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Chapitre 1 État de la question et cadre théorique

1.2. Le e variable et la sociolinguistique variationniste

1.2.2. La norme en français

La variation linguistique, dont l'utilisation de différents indicateurs, marqueurs et stéréotypes linguistiques, est guidée par des normes linguistiques qui ordonnent les comportements langagiers des locuteurs, qu'ils en soient conscients ou non. On observe souvent un décalage entre certains de ces usages et les règles prescrites dans les dictionnaires et les grammaires. Ce décalage est dû au caractère social de la norme. En effet, le jugement d'un usage comme bon ou mauvais ne découle pas de ses propriétés linguistiques intrinsèques, mais de conventions sociales. Conséquemment, les langues, et les variétés de langues, se valent sur le plan linguistique, mais pas sur le plan social (Bourdieu, 1977, p. 23). La norme linguistique peut être considérée comme le fruit d'une hiérarchisation des différentes variantes linguistique basée sur le degré de « convenabilité » de chaque variante (Aléong, 1983, p. 260). Comme le jugement de ce qui est convenable est relatif, la multiplicité des normes est possible. Moreau (1997, p. 218), distingue cinq types de normes : les normes prescriptives, les normes objectives, les normes descriptives, les normes évaluatives et les normes fantasmées. Ce sont des concepts indispensables pour aborder le double doublage, puisqu'il est hautement régi par les relations complexes entretenues avec les différentes normes.

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La norme prescriptive est le premier de ces concepts. Aléong (1983, p. 270) distingue trois composantes de la norme prescriptive : elle existe dans un groupe qui conceptualise les faits linguistiques selon qu'ils sont bons ou mauvais; elle est basée sur les usages des locuteurs investis d'une autorité et d'un prestige en matière de langue et elle est diffusée et imposée dans des lieux stratégiques (école, presse écrite, etc.). La composante sociale de la norme est telle que la variété valorisée est celle parlée par les locuteurs ayant le plus de prestige. Bourdieu (1982, p. 36) parle du prestige d'une variété de langue en termes de légitimité. Il compare les échanges linguistiques aux échanges économiques, lors desquels il y a un rapport de force entre le locuteur (le producteur) et l'interlocuteur (le consommateur). Lors de ces échanges, la langue ou les variétés de langue sont un signe de richesse et d'autorité, et le locuteur est à la recherche d'un profit symbolique, le capital linguistique. Le capital est acquis par la reconnaissance de sa valeur par rapport au marché linguistique. Une variété de langue s'établit comme variété légitime lorsque ses locuteurs sont ceux qui possèdent le capital culturel et linguistique. Si la cour de Paris, l'autorité linguistique du 17e siècle, n'existe plus aujourd'hui, la norme prescriptive française est toujours dictée par le groupe francophone socialement dominant, celui ayant le plus de capital linguistique. Ce sont encore souvent les usages des Parisiens cultivés dans un registre soigné qui sont reconnus comme la variété légitime et décrits dans les ouvrages de référence décrivant la norme prescriptive en français (Detey, Durand, Laks et Lyche, 2010, p. 145).

Le concept de « norme » en français est issu d'une longue tradition ayant vu le jour en France, selon laquelle un comportement linguistique exemplaire était motivé essentiellement par le prestige social (Wolf, 1983, p. 133). Malherbe, au 17e siècle, a exprimé la nécessité de baser la norme sur l'usage d'un groupe ayant un langage exemplaire, mais aussi compréhensible pour les locuteurs se situant plus bas dans la hiérarchie sociale. En conséquence, Malherbe introduit l'idée de la « pureté de la langue », qui défavorisait la variation sociolinguistique en proscrivant « tant de fantaisies individuelles, de tournures, de mots, d'emplois de mots et d'usages à restriction géographique ou sociolinguistique », ainsi que les emprunts, au nom de l'intercompréhension (Wolf, 1983, p. 106). Vaugelas (1984, p. 68) désigna ensuite le parler de la grande bourgeoisie comme modèle linguistique : « Voici donc comme on définit le bon usage. C'est la façon de parler de la plus saine partie de la cour conformément à la façon d'écrire de la plus saine partie des auteurs du temps ». Petit à petit,

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ce concept évolua pour devenir aujourd'hui ce que l'on nomme généralement « la norme prescriptive » (aussi désignée par « règles normatives » ou « règles sélectives »). Elle correspond donc à ce qui est décrit dans les grammaires, les dictionnaires et les ouvrages d'orthoépie. Cependant, le concept de « norme » ne se restreint pas qu'à la norme prescriptive. Les normes objectives (aussi appelées « normes de fréquence » ou « normes de fonctionnement ») sont les habitudes linguistiques des membres d'une communauté (Moreau, 1997, p. 218). Elles représentent les usages réels des locuteurs, mais elles sont implicites parce que ces derniers n'en sont pas forcément conscients. C'est le cas de certaines habitudes linguistiques des membres de la communauté du doublage (traducteurs, doubleurs, directeurs de plateau) dont les normes ne sont pas explicites. Ces conduites langagières sont partagées par les membres de ce groupe professionnel sans être décrites, contrairement aux normes prescriptives. Lorsque ces normes font l’objet d’une description, on les appelle aussi normes descriptives; elles sont donc rendues explicites par les descriptions qui en sont faites. La description des usages des doubleurs quant au e variable, qui est l'un des objectifs de ce mémoire, est un bon exemple de norme descriptive. Le linguiste constate des faits dans les usages réels caractérisant des sous-groupes d'une communauté à l'aide d'études quantitatives et d'analyses statistiques afin de chercher, par exemple, une corrélation avec les facteurs de variation mentionnés plus haut. Puis, le linguiste s'efforce de relater les faits sans émettre de jugement de valeur. Ces faits sont des normes descriptives.

En outre, les doubleurs ont aussi leur propre représentation de la langue, qui est composée, entre autres, de normes évaluatives. Ces normes sont subjectives, car elles accordent une valeur esthétique ou morale aux formes linguistiques. Elles ont une relation particulière avec les normes prescriptives, car elles peuvent les influencer ou être influencées par elles et contribuer à hiérarchiser les variétés de langue. Par exemple, les doubleurs parlent parfois du fait d'utiliser des variantes québécoises comme « salir » la langue : « ce qu'on aimerait je pense beaucoup plus comme comédiens c'est pouvoir salir un peu plus nos doublages [...] oser à mettre des petites affriquées, oser commencer à salir un peu plus, on n'ose pas le faire » (Hélène Mondoux, comédienne-doubleuse, dans Reinke, 2018). Dans ce cas, avec le terme salir, une valeur esthétique plutôt négative est attribuée aux variantes

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québécoises comme l'affrication, en opposition avec la norme prescriptive, qui serait « propre ».

En plus des normes évaluatives, les représentations sont aussi composées de normes fantasmées, qui sont des conceptions sur la langue et son fonctionnement social. Elles tendent vers l'idée qu'une communauté se fait de la langue, sans que ces conceptions ne soient nécessairement fidèles à la réalité. Reinke et Ostiguy (2016, p. 131) estiment que la langue du doublage québécois est un bon exemple de ce type de norme :

la VQ est largement alignée sur ce que l'Union des Artistes (UDA) nomme

français international, et se trouve donc passablement éloignée des usages réels

des Québécois, tout en mélangeant subtilement des caractéristiques du FQ et du FF. Les doubleurs s'alignent donc sur une norme fantasmée qui n'est ni ancrée dans la réalité linguistique des Québécois, ni dans celle des Français ou d'autres francophones.

L'emploi d'un français aux normes si insaisissables dans le cadre du doublage est influencé par une dynamique complexe de concurrence entre les normes prescriptives et les normes objectives dans laquelle le français québécois évolue.

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