POUR UNE APPROCHE INTÉGRATIVE DE LA BIOLOGIE
AU COLLÈGE ET AU LYCÉE
Partie I : Position du problème et idées fondatrices
Yann DEROBERT*, Doris KIRSCHNER**
*paCje, Toury ; ** Planète Sciences Ile-de-France, Évry
MOTS-CLÉS : ANALYSE CRITIQUE – BIOLOGIE – CONTRARIÉTÉ – ARGUMENTATION – EXPÉRIMENTATION
RÉSUMÉ : Nous proposons une démarche innovante pour une approche active de la biologie avec des adolescents et des adultes. À travers la conception d’outils interactifs et modulables, nous nous attachons notamment à créer des ouvertures et des liens avec des domaines et idées connexes, donner du sens, favoriser l’esprit critique et aider à dépasser les contrariétés.
ABSTRACT : With the aim of developing an active approach to biology for teenagers and adults, we conceived an innovating process based on modular and interactive educational tools. Creating these tools, we concentrated on widening ideas and building connections to related domains, giving meaning to the learning process, encouraging critical mind, and helping to overcome frustration.
1. INTRODUCTION
Cet article présente les fondements théoriques et pratiques de notre réflexion sur la nécessité d’une approche intégrative de la biologie avec les adolescents et les adultes et de notre travail d’élaboration d’outils pédagogiques en faveur d’une telle approche. Pour plus de détails concernant ces outils eux-mêmes et la façon dont il est possible de les utiliser, nous invitons le lecteur à se reporter à l’article qui leur est plus spécialement consacré dans ces mêmes Actes (partie Affichage). Le projet présenté est le fruit d’un travail qui, s’il est réalisé en collaboration ponctuelle avec des représentants des institutions académiques d’éducation et de recherche (Éducation Nationale, CNRS, Muséum National d’Histoire Naturelle…), est né et reste à ce jour, pour son développement, hors cadre académique. En revanche, il est conçu pour être utilisé aussi en classe.
Pour élaborer notre projet, nous sommes partis d’observations sur l’école, la biologie, les rapports de l’homme au vivant, les conceptions sur l’élève-adolescent ou adulte. Ce sont ces observations et les propositions que nous en tirons qui sont présentées dans cet article.
L’approche scientifique implique le retour aux choses et nécessite le recours aux mots.
De même, l’approche pédagogique présentée prend forme dans une intrication forte des mots et des choses. À l’horizon, c’est la figure du citoyen capable de prendre la parole et capable d’argumenter, d’étayer les mots par les choses. Il s’agit de favoriser l’expression des personnes, objectif général de l’éducation populaire (Lepage, 2005).
Il convient également de préciser que notre projet est en cours, ouvert, infini. La conclusion nous permettra ainsi de rêver au futur du projet sur la base d’une brève analyse de nos premiers retours d’expérience.
2. LES CINQ OBSERVATIONS FONDATRICES 2.1. L’école, dedans / dehors
L’école occupe une place considérable dans notre société et y est l’objet de multiples attentes (Dubet et Duru-Bellat, 2000). Pourtant, force est de constater qu’en termes d’apprentissages fondamentaux dans le domaine des sciences biologiques, elle n’est pas, en tant que source de savoirs théoriques, un lieu unique. La situation paraît paradoxale, la médiatisation ayant deux types de conséquences. D’un côté, les données accessibles sur la biologie sont nombreuses et d’une technicité souvent poussée (ces données sont également, mais sans que cela soit spécifique à la biologie, de qualité très variable) et se présentent sous une variété considérable de formes. Il en
résulte une forte imprégnation culturelle générale de la population en sciences du vivant. D’un autre côté, les rapports au vivant sont distendus et déformés par tous les écrans interposés entre sa réalité et ce que nous en pensons.
Il nous apparaît donc que l’école fait, bon gré mal gré, avec cette réalité qui fait ressortir deux contraintes majeures : (1) elle (l’école) doit justifier son rôle de transmission de savoirs sur le vivant dans un environnement où de multiples autres sources concurrentes émettent des données (souvent sous des formes plus attractives) ; et (2) elle doit faire avec des individus qui ne sont plus, pour la plupart, confrontés qu’à un vivant stérile (Le Brun, 2000).
Compte tenu de l’étendue et de la technicité des données, des enjeux, nous pensons que la survie d’une école émancipatrice et guide vers la citoyenneté passe, dans ce contexte et pour cette discipline, par une ouverture de l’école. Cela se traduit concrètement par la reconnaissance de la perte de l’expertise disciplinaire supposée du professeur. Il en résulte une mise en danger qui, loin de constituer une quelconque faiblesse, est une opportunité pour le pédagogue. C’est la possibilité de gagner la confiance, non plus par une autorité qui par essence n’est pas discutée (Arendt, 1972), mais par un certain courage qui construit chaque instant. Cette mise en danger est précisée ci-dessous, dans le paragraphe sur les conceptions sur l’élève (paragraphe 2.5).
2.2. La biologie, fantasmes et actualité
La médiatisation de la biologie lui confère une actualité envahissante mais largement fantasmée, où l’effet d’annonce et la dramatisation sont plus souvent recherchés qu’un effet de distanciation. Peu de personnes (y compris parmi les professeurs de SVT) savent où et comment se pratique, de nos jours, la recherche en biologie, encore moins quels sont ses buts. Existe-t-il une unité de la recherche en biologie ? Quelles sont ses particularités ? Peut-on distinguer des recherches fondamentales et appliquée, privée et publique… et selon quels critères ? Quelles contraintes, quels enjeux limitent et traversent la recherche en biologie ? Enfin, à quelle distance de la recherche se situe l’enseignement de niveau secondaire en biologie ?
2.3. La biologie n’est pas intéressante en soi
Comment trouver les moyens d’intéresser tous les élèves à une matière que l’on trouve soi-même naturellement passionnante, notamment parce qu’elle nous touche de si près ou parce qu’elle offre une ouverture sur les merveilles de la nature ? Nous partageons la conviction que les questions de fond posées par la biologie ne peuvent laisser personne indifférent. Ce qui est loin de signifier que l’approche qu’elle propose va intéresser tout le monde. Il existe de très diverses façons de manifester son intérêt ou le fait qu’une question nous touche (parmi les sciences expérimentales, les
sciences du vivant, par contraste avec les autres sciences physiques, interrogent une matière intime). Un désintérêt affiché peut être une manière de défense. Les notions auxquelles la biologie renvoie sont diverses (vie, mort, sexe, origines, maladie, douleur, violence…) et n’ont de spécifique que la façon dont elle propose de les approcher. Pourquoi ne pas multiplier les points de vue, de façon à ce que le point de vue scientifique devienne, au moins, discutable ? Selon nous, il est possible de le faire avec l’aide de biologistes qui doutent, de philosophes qui interrogent la portée des réponses que la science est susceptible d’apporter en cette matière.
2.4. Rapports au vivant et limites
Les rapports de l’homme au vivant embrassent une multitude d’attitudes et de comportements. Ces rapports apparaissent ambigus et problématiques, à la fois de crainte (à travers les sacrifices d’animaux, comme lors de l’épizootie de fièvre aphteuse) et d’affection (à travers le souci pour le bien-être animal). De même, l’expérimentation animale, largement pratiquée dans la recherche, n’est jamais présentée dans l’éducation. La formation à l’expérimentation animale intervient à un stade où la personne est déjà engagée professionnellement à la pratiquer. L’impossibilité de prendre du recul est évidente. Or la question de l’exploitation du vivant est directement liée à la question de la violence que chacun est susceptible d’extérioriser sans raison et contre laquelle il a besoin de garde-fous. L’expérimentation sur le vivant pose la question des limites que l’homme se fixe et des critères utilisés pour le faire.
2.5. L’élève comme personne : approche pragmatique
Devoir abandonner ses représentations, alors qu’elles ont bien fonctionné jusqu’ici (Astolfi et al., 1997), est certainement un obstacle (qui pose la question pourquoi ?), pour lequel nous appliquons une pratique pédagogique visant à ce que les participants élaborent leurs propres questions et cherchent à y répondre à l’aide des outils à leur disposition.
Au-delà de ça, et compte tenu du profil de notre public, à savoir des jeunes et des adultes ayant accès à la pensée abstraite (Crépault et Jarrige, 2003) donc à des formes élaborées d’argumentation, nous tenons compte d’une deuxième dimension d’obstacles, mettant en jeu un mécanisme psychologie différent du précédent et qui est celui de sauver la face (Goffman, cité dans Ghiglione et Trognon, 1992). Au pourquoi ? initial, il nous semble nécessaire d’associer un pour qui ? qui interroge la légitimité (ou d’une façon plus générale, la force de conviction) de celui qui guide ainsi qu’une troisième question qui serait un comment ? Ce comment m’en sortir, lorsque je me trouve confronté à des données objectives qui contrarient mes vues, mon avis… Ici apparaît la dimension de l’enjeu de l’échange de vues provoqué par la situation-problème. Il n’y a pas qu’une question de
comprendre quelque chose, il y a aussi la question, autrement embêtante, de qui va remporter la partie ? (Ghiglione et Trognon, 1992). Cela renvoie à ce qu’il peut y avoir de contrariant,
précisément parce que l’on a soi-même acquis une certaine autonomie de pensée, à être confronté à quelqu’un qui nous dit ce qu’il faut penser. La médiation de la situation expérimentale en soi, ne nous paraît pas déterminante pour changer cette disposition. Pour cette raison, il nous paraît intéressant d’introduire, au-delà des préoccupations en termes d’objectifs, d’autres préoccupations en termes de chemin parcouru qui incluent la prise en compte de l’enjeu, de ce qu’il y a à gagner ou à perdre. À cette fin, nous développons la notion d’obstacle, rebaptisée contrariété (le progrès de l’apprentissage étant contrarié, comme la personne l’est par le risque de perdre la face), selon 2 aspects (évidemment liés entre eux) : (1) remise en cause des représentations (contrariété interne) ; mais aussi, (2) sauver la face (contrariété externe).
Ce dernier aspect, qui se situe au-delà du jeu de la validité des arguments (la logique) et fait intervenir des dimensions affectives est lié à l’usage et l’interprétation (corrects ou incorrects) de signes du langage, usage et interprétations susceptibles d’un apprentissage. Or élaborer une démarche visant à dépasser cette contrariété par une élaboration de l’usage du langage passe également par le fait de casser le monopole de la question légitime. Il existe en effet des questions qui ne sont pas posables (la place nous manque malheureusement pour citer des exemples). En creusant un peu, la notion de légitimité des questions posées par les élèves nous amène directement à la crainte de l’enseignant de ne pas savoir réagir ou pire de ne pas savoir tout court. On rejoint bien là la problématique précédente. La question étant de savoir si répondre doit être entendu dans le sens d’apporter une réponse ou dans celui de tenir tête voire de… ne pas perdre la face.
À ce stade, le professeur peut jouer le rôle primordial (bien différent de celui qui sait) de celui qui
ose, prend des risques, se met en danger. La situation de débat est de celles qui permettent à la fois
de se définir contre le référent, en cherchant la faille dans ses arguments, et d’après un modèle, différent de soi, que propose ce référent à travers sa propre capacité à contourner la contrariété, à la dépasser dans le but d’avancer, parcourir du chemin. Il s’agit bien d’un chemin, sans balises nettes (comme peuvent l’être les objectifs-obstacles), où l’on peut se promener, avancer, revenir en arrière (ce qui n’est pas, à proprement parler, reculer), etc.
3. CONCLUSION : PREMIERS RETOURS D’EXPÉRIENCES ET AVENIR
Avant tout, il convient de préciser que, seuls quelques-uns des outils imaginés dans le cadre de notre projet ont été finalisés et testés. Lors de leur mise en œuvre, notre plus grande satisfaction est
sans nul doute provoquée par le constat, plusieurs fois répété, d’un professeur : « Cet élève m’a surpris ! Il a été très actif pendant l’atelier alors que la biologie ne l’intéresse pas du tout habituellement… ». Ainsi, certaines de nos interventions, reproduites avec une vingtaine de classes de collège (sur une approche active de la cellule), ont bénéficié de retours positifs, notamment concernant l’implication des élèves. Nos interventions dans le cadre de la formation continue d’enseignants nous ont par ailleurs montré la pertinence de chercher à élargir le champ de vision concernant la biologie et à créer des liens avec des questions connexes. Il nous est dès lors possible d’imaginer que, petit à petit, le projet s’enrichisse encore de la participation de la plus grande diversité de personnes et connaisse, à terme, un impact significatif (c’est-à-dire une véritable
réappropriation) aussi bien pour un enseignement de la biologie qui intéresse tous les élèves que
pour alimenter la réflexion des membres d’associations d’éducation populaire sur les implications des recherches actuelles en biologie.
BIBLIOGRAPHIE
ARENDT H. (1972). Qu’est-ce que l’autorité in La crise de la culture. Paris : Gallimard.
ASTOLFI J.-P. et al. (1997). Mots-clés de la didactique des sciences. Bruxelles : De Bœck Université.
CRÉPAUT J., JARRIGE C. (2003). Développement intellectuel in Cours de psychologie. Paris : Dunod.
DUBET F., DURU-BELLAT M. (2000). L’hypocrisie scolaire. Paris : Seuil.
GHIGLIONE R., TROGNON A. (1992). Où va la pragmatique ? Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble.
LE BRUN A. (2000). Du trop de réalité. Paris : Stock.