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La musique comme énergie
Makis Solomos
To cite this version:
La musique comme énergie Makis Solomos
in programme du festival Musica. Festival des musiques d’aujourd’hui, Strasbourg, 2010, p. 36-38.
Abstract. Petit développement sur l’importance de la notion d’énergie chez Xenakis.
Xenakis a souvent témoigné de son amour pour la musique de Johannes Brahms1,
suscitant l’étonnement de ses interlocuteurs. En effet, qu’y a-t-il de commun entre un compositeur de l’époque romantique, qui plus est, accusé parfois d’académisme, et celui qui fut peut-être le plus novateur des compositeurs de la musique contemporaine ? Et pourtant : une même conception de la musique les relie peut-être, si l’on pense aux positions du critique et ami de Brahms, Édouard Hanslick, lorsque, pour réfuter l’idée que la musique serait « représentation », il soutint qu’elle ne consiste pas en « autre chose que des formes sonores en mouvement »2. En effet, on peut, avec Gérard Grisey, « diviser la musique, très
grossièrement, en deux catégories. La première est la musique qui suppose la déclamation, la rhétorique, le langage. Une musique du discours. Berio et Boulez sont dans cette catégorie […]. La seconde est la musique qui est plus un état du son qu’un discours. […] Dans cette catégorie, vous pouvez mettre Xenakis, par exemple »3. La première catégorie correspond au
paradigme bien connu de la musique comme langage, qui fut le paradigme dominant de la musique tonale, où l’art des sons se définit comme un art de l’expression, qui véhicule un sens que l’on peut distinguer de son médium, les sons. La seconde catégorie s’épanouit pleinement avec la musique contemporaine qui, brisant les conventions, anéantit l’illusion qu’il y aurait quelque chose comme une « syntaxe », une « grammaire » de la musique. Il est convenu aujourd’hui de dire que cette catégorie renvoie à la définition de la musique comme phénomène énergétique : si la musique touche l’auditeur, ce n’est pas parce qu’il la « comprendrait », mais parce que, à travers ses mouvements sonores, elle met en œuvre des transformations énergétiques qui l’entraînent, qui le font entrer en résonance, qui mettent en mouvement son âme et son corps.
Xenakis a magistralement illustré cette dernière conception, et c’est peut-être l’une des raisons de son actualité, car la musique d’aujourd’hui a congédié l’univers des notes, si propice à alimenter la métaphore de la musique comme langage, et s’est centrée sur le monde du son, faisant du mouvement, du devenir et donc de la question de l’énergie l’un de ses principaux centres d’intérêt, comme le pressentaient Deleuze et Guattari4. Ainsi, il a affirmé à
de multiples reprises que la musique n’est pas langage, mais un « rocher de forme
1 Cf. par exemple Brigitte Robindoré, « Eskhaté Ereuna: Extending the Limits of Musical Thought -Comments
On and By Iannis Xenakis », Computer Music Journal vol. 20 n°4, 1996, p. 13.
2 Édouard Hanslick, Du beau dans la musique (1854), traduction Charles Bannelier, Paris, Christian Bourgois,
1986, p. 94.
3 Gérard Grisey, « Entretien avec David Bündler » (1996), in Écrits ou l’invention de la musique spectrale,
édition établie par Guy Lelong avec la collaboration d’Anne-Marie Réby, Paris, Musica Falsa, 2008, p. 273.
complexe »5. Ailleurs, il préfère la métaphore du « fluide » : « Ils constituent de très simple
règles qui créent de très larges surfaces, dit-il à propos des automates cellulaires qu’il utilise dans Horos (1986). C’est en relation avec la nature des fluides, par exemple. Pour moi, le son est une sorte de fluide dans le temps – c’est ce qui m’a donné l’idée du transfert d’un domaine à un autre »6. Ou encore, en 1958, il utilise la « parabole des gaz » pour légitimer
l’introduction du calcul des probabilités : « Identifions les sons ponctuels, par exemple : pizz., aux molécules ; nous obtenons une transformation homomorphe du domaine physique au domaine sonore »7. Ces transferts de la physique au son – soulignons également la dimension
énergétique de l’idée même de transfert – vont dans le même sens : qu’il soit pensé comme un fluide ou comme un gaz, le son est appréhendé en tant que mouvement, énergie fluctuante. « Une musique est un ensemble de transformations énergétiques », note Xenakis dans ses esquisses pour Concret PH, probablement en novembre 19588. C’est l’époque où il imagine et
met en pratique le paradigme qu’on appellera par la suite « granulaire », selon lequel un son serait constitué d’une grande quantité d’impulsions très brèves (en dessous du seuil de perception de la durée d’un son) – des « grains », des « quantas » sonores. Plusieurs années après, pour expliquer ces recherches, il dira : « Dans les années 1950, j’ai proposé une théorie à propos de la synthèse sonore basée sur le quanta sonore. Le quanta acoustique remonte à la théorie d’Einstein – aux alentours de 1917 – sur les phonons. Elle est en relation avec l’observation que la transmission de la chaleur et du son à travers les molécules se fait par sauts d’énergie comme dans le cas des photons »9. Par ailleurs, l’un de ses derniers articles
théoriques, très philosophique, intitulé « Sur le temps », après avoir défini le temps comme « épiphénomène » de l’espace, finit par aboutir à la notion d’énergie comme ultime concept : « Comme l’espace n’est perceptible qu’à travers l’infinité des chaînes des transformations énergétiques, il pourrait fort bien n’être qu’une apparence de ces chaînes. En effet, prenons le mouvement d’un photon. Mouvement veut dire déplacement. Or, ce déplacement pourrait être considéré comme une autogenèse d’énergie, une parthénogenèse énergétique du photon par lui-même à chaque pas de sa trajectoire (continue ou quantique) ? Cette autocréation continue du photon ne serait-elle pas en fait l’espace ? »10.
Dans une très belle discussion avec un compositeur qu’on lui opposerait bien volontiers, Morton Feldman, Xenakis s’exclame, après un concert de ce dernier : « La musique est utilisée en tant qu’énergie acoustique. Le problème de la composition est comment utiliser cette énergie. Hier soir, […] j’étais fasciné par le fait que, avec si peu de notes, vous pouvez produire cette compréhension des choses. Je me suis senti comme un enfant, car j’écris trop de notes »11. Car, bien entendu, parler d’énergie à propos de Xenakis, c’est aussi souligner le
fait que sa musique est faite de débordements énergétiques. Les amas de notes qu’il
5 « La Légende d'Er du Diatope au Centre Georges Pompidou » (1978), in Iannis Xenakis, Musique de
l’architecture, textes, réalisations et projets architecturaux choisis, présentés et commentés par Sharon Kanach, Marseille, Éditions Parenthèse, 2006, p. 353.
6 Bálint A. Varga, Conversations with Iannis Xenakis, London, Faber and Faber, 1996, p. 200.
7 « Les trois paraboles » (1958), in Iannis Xenakis, Musique. Architecture, Tournai, Casterman, 1971, p. 58. 8 Carnet 23, Archives Xenakis, Bibliothèque Nationale de France.
9 Bálint A. Vargas, op. cit., p. 197.
10 « Sur le temps » (1988), in Iannis Xenakis Kéleütha, Paris, L'Arche, 1994, p. 96. 11 Morton Feldman, Iannis Xenakis, « A conversation on music », Res n°15, 1988, p. 177.
affectionne – les masses compactes des glissandi de Metastaseis (1953-54), les « configurations galactiques » de Pithoprakta (1955-56), les « nuages de sons » d’Herma (1960-61)… – envahissent l’espace de l’écoute et suscitent une sensation intense de présence. Tout auditeur de Xenakis sait qu’il sera livré à des secousses telluriques, des tempêtes, des irruptions continues d’une énergie soutenue dont la source semble ne jamais se tarir. « Quand j’ai composé La légende d’Eer (1977), je pensais à quelqu’un qui se trouverait au milieu de l’Océan. Tout autour de lui, les éléments qui se déchaînent, ou pas, mais qui l’environnent »12, aimait-il dire à propos d’une de ses pièces qui s’écoute comme une
cosmogonie. On pensera également aux tourbillons intenses du début de Persephassa (1969) et à son gigantesque « tourniquet »13 conclusif, qui évoque la danse extatique des derviches
tourneurs, aux « jubilations »14 que de l’un des points culminants de Nuits, aux puissants
chœurs de Cendrées (1973). Quant à l’interprète, le caractère quasi injouable de certains passages de Synaphaï (1969) (une portée pour chaque doigt du pianiste !), de Gmeeoorh (1974) ou de la fin de Nomos alpha (1965-66) ne doit pas induire en erreur : « Xenakis a souvent comparé l’interprète à un athlète qui s’efforce toujours de se dépasser. Il a fait sien cet état d’esprit dans Evryali (1973) en créant des situations qui ne pourront jamais être réalisées. L’interprète doit entretenir une attitude positive et ouverte qui le mènera peut-être éventuellement à la perfection, sachant simultanément que c’est une illusion. Mais c’est cette conscience paradoxale qui investit Evryali de tant d’énergie », note le pianiste Marc Couroux15. « Composer est une bataille », confiait Xenakis16, qui n’hésitait pas à évoquer le
« pouvoir » de la musique : « Le pouvoir de la musique est tel qu’il vous transporte d’un état à l’autre. Comme l’alcool. Comme l’amour. Je voulais apprendre comment composer de la musique peut-être pour acquérir ce pouvoir. Le pouvoir de Dionysos »17.
12 « Entretien avec Dominique Drühen », in pochette du CD Iannis Xenakis 2. La légende d’Eer, Auvidis
Montaigne, MO 78058, 1995.
13 Le mot est de Jean Batigne, « Sur Persephassa et Pléiades », in Regards sur Iannis Xenakis, Paris, Stock,
1981, p. 181.
14 Expression de Jean-Rémy Julien, « Nuits de Iannis Xenakis. Éléments d'une analyse », L'Éducation musicale
vol. 326, 1986, p.10.
15 Marc Couroux, « Dompter la mer sauvage : réflexions sur Evryali de Iannis Xenakis », Circuits vol. 5 n°2,
1994, p. 60.
16 Bálint A. Vargas, op. cit., p. 204.