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Academic year: 2021

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Texte intégral

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LE C O Û T D U S A V O I R Alain Mercier

2ème Journée du FORDA ILE DE FRANCE, le 20 mai 1995 L ’ EN F A N T, L’ EC O L E E T L E GO Û T D U SA V O I R

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2ème Journée du FORDA ILE DE FRANCE, le 20 mai 1995 L ’ EN F A N T, L’ EC O L E E T L E GO Û T D U SA V O I R

Je voudrais remercier chaleureusement les organisateurs de cette Journée, pour nous avoir posé une question aussi pertinente. Je voudrais remercier plus particulièrement Lucie Wolf qui m’a proposé d’être questionné ici.

« Quelle place faites-vous à la surprise ? »

J’ai dû pour répondre regarder de manière nouvelle mon objet d’étude habituel : l’enseignement des mathématiques aux élèves en grande difficulté. J’espère arriver à partager l’effet que cette question a produit sur moi en vous montrant comment elle porte sur ce qui fait l’essentiel de mes problèmes de recherche c’est-à-dire,

LE C O Û T D U S A V O I R

S a v o i r c o û t e U n e e x p é r i e n c e d e p e n s é e

Cet élève du Cours Préparatoire compte sur ses doigts. « La mère de Paul a mis quatre pommes et trois poires dans une assiette, combien de fruits a-t-elle mis dans l’assiette ? » demande l’enseignant. L’élève dresse le pouce de sa main droite en pensant à la première pomme et dit “un”, dresse l’index et dit “deux”, dresse le majeur et dit “trois”, dresse l’annulaire et dit “quatre” ; il a perdu le fil de l’énumération des pommes de la mère de Paul, mais il sait qu’il a le compte des pommes et il entame le compte des poires ; l’élève dresse le pouce de la main gauche et dit “un”, dresse l’index et dit “deux”, dresse le majeur et dit “trois”, il sait qu’il a le compte des poires et qu’il n’a plus qu’à compter les doigts qu’il a levés. Pour les énumérer en les comptant, sans même y penser il touche son nez de chacun d’eux successivement et énonce “un”, “deux”, “trois”… “quatre”, “cinq”, “six”, “sept”. Il dit à voix plus haute “sept !”

Il y a sept fruits reprend l’enseignant qui s’impatiente : n’a-t-il pas fait fabriquer une “boîte de sept” où sont toutes les décompositions de sept, qu’il a fait chercher systématiquement et fait écrire cérémonieusement par toute la classe, après les boîtes de un à six, et avant celles de huit, zéro, douze à seize, neuf, dix et onze ? « 4 + 3 = 7 devrait être connu depuis longtemps ! » Il est donc temps que cet élève utilise le savoir de tous les hommes qui comptent depuis la nuit des temps et montre qu’il est bien élevé : quatre « objets » et trois « objets » font sept « objets » lorsque la permanence des objets est assurée, c’est une vérité d’expérience universelle. Or il s’avère que, pour cet élève précisément, faire confiance à ce résultat suppose qu’il renonce à la procédure par laquelle il expérimente à son tour (que quatre (pommes) et trois (poires) font sept (fruits)) alors que cette expérimentation recommencée est son seul moyen de découvrir que la vérité de la loi mathématique enseignée tient au fait qu’elle est un résultat universel d’expérience

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humaine. Le coût que cet élève doit payer pour apprendre la loi mathématique 4+3=7 montre la nature expérimentale de cette loi.

Peut-on connaître le coût, pour tel élève ou tel autre, du comportement conforme par lequel il montrerait son rapport adéquat au savoir enseigné ? Pour être surpris par l’élève qui montre combien savoir coûte, il faut pouvoir apprendre de cet élève ce qu’est le savoir. Tel est le contenu de la surprise qui fait la profession du professeur.

U n e q u e s t i o n d ’ é t h i q u e e n s e i g n a n t e

L a s u r p r i s e e s t c o n s t i t u t i v e d e s s i t u a t i o n s s c o l a i r e s

Un enseignant donne à ses élèves une copie d’une carte du monde du XVe, explique la course aux épices d’Orient et leur demande de déterminer des trajets maritimes en direction des Indes : « Les portugais ont investi les ports autour de l’Afrique, que vont faire les espagnols ? » demande-t-il. « Ils vont faire le tour! » s’écrie un élève, un autre le corrige bientôt : « Et l’Amérique ? On ne peut pas passer ! …Oh ! mais l’Amérique n’est pas sur la carte ! » Leurs surprises ont été inscrites dans le déroulement de la leçon : ces élèves viennent de découvrir l’Amérique, et l’ignorance de Christophe Colomb.

Mais s’il n’y a qu’une carte pour tous et si chacun ne s’est pas posé la question, la surprise de deux élèves n’est pas la surprise de tous : deux élèves seulement auront produit le progrès général. Ceux qui se sont étonnés d’autre chose se seront étonnés en vain ; pour la plupart des élèves la réponse aura paru avant que la question n’ait fait problème et les élèves surpris seront seulement des élèves distraits, des bêtas qui n’avaient pas remarqué d’emblée l’absence d’un continent aussi énorme.

L e t r a v a i l d e l a m é m o i r e , l e t e m p s d e l a r é f l e x i o n

Cependant, quelles que soient ses qualités de metteur en problèmes (comme l’on dit metteur en scène) des savoirs qu’il enseigne, le professeur ne peut penser maîtriser toutes les rencontres étonnantes que feront les élèves en apercevant leur ignorance là où ils pensaient connaître. Quelles que soient ses qualités d’écoute des improvisations ou des hésitations des élèves, le professeur ne peut penser qu’il pourra être surpris par toutes et dans la plupart des cas, il ne sera pas surpris d’emblée. Pour faire place à la surprise des élèves et être lui-même surpris, l’enseignant doit donc trouver des moyens pour enregistrer les inventions et les questions, les idées et les problèmes, étudier après-coup avec les élèves des traces de leur activité personnelle de pensée, et intégrer leurs études personnelles dans l’étude scolaire des mathématiques du programme. Ce problème est aujourd’hui, un impensé de la didactique des mathématiques, qui considère que les dimensions psychologiques de la relation didactique sont en dehors de son champ : en pédagogie comme en politique, le discours prescriptif fait retour et les appels à la morale surgissent, lorsque les outils de pensée manquent. C’est que le professeur, à mettre en avant son expertise dans l’exposé, risque d’oublier que, dans la relation didactique, il est

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celui qui parle pour que sa parole ouvre un espace pour l’élève.

Faute d’études nombreuses dans ce sens nul ne sait, aujourd’hui encore, réaliser correctement cette exigence sur les thèmes d’enseignement mathématique de l’école élémentaire. Car on peut observer couramment qu’un enseignant ne sait pas travailler avec le passé des élèves dont il dirige l’étude, prendre en compte la dimension non officielle de leur activité pour les aider à construire une mémoire collective de la classe qui soit fondée sur les mémoires individuelles de chacun, car on n’apprend jamais que par après-coup, dans des reprises de ce que l’on savait déjà.

R a i s o n d e l ’ e n s e i g n e m e n t , r a i s o n d e l ’ é t u d e

C’est certainement une question de principe, dans la mesure où (depuis que Descartes en a explicitement opposé le principe à tout maître et qu’il a été repris par les mathématiciens de génération en génération) l’idée que les mathématiques sont une production humaine. Sa conséquence est que tout humain doit par conséquent pouvoir reprendre l’étude des mathématiques à son début c’est-à-dire, « En ne laissant rien passer dont il ne se sente personnellement assuré par son expérience et l’exercice de sa raison ». Cette idée doit être défendue par toute école « moderne ».

Or si le professeur porte seul l’exigence cartésienne, il lui est possible d’enseigner les mathématiques en ne gardant en mémoire que l’objet mathématique dont traite le dernier cours professé : la suite de ce cours est déterminée seulement par la logique interne de l’exposé du professeur, une logique du fonctionnement officiel de la classe. Cette logique sans mémoire donne la raison des savoirs que l’enseignant expose, mais elle ne constitue ni la raison de l’étude que les élèves doivent mener ni la cause effective de leur savoir et bientôt, chaque élève ne peut plus accepter d’être surpris par un nouveau résultat car il ne peut plus revivre en personne les surprises premières en revenant à des expérimentations originelles. Alors, chacun dans la classe peut avoir entendu dire que les mathématiques sont des produits de l’expérience humaine, nul ne se comporte plus en conséquence. Le résultat unanime proclamé d’emblée « 4 et 3 sont 7 » exclut la pensée personnelle et finit par détruire la confiance dans “l’universalité” des résultats mathématiques, car l’universalité d’un objet n’existe pour chacun que dans la mesure où chacun peut éprouver pour son propre compte l’objet universel.

L a c o n f i a n c e e t l e r i s q u e L a v i o l e n c e i n s t i t u t i o n n e l l e

Pour réaliser l’intention d’enseigner qui la définit, l’École doit transformer chaque petit d’homme en Élève et montrer aux élèves les savoirs à apprendre en leur faisant (dans le meilleur des cas) éprouver le besoin de chacun de ces savoirs pour leur en montrer la nécessité. C’est chaque fois, lorsque la relation est heureuse, une surprise porteuse d’un

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plaisir toujours renouvelé par la satisfaction du besoin : le plaisir de l’intelligence qui se risque.

L’action de l’École est sans aucun doute aussi une violence faite aux petits d’homme : le corps social les nomme « enfants » pour s’autoriser de les élever. Assumée dès le XVIe siècle par certaines couches sociales comme prix de la transmission des privilèges économiques et culturels, cette violence s’exerce aujourd’hui sur tous : sans doute est-elle considérée comme vitale pour la société qui l’exerce. Les enfants s’accommodent de cette violence lorsqu’elle est vécue dans un rapport de confiance, parce qu’elle apparaît comme violence nécessaire à la connaissance, violence nécessaire à la naissance commune de l’élève et du savoir, nécessaire à l’articulation réussie du projet social avec le projet familial dans une dynamique personnelle d’entrée dans la dimension intellectuelle de la vie d’homme. Je fais référence à cette violence parce que je la reconnais dans ma mémoire personnelle ; l’élève peut attendre du professeur qu’il ne l’exerce pas au delà du nécessaire, car il peut redoubler sur la scène scolaire les violences internes au “sujet”, violences sociales et violences familiales.

L e c o û t p e r s o n n e l d u s a v o i r

C’est pourquoi les conditions de l’entrée des élèves en rapport avec les savoirs sont fragiles ; c’est pourquoi la « remédiation des échecs » suppose souvent un travail difficile, lorsqu’il s’agit de montrer et de garantir la dimension médiatrice d’une pratique scolaire. Cette pratique est en effet vécue par certains sujets de l’institution comme leur faisant personnellement violence en leur imposant de naître au savoir alors qu’ils se trouvent moins en danger à l’abri de ce monde.

Cependant, une analyse du contrat scolaire relatif aux savoirs peut être proposée à ces élèves par les maîtres d’adaptation : c’est un des moyens pour les engager à venir occuper la position d’élève, à accepter d’être surpris et de surprendre pour arriver à connaître, c’est-à-dire accepter d’être fait ignorant d’un savoir nouveau, accepter d’éprouver le manque d’un savoir qui semble ancien et de le dire, accepter d’avoir imaginé des solutions à des problèmes que les autres ne se sont pas posés. Cela suppose que l’École, sûre de ses moyens et de ses effets, puisse proposer aux élèves un espace relativement isolé de ce que l’on appelait il n’y a guère « le Monde » pour signifier qu’il était le domaine de la violence brutale des passions adultes.

Je terminerai en proposant deux observations récentes d’élèves pour qui les questions du risque et de la confiance sont posées. Mais nous ne savons pas les réponses.

L e s c a s d e Y v e s , e t d e M a d e l e i n e Y v e s

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bientôt proposé pour « un soutien pédagogique » auprès de Jeannette. Quand l’enseignante du CP l’interroge, Yves a « comme un voile devant les yeux et on ne peut rien en tirer ». Il vient en classe de soutien avec un premier groupe d’élèves qui comprend deux camarades de classe et ne progresse guère. Yves se voit proposer un soutien psychologique en supplément du soutien pédagogique ; les camarades de classe s’en retournent, un nouveau groupe se constitue et voilà qu’il en prend la tête - il montre d’un coup qu’il sait les réponses - sans que ses performances en classe ne varient d’un iota. Pire, lorsque Jeannette propose la fin de la prise en charge, il produit en soutien le même symptôme d’absence que décrivait l’enseignante du CP qui, pendant ce temps, dispute avec la mère de l’aide superflue que cette dernière propose en lui faisant répéter jour après jour toutes les leçons. Cela en vient au point où Yves arrive un jour à “lire” le texte du jour… en le récitant par cœur ! Un “succès” de l’aide maternelle qui est pour l’enseignante de la classe le signe de l’échec absolu de l’élève. En retour, voilà que la mère avait bien raison d’être inquiète, elle se met à penser que Yves a une mauvaise institutrice qui ne reconnaît pas ce que fait son fils.

Or, il est maintenant manifeste que Yves ne s’autorise pas à entrer dans le monde de la connaissance, en classe, parce que cela va se savoir, à la maison… tandis qu’il est protégé, en classe de soutien, par le fait que c’est la classe des élèves qui n’ont pas appris. Comment dans ces conditions instaurer, entre Yves et l’enseignante, un peu de confiance ? Comment permettre à celle-ci d’être surprise par Yves et de l’intégrer dans leur relation sans le répercuter aussitôt auprès de la mère comme “un vrai progrès” ?

L’école est-elle suffisamment à l’abri du monde pour offrir à Yves une petite entrée dans le monde du savoir ?

M a d e l e i n e

Madeleine, 6 ans, est en classe de soutien pédagogique auprès de Juliette parce qu’elle ne peut être prise en soutien psychologique, ses parents refusant une telle intervention de la part de l’école. Aujourd’hui, Madeleine doit jouer à “Grand’mère que veux-tu ?” en venant se placer sur les nœuds d’un quadrillage que sa camarade nomme d’un nombre “bleu” pour la ligne et d’un nombre “rouge” pour la colonne. Elle vient toujours se placer en un point voisin du nœud demandé, assez près pour qu’on pense qu’elle a compris l’enjeu et assez loin pour qu’on ne puisse considérer qu’elle a correctement agi. Le jeu s’en trouve bloqué. Alors, Juliette lui donne deux règles qu’elle doit placer sur les lignes du quadrillage, et un jeton à situer à leur intersection, mais elle place toujours les règles un peu de travers et le jeton à côté de l’intersection, de telle sorte que le résultat semble pire que le mal… Lorsque c’est à elle de nommer un nœud, voici que Madeleine ne donne qu’un nombre ou omet la couleur. Madeleine se situe toujours à côté ; elle corrige toujours son premier mouvement en imitant sa voisine. Madeleine semble ne jamais éviter de produire une erreur et bientôt l’action engagée n’ayant pas abouti, Madeleine se retrouve

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« ailleurs », absente. De sa propre initiative, Madeleine ne dit rien jusqu’au jour où, lors d’une séance où la réussite de son action est garantie par le fait qu’elle obtient les mêmes résultats que l’autre élève et où elle doit mener une action simple dont elle peut contrôler la réussite (nommer encore une intersection de lignes marquée par un jeton), Madeleine regarde la réponse de sa camarade et se précipite pour l’effacer : « C’est faux ! » Selon Madeleine, est-il interdit à tout enfant de nommer ces rencontres ? Ou bien est-ce que, pour la première fois, Madeleine décide que l’erreur provient de l’autre ? Dans ce dernier cas, l’étude pourrait enfin commencer parce que ce n’est plus l’enseignant qui décide de l’erreur et qu’il faut que les élèves décident entre elles de qui s’est trompé.

Madeleine connaîtra-t-elle le plaisir partagé du jeu avec le savoir et la raison de l’autre ?

P o u r c o n c l u r e

Je ne sais pas traiter les cas de Yves ou de Madeleine mais je sais que l’on peut apprendre à écouter de tels élèves, afin de leur proposer un nouveau chemin en direction des savoirs : l’enseignement est certainement un « métier impossible », il reste à développer des moyens de ruser avec l’impossible pour arriver à bon port bien que les points de repère s’évanouissent dès qu’on les fixe.

A l a i n ME R C I E R, e n s e i g n a n t d e d i d a c t i q u e d e s m a t h é m a t i q u e s à l ’ I n s t i t u t U n i v e r s i t a i r e d e F o r m a t i o n d e s M a î t r e s ( I U F M ) e t a u C e n t r e I n t e r d i s c i p l i n a i r e d e R e c h e r c h e s u r l ’ A p p r e n t i s s a g e , l e D i d a c t i q u e , l ’ E v a l u a t i o n ( C I R A D E ) à l ’ U n i v e r s i t é d e P r o v e n c e. A n n e x e s o u c o m p l é m e n t s p o s s i b l e s L e s a p p r e n t i s s a g e - s u r p r i s e s

Soit l’enseignement de la multiplication : « Le produit de cinq par trois est égal à la somme de trois nombres égaux à cinq » énonce l’enseignant. L’ignorance de l’opération nouvelle est aussitôt annulée par cette définition, et voici que tous les problèmes relevant d’une multiplication sont résolus, par une addition. Au CE1 par exemple : « J’achète trois cahiers à cinq francs, combien dois-je payer ? Cinq francs pour le premier cahier, plus cinq francs pour le deuxième, plus cinq francs pour le troisième, comme 5+5+5 = 15 les trois cahiers coûtent ensemble 15 francs et l’on écrit “3×5 francs = 15 francs”, en même temps que l’on énonce “les trois cahiers à cinq francs coûtent trois fois cinq francs qui font quinze francs”. » Au CM1 par exemple : « J’achète 0,850 kilogramme de rôti à

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120 francs, combien dois-je payer ? » C’est le presque le même problème que tout à l’heure, car il faut par exemple traduire l’énoncé en grammes pour pouvoir compter : 850 grammes de rôti. Attention, il faut connaître le prix du gramme : 0,120 francs. Soit 0,120 franc pour le premier gramme, 0,120 franc pour le second, répété 850 fois, et l’on écrit “850 × 0,120 franc = 102 francs” en même temps que l’on énonce “les huit cent cinquante grammes coûtent ensemble huit cent cinquante fois zéro virgule cent vingt franc qui font cent deux francs”. »

Quelques surprises sont alors possibles, dans la classe, ou pour l’enseignant qui n’y avait encore jamais pensé…

Est-ce que “850” ce n’est pas 850grammes ? Voilà que d’autres questions suivent : Est-ce que “3” ce n’était pas 3 cahiers ? Comment justifier (du point de vue de l’énoncé du problème) que l’on ait encore le bon résultat en effectuant “0,850 × 120”, pourrait-on raisonner ainsi : « 0,850 kilogramme de rôti à 1 franc coûte 0,850 franc. Le même rôti coûte donc 0,850 franc par franc de prix, soit 0,850 + 0,850… + 0,850 cent vingt fois. » Alors, “120 × 0,850 kilogramme = 102 francs” : en multipliant des kilogrammes on obtiendrait des francs ?

Alors que la multiplication est enseignée comme réalisant une addition banale, trois ans plus tard, dans un problème apparemment bien ordinaire, la nouveauté radicale de l’opération apparaît. Qui sera, ce jour-là, en situation de montrer que le problème relève d’une formule d’économie quotidienne :

« QUANTITÉ × PRIX UNITAIRE = PRIX TOTAL » soit, Q × Q = F . F

Quelle place faire à de telles surprises de l’étude ?

L a s u r p r i s e e s t c o n s t i t u t i v e d e s s i t u a t i o n s s c o l a i r e s

Faute d’espace intégré à la vie mathématique ordinaire de la classe où traiter de ces questions normales, l’expérimentation tentée par un élève se trouve interdite et le résultat proclamé exclut la pensée personnelle : il détruit la confiance dans “l’universalité” des résultats mathématiques que chaque élève doit construire pour son propre compte : il sait qu’à tout moment il peut revenir à l’expérimentation originelle, parce qu’il sait que ces résultats sont des compte-rendus d’expériences.

Faute d’espace intégré à la vie mathématique ordinaire de la classe où traiter de ces questions normales, la nouveauté évitée lors de l’introduction de la multiplication fait retour avec brutalité et la surprise en suspens crée l’absurde : elle a un effet destructeur de la confiance que l’élève peut avoir dans “la logique” des mathématiques c’est-à-dire, dans la possibilité d’anticiper sur une réponse en se servant de ses moyens propres de penser un problème mathématisé, parce qu’il sait que la réponse est produite selon les modes communs de la pensée humaine.

L’enseignement doit assumer pleinement le temps de l’expérimentation des procédures dont les calculs mathématiques rendent compte de manière si économique, la forme s’en étant améliorée au fil des siècles. Ainsi, les énoncés “quatre”, suivi de pouce levé “cinq”, index levé “six”, majeur levé (qui marque trois) “sept”, suffisent à produire la

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réponse “sept” en quatre mots et trois gestes. Ainsi, mieux encore, “4+3=7” se substitue à tout le procédé : quatre signes à écrire pour toute explication, le résultat est en mémoire, il n’y a plus rien à compter !

L’enseignement doit donc assumer pleinement la nouveauté absolue des savoirs mathématiques enseignés, qui correspondent à des pratiques humaines construites et affinées au fil des siècles, péniblement dégagées des erreurs et des tâtonnements. Ainsi, la multiplication est bien plus qu’une addition répétée et elle répond à des problèmes nouveaux. Ainsi, ce problème de dénombrement : « J’ai trois chemises, deux pantalons, cinq paires de chaussettes, de combien de manières différentes puis-je m’habiller ? » De 3×2×5=30 manières, enseigne-t-on à l’élève de Terminale. La multiplication n’est pas toujours l’indication condensée d’une addition répétée ; s’il y a plusieurs cas où “il faut faire une multiplication”, quels sont donc les rapports entre eux ? La réponse à ces questions doit être, elle aussi, personnellement expérimentée.

Les « problèmes de proportionnalité » comme les problèmes d’économie quotidienne, qui relèvent de la proportionnalité par une convention sociale et certains problèmes de physique élémentaire - qui relèvent de la proportionnalité selon ce que l’on nomme “une loi physique” - doivent être explorés un par un, pour le rapport humain avec un domaine de pratique matérielle dont ils traitent.

L a p l a c e f a i t e à l ’ i n v e n t i o n

Soit cet élève de Cours Elémentaire qui tente de réduire l’opération nouvelle (la soustraction) aux pratiques anciennes qu’il tient à conserver. Il a depuis belle lurette appris à se débrouiller avec les “additions à trous” du type 7 + … = 12, en réalisant un surcomptage qui nécessite de compter avec les doigts : il lève le pouce et dit “huit”, l’index, “neuf”, le majeur, “dix”, l’annulaire, “onze”, l’auriculaire, “douze”, et il compte alors les doigts levés : cinq ! c’est la réponse. Mais voici qu’on lui demande 27 + … = 58. La procédure ne permet pas de mémoriser des nombres supérieurs à dix ! Le surcomptage possible supposerait un changement de stratégie. Par exemple, un compte de dix en dix et le compte des dix ajoutés : “trente-sept”, le pouce, “quarante-sept”, l’index, “cinquante-sept”, le majeur, cela fait trente ; et une correction “mais pour aller à cinquante-huit il manque encore un, c’est trente et un”. Mais cette stratégie est-elle attendue par l’enseignant ? L’élève est-il en droit de la proposer, ou doit-il plutôt apprendre à réaliser, à la présentation de l’égalité à trous, une procédure standard du type : “J’ai 27, qui est deux dizaines et sept unités, je veux 58, qui est cinq dizaines et huit unités, il me faut donc trois dizaines (de deux à cinq) et une unité (de sept à huit), ce qui fait 31”, parce que cette procédure introduit et « explique » la soustraction en colonnes qui va maintenant être enseignée ?

L’enseignant peut-il faire place à l’invention de l’élève qui cherche à résoudre le problème posé et compte de dix en dix ? Il va sans doute l’ignorer, jusqu’au moment où la question suivante produira une erreur atypique : 27 + … = 99, “trente-sept, quarante-sept, cinquante-sept, soixante-sept, soixante-dix…, soixante-sept… “ avec six doigts levés, parce que le nom de 70 est plus difficile à penser. La réaction du maître sera vive : “Mais qu’est-ce que tu fais ? Ce n’est pas ce que j’ai montré ! Tu n’as encore une fois rien

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compris à la numération (ou, tu n’as pas appris la leçon) et tu t’es trompé ; voyons, combien y a-t-il de dizaines dans quatre vingt dix-neuf ?” ; et en général, cette question n’obtient pas de réponse.

Je remercie particulièrement Jeannette Tambone, et Annie Pescheur qui travaillent avec Yves et Madeleine et tentent de les assurer d’un soutien sur le chemin qui mène aux savoirs ; je remercie aussi les membres du « groupe de recherche sur la pratique en classe d’adaptation » (Jean-Pierre Cormon, Bernard Cote, Noëlle Coustau, Jeannette Tambone) et les Inspecteurs qui autorisent nos réunions, et enfin , les membres de l’équipe de recherche sur « les composantes implicites des comportements et des discours des enseignants de mathématiques et leurs effets sur les apprentissages des élèves », autour d’un projet de la Direction de la Recherche de l’Enseignement et du Développement et de l’Université Paris X-Nanterre (Pierre Berdot, Claudine Blanchard-Laville, Jacky Beillerot, Marcelo Camara Dos Santos, Françoise Clerc, Françoise Hatchuel, Francia Leutenegger, Nicole Mosconi, Suzon Nadeau, Marie-Hélène Salin, Gérard Sensevy, Mari Schubauer-Leoni).

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