un exemple extrême de roman allégorico-philosophique. Sur le plan pratique, des jésuites comme les Pères Richeome ou Le Moyne systématisent l'enseignement par images; les imprimeurs chargent leurs livres de frontispices didactiques; fresques et ballets, drames et romans, statues et jardins expriment en langage codé tant la nature que l'histoire; et dans la France de Louis XIV, plus encore qu'en Espagne ou en Angleterre, triomphe un allégorisme politique qui, représentant à la fois la royauté et le roi, l'incarnation d'un principe divin, paraît merveilleusement adapté aux célébrations de l'absolutisme.

Historiquement, c'est de la religion et de la rhétorique que l'allégorie tire sa force; aussi s'impose-t-elle d'autant plus que celles-là sont vigoureuses. Géographiquement, c'est à l'ensemble de l'Europe qu'elle a étendu son empire; mais dans les pays catholiques plus largement que dans le Nord. Culturellement, elle structure toutes les représentations imaginables , iconiques ou verbales, décoratives ou persuasives, à des fins tant morales que cognitives, tant politiques que religieuses. Tantôt technique intellectuelle au service de la vérité, tantôt technique émotive jouant sur les affects et les passions, elle tend toujours à convertir, à enseigner ou à convaincre. Sous ses formes humbles ou raffinées, c'est un rôle éminemment didactique que lui assigne notre culture: non parce qu'elle simplifie, mais parce qu'elle intrigue; mettant en oeuvre une pédagogie du secret, elle fait pressentir des mystères.

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De ce survol historique, il serait fâcheux de conclure à une constante expansion de la représentation allégorique. Le contraire est vrai: à chacune de ses poussées répond une poussée de sens inverse. Face aux allégoristes se sont dressées tour à tour la scolastique médiévale, plus que méfiante envers les équivoques poétiques; la philologie humaniste, qui s'attachant à la lettre même des textes freine la quête des sens seconds; la Réforme de Luther, qui a fait du rejet de l'allégorèse ("la Bible ne dit que ce qu'elle dit") un véritable casus belli ; la doctrine de nos classiques, quand aux dérives de la métaphore elle préfère la sage métonymie; l'idéologie révolutionnaire, éprise de transparence et d'unité; l'esthétique allemande du siècle dernier, qui dans le sillage de Luther--mais sur un plan philosophique--dévalorise l'allégorie en l'opposant au symbole comme le mortifère au vital, l'artificiel à l'artistique, le vide au plein, la convention au génie... Ce dernier débat, qui n'est pas clos, marque bien l'oscillation de notre culture entre deux conceptions opposées: vue de très haut, l'histoire européenne apparaît, selon l'expression de Giorgio Agamben, comme une "constante alternance d'époques où la forme emblématique de l'impropre occupe la place centrale, et d'époques où cette forme se trouve marginalisée par le propre, sans pourtant qu'aucun des deux discours parvienne à réduire entièrement son doublet."

Aujourd'hui, la coexistence des deux courants semble particulièrement évidente: l'anti-allégorisme ambiant n'empêche nullement l'allégorie de connaître une nouvelle résurgence. Plus se fait pressant, dirait-on, l'appel à l'univocité, plus se renforce une représentation incongrue, procédant par écarts et discordances, dissociant l'objet de la forme et le signifiant du signifié. La critique de la rhétorique, ainsi que de l'opposition propre/figuré, s'accompagne d'une rhétorique nouvelle dont les affiches publicitaires sont l'application la plus triviale (aux exemples déjà cités, ajoutons celui de Volkswagen, qui pour vanter le confort de ses voitures les représente par des pantoufles). Plus sérieusement, l'allégorie nourrit notre vie intellectuelle: heideggeriens ou non, nombre de philosophes la lient à l'essence même du langage, dont elle indique et redouble le caractère métaphorique. En poésie, l'allégorie dite moderne a ses lettres de noblesse depuis Baudelaire; de fait, tous nos poètes allégorisent, dès qu'ils préfèrent à l'assertion les incertitudes de l'équivoque, ou à la capitalisation du sens sa projection dans un devenir. De même, c'est une nouvelle allégorèse que développent les plus critiques de nos critiques, quand à la manière de Paul de Man ils décèlent dans les textes une pluralité de sens contradictoires. Et la personnification, cet autre trait allégorique, a suscité plus récemment le vif intérêt des spécialistes: il est en effet temps

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de se demander pourquoi tant d'allégoristes personnifient au féminin, et si c'est le "statut incertain" des femmes qui expliquerait cette pratique...

La question vaut pour Europe elle-même, issue d'un mythe allégorisé et fréquemment

décrite comme une personne (dans une pièce de Desmarets de Saint-Sorlin, par exemple, elle entre en scène comme une amante dont on se dispute les faveurs). Est-ce parce qu'elle est allégorique et féminine que son statut nous apparaît si incertain?

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