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L'art : un médium de l'espérance

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Academic year: 2021

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L’art : un médium de l’espérance

Stéphane Lapoutge

To cite this version:

Stéphane Lapoutge. L’art : un médium de l’espérance. Les grains de sable seront doux comme le sucre, 2017. �hal-02812385�

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Stéphane Lapoutge – Maître de conférences – Faculté des Lettres et Sciences Humaines - TR1 « Cultures, Herméneutique, et Transmission ».

L’art, un médium de l’espérance

Afin de situer la thématique autour de laquelle notre propos prendra corps, nous avons choisi de présenter succinctement, en guise de préambule, l’idée qui parcourt le mythe de Pandore.

Considérée par la mythologie grecque comme la première femme, Pandore prend les traits de l’instrument de la vengeance de Zeus à l’encontre de Prométhée. On lui remit une boîte dans laquelle Prométhée avait enfermé tous les maux de l’humanité afin que les hommes en soient protégés. Cette boîte contenait : la vieillesse, la maladie, la folie, la tromperie, le vice, la passion et l’espérance. Elle ne devait jamais être ouverte ; or, la curiosité poussa Pandore à l’ouvrir et les malheurs se répandirent sur les hommes.

Deux interprétations en sont données. Selon la première, Pandore aurait aussitôt refermé le couvercle, si bien que seule l’espérance resta enfermée. Mais celle-ci se serait manifestée pour qu’on la libère afin que les peines des hommes soient allégées. Selon la seconde, l’espérance aurait connu le même sort que les autres maux. Et dans ce cas, si l’espérance n’avait pas été libérée, les hommes auraient certes souffert de toutes ces plaies, mais pas de l’attente, ni de l’appréhension de celles-ci. Ils n’auraient pas vécu dans la crainte et auraient été délivrés de celle obsessionnelle de la mort. Toutefois, à l’inverse des interprétations judéo-chrétiennes et islamiques, pour lesquelles la femme est source de tous les maux, la philosophie païenne voit en Pandore celle qui a donné à l’homme l’opportunité de s’améliorer en faisant face aux épreuves et à l’adversité avec espérance.

Après avoir mis en relief, par le prisme du mythe de Pandore, le sujet que nous allons explorer à travers cette contribution, à savoir l’espérance, nous allons indiquer ci-après la manière dont nous allons le décliner.

Comme le disait Jean-Jacques Rousseau dans Julie ou la Nouvelle Héloïse : « On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère1. » Subjectivement, l’espérance animerait

vraisemblablement les individus dans leurs desseins personnels ; elle les guiderait dès lors qu’ils ont conscience que le bonheur est une quête, qu’il est lui-même le chemin. Collectivement, elle les inscrirait alors dans un projet intersubjectif : celui du vivre ensemble,

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autour de repères partagés, de pratiques mises en relation et constitutives de la sociabilité et de croyances communes de tous ordres. L’espérance, définie par Le Petit Larousse comme le « sentiment qui porte à considérer ce que l’on désire comme réalisable2 […] » semble alors devoir nécessairement faire fi du temps présent pour lui préférer un à-venir qui jamais ne serait atteint, toujours entrevu, et dont les frontières seraient sans cesse repoussées. Ainsi, l’espérance serait avant tout un processus, une construction mentale jonchée de péripéties qui postulerait en faveur d’un idéal à la fois subjectif et sociétal. L’idée même d’espérance serait alors un concept de désirs dont le dessein consisterait à révéler un certain nombre d’attentes susceptibles de nous extirper des réalités matérielles et psychologiques, sclérosantes et névrosantes. Pour transcender cette réalité, bien des moyens d’expression ont été produits, dont les différentes formes langagières que constituent les arts. Peut-on alors penser que les arts se présentent comme le support de l’expression d’une certaine l’espérance ? Peuvent-ils se mettre au service des horizons d’attente subjectifs et collectifs dans un certain univers socioculturel ?

Pour tenter, sans prétention, de répondre à cette question, voire de l’interroger plus encore, nous feuilletterons dans le champ de l’horizon d’attente, tel que l’a défini Hans-Robert Jauss3. Nous montrerons ensuite que l’horizon d’attente, que nous nommons ici espérance, ne peut se concevoir que dans l’espace de la sociabilité, décrit par Jean Caune4 ou Bernard Lamizet5, et que le langage, sous toutes ses formes, en est le principal médium, ce langage que la destinataire de ce texte manipule avec aisance et clairvoyance, notamment par les recoupements des domaines qu’elle affectionne, qu’elle a toujours interrogés, et que nous tenterons ici d’évoquer par le prisme de notre approche : la littérature, dont le mythe, le cinéma ou encore la peinture. Loin d’être fondamentalement scientifique, ce texte se veut témoigner de son engagement à partir d’une réflexion personnelle que nous espérons au plus près de ce qui l’anime.

Un jour, Pablo Picasso, vivant à Paris, reçut la visite d’Otto Abetz, ambassadeur nazi. Ce dernier lui aurait demandé, en regardant une photographie de Guernica6, toile alors exposée à New York durant toute la période de la dictature franquiste : « C’est vous qui avez 2 Dictionnaire Le Petit Larousse, Paris, Editions Larousse, 1993, p. 405.

3 Hans-Robert JAUSS, Pour une esthétique de la réception, Paris, Editions Gallimard, pour la traduction

française, 1978.

4 Jean CAUNE, Pour une éthique de la médiation, Grenoble, Presses Universitaire de Grenoble, 1999. 5 Bernard LAMIZET, La médiation culturelle, Paris, L’Harmattan, 1999.

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fait cela ? » Picasso aurait répondu : « Non… vous7 ! » La réalité du monde, ici celle des exactions du totalitarisme, exprimée et dénoncée symboliquement par des signes plastiques inscrits dans des codes esthétiques propres au surréalisme, illustre parfaitement ce que sont les espérances ou horizons d’attente : des points de vue subjectifs, au sens de sujet, qui trouvent un ancrage dans un espace temps réel, sur lequel il convient de méditer pour aspirer à un idéal, si ce n’est réel, au moins fantasmé – Guernica eut un impact politique international considérable et devint le symbole de la dénonciation du fascisme et de la guerre. A travers cette oeuvre, Picasso exprima son idéal du moment dont on peut toujours lire la trace dans le futur en tant que la toile représente encore, car elle fait la jonction entre le passé et le présent de sa réception. Alors, rappelons-le, un idéal, pour qu’il s’inscrive dans un projet, de quelque nature qu’il soit, doit trouver un certain écho et se fonder sur cette résonance qui parcourt le temps, c’est-à-dire l’Histoire, dans un cycle renouvelé, car sans cesse réactualisé, à l’instar de l’œuvre d’art éprouvée par les regardeurs. Ce cycle pourrait être décrit de la manière suivante : un univers spatio-temporel, socioculturel plastique, à comprendre ici comme malléable, offrant l’avantage d’une porosité certaine étroitement en lien avec l’état d’une société déterminée, aspirée par le mouvement dynamique et synergique que produit ledit cycle. Ainsi, les arts graphiques tels que nous les connaissons dans notre contemporanéité sont la conséquence logique de ce que des groupes humains ont su créer en termes de modes de représentation, d’outils indispensables à leur réalisation et des phénomènes symboliques qu’ils ont engendrés. Pour résumer, l’œuvre de Picasso existe comme continuité, résonance aux représentations de la grotte de Lascaux. La réalité, physique, socioculturelle, sociopolitique ou psychologique comme source d’inspiration, comme modèle à la production de telle ou telle œuvre artistique est transformée et adaptée en une nouvelle réalité figurative, soumise à certaines modalités ; cette nouvelle réalité, à son tour, modifiera la vision de la réalité source et la manière de la regarder. La réalité devient surréalité, mais celle-ci retourne à sa source, ceci de manière ininterrompue. Les arts, dans ce qu’ils nécessitent et activent, deviennent donc les médiums d’espérances variées ; ils orientent des idéaux individuels et collectifs. Cependant, ils témoignent aussi d’une volonté de postérité subjective, en vue de défier la première des craintes de l’Homme : sa propre mort. La création artistique s’impose alors comme trace signifiante de l’expression subjective de l’espérance d’une vie au-delà de la mort qui ouvre sur un ou des signifiés, qui seront reconnus et légitimés par d’autres, dont les orientations seront sensiblement les mêmes. Et ceci ne concerne pas les seuls artistes : ce

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phénomène irradie l’ensemble des membres d’une même communauté. D’ores et déjà, nous pouvons vraisemblablement affirmer que l’espérance est le produit d’un cheminement intellectuel et pragmatique, mais qu’elle puise son énergie, sa raison d’être, dans la réalité du monde physique et/ou psychologique, et qu’elle s’émancipe par le truchement d’une forme langagière.

Selon saint Augustin8 : « Le présent du passé, c’est la mémoire, le présent du présent, c’est l’attention actuelle, le présent de l’avenir, c’est son attente9 ». Le terme attente est ici

synonyme d’espérance et saint Augustin nous indique que le temps s’organise autour des actions humaines ; or, comme les actions ne peuvent se dérouler que dans le présent de la présence de l’Etre, alors passé et futur s’évanouissent, comme s’ils étaient inatteignables, comme définitivement abolis dans le présent même. Si le concept n’est pas encore éclairé, bien évidemment, des domaines des Sciences Humaines contemporaines (sciences du langage, sociologie, psychologie, anthropologie…), ou de la physique d’Einstein, l’idée est en revanche identifiée dans ses acceptions théologique et philosophique, et postule déjà pour un temps psychologique différent du temps cosmique. En revanche, on peut admettre que le concept fut précisément construit méthodiquement par Hans-Robert Jauss autour de l’étude qu’il fait de l’histoire de la littérature10, mais il prend précisément le nom d’horizon d’attente.

Précisons en outre que Martin Heidegger11et Hans-Georg Gadamer12ont également contribué à le théoriser avant lui. Ce concept s’applique à l’ensemble de la production artistique et ne se limite pas au seul domaine de la littérature, comme l’indique précisément l’auteur lui-même ; il est, en outre, un concept majeur dans les théories de la médiation culturelle.

Dans Pour une Esthétique de la Réception13, Hans-Robert Jauss démontre donc que la place du lecteur est des plus importantes, dans la mesure où elle est productrice de sens. Le lecteur, et par conséquent les publics des formes d’art, s’inscrivent dans l’histoire même de ces différentes formes d’expression, grâce à un passé structurant et aux expériences qu’ils construisent. Chaque lecteur, chaque regardeur, mais aussi chaque artiste, fait exister l’œuvre en actualisant son contenu, si bien qu’elle est socialisée, socialisante et pérennisée de manière 8 Augustin d'Hippone, (354 – 430) ou saint Augustin, philosophe et théologien chrétien romain.

9 Saint Augustin, Confession, Livre XI, chapitre 20.

10 Hans-Robert JAUSS, Pour une esthétique de la réception, Paris, Editions Gallimard, pour la traduction

française, 1978.

11 Martin HEIDDEGER, Der Ursprung des Kunstwerkes, Berlin, Taschenbuch, 1986.

12 Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode, Paris, Editions du Seuil, pour la traduction française, 1996. 13 Hans-Robert JAUSS, Pour une esthétique de la réception, Paris, Editions Gallimard, pour la traduction

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concomitante grâce à ce principe qui se présente comme : « […] un processus de réception et de production esthétique14 […]. » Cette pérennisation dépend également de la spatio-temporalité dans laquelle elle est actualisée : le lecteur, ou le regardeur d’une œuvre qui lui préexiste, parce qu’elle a été produite antérieurement à sa contemporanéité, ne peut la lire de la même manière que ses contemporains. Néanmoins, l’œuvre possède toujours une réelle fonction, quelle que soit la spatio-temporalité dans laquelle elle est reçue : « […] la fonction de l’œuvre d’art n’est pas seulement de représenter le réel, mais aussi de le créer15 » En ce

sens, toute œuvre, quelle que soit sa forme, est soumise à une tension entre le temps passé de son origine et le temps présent du nouvel horizon d’attente auquel elle répond. Ainsi, toute réalité permet d’en construire de nouvelles ; toute réalité en engendre de nouvelles qui trouveront un retentissement dans un univers particulier et partagé, répondant alors à un certain horizon d’attente, à une espérance sans cesse renouvelée. Comme nous le rappelle en d’autres termes Hans-Georg Gadamer16, le texte est un pré-texte à la réponse d’une question

et s’il fait sens pour le récepteur contemporain, c’est parce qu’il répond à une nouvelle question. C’est là précisément tout l’enjeu auquel se heurte l’historien, comme nous pouvons le lire chez Michel de Certeau17, Paul Veyne18, ou encore Paul Ricoeur19, lesquels ont longuement réfléchi aux difficultés qui consistent en rendre compte de l’Histoire : « L’opération historique consiste à découper le donné selon une loi présente qui se distingue de son « autre » (passé), à prendre de la distance par rapport à une situation acquise et à marquer ainsi par un discours le changement effectif qui a permis cette distanciation, […], elle présentifie une situation vécue20. »

Les formes d’art révèlent aux acteurs de la sociabilité la dimension symbolique de leur appartenance et de leurs croyances. Elles cristallisent les rapports entre l’individu et son environnement social ; elles les rendent visibles et lisibles pour en faire émerger le sens, tout au moins un sens, puisque le sens unique n’existe pas, comme l’indique Umberto Eco dans Les Limites de l’interprétation21. Ainsi, les mythes, inscrits dans l’art littéraire, reflètent-ils les craintes nourricières des espérances : « Œdipe Roi dans l’Antiquité grecque, ou Phèdre dans

14 Hans-Robert JAUSS, Op. cit., p. 52. 15 Hans-Robert JAUSS, op. cit., p. 36.

16 Hans-Georg Vérité et méthode, Paris, Editions du Seuil, pour la traduction française, 1996.

17 Michel DE CERTEAU,, L’Ecriture de l’histoire, Paris, Editions Gallimard, Folio histoire n° 115, 2002. 18 Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire, Paris, Editions du Seuil, Point Histoire, 1995.

19 Paul RICOEUR, Temps et récit 1, Paris, Editions du Seuil, Points Essais n° 227, 1991. La mémoire, l’histoire et

l’oubli, Paris, Editions du Seuil, 2000.

20 Paul RICOEUR , Temps et récit I, Paris, Editions du Seuil, Points Essais n° 227, 1991, p. 212.

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la France du XVIIe siècle, ne représentent pas seulement les récits de faits et d’aventures survenus à des personnages de la mythologie ou de la culture dominante : il s’agit aussi de médiations symboliques par lesquelles les interdits fondateurs de la sociabilité se trouvent représentés dans des formes et dans des conventions esthétiques qui en permettent la diffusion et l’appropriation dans l’espace public22 [… ] »Les arts, parce qu’ils sont au-delà de la nature

et que la poésie leur semble consubstantielle, activent, chez ceux qui se reconnaissent dans telle ou telle espérance, dans telle ou telle crainte dont ils sont les moyens de transport, le sentiment d’existence et d’appartenance.

Nous avons précédemment émis l’idée selon laquelle l’espérance est le fruit d’un cheminement cognitif. Toutefois, Jean Caune23 précise en d’autres termes, à propos de l’horizon d’attente, qu’il ne s’agit pas d’un cadre préconstruit dans lequel l’individu peut s’engouffrer naturellement. En effet, il fait appel à des sensibilités, des comportements et des modes de perception propres à une communauté culturelle. Ainsi, l’idée d’adhésion est indispensable à tout phénomène de croyance, auquel nous devons rattacher bien évidemment l’espérance. Le concept d’horizon d’attente demande alors que soient relativement identifiés des éléments culturels par le biais d’une expérience esthétique relativement conforme à telle ou telle attente. Cette expérience esthétique, qui relève du plaisir, des savoirs, de l’altérité, entre autres et qui fonde l’idéal de soi doit, pour être légitime et viable, être révélée par les dispositions du destinataire et l’imaginaire dont il est porteur. Cette relation a la valeur d’un contrat social, notamment parce que ce phénomène se réalise dans la sphère de la sociabilité.

La sphère de la sociabilité est l’espace dans lequel circulent les idées. C’est l’espace des échanges, l’espace dans lequel les pratiques sociales se trouvent engagées. Celles-ci ne peuvent d’ailleurs s’engager que dans l’espace de la sociabilité. Seul cet espace vaut comme lieu du perçu, autrement dit d’une certaine conscientisation de l’appartenance du Je au Nous. L’espace de sociabilité est donc celui qui favorise l’appropriation et l’interprétation des idées de tous ordres, mais idées nécessairement conformes aux normes d’une société déterminée. Cet espace permet leur identification en fonction de choix sociaux et institutionnels opérés par ceux qui vont se reconnaître dans telle ou telle idée, pratique, croyance ou espérance. L’espérance étant elle-même de l’ordre des idées. L’espace de sociabilité est le cadre de la 22 Bernard LAMIZET, La médiation culturelle, Paris, Editions L’Harmattan, 1999, p.41.

23 Jean CAUNE, Les conditions pour penser la notion de la médiation culturelle en France ces cinquante

dernières années Actes du colloque international sur la médiation culturelle, Montréal, décembre 2008, p. 41,

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communication. Il est l’espace des médiations, celui dans lequel s’actualise la signification, celui dans lequel les formes de la culture prennent une certaine matérialité. Chaque culture organise l’univers de manière particulière, c’est-à-dire qu’elle le découpe arbitrairement, donc conventionnellement, en se l’appropriant par la nomination. Dans ce découpage, idées et croyances seront déclinées selon cette réalité.

Les arts, comme modes d’expression, permettent - parfois - de suppléer la parole. A l’inverse de la langue, dont le fonctionnement est strictement linéaire, les arts semblent tolérer une lecture multidimensionnelle, sans que le contenu du message en soit altéré.

Si l’architecture, art du volume opérant un travail sur les formes, fait appel à l’harmonie des lignes, elle peut en revanche aisément se passer de la linéarité pour exprimer ses horizons d’attente. Le premier étant celui de fonctionnalité, comme le disait Le Corbusier. Mais elle exprime symboliquement d’autres espérances, comme le pouvoir ou la croyance. C’est ainsi que « […] la construction des églises du Moyen-Âge, dans toute l’Europe de la chrétienté, n’aura pas seulement été un événement de l’histoire de l’architecture, elle n’aura pas été seulement une entreprise de construction, elle aura constitué un mouvement esthétique porteur d’une signification à la fois politique et religieuse24 […]. » Il s’agit donc bien de la projection

d’un idéal collectif dans l’espace de la sociabilité, un idéal de société.

Le Septième art mobilisa avec lui une autre manière de décliner l’espérance de la mimesis : lorsque fut projeté pour la première fois le film de frères Lumières « L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat », leur espérance profonde fut de créer un véritable effet de réel, et tel fut le cas, vraisemblablement. Le public fut terrifié par l’image de ce train qui venait droit sur lui et il s’ensuivit un mouvement de panique. Le journaliste allemand Hellmuth Karasek déclara dans Der Spiegel : « Ce court métrage a eu un impact particulièrement durable ; oui, il a provoqué la crainte, la terreur, et même la panique25 [...]. » Ambition de l’Homme que cette espérance de vouloir recréer, mais nécessité aussi pour donner consistance à son engagement et se positionner dans l’édification du monde auquel il appartient. Pour que cette espérance soit partagée sur le plan symbolique, il a fallu la donner à la vue de. Elle est devenue une expérience commune et a ouvert - sur - une dialectique seulement dans la mesure où elle a été mise en forme dans l’espace de la sociabilité. L’espérance est donc une expérience nécessairement collective. Elle ne peut exister à l’état individuel. Elle se nourrit de la manière dont les autres la vivent, l’interprètent et la transforment pour se faire, à un moment donné, 24 Bernard LAMIZET, op. cit., p. 39.

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particularité qui trouve un certain ancrage dans l’imaginaire individuel, inévitablement en lien avec l’imaginaire collectif du fait d’un ensemble de communs qui cimentent tout le phénomène culturel d’une société.

La dialectique joue ici tout son rôle. Elle s’amorce dans l’espace de la sociabilité. Elle est la rencontre entre la création culturelle et la perception ; elle est ce territoire plastique, c’est-à-dire malléable entre les espaces du concevoir et du recevoir. Elle donne du sens, elle édifie la reconnaissance, elle fait culture tout en l’étant en même temps. La matière culturelle « […] consiste dans la création d’un objet appelé à avoir la fonction d’une médiation26 .» ; « La perception signifie que les formes appartiennent au monde des objets de la réalité ou de l’imaginaire, tandis que la reconnaissance signifie qu’elles s’inscrivent dans un rapport à d’autres réalités qu’elles-mêmes, qu’elles permettent de reconnaître ou de faire reconnaître27. » L’espérance se fonde donc sur des préalables. Elle est à considérer comme un

objet culturel abstrait et, en tant que tel, elle possède donc une fonction de médiation, mais aussi une fonction de socialisation.

Ainsi, identifier dans tel ou tel objet culturel de telle ou telle forme langagière le message d’une certaine espérance, donc combler un horizon d’attente, c’est être prédisposé à recevoir ce message, le reconnaître comme quelque chose qui valide un peu plus encore une espérance semblable en filigrane, une espérance supputée, et l’exprimer à son tour sous quelque forme que ce soit, grâce au langage. Tout l’art du récit, pour exemple, qui n’existe que par le langage28 - que l’on peut définir succinctement ici comme langue, c’est-à-dire comme code, comme système de signes, inhérent à la vie sociale -, réside dans sa capacité à placer le lecteur dans un processus d’identification au héros, si bien que la fiction narrative n’a d’autre dessein que de se proposer pareillement à un terrain d’expérimentation pour ledit lecteur qui vit, à travers le récit, des péripéties vécues par le personnage de papier, péripéties qu’il vit par procuration : le sujet lecteur est lié au personnage de la fiction par le truchement du narrateur qui endosse alors le rôle de médiateur, mais médiateur réel. Le lecteur espère alors, dans une certaine mesure, ressembler au personnage, quand bien mêmeil est capable de prendre de la distance, afin de ne pas tomber dans le piège qui consisterait à identifier les

26 Bernard LAMIZET, op. cit., p.91. 27 Bernard LAMIZET, idem.

28 Pour davantage de précisions sur la notion de langage, se référer entre autres à Ferdinand de SAUSSURE,Cours

de linguistique générale, Paris, Editions Payot & Rivages, 1995, Roman JAKOBSON, Essais de linguistique

générale, Paris, Editions de Minuit, pour la traduction française, 1963, Emile BENVENISTE, Problèmes de

linguistique générale 1, Paris, Editions Gallimard, 1966, Problèmes de linguistique générale 2, Paris, Editions

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événements fictifs comme réels. Par conséquent, nous pouvons affirmer que l’espérance est bien d’origine culturelle et que, de fait, elle se transmet comme tous les signes de n’importe quel code. Comme tout élément d’un code, elle peut çà où là accepter quelques variables, comme nous l’indique Bourdieu autour des concepts d’habitus et de champ.

Parvenu au terme de notre débat, nous conclurons en disant que l’espérance se fonde sur la notion même de temps, ce temps qui est un construit, un facteur culturel élaboré sur la base de nos propres expériences du monde. Cette construction, comme un détachement indispensable, permet à l’homme d’anticiper, mais toujours sur les traces de son passé à voir comme un déjà-là perfectible, c’est-à-dire une espérance. C’est une perpétuelle anticipation mentale qui s’inscrit dans le dynamisme de la culture d’une société déterminée, perpétuelle en ce sens que seul le présent, c’est-à-dire le temps vécu au moment, permet de projeter tout idéal dans l’à-venir. Ici le temps présent n’est pas du domaine de l’intuitif, du naturel, mais appartient au domaine de l’action, voire la réaction comme mode d’anticipation, donc dénotant d’une certaine intelligence, une capacité à modifier le projet social et à transmettre l’expérience collective selon les modes de la fiction narrative. Qu’elle est donc l’espérance du roman d’anticipation ou de science fiction ? Qu’est-ce que la diégèse emprunte à la réalité ? L’espérance inhérente à ce genre romanesque (hybride ?) hypothèque sur la présence d’autres formes de vie sur le fonds de nos connaissances actuelles. La diégèse de ce genre romanesque emprunte à la réalité des sciences et technologiques des domaines médical et spatial, entre autres, dont l’espérance repose sur la découverte du moment de la Création, ce qui engage donc la question de Dieu. Mais à l’inverse de Dieu, l’auteur, l’artiste au sens large, ne peut en aucun cas créer ex nihilo. Il ne peut se fonder que sur un déjà-là, c’est-à-dire la réalité d’un monde qui lui préexiste, un Erleben, ce qui a déjà été vécu, qu’il éprouve par un Erlebnis, ce qu’il expérimente de ce monde déjà vécu, afin de pouvoir le reconstruire à son tour : le réel est transmuté dans le surréel qu’est l’oeuvre. Ce temps propre à l’homme est l’espérance. Toutes les actions humaines sont donc à considérer, de ce point de vue, comme des anticipations renouvelées, ou actualisées sans cesse, enrichies ou empêchées, mais fondées sur l’expérience transmise, c’est-à-dire un passé. Dans cette mesure, l’action humaine est toujours finalisée, qu’il s’agisse d’acquérir une satisfaction immédiate ou d’atteindre un but très lointain. L’espérance devrait conduire au progrès moral, à l’utopie toujours anthropocentrique des origines, puisqu’elle est une création humaine. Elle est une anticipation qui renvoie aux racines de l’humanité mais aussi à une folie humaine, au point qu’on pourrait l’identifier comme une métaphore de la vie.

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Eléments bibliographiques

CAUNE, Jean, Les conditions pour penser la notion de la médiation culturelle en France ces cinquante dernières années, in Actes du colloque international sur la médiation culturelle – Montréal, décembre 2008.

CERTEAU (de), Michel, L’écriture de l’histoire, Paris, Editions Gallimard, coll. « Folio

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ECO, Umberto, Les limites de l’interprétation, [1980] Paris, Editions Grasset, réed. 1992.

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ROUSSEAU, Jean-Jacques, Julie ou la nouvelle Héloïse, Paris, Barbier Editeur, 1845

VEYNE, Paul, Comment on écrit l’histoire, Paris, Editions du Seuil, coll. « Point Histoire », 1995.

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Mots clés

Art - Espérance - Expérience esthétique - Horizon d’attente - Idéal - Sociabilité Résumé

Une des aspirations de l’Homme reposerait sur son besoin de laisser une trace dans la postérité et de répondre, dès lors, à une espérance qui le comblerait parce qu’elle l’animerait tout au long de son chemin. Les arts, que l’on soit artiste ou que l’on fonde son propre projet à partir d’eux en tant qu’ils en deviennent la substance, témoignent de cet attachement lorsqu’ils ils sont reçus comme des objets qui font sens singulièrement et collectivement. Pour cela, il convient de les penser comme des formes orientant des relations intersubjectives qui se matérialisent dans l’espace de sociabilité, et fondant alors l’expérience esthétique, une expérience de nature sociale se transmettant par le langage, quelles qu’en soient les supports et les modalités. Conséquemment, ils participent de cet idéal dynamisant, de cette espérance qui s’offre tel un fil d’Ariane, et qui situe celles et ceux dont l’ambition rime avec altérité devant des horizons d’attente partagés.

Références

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