• Aucun résultat trouvé

Le e variable dans le double doublage francophone : à la recherche des normes et usages des doubleurs québécois

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Le e variable dans le double doublage francophone : à la recherche des normes et usages des doubleurs québécois"

Copied!
114
0
0

Texte intégral

(1)

© Émilie Carpentier, 2020

Le e variable dans le double doublage francophone : À

la recherche des normes et usages des doubleurs

québécois

Mémoire

Émilie Carpentier

Maîtrise en linguistique - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

(2)

Le e variable dans le double doublage francophone :

À la recherche des normes et usages des doubleurs québécois

Mémoire

Émilie Carpentier

Sous la direction de :

(3)

iii

Résumé

Le double doublage francophone donne lieu à deux doublages différents pour un même film américain : un doublage français et un doublage québécois. Issue de la législation des deux aires géographiques, cette pratique donne l'occasion inégalable d'analyser les deux doublages produits d'un point de vue sociolinguistique. Au Québec, la langue du doublage est souvent nommée « français international », mais en vérité, il n'existe pas de source décrivant officiellement les normes prescriptives ou objectives de ce français, qui est davantage une idéologie (Sanders, 1996, p. 113) qui découle des représentations que les doubleurs ont de la langue française. Il a déjà été démontré que la langue du doublage québécois est particulière en raison du désir des doubleurs d'employer un français à la fois ancré au Québec et délocalisé, qui sont deux objectifs difficilement conciliables (Reinke et Ostiguy, 2012, Reinke et al., 2017 et 2019). En effet, il semble avoir dans le doublage québécois peu de traits de la variété québécoise, et ce, même si plusieurs de ces traits sont aujourd'hui acceptés en variété soutenue. Afin de connaître quel type de norme est suivi par les doubleurs, endogène ou exogène, l'étude du e variable est pertinente, principalement à cause de sa variation diatopique (Côté, 2012, p. 260) et diaphasique (Lucci, 1978, p. 46). Afin de nous éclairer sur les normes objectives suivies par les doubleurs, nous analyserons les usages des doubleurs quant à cette variable linguistique dans un corpus de transcriptions de 11 films et séries télévisées. La réalisation du e variable sera analysée selon la provenance géographique du doublage, la formalité de la situation de communication et le genre cinématographique.

(4)

iv

Abstract

The French language "double dubbing" phenomenon gives rise to two different dubbing tracks for the same American movie: a French dubbed version from France and one from Québec. As a result of legislation in the two geographical regions, this practice provides an unparalleled opportunity to study the two dubbings from a sociolinguistic point of view. In Québec, the language of dubbing is often called "international French", but in reality, there exists no source officially describing the prescriptive or objective norms of this particular French, which is more of an ideology (Sanders, 1996: 113) originating from the dubber's representations of the French language. It has already been shown that the language of the Quebec dubbing is peculiar, due to the dubbers' desire to use a language both rooted in Québec and delocalized, which are two objectives that are difficult to reconcile (Reinke et Ostiguy, 2012, Reinke et al., 2017 et 2019). Indeed, Québec's dubbing seems to offer few features typical of Québec's French, even if several of these traits are now accepted in formal speech. In order to elucidate what type of norm is followed by the dubbers, endogenous or exogenous, the study of variable e is relevant, mainly because of its diatopic (Côté, 2012, p.260) and diaphasic variation (Lucci, 1978, p. 46). In order to shed light on the objective norms followed by dubbers, we will study how they use the variable e in a corpus composed of the transcriptions of 11 films and television series. The usage of the variable e will be analyzed according to geographical origin of the dubbing, register and film genre.

(5)

v

Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Liste des tableaux et figures ... vii

Liste des abréviations ... ix

Remerciements ... x

Introduction ... 1

Chapitre 1 État de la question et cadre théorique ... 7

1.1. Le doublage en tant qu'objet d'étude de la traductologie et de la sociolinguistique 7 1.1.1. Double doublage : une différence géographique... 7

1.1.2. Double doublage : une différence de formalité ... 12

1.2. Le e variable et la sociolinguistique variationniste ... 16

1.2.1. La sociolinguistique variationniste... 16

1.2.1.1. La sociolinguistique variationniste québécoise ... 17

1.2.1.2. Facteurs de variations sociolinguistiques externes... 18

1.2.1.2.1. Variation diatopique ... 18

1.2.1.2.2. Variation diastratique ... 19

1.2.1.2.3. Variation diaphasique ... 20

1.2.1.3. Les indicateurs, les marqueurs et les stéréotypes, et le e variable ... 21

1.2.2. La norme en français ... 23

1.2.3. La norme au Québec ... 26

1.3. Le e variable ... 30

1.3.1. Nature du e variable ... 30

1.3.2. Terminologie ... 32

1.3.3. Contraintes linguistiques du e variable ... 33

1.3.3.1. Position initiale ... 33

1.3.3.2. Position interne ... 35

1.3.3.3. Suite de monosyllabes ... 36

1.3.3.4. Position finale ... 37

Chapitre 2 L'approche méthodologique ... 40

2.1. Le contenu du corpus ... 40

2.2. Le format des transcriptions ... 42

(6)

vi

2.4. Méthode d’analyse ... 45

2.4.1. Traitement statistique : l’effet de la version et de la formalité de la situation sur la réalisation du e variable, tous les contextes linguistiques confondus ... 45

2.4.2. Statistiques descriptives : genre cinématographique et analyse détaillée de certains contextes linguistiques ... 46

Chapitre 3 Présentation des résultats et discussion ... 48

3.1. Le EV selon la variation diatopique dans le double doublage ... 48

3.1.1. La variation diatopique dans tous les contextes linguistiques confondus ... 48

3.1.2. La variation diatopique du EV dans des suites de monosyllabes ... 52

3.1.3. La variation diatopique du EV en position finale ... 53

3.1.4. La variation diatopique du EV en position interconsonantique ... 54

3.2. Le EV selon la variation diaphasique dans le double doublage ... 56

3.2.1. La variation diaphasique dans tous les contextes linguistiques confondus ... 56

3.2.2. La variation diaphasique du EV dans des suites de monosyllabes ... 59

3.2.3. La variation diaphasique dans du EV en position finale ... 60

3.2.4. La variation diaphasique du EV en position interconsonantique ... 60

3.3. Le EV selon le genre cinématographique dans le double doublage ... 62

3.3.1. La variation selon le genre cinématographique dans l'ensemble des contextes linguistiques ... 62

3.3.2. La variation selon le genre cinématographique du EV dans des suites de monosyllabes ... 64

3.3.3. La variation selon le genre cinématographique du EV en position finale ... 65

3.3.4. La variation selon le genre cinématographique du EV en position interconsonantique ... 67

Conclusion ... 70

Bibliographie ... 76

Filmographie ... 84

Annexe 1 Extrait du corpus ... 85

Annexe 2 Extrait des données ... 87

Annexe 3 Analyses statistiques ... 90

(7)

vii

Liste des tableaux et figures

Tableau 1. Liste des films et séries du corpus ... 40

Tableau 2. Taux de réalisation du e variable dans l'enquête PFC Université Laval (Québec), conversation ... 50

Tableau 3. Taux de réalisation du e variable dans Les hauts et les bas de Sophie Paquin .. 50

Tableau 4. Taux de réalisation du e variable selon la situation de communication dans Lucci 1983 ... 51

Tableau 5. Taux de réalisation du e variable dans les suites de deux monosyllabes selon la provenance géographique ... 53

Tableau 6. Réalisation du e variable en position finale : différence entre les versions ... 53

Tableau 7. Taux de réalisation du e variable en position interconsonantique selon la provenance géographique ... 55

Tableau 8. Taux de réalisation du e variable en position interconsonantique, selon la provenance géographique et le nombre de consonnes précédentes ... 55

Tableau 9. Taux de réalisation du e variable selon la formalité dans l'enquête PFC Université Laval (Québec)... 56

Tableau 10. Taux moyens des variantes formelles dans Reinke et Ostiguy (2019) ... 58

Tableau 11. Taux de réalisation du e variable dans une suite de deux monosyllabes selon la formalité de la situation de communication ... 59

Tableau 12. Taux de réalisation du e variable en position finale selon la formalité des situations de communication ... 60

Tableau 13. Taux de réalisation du e variable en position interconsonantique selon la formalité des situations de communication ... 61

Tableau 14. Taux de réalisation du e variable en position interconsonantique, selon la formalité de la situation de communication et le nombre de consonnes précédentes ... 61

Tableau 15. Taux de réalisation du e variable selon le genre cinématographique ... 62

Tableau 16. Taux de scènes informelles dans la totalité du corpus ... 63

Tableau 17. Taux de réalisation du e variable dans une suite de deux monosyllabes selon le genre cinématographique... 64

Tableau 18. Taux de réalisation du e variable dans les suites de monosyllabes selon le film ... 65

Tableau 19. Taux de réalisation du e variable en position finale selon le genre cinématographique ... 66

Tableau 20. Taux de réalisation du e variable en position finale selon le film ... 66

Tableau 21. Taux de réalisation du e variable en position interconsonantique selon le genre cinématographique ... 67

Tableau 22. Taux de réalisation du e variable en position interconsonantique selon le film68 Tableau 23. Model Information ... 90

Tableau 24. Class Level Information ... 90

Tableau 25. Number of Observations, Events and Trials ... 90

Tableau 26. Fit Statistics ... 91

Tableau 27. Covariance Parameter Estimates ... 91

Tableau 28. Type III Tests of Fixed Effects ... 91

(8)

viii

Tableau 30. Differences of Formalite*Version Least Squares Means

Adjustment for Multiple Comparisons: Tukey-Kramer ... 92 Tableau 31. Taux de réalisation du e variable selon le film, la version et la formalité de la

situation de communication ... 93 Tableau 32. Taux de réalisation du e variable dans une suite de deux monosyllabes selon le

film et la version ... 94 Tableau 33. Taux de réalisation du e variable en position finale selon le film et la version 95 Tableau 34. Taux de réalisation du e variable en position interconsonantique selon le film et la version ... 96 Tableau 35. Taux de réalisation du e variable en position interconsonantique selon le film,

la version et le nombre de consonnes ... 97 Tableau 36. Taux de réalisation du e variable dans une suite de deux monosyllabes selon le

film, la version et la formalité de la situation de communication ... 98 Tableau 37. Taux de réalisation du e variable en position finale selon le film, la version et

la formalité de la situation de communication ... 100 Tableau 38. Taux de réalisation du e variable en position interconsonantique selon le film,

la version et la formalité de la situation de communication ... 101 Tableau 39. Taux de réalisation du e variable en position interconsonantique selon le film,

la version, la formalité de la situation de communication et le nombre de consonnes ... 102 Tableau 40. Taux de réalisation du e variable dans les suites de monosyllabes selon le film

(9)

ix

Liste des abréviations

EV : e variable FI : français international FF : français de France FQ : français québécois VF : version française VO : version originale VQ : version québécoise

(10)

x

Remerciements

Le remerciement le plus important va sans hésiter à une grande dame et une grande chercheuse, ma directrice de recherche, Kristin Reinke. Merci pour ta patience infinie, tes encouragements et tes conseils éclairés. Merci de m'avoir guidée avec autant de finesse et de rigueur, et d'avoir cru en moi tout au long de ma maîtrise. Je te suis aussi extrêmement reconnaissante de m'avoir permis de participer à ton projet recherche du début à la fin et de m'avoir accordé autant de confiance dans la réalisation de mes tâches. Merci aussi de m'avoir donné accès à ton corpus pour ma recherche. Tu m'as appris beaucoup et tes enseignements resteront avec moi pour toute ma vie.

J'éprouve une gratitude sans borne envers Marc-André Boulet. Merci d'être mon allié dans toutes les sphères de la vie. Tu as embelli chaque jour de mon cheminement, scolaire ou autre. Merci d'avoir programmé le logiciel qui a rendu le recueil de mes données tellement plus agréable.

Finalement, je suis également infiniment reconnaissante du soutien inébranlable accordé par mes parents, Johanne et Robert. Comme toujours, grâce à vos encouragements et votre amour inconditionnel, je n'ai jamais douté que je pourrais réussir et j'ai toujours continué d'avancer.

(11)

1

Introduction

Au Québec, pour rendre un film hollywoodien accessible à des locuteurs non anglophones, plusieurs options s'offrent aux distributeurs : la surimpression vocale, les « versions multiples », le sous-titrage et le doublage représentent quatre de ces options. Le doublage est la pratique cinématographique lors de laquelle la bande sonore originale d'un film est traduite et enregistrée dans une autre langue. La surimpression vocale, surtout utilisée dans le domaine de la télévision, superpose le doublage à la version originale, laissée en arrière-plan, de façon à ce que les deux soient audibles. Le sous-titrage, lui, consiste à afficher au bas de l'écran le texte traduit synchrone avec les dialogues du film. Enfin, on peut même tourner une nouvelle version d'un film dans une langue-cible avec des acteurs différents. Il s'agit dans ce cas des « versions multiples ». Le choix de la méthode d'adaptation semble trouver racine dans la tradition et l'habitude culturelle (Boilat, 2013, p. 67; Boillat et Cordonier, 2013, p. 19; Goris, 1993, p. 171). Certains pays favorisent nettement une méthode en particulier, comme la Scandinavie, les Pays-Bas et la Belgique, qui utilisent uniquement le sous-titrage pour faire l'adaptation des films (Sanaker, 2008, p. 148). À l'inverse, au Québec et en France, le doublage est la méthode d'adaptation la plus souvent choisie par les distributeurs, même si la pratique du sous-titrage serait moins coûteuse que celle du doublage. Les raisons, notamment d'ordre culturel, économique et politique, sont aussi multiples que complexes, comme nous le verrons plus tard.

Même si le Québec et la France sont deux territoires francophones, ils produisent fréquemment chacun leur propre doublage pour une même œuvre cinématographique. On pourrait croire que ce double doublage doit son existence à la différence linguistique entre les deux variétés de français, mais il découle en réalité de raisons législatives. En effet, en France, depuis 1949, le décret n° 90-174 interdit la diffusion d'un doublage fait en dehors du territoire français (Gill et Longpré, 2008, p. 6). Ce décret a été amendé en 1996 afin de permettre la production du doublage à l'extérieur du pays, mais seulement dans l'Union Européenne. Cependant, la diffusion du doublage québécois d'un film provenant du Canada anglais est aussi permise.

(12)

2

Le Québec a lui aussi son propre décret protectionniste. À la suite du décret adopté par la France, la Loi sur le cinéma a été votée par l'Assemblée nationale, en 1975. Cette loi devait obliger l'adaptation des films étrangers au Québec en vue de l'obtention d'un visa d'exploitation dans cette province, mais cette loi n’a jamais été appliquée (Deslandes, 2005, p. 2). Ensuite, René Lévesque, à ce moment premier ministre du Québec, a tenté d'établir un quota de films doublés au Québec qui auraient été exportés en France, mais sans succès, dû aux pressions des doubleurs français. Finalement, en 1985, suite à l'augmentation de la proportion de films anglophones sur le grand écran, jugée alarmante, le décret 117 a imposé aux salles de cinéma de mettre un film à l'affiche dans sa version française dans un délai de 60 jours après sa sortie en salle en version originale, délai par la suite raccourci à 45 jours (Montgomery, 2017, p. 4). Puisque le doublage de France ne parvenait au Québec que plusieurs mois plus tard, cette situation a stimulé le milieu culturel québécois, l'amenant à produire ses propres doublages dans ce bref laps de temps. Par contre, les délais de production des doublages français sont désormais de plus en plus courts, parfois même aussi peu qu'un mois (Montgomery, 2017, p. 5). Malgré tout, certains distributeurs maintiennent la pratique du double doublage francophone fait au Québec, et ce, pour plusieurs raisons. La première justification est d’ordre financier. En effet, les compagnies de distribution bénéficient d'un tarif préférentiel sur les visas d'exploitation lorsque le film est doublé au Québec. De plus, le gouvernement québécois accorde un crédit d'impôt pour les doublages produits par une entreprise québécoise.

En plus des avantages dont jouissent les distributeurs, le doublage québécois est aussi profitable pour la province. Pour justifier le doublage québécois, l'Union des Artistes (UDA), qui représente les artisans de cette industrie au Québec, avance plusieurs arguments économiques, politiques et culturels. En premier lieu, le doublage fournit des emplois à près de 800 artisans québécois (adaptateurs, directeurs de plateau, acteurs, techniciens, etc.) autrement limités par le petit marché que représente l'industrie du cinéma québécois (Groghué, 2018). Ensuite, l'UDA affirme que le public québécois préférerait le doublage québécois au doublage français, parce qu'étant si proche des États-Unis, l’adaptation des référents culturels se rapproche davantage de l'original et les expressions utilisées ressembleraient davantage à celles du français québécois. En 1999, l'UDA a même mené une importante campagne médiatique destinée à faire pression sur les majors américains. Intitulée

(13)

3

On veut s'entendre, elle demandait à ce que tous les films diffusés au Québec y soient aussi

doublés (Projean, 2005).

Par contre, ce n'est pas un accent québécois que l'on entend dans les doublages faits au Québec. Louis-Georges Girard, vice-président de l'UDA et responsable de la commission sur le doublage, explique que « nous n'utilisons pas un langage typiquement québécois, mais un langage normatif qui est beaucoup près de nous » (Groghué, 2018). En fait, la loi sur le cinéma ne spécifie pas quel français devra être employé dans les doublages québécois, et en vérité, la langue du doublage québécois n'est pas si « près de nous » (Reinke, Émond et Ostiguy, 2017, p. 118). Il n'existe pas de normes explicites qui dictent la langue que doivent utiliser les doubleurs, mais les doublages québécois se réclament souvent d'un français « international » qui ne comporte pas ou peu de traits du français québécois (Lacasse, Sabino et Scheppler, 2013, p. 38). Il existe des formations où les acteurs apprennent la prononciation à adopter, comme au Conservatoire de musique et d'arts dramatiques du Québec, mais le public n'y a pas accès. On peut tout de même lire dans les préalables de la description du cours Doublage interprétation de L'inis (L'Institut national de l'image et du son, 2018) : « avoir une très bonne maîtrise du français international ». Finalement, cette variété de langue créée par les adaptateurs et les acteurs-doubleurs se modèle à la représentation qu'ils ont de la langue française et à leur propre définition de ce qui est « international ». Il faut admettre que ce « français international » est davantage une idéologie ou un mythe, comme le constate Sanders (1996, p. 113) : « Un des mythes qui sous-tend la notion de francophonie est celui d'un français commun, ''international'', qui varie peu d'un pays à l'autre [...] ». Puisqu'une langue est toujours ancrée géographiquement, vouloir emprunter un « français international » revient bien souvent à emprunter un français de référence, c'est-à-dire celui se trouvant dans les ouvrages de référence et d'orthoépie, et donc suivant le plus souvent une norme prescriptive française (Detey, Durand, Laks et Lyche, 2010, p. 145; Reinke et Ostiguy, 2012, p. 31).

Le français québécois est peu ou pas employé dans les doublages québécois pour plusieurs raisons. Premièrement, le public québécois est très habitué d'entendre le « français international » dans la bouche des doubleurs (Ostiguy et Reinke, 2015, p. 14). Dès les débuts du doublage québécois, les variantes du français québécois ont été peu empruntées dans le

(14)

4

doublage parce que dans les années 1960, dans une vague d'inquiétude quant à la qualité de la langue parlée, la langue vernaculaire, souvent appelée joual, a été grandement critiquée par l'élite (Lacasse et al., 2013, p. 38). On a vu émerger plusieurs publications qui ont alimenté les débats, comme Les insolences du frère Untel de Jean-Paul Desbiens (1960), « qui a dénoncé la corruption de la langue des élèves québécois et popularisé le mot joual, devenu synonyme de langue abâtardie » (Meney, 2017, p. 597). À cette époque, la classe dominante cherchait à établir un français de référence pour les Québécois et l'Office québécois de la langue française a été fondé à cet effet en 1961. De fil en aiguille, une véritable croisade pour la qualité de la langue s’est déployée dans le monde francophone québécois. De cette attention particulière portée à la question de la langue a résulté une influence normative sur le doublage et l'absence générale de variantes1 du FQ dans les VQ.

Deuxièmement, les variantes du FQ sont peu entendues dans le doublage québécois, car si on doublait avec un accent québécois, il faudrait sans doute l'ancrer géographiquement et choisir quelle région du Québec représenter et les artisans du doublage craignent que faire un tel choix laisserait toujours une partie des auditeurs insatisfaits (Comprendre la situation du doublage au Québec, s.d.).

Troisièmement, il est possible que le français québécois soit peu représenté dans les doublages québécois parce que les Québécois disent ne pas vouloir entendre leur accent dans la bouche d'acteurs hollywoodiens (Reinke, Émond et Ostiguy, 2017, p. 119). Von Flotow (2010, p. 27) donne l'exemple du doublage en français québécois de la série télévisuelle américaine Ally McBeal diffusée sur la chaîne TVA en 1991, qui avait fait l'objet de tellement de reproches qu'il avait été retiré des ondes et remplacé par un doublage fait en France quelques années plus tard. Ostiguy et Reinke (2015) proposent que l'intolérance à l'accent québécois dans le doublage puisse être une manifestation d'insécurité linguistique. L'insécurité linguistique des Québécois est un phénomène bien documenté et bien qu'il semble diminuer, il entre encore en jeu dans la problématique du double doublage. « [I]l y a insécurité linguistique lorsque les locuteurs considèrent leur façon de parler comme peu valorisante et ont en tête un autre modèle, plus prestigieux, mais qu'ils ne pratiquent pas »

1 Le concept de variables et variantes sera approfondi dans la section 1.2.3. Une variable linguistique

(15)

5

(Calvet, 2017, p. 47). Les manifestations de ce phénomène comprennent l'hypercorrection, l'hésitation, ou même l'ajustement de sa façon de parler face à un locuteur de FF (Pöll, 2017, p. 75). Il serait potentiellement embarrassant pour les Québécois d'entendre leur propre langue dans la bouche d'acteurs américains et l'emploi d'un « français international » est un moyen d'éviter cet embarras (Reinke, Ostiguy, Houde et Émond, 2019, p. 89; von Flotow, 2014, p. 72).

Une quatrième explication possible serait qu’il existe aussi l'idée que l'emploi du français québécois bloquerait l'exportation des doublages québécois de films parce qu'il ne serait pas assez compréhensible pour les autres francophones. Par contre, à l'instar de Reinke, Émond et Ostiguy (2017, p. 134), nous notons au passage qu'il est ardu de trouver des preuves qui pourraient attester du caractère lucratif ou même de l'existence de ce marché. Plusieurs artisans du domaine du doublage le confirment lors de l'atelier grand public Doubler au

Québec. Pour qui? Pourquoi? Comment? (Reinke, 2018). Cinquièmement, l'UDA affirme

que le doublage doit faire oublier qu'il est une traduction et qu'afficher des variantes du français québécois atteindrait à ce but (Comprendre la situation du doublage au Québec, s.d). En employant le « français international », les doubleurs croient que le spectateur pourra davantage se concentrer sur le film.

Mais quelle est donc cette langue du doublage, quelle norme suivent donc les doubleurs? Est-ce que le « français international » du doublage s'appuie sur une norme prescriptive? Reinke et Ostiguy (2012, 2019) et Reinke et al. (2017) ont étudié dans le doublage francophone divers aspects de la prononciation, comme l'affrication, l'ouverture des voyelles hautes et les voyelles nasales.En bref, ils ont remarqué l'évitement presque systématique des variantes québécoises, même de celles qui sont employées dans des situations de communication formelles par les Québécois. La seule exception représente la voyelle nasale un, dont l'usage dans les VQ concorde avec celui des Québécois dans tout type de situations. Cette voyelle nasale est réalisée [œ̃] en FQ et cette prononciation est non marquée au plan social, c'est-à-dire qu'elle passe inaperçue pour les locuteurs. Elle partage cette caractéristique avec le e variable (Armstrong, 2009, p. 149) (souvent appelé schwa ou

e muet), qui est cependant une variable linguistique commune à toute la francophonie et qui

(16)

6

raisons principales suggèrent que l'étude de cette variable serait pertinente dans le contexte du doublage : le e variable est sujet à une variation diaphasique et à une variation diatopique, deux variations observables dans le doublage francophone (voir section 1.2.1.2.). Notre objectif sera donc de déterminer quels sont les usages en ce qui concerne la réalisation du e variable chez les doubleurs français et québécois, et quelle norme, endogène ou exogène (voir section 1.2.3.), est suivie par les doubleurs québécois. En sachant que le e variable ne se réalise pas de la même façon dans les différentes variétés de français et dans les différentes situations de communication dans la langue parlée, il est pertinent de vérifier sa réalisation dans le doublage selon ces mêmes paramètres. Ces observations pourront contribuer à comprendre les usages des doubleurs.

Les données sur le e variable proviennent d'un corpus de transcriptions de onze films et séries doublés au Québec et en France. Nous avons saisi tous les contextes où le e variable peut se retrouver, puis nous avons analysé plus en détail les e susceptibles de varier selon des critères sociolinguistiques, tels que la formalité de la situation de communication et le pays d'origine.

Le premier chapitre présente un état de la question détaillant les connaissances actuelles sur le double doublage francophone ainsi que sur le e variable. Il présente aussi le lien avec notre cadre théorique, qui est la sociolinguistique variationniste. Le second chapitre explique l'approche méthodologique et fait connaître le corpus à l'étude. Dans le troisième chapitre se trouvent les résultats de l'étude et les analyses statistiques, simultanément à leur interprétation. Finalement, la conclusion discute des résultats et apporte de nouvelles pistes de réflexion sur le e variable et le doublage francophone.

(17)

7

Chapitre 1 État de la question et cadre théorique

1.1.

Le doublage en tant qu'objet d'étude de la traductologie et de la

sociolinguistique

Traditionnellement, le doublage est un sujet davantage traité en traductologie, puisqu'on y étudie la traduction d'un texte d'une langue source à une langue cible, une étape évidente du doublage. C'est dans ce domaine que les premiers travaux sur le doublage francophone ont été effectués (notamment Caron, 2003; Montgomery, 2017; Plourde, 2000; von Flotow, 2009, 2010, 2014). Par la suite, d'autres auteurs, principalement Reinke et Ostiguy (2012) et Reinke et al. (2017, 2019) ont étoffé cette analyse en y ajoutant une approche sociolinguistique. Les travaux sur le double doublage peuvent être abordés en mettant l’accent sur deux axes clés : premièrement, la différence géographique (ou variation diatopique [voir section 1.2.1.2.1.]), soit entre les doublages de la France et ceux du Québec, et deuxièmement, la différence entre les situations de communication et registres de langue formels et informels (ou variation diaphasique [voir section 1.2.1.2.3]). C'est ainsi que nous présenterons l'état de la question sur notre sujet.

1.1.1. Double doublage : une différence géographique

Le premier point de comparaison des doublages se trouve au niveau de leur provenance géographique, soit français et québécois. On retrouve des éléments qui les distinguent à maints égards, dont le choix du vocabulaire et des référents culturels, mais il y a aussi des ressemblances, comme au niveau de la prononciation.

Tout d'abord, une différence marquante entre les deux doublages se situe au niveau du vocabulaire et des référents culturels. Reinke, Émond et Ostiguy (2017) constatent que le doublage québécois tend à se rapprocher davantage de la version originale que le doublage français. Leurs résultats proviennent d'une analyse exploratoire sous les angles lexicaux, morphosyntaxiques et phonétiques des VQ et VF des films Grossesse surprise, une comédie, et Astro Boy, un film d'animation. Von Flotow (2009, p. 94), en étudiant le double doublage francophone de deux chansons du film Chicago, abonde dans le même sens, car au point de vue du vocabulaire, le texte de la VQ est fortement inspiré de l'original. De plus, les doubleurs

(18)

8

français adaptent les référents culturels à la culture européenne, tandis que les doubleurs québécois, plus près de la culture américaine géographiquement, s'éloignent peu de l'original. Par exemple, Reinke et Ostiguy (2012, p. 35), ayant fait l'analyse exploratoire du film

Grossesse surprise, une comédie, observent que le nom du groupe de musique rock Green Day (VO et VQ) se voit généralisé en hard rock (VF) :

VO I want to hear Green Day. VQ Je veux écouter Green Day. VF Je veux écouter du hard rock.

Dans les doublages en VQ, les expressions familières et les mots tabous sont aussi traduits en épousant le plus possible l'original, alors que la VF le fait avec plus de détours. On peut le voir dans cet extrait de Grossesse surprise (Reinke et Ostiguy, 2012, p. 35) :

VO If we didn't get in I would have lost my shit! VQ Si j'étais pas entrée ça m'aurait fait chier. VF Si on nous avait jetées j'aurais hurlé.

Un phénomène semblable survient dans l'adaptation des noms des personnages. Montgomery (2017, p. 13) appelle ce processus Europeanization ou glocalization. Montgomery a fait l'étude du double doublage des films d'animation Histoire de jouets et Les

Bagnoles en observant la phonétique, les registres et le lexique de ces films. Elle observe

qu'alors que les noms des personnages restent identiques de la VO à la VQ, ils sont adaptés en français dans la VF (Montgomery, 2017, p. 13). Ainsi, dans Histoire de jouets, Buzz

Lightyear en VO et VQ devient Buzz L'écair en VF, Bo Peep en VO et VQ devient La Bergère en VF.

Par contre, il arrive aussi, moins fréquemment, qu'un processus de généralisation2 apparaisse lorsque le référent culturel n'est pas familier au public québécois. Il a été observé par Plourde (2000), qui a étudié les stratégies de traduction utilisées dans les séries télévisuelles Highlander, CSI/Les Experts et Les Simpsons. Dans le dessin animé Les

Simpsons, Plourde (2000, p. 9) souligne le phénomène autant dans la VQ que dans la VF.

2 Plourde (2000) nomme ce phénomène neutralisation, car il accorde un caractère international à un

(19)

9

Dans la VO, on emploie le terme Kwik-E-Mart, qui fait référence à un magasin fictif de style

7-Eleven dont la formule est répandue aux États-Unis. Dans les doublages, le terme est

généralisé par dépanneur dans la VQ et par supermarché dans la VF. VO I was down at the Kwik-E-Mart

VQ J'étais au dépanneur VF J'étais au supermarché

Malgré que l'UDA se réclame du « français international » et tente d'effacer toute particularité locale, la VQ laisse entendre quelques termes et expressions géographiquement ancrés. Les études de Reinke et Ostiguy (2012) et Reinke, Émond et Ostiguy (2017) sur les films Grossesse surprise et Astro Boy, ont révélé l'emploi dans les VQ de plusieurs usages plus typiques du français québécois parlé, plus souvent du registre familier, comme par exemple les nouvelles (journal télévisé), napkin (serviette de table), fesser dans le tas (être percutant), être fou raide (être complètement fou, déjanté), c'est genre (c'est comme) (Reinke et Ostiguy, 2012, p. 36). Il s'y trouve aussi quelques emprunts à l'anglais qui dans la VF sont traduits par des équivalents français (Reinke et Ostiguy, 2012, p. 37) :

VO I googled murder. VQ J'ai googlé meurtre. VF J'ai cherché meurtre.

VO If she's gonna be in her make-up for three hours VQ Si elle doit passer au make-up pendant trois heures

VF S'ils doivent la coiffer et la maquiller pendant plus de deux heures

Aux côtés des usages plus québécois et des emprunts à l'anglais figurent aussi des usages plus typiques du registre familier du français de France, tels que causer (parler),

casse-pied (qui énerve), se tirer (s'en aller), un boulot (un travail), utilisés comme équivalents

au slang américain. Évidemment, c'est dans la VF que l'on en retrouve le plus. Il semblerait même que la version française de Cars est parfois d'un registre plus familier que l'original tant l'utilisation de l’argot parisien est poussée (Montgomery, 2017, p. 14). À l'inverse, il arrive que dans la VQ les termes employés proviennent d'un registre amplement plus formel

(20)

10

que celui de la VO (voir section 1.1.2. à ce sujet). Montgomery souligne ce passage de Les

bagnoles (VQ de Cars) :

VO I knew it! I knowed a made a good choice!

VQ Je le savais, je savais que mon choix était judicieux! VF Je le savais, j'étais sûr que j'avais bien choisi!

En comparant la VF à la VQ, on pourrait s'attendre à entendre une différence dans les prononciations des acteurs, compte tenu des différences entre les variétés de français parlées au Québec et en France. En fait, on retrouve peu de traits du français parlé en usage au Québec dans les VQ, et pour cette raison, il y a beaucoup plus de ressemblances que de différences sur cet aspect entre les deux versions. Même les traits de prononciation largement acceptés dans un registre de langue soutenu au Québec sont rarement entendus dans les VQ (Reinke et al., 2019). Par exemple, l'affrication des consonnes t et d devant les voyelles et les semi-voyelles /i/, /y/, /j/ et /ɥ/ (tu dis [tsy dzi]) fait maintenant partie du français québécois standard (Reinke et coll., 2005), c'est-à-dire de la norme suivie par les Québécois en situation de communication formelle, mais on ne l'entend que rarement dans la bouche des doubleurs québécois. Ainsi, dans un corpus de dix films doublés, Reinke et al. (2019, p. 82) retrouvent un taux d'affrication de 5,7 % alors que dans une série québécoise qui représente bien les productions verbales des Québécois, Les hauts et les bas de Sophie Paquin, ce taux est de 97,7 %. Par contre, la mise en parallèle avec Sophie Paquin montre bien l'écart entre les prononciations dans une production locale et le doublage. Reinke et al. (2019) remarquent un phénomène similaire pour plusieurs autres variantes acceptées en français québécois standard, comme l'ouverture des voyelles i, u, et ou en syllabe fermée (vite [vɪt], granule [gʁanʏl], poule [pʊl]), la réalisation antérieure [ã] de la voyelle nasale [ɑ̃] (temps [tã]), le timbre [ẽ] de la voyelle nasale [ɛ̃] (pain [pẽ]), et l'allongement des voyelles [oː], [ɛː] et [ɑː] (rose [ʁoːz], fête [fɛːt], pâte [pɑːt]), qui sont largement évitées dans les doublages québécois. Par contre, la réalisation de la voyelle nasale [œ̃] est une exception. Souvent prononcée [ɛ͂] dans le français de France, elle suit les usages des Québécois, avec un taux de [œ̃] de 89,2 % dans la VQ et de 100 % dans Sophie Paquin, tandis que dans les doublages français ce taux est de 46 %.

(21)

11

On peut parfois entendre des prononciations du français québécois du registre familier dans le doublage, mais dans ce cas, le but est davantage l'effet stylistique que la représentation des usages québécois. À cet effet, Plourde (2000, p. 4) constate que des prononciations du français québécois sont entendues dans la série animée Les Simpsons, mais seulement chez les personnages représentés comme stupides et moins éduqués, tels que Homer et Krusty, tandis qu'un français plus « international » est utilisé par les personnages de classe sociale plus haute comme Docteur Hibbert ou monsieur Burns. Si c'est dans les séries animées que le français québécois semble s'entendre davantage, comme dans Les Griffins (VQ de Family

Guy), Les Simpsons ainsi que dans les doublages de séries du Canada anglais Dans l'canyon

(VQ de Crash Canyon) et Faut pas rêver (VQ de Fugget about it), les films d'animation ne sont pas nécessairement aussi permissifs quant aux variantes québécoises. Montgomery (2017, p. 6), ayant analysé le doublage des films d'animation Histoire de jouets (Toy Story) et Les Bagnoles (Cars) affirme que : « the most striking feature of the Quebec synchronian evidenced in Toy Story and Cars is its general incongruity with the Quebec vernacular ». Elle remarque le même phénomène que dans Les Simpsons dans Histoire de jouets et Les

bagnoles : alors que les personnages Monsieur Patate (Mr Potato Head dans Toy Story) et Martin (Mater dans Cars) sont les seuls à adopter des variantes du français québécois, on les

dépeints soit comme rustre et grossier, soit comme idiot et péquenaud. Parmi les traits remarqués par Montgomery on retrouve la diphtongaison des voyelles (hockey [ɑː.ke]3) et l'antériorisation de la voyelle nasale /ɑ̃/ (ignorant [injɔʁã]). Elle conclut que lorsque l'on en vient à l'accent québécois dans le doublage québécois, c'est bien davantage pour exprimer la basse classe sociale du personnage que pour signifier sa provenance géographique (Montgomery, 2017, p. 9).

En somme, la première caractéristique la plus souvent observée en comparant la VQ et la VF est, d'une part, la fidélité au texte original des termes et expressions dans la VQ et, d'autre part, l'adaptation, ou glocalization vers des formes et des concepts plus répandus localement, dans la VF. La deuxième caractéristique importante est celle de la prononciation. Les deux doublages renferment des prononciations similaires parce que la VQ contient peu

(22)

12

de traits du français québécois parlé, et ce, même pour les traits acceptés en français standard au Québec.

1.1.2. Double doublage : une différence de formalité

Le second point d'analyse qui nous importe est la différence entre les situations de communication en fonction de la formalité. Dans la vie de tous les jours, d'une situation formelle à une situation informelle, les choix linguistiques ne sont pas toujours les mêmes. Est-ce qu'il en va de même pour le doublage francophone? Parfois, mais la différence est loin d'être systématique.

En règle générale, le registre de langue des doublages francophones est plutôt élevé. Caron (2003) a étudié les techniques de traduction de la VQ de la série télévisuelle Star Trek, l'une des premières séries à être doublées au Québec. L'auteure juge que dans cette série, les personnages parlent comme s'ils avaient tous « un haut niveau d'éducation, un certain degré de raffinement, une grande force mentale face au danger et une uniformité sous-jacente de la provenance sociale » (notre traduction) (Caron, 2003, p. 343). Elle n'est pas la seule à trouver que la formalité est élevée dans le texte des doubleurs québécois.

Von Flotow (2009, p. 87) a remarqué qu'alors que la VF tend vers un registre familier, la VQ emploie un français pouvant être qualifié de littéraire. En général, le doublage en VF aurait tendance à mieux respecter le degré de formalité de la version originale (Montgomery, 2017, p. 9). La tendance de la VQ à être plus formelle que la VO, selon von Flotow, peut être attribuée à un souci de coller au texte original, à vouloir traduire pratiquement mot pour mot. Ce faisant, les nuances entre formel et informel seraient appauvries suite à la traduction. Voici un exemple du doublage dans le film Chicago, soit la chanson Cell Block Tango, donc l'extrait choisi est davantage parlé que chanté, donc plus comparable avec le reste des exemples (von Flotow, 2009, p. 95) :

VO Now I'm standin' in the kitchen carvin' up the chicken for dinner, minding my own business, and in storms my husband Wilbur in a jealous rage.

VQ Je suis debout dans un coin de ma cuisine. Je découpe le poulet pour le dîner. Je ne demande rien à personne. D'un coup mon mari Wilbur débouche dans la cuisine en hurlant.

(23)

13

VF J'étais peinarde à la cuisine, j'découpait le poulet pour le dîner, bien

tranquille dans mon coin. D'un coup mon mari Wilbur débarque fou de rage. Pour von Flotow, la VO reflète bien la langue parlée et la VF en fait une bonne adaptation. Par contre ce n'est pas le cas pour la VQ, qu'elle qualifie de proprette, car elle et plus littéraire, littérale par rapport à la VO et imite mal la langue parlée. Reinke et Ostiguy (2012, p. 34) observent aussi le phénomène de traduction littérale et soulignent ce passage de Grossesse surprise :

VO Absolutely / I'm so excited / oh my god. VQ Absolument / je suis si excitée / c'est vrai. VF Bien sûr que oui / j'suis tellement contente.

Lorsqu'il est question de morphosyntaxe, il arrive souvent que la VF reflète assez bien l'oralité du français parlé en France alors que la VQ, beaucoup plus conservatrice, suit la norme prescriptive plus proche de l'écrit. C'est le cas avec la particule ne. L'absence de la particule ne de l'adverbe de négation discontinu ne ... pas est largement répandue dans l'usage du français parlé, notamment informel, et ce, dans toute la francophonie4 (par exemple : je

sais pas). Von Flotow (2010) a abordé la question du ne de négation dans un de ses articles

sur le double doublage. Dans ce dernier, elle approche divers aspects morphosyntaxiques des films 21 grammes et Le journal de Bridget Jones. À ce sujet, von Flotow (2010, p. 38) relève une élision du ne systématique dans la VF du film 21 grammes. Au contraire, la particule de négation est présente dans la VQ bien qu'elle ne se retrouve que rarement en français québécois parlé ou informel (Sankoff et Vincent, 1977, p. 246) :

VO I don't know. They haven't told me anything yet. VQ Je n'en sais rien, on ne m'a encore rien dit. VF Je sais pas, on m'a encore rien dit.

Par contre, ces observations se voient nuancées par Reinke et Ostiguy (2019, p. 19), qui ont relevé dans le doublage francophone des taux de réalisation de la particule ne plus élevés que ceux observés dans des études sur la langue parlée autant dans les VF que les VQ.

4 Par exemple, le taux de réalisation du ne de négation n'est que de 1,1 % dans un corpus de

(24)

14

C’est donc dire que la VF, même si elle se rapproche davantage de la langue parlée de son pays d’origine que la VQ, n’est pas une représentation parfaite des habitudes linguistiques des Français. Toujours concernant la morphosyntaxe, Reinke, Émond et Ostiguy (2017, p. 125) remarquent l'usage du futur simple dans les phrases affirmatives dans la VQ, et ce, à des endroits où l'usage des Québécois tend à favoriser le futur périphrastique. Par exemple, on retrouve dans Astro Boy :

VO Then I'll do it / move on sweetheart.

VQ Dans ce cas je le ferai / bouge-toi mon coeur.

VF Eh bien dans ce cas je vais le faire / pousse-toi poulette.

Un autre élément qui contribue à élever la formalité de la VQ est le choix des formules d'adresse. Par exemple, dans Histoire de jouets, les personnages utilisent le vouvoiement dans la VQ lors de scènes à caractère informel, rendant les échanges « oddly formal and impersonal » (Montgomery, 2017, p. 10), alors que dans la VF, au même endroit, les personnages se tutoient. Cela se produit notamment dans une scène où les personnages

Woody et Buzz se battent tout en se criant des insultes :

VO You want a piece of me?

VQ Vous voulez ma peau?

VF Tu veux te payer ma tête?

Par contre, Reinke, Émond et Ostiguy (2017, p. 123) observent dans Grossesse

surprise et Astro Boy, l'adhérence aux normes de vouvoiement et tutoiement de la culture

cible. En d'autres mots, les doubleurs emploient davantage le tutoiement dans la VQ que dans la VF, de même qu'il est généralement observé dans la langue parlée.

Von Flotow (2010, p. 37) souligne une autre caractéristique, soit l'inversion du sujet et du verbe dans les phrases interrogatives. Cette forme de phrase, qui relève dorénavant davantage de l'écrit, est rarement entendue dans des conversations5. On en voit un exemple

5 Seulement 2,83 % des phrases interrogatives adoptaient l'inversion du verbe et du sujet dans le

(25)

15

dans le film 21 grammes, alors que la situation est plutôt informelle, se déroulant entre des conjoints, on entend une inversion dans la VQ :

VO Why does everyone have to know our private life? VQ Pourquoi tout le monde doit-il connaître notre vie privée? VF Pourquoi tout le monde devrait connaître notre vie privée?

Comme von Flotow le rappelle, cette pratique relève du registre soutenu, donc l'entendre dans cette situation surprend.

Dans le cadre d'une étude sur le double doublage, Reinke et Ostiguy (2019) ont cherché à savoir s'il y avait une différence entre les variantes employées dans des situations formelles et informelles. Alors que la plupart des auteurs se contentent d'une analyse qualitative, ils ont poussé l'analyse au plan statistique à l'aide de transcriptions du même corpus que dans la présente étude, comprenant onze films et séries doublés dont la formalité des scènes est déterminée. Ils ont sélectionné des variables communes à la France et au Québec qui comportent une variante plus souvent entendue dans le registre familier et une variante plus souvent entendue dans le registre formel, soit le maintien ou l'élision de la consonne [l] des pronoms personnels il et ils, le maintien ou la simplification des groupes de consonnes finaux, la réalisation ou l'absence de la liaison consonantique et la présence ou l'absence de la particule ne de l'adverbe de négation discontinu ne ... pas. À l'aide d'analyses statistiques, ils ont pu déterminer si la différence entre les taux d'occurrence était significative. Ils ont constaté que la différence entre les taux de réalisation dans les situations informelles et les taux de réalisation dans les situations formelles est toujours significative dans les doublages français, et à l'inverse, jamais significative dans les doublages québécois. Cela porte à croire que le langage employé dans la VQ ne varie pas beaucoup entre les différentes situations de communication. De plus, en comparant les moyennes de réalisation dans les doublages à celles d'études sur la langue parlée, Reinke et Ostiguy ont déterminé que le français illustré dans les doublages ne représentait pas les usages réels des locuteurs, qu'ils soient Français ou Québécois.

Finalement, en ce qui concerne le niveau de formalité de la langue employée dans les doublages, on a remarqué que le doublage québécois est souvent très formel en comparaison

(26)

16

à l'original. De plus, il ne différencie pas les situations formelles des situations informelles de façon significative, du moins pas avec la prononciation. Par contre, le doublage français, lui, tend davantage à respecter la formalité de la version originale et à différencier de façon significative les situations formelles des situations informelles. Le e variable, sujet de notre recherche, est aussi soumis à la variation selon la provenance géographique et la formalité, nous le verrons à la section suivante.

1.2.

Le e variable et la sociolinguistique variationniste

Dans cette section, il sera question de notre cadre théorique, la sociolinguistique variationniste. Les facteurs de variation linguistiques et la façon dont ils influencent le EV seront abordés, ainsi que le concept de la norme linguistique.

1.2.1. La sociolinguistique variationniste

La sociolinguistique peut être définie grosso modo comme l'étude de l'interaction entre le langage, la culture et la société (Tagliamonte, 2012, p. 1). Cette discipline de la linguistique considère le langage comme une forme de comportement social. Puisque son objet est large, ses facettes sont tout autant multiples. L'une de ces facettes est la sociolinguistique variationniste, l'approche dans laquelle s'inscrit ce mémoire. Cette dernière, issue des travaux de Labov (1976), a comme idée centrale que la variation est inhérente au langage (Labov, 1969, p. 728). En sociolinguistique variationniste, on voit le locuteur comme un membre d'une communauté dont les normes sont partagées et dont la langue varie en fonction de facteurs sociaux, comme l'origine ethnique, l'âge, le sexe et l'appartenance à une classe sociale.

La variation est observée à travers les variables linguistiques, qui recouvrent essentiellement plusieurs façons de dire la même chose. Plus précisément, une variable linguistique est une unité linguistique représentée dans la langue par deux ou plusieurs variantes qui sont équivalentes du point de vue référentiel, mais pas du point de vue stylistique et social (Calvet, 2017, p. 61). Notre objet d'étude, le e variable en français6, est

(27)

17

une variable linguistique, et ses variantes sont la présence du e et l'absence du e. Ainsi, que les mots j(e) mang(e) soient réalisés avec ou sans EV, le sens reste inchangé.

Pour mettre en relation les usages et les facteurs de variation, l'approche variationniste ne prend pas comme objet d'analyse seulement des énoncés isolés, mais un ensemble de données quantifiables et statistiquement analysables provenant d'un corpus représentatif d'un groupe socio-économique de locuteurs (Baylon, 2002, p. 22). En d'autres termes, comme les variantes sociolinguistiques sont réalisées systématiquement en corrélation avec des paramètres extralinguistiques, leur réalisation peut être quantifiée et modélisée (Labov, 1963, 1969). Un des cas les plus célèbres en sociolinguistique variationniste est sans doute l'étude de Labov sur la réalisation du phonème /r/ dans l'anglais parlé du Lower East Side de Manhattan. Labov a étudié la prononciation du /r/ dans les mots fourth floor en interrogeant les employés de trois grands magasins au prestige différent; un au sommet, un au milieu et l'autre au bas de l'échelle des prix et de la mode (Labov, 1976, p. 96). Les variantes étaient au nombre de deux : la réalisation ou l'absence de [r]. Labov a découvert que la prononciation du [r] entrait en corrélation directe avec le prestige du magasin et la classe sociale de sa clientèle. En montrant que la prononciation de cette variable n'était pas laissée au hasard, mais plutôt largement influencée par l'attention des employés portée à leur discours selon le prestige du magasin (soit la situation de communication), cette étude a fortifié l'argument selon lequel la variation dans le langage est gouvernée par des facteurs sociaux (Meyerhoff, 2011, p. 40).

1.2.1.1. La sociolinguistique variationniste québécoise

Suite à l'avènement de l'école labovienne, le Québec a aussi connu son lot d'études en sociolinguistique variationniste. C'est grâce à ces travaux que l'on détient une bonne connaissance du FQ et de sa variation sociale et situationnelle, et que l'on connaît mieux ce qui appartient au français québécois familier et soutenu. Thibeault (2001) désigne Gillian Sankoff, David Sankoff et Henrietta Cedergren (1976) comme les « pionniers des analyses variationnistes au Québec ». En 1971, ils ont constitué un corpus montréalais de 120 enregistrements de FQ. En 1984, la moitié des gens interviewés ont été enregistrés à nouveau (Thibault et Vincent, 1990) pour constituer le Corpus Montréal 1984. Puis, en 1995, Diane Vincent et son équipe de l'Université Laval (Vincent, Laforest et Martel, 1995), ont enregistré

(28)

18

pour une troisième fois des locuteurs de ce corpus, créant le Corpus Montréal 1995. Ces corpus ont entraîné de nombreuses études phonétiques, morphologiques et syntaxiques portant sur la variation du FQ. Les trois paradigmes temporels ont même permis l'étude du changement linguistique. Par exemple, Thibault et Daveluy (1989) ont pu remarquer, entre autres, la progression du marqueur discursif « tu sais » au détriment de la variante « vous savez » entre 1971 et 1984. Ces études notables et de nombreuses autres contributions à la sociolinguistique variationniste québécoise7 sont la raison pour laquelle nous disposons de connaissances sur l'influence des facteurs de variation linguistiques en FQ, et ultimement, de points de comparaison pour une étude telle que celle sur le EV.

1.2.1.2. Facteurs de variations sociolinguistiques externes

La sociolinguistique variationniste fait une distinction entre trois types principaux de contraintes externes à la langue pour décrire la variation linguistique : l'origine géographique (variation diatopique), l'appartenance sociale (variation diastratique) et la formalité de la situation de communication (variation diaphasique). Le e variable est aussi sujet à ces trois principaux facteurs externes de variation sociolinguistique. Cette section présentera les facteurs de variation, leur relation avec le EV, et, brièvement, leur pertinence dans le cadre du double doublage.

1.2.1.2.1. Variation diatopique

La variation diatopique est la variation observée entre différentes régions géographiques. Chaque pays de la francophonie n'a pas la même façon de parler et d'écrire le français. Le terme variétés de langue fait référence à ces différentes façons de parler et d'écrire une même langue. De plus, on peut retrouver une variation diatopique à l'intérieur même des territoires francophones (variété régionale), par exemple entre l'ouest et l'est du Québec et entre le nord et le sud de la France. En raison de l'existence de différentes normes linguistiques en France et au Québec (voir section 1.2.2. au sujet de la norme), le EV ne se réalise pas exactement de la même manière et à la même fréquence dans les deux

7 Entre autres, Sankoff et Thibault (1981) sur la stratification sociale des auxiliaires être et avoir,

Sankoff (1982) sur la reprise du syntagme nominale par un pronom clitique selon la formalité, Vincent (1993) sur les variables pragmatiques et discursives.

(29)

19

communautés. Dans la langue parlée québécoise, il semblerait que moins de e variables ne soient réalisés que dans la langue parlée française (Côté, 2012, p. 260; Eychenne et Nouveau, s.d.). Côté (2012, p. 260) qualifie le FQ d'une « schwa-avoiding variety », une variété qui évite le EV. Aussi, la fréquence de réalisation du e variable dans certains contextes et certains mots diffère dans les deux variétés. Par exemple, le e est beaucoup plus souvent absent dans les mots depuis et cimetière dans la variété française que dans la variété québécoise, où il est systématiquement prononcé (Charrette, 1991, p. 31), et le e en fin de groupe rythmique (ex. : sur la tabl(e)) est plus souvent prononcé en français de France qu'en français du Québec (Côté, 2012, p. 260). Le choix des e variables réalisés dans une même séquence de monosyllabes est aussi un élément distinguant les deux variétés de français. Par exemple, dans je me prépare, la prononciation du second e est plus fréquente en français québécois (j(e) me prépare) tandis que le premier e est plus souvent réalisé en français hexagonal (je m(e) prépare) (Auger et Villeneuve, 2007, p. 49). Ceci étant dit, puisque les doublages étudiés dans ce mémoire ont été produits dans deux territoires éloignés l'un de l'autre, il est justifié de s'interroger quant à l'influence de l'ancrage géographique sur la réalisation du EV.

1.2.1.2.2. Variation diastratique

La variation diastratique est la variation selon l'appartenance sociale. Le e variable peut aussi se voir influencé par l'appartenance sociale du locuteur. La variation diastratique recouvre les facteurs du sexe, de l'âge et de la classe sociale des locuteurs. Pour ce qui est de l'âge, une différence linguistique entre les jeunes locuteurs et les locuteurs plus âgés peut relever d'un changement linguistique en cours en temps apparent8 (Labov, 1969, p. 234). En ce qui concerne le sexe, il a été remarqué que les femmes utilisent souvent une langue plus normative que les hommes, tout en étant paradoxalement le véhicule de l'innovation linguistique (Labov, 1969, p. 331). Enfin, la classe sociale s'est avérée un facteur important dans la variation linguistique, comme certaines variantes sont privilégiées par des locuteurs de certaines classes sociales. Pour Labov, la classe sociale est évaluée selon le revenu, l'éducation et l'emploi. Généralement, on remarque que plus le locuteur est situé bas dans

8 Le changement en temps apparent est la période synchronique d’un changement linguistique se

produisant entre les différentes générations d’une même communauté linguistique (Thibault, 1997, p. 67).

(30)

20

l'échelle sociale, moins les EV ont tendance à se réaliser (Gadet, 1992, p. 36, Morin, 1974, p. 75). Par contre, ce facteur de variation ne semble pas souvent étudié dans le cas du e variable. Bien que cette variation pourrait survenir dans les doublages, il serait impossible d'évaluer les facteurs sociolinguistiques (classe sociale, âge, etc.) avec assez d'exactitude pour pouvoir justifier une telle analyse.

1.2.1.2.3. Variation diaphasique

La variation diaphasique est la variation selon la situation de communication. « La

situation de communication immédiate dans laquelle est accomplie l'acte de parole est

considérée par tous les sociolinguistes comme le trait le plus pertinent pour la production et l'interprétation du discours » (Baylon, 2002, p. 39). En général, la situation est abordée en termes de degré de formalité, qui selon Labov (1976, p. 288), est déterminé par le degré d'attention que l'on porte à son propre discours. Plus la situation de communication est formelle, plus les locuteurs portent une attention particulière à leur façon de parler et plus le registre de langue est soutenu. Par exemple, la lecture de paires minimales ou d'une liste de mots est une situation très formelle, alors qu'une conversation libre est beaucoup moins formelle. Plusieurs termes existent pour parler de la variation diaphasique : niveau de langue,

registre de langue etc. Dans le cadre de notre recherche, nous préférons ce dernier.

Il a été démontré que la formalité de la situation de communication influence la réalisation du e variable. Plus la situation de communication est formelle, plus on retrouve de e variables, peu importe la variété géographique de français (Berri, 2006, p. 214; Eychenne et Nouveau s. d.; Léon et Léon, 2009, p. 106; Morin, 1974, p. 74; Ostiguy et Tousignant, 2008, p. 49). D'ailleurs, « le mécanisme du e muet contribue, dans une large mesure, à la différenciation des types situationnels de messages, et aussi des ''niveaux de langue'' » (Lucci, 1978, p. 46). La raison pour laquelle on retrouve moins de e variables en langue familière est que dans ces contextes, le e variable ne serait seulement prononcé que s'il facilite la prononciation d'un mot ou d'un groupe de mots (Berri, 2006, p. 214; Ostiguy et Tousignant, 2008, p. 51). Puisque les doublages présentent des situations de communication diverses, il est justifié de se demander si une variation du EV sur un paradigme diaphasique y serait observable.

(31)

21

De plus, une situation de communication appelant un registre de langue plus soutenu favorisera la prononciation du e variable (Berri, 2006, p. 214; Léon et Léon, 2009, p. 105). C'est le cas lors de la lecture de vers de poésie classique ou de prose. Tous les e variables doivent être prononcés, car ils sont essentiels pour atteindre le nombre de syllabes désiré par l'auteur (Grammont, 1963, p. 123). D'ailleurs, en comparant la réalisation du EV dans des conversations et dans une tâche de lecture, Durand (2014, p. 31) a vu le taux de réalisation grimper respectivement de 51 % à 60 %. Cela signifie que la lecture influencerait réellement la prononciation du EV. Cela pourrait être important dans le cadre de l'étude du double doublage, car il ne faut pas oublier qu'avant de devenir un dialogue entendu dans un film, le doublage est un texte lu à voix haute par des acteurs-doubleurs. Bien sûr, des indications leur sont fournies quant à la prononciation à adopter, mais il ne faut pas perdre de vue la possibilité qu'un taux élevé de réalisation du EV pourra être dû, en partie, au facteur de la lecture.

1.2.1.3. Les indicateurs, les marqueurs et les stéréotypes, et le e variable Maintenant que les facteurs de variation externes du EV sont identifiés, la sociolinguistique variationniste nous amène à s'interroger sur le type de variable qu'est le EV. Labov (1976, p. 419) distingue trois types de variables sociolinguistiques : les indicateurs, les marqueurs et les stéréotypes. Les indicateurs sont des variables linguistiques qui ont une distribution régulière dans les divers groupes socio-économiques, les ethnies ou les générations, mais dont l'utilisation ne varie pas ou peu selon la situation de communication. Autrement dit, ils sont conditionnés exclusivement par des facteurs sociaux et n'ont aucune valeur stylistique. De plus, ils sont assez rares. Les indicateurs sont des variables typiques d'une variété de langue et ils ne sont pas interprétés comme un changement linguistique en cours (Tagliamonte, 2012, p. 28). Les locuteurs ne sont pas conscients des indicateurs et utilisent toujours la même variante, peu importe à qui ils s'adressent (Meyerhoff, 2011, p. 26-27). En français québécois, la consonne /r/ pourrait être un indicateur sociolinguistique parce que la réalisation de ses variantes concorde habituellement avec une classe socioéconomique, ou une origine géographique particulière (Ostiguy et Tousignant, 2008, p. 163).

Les marqueurs, eux varient aussi selon la classe socio-économique, mais font en plus l'objet d'une variation selon la situation de communication. Les locuteurs sont davantage conscients de leur variation que les indicateurs, car ils utilisent systématiquement une

(32)

22

variante plus que les autres selon la situation (Meyerhoff, 2011, p. 26). En français québécois, les pronoms nous, vous, eux, et elles sont des marqueurs sociolinguistiques, car ils entrent en concurrence avec leurs formes composées correspondantes nous autres, vous autres, et eux

autres selon l'influence de facteurs sociaux et stylistiques9 (Blondeau, 2011, p. 239).

Au contraire, les stéréotypes sont des marqueurs linguistiques socialement marqués. Leur évaluation sociale est consciente, car ils sont ouvertement discutés dans la communauté dans laquelle ils surviennent et ils sont le plus souvent stigmatisés. Par exemple, en français québécois, la prononciation [mwe] et [twe] pour moi et toi est un stéréotype et ces variantes « seraient fortement dévaluées socialement » (Reinke et Ostiguy, 2005, p. 52).

Armstrong (2007, p. 149) émet l'hypothèse que le EV pourrait être un indicateur. Premièrement, les locuteurs sont peu conscients de sa valeur sociolinguistique, donc sa variation surviendrait de façon inconsciente. Deuxièmement, le EV variable est stable et ne montre pas de signes de changement linguistique. Par contre, Armstrong affirme que la triade

indicateur / marqueur / stéréotype serait trop orientée vers l'anglais et qu'en français, une

catégorie de variables linguistiques supplémentaire pourrait être requise, la catégorie

hyperstyle variable. Cette variable est caractéristique des communautés linguistiques dans

lesquelles il y a une grande disparité entre la langue écrite et la langue parlée et dans lesquelles une quantité non négligeable de variables linguistiques se comportent anormalement dans leur variation socio-stylistique (Bell, 1984, p. 155). Woods (1979) a été un des premiers à déceler cette nuance et Bell (1984, p. 154) a été celui qui l’a nommée

hyperstyle variable, une variable « where style shift exceeds social differentiation ». En

français cette variable serait courante parce que la variation socio-stylistique aurait été déplacée aux niveaux grammatical et lexical (Armstrong, 2001, p. 10).

La catégorisation d'une variable ne fait pas toujours consensus. Il peut y avoir des chevauchements entre les catégories qui amènent les chercheurs à différentes conclusions. Par exemple, Coveney (1996, p. 89-90) suggère que le ne de négation pourrait être une

hypertsyle variable, alors que d'autres le qualifient de marqueur (Auger, 1997, p. 206). Nous

argumentons que pour ce qui est du EV, il n'est pas catégoriquement une hyperstyle variable

(33)

23

parce que de nombreux chercheurs ont remarqué une variation diastratique et diatopique (Gadet, 1992, p. 36; Côté, 2012, p. 260; Charrette, 1991, p. 31; Auger et Villeneuve, 2007, p. 49), donc une différenciation sociale. Par contre, il n'est pas possible de dire si cette variation dépasse ou non la variation diaphasique.

Quoi qu'il en soit, en théorie, le e variable peut facilement être considéré comme un marqueur sociolinguistique parce qu'il correspond aux deux critères énoncés par Labov (1976, p. 419) : il présente une distribution caractéristique selon les groupes sociaux (Gadet, 1992, p. 36) et il varie selon l'attention que le locuteur porte à son discours (Gadet, 1992, p. 36). De ce fait, lors d'un doublage, les doubleurs font parfois des choix conscients ou inconscients concernant le EV, ce qui correspond au second critère. Ces choix sont influencés de près par des normes linguistiques.

1.2.2. La norme en français

La variation linguistique, dont l'utilisation de différents indicateurs, marqueurs et stéréotypes linguistiques, est guidée par des normes linguistiques qui ordonnent les comportements langagiers des locuteurs, qu'ils en soient conscients ou non. On observe souvent un décalage entre certains de ces usages et les règles prescrites dans les dictionnaires et les grammaires. Ce décalage est dû au caractère social de la norme. En effet, le jugement d'un usage comme bon ou mauvais ne découle pas de ses propriétés linguistiques intrinsèques, mais de conventions sociales. Conséquemment, les langues, et les variétés de langues, se valent sur le plan linguistique, mais pas sur le plan social (Bourdieu, 1977, p. 23). La norme linguistique peut être considérée comme le fruit d'une hiérarchisation des différentes variantes linguistique basée sur le degré de « convenabilité » de chaque variante (Aléong, 1983, p. 260). Comme le jugement de ce qui est convenable est relatif, la multiplicité des normes est possible. Moreau (1997, p. 218), distingue cinq types de normes : les normes prescriptives, les normes objectives, les normes descriptives, les normes évaluatives et les normes fantasmées. Ce sont des concepts indispensables pour aborder le double doublage, puisqu'il est hautement régi par les relations complexes entretenues avec les différentes normes.

Figure

Tableau 1. Liste des films et séries du corpus
Tableau 4. Taux de réalisation du e variable selon la situation de communication dans  Lucci 1983
Tableau 5. Taux de réalisation du e variable dans les suites de deux monosyllabes selon  la provenance géographique  Version  Nombre de 1 er EV prononcé  (CəCØ)  24 Nombre de 2 e EV prononcé (CØCə)  Total  Moyenne de 1 erEV prononcé (CəCØ)  Moyenne de 2 eE
Tableau 7. Taux de réalisation du e variable en position interconsonantique selon la  provenance géographique
+7

Références

Documents relatifs

Le non-respect de ces normes expose à certaines sanctions qui relèvent de la responsabilité pénale. Celles-ci peuvent être définies comme

Débit maximum théorique de données descendantes (téléchargement) : 1,920 Mb/s (en pratique, environ 384 kb/s en moyenne pour une utilisation piétonne, et 144 kb/s pour une

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des

o Le positionnement au niveau du thorax des électrodes périphériques pour la réalisation d’un ÉCG au repos devrait être fait lorsqu’il est impossible d’éliminer

De l’autre, le service peut être conçu non plus comme une prestation singulière mais comme un produit standard, fourni en grande quantité, à l’aide de procédés de travail

être branché au réseau public d'approvisionnement en eau potable ; à défaut le programme de réalisation de l'établissement doit prévoir son système propre d'approvisionnement

Des membres du GTN-Québec, Yves Otis, Line Cormier, Pierre-Julien Guay et Robert Bibeau, ont rencontré des représentants du Groupe EiFEL lors de la Conférence

Le poste "interrupteurs & prises de courant" comprend la fourniture, l'installation et le raccordement de tous les interrupteurs, prises de courant,