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Déplacements et subjectivités dans le monde globalisé. Quand le « migrant clandestin » brûle ses attaches premières

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Déplacements et subjectivités dans le monde globalisé.

Quand le “ migrant clandestin ” brûle ses attaches

premières

Elise Pestre

To cite this version:

Elise Pestre. Déplacements et subjectivités dans le monde globalisé. Quand le “ migrant clandestin

” brûle ses attaches premières. L’information psychiatrique, John Libbey Eurotext, 2015, Migrants

(1/3), 91, pp.15-20. �10.1684/ipe.2014.1287�. �hal-01507681�

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Déplacements et subjectivités

dans le monde globalisé.

Quand le « migrant clandestin »

brûle ses attaches premières

Élise Pestre

RÉSUMÉ

À partir de la figure du harrag, ce migrant dit « clandestin » qui met sa vie en péril à travers une forme de passage à

l’acte migratoire, nous envisagerons plusieurs pistes de réflexion pour tenter d’élucider ce qui se trame chez ce sujet en

quête de reconnaissance et de lieu. Cette figure contemporaine, qui constitue un exemple paradigmatique d’une clinique du déplacement à l’heure de la globalisation, dévoile l’intrication de la pulsionnalité avec la scène politique et sociale. Ce phénomène actuel rend particulièrement compte du rapport du sujet à ses attaches premières, et de sa tentative d’arrachement radical de la mère patrie.

Mots clés : migration, passage à l’acte, subjectivité, psychanalyse

ABSTRACT

Travel and subjectivities in the globalized world. When the “illegal migrant” burns his first attachements through the

figure of the harrag, the migrant or so called “clandestine” who puts his life at risk through a rite of passage in the act of migration, we will attempt to consider several avenues of thought in order to try and clarify what is happening to this individual in the search for recognition and a place in society. This contemporary figure, who constitutes the paradigmatic example of a clinical movement at the time of globalization, reveals the intricacy of the activity of a drive, toward the political and social scene. The current phenomenon takes particular account of the subject’s relationship towards initial ties and his radical attempt to tear away from his home-country.

Key words: migration, acting out, subjectivity, psychoanalysis

Maître de conférences Université Paris-Diderot (Paris 7), Sorbonne Paris Cité (SPC), UFR « Études psychanalytiques », bâtiment Olympe-de-Gouges, 75205 Paris cedex 13, France

<elise.pestre@gmail.com>

Tirés à part : E. Pestre

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Pour citer cet article : Pestre É. Déplacements et subjectivités dans le monde globalisé. Quand le « migrant clandestin » brûle ses attaches premières. L’Information psychiatrique 2015 ; 91 : 15-20 doi:10.1684/ipe.2014.1287

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É. Pestre

RESUMEN

Desplazamientos y subjetividades en el mundo globalizado. Cuando el “migrante clandestino” quema sus primeras ataduras. A través de la figura del harrag, este migrante denominado “clandestino” que arriesga la vida a través de una

forma de paso al acto migratorio, consideraremos varias pistas de reflexión para tratar de dilucidar lo que se trama en este sujeto en busca de reconocimiento y de lugar. Esta figura contemporánea, que constituye un ejemplo paradigmático de una clínica del desplazamiento a la hora de la globalización, revela lo intrincada que es la pulsionalidad con el escenario político y social. Éste fenómeno actual da particularmente cuenta de la relación del sujeto con sus primeras ataduras, y de su intento de desgaje radical de la madre-patria.

Palabras claves : migración, paso al acto, subjetividad, psicoanálisis

Quand il s’installe en terre étrangère, le sujet entre dans ce qui pourrait être désigné comme un état migratoire, une disposition singulière qui va rendre compte du dialogue incessant entre son monde pulsionnel et le monde externe, qui l’entoure. La psyché devra décoder et traduire perpé- tuellement la nouveauté et sera mise à l’épreuve, parfois rudement, dans son rapport à l’altérité. D’une manière géné- rale, à l’occasion du déplacement territorial, les fondations premières du sujet seront largement mobilisées.

C’est à partir d’une pratique clinique et de recherches dans le champ de la pychanalyse conduites auprès de popu- lations migrantes, que nous souhaitons aborder l’expérience du déplacement, en tant qu’événement susceptible de venir raviver les avatars liés à la formation primitive de la sub- jectivité. Les interactions entre psyché, champ politique et social seront dans ce cadre-là explorées.

On sait depuis Freud que la psyché se construit à l’interface de l’individuel et du collectif. Rappelons ici sa célèbre formule issue de Psychologie des masses et ana-

lyse du Moi : « L’autre intervient très régulièrement en tant

que modèle, soutien et adversaire, et de ce fait la psycholo- gie individuelle est aussi d’emblée, et simultanément, une psychologie sociale, en ce sens élargi mais parfaitement jus- tifié » [1]. La subjectivité se construit en effet à l’occasion de l’identification primaire, ou narcissique, qui implique l’autre, et son inscription précoce dans le lien social.

Cette identification primaire implique, de manière concomitante l’identification au père et à l’héritage inter- générationnel, et l’identification à l’autre primordial, dispenseur de soins premiers. Le « réfléchissement en miroir » de la mère va justement permettre à cette iden- tification primaire d’advenir, et au petit d’homme de se constituer, dans le meilleur des cas, en tant que « soi » différencié de celui de la mère [2].

Nous verrons qu’à l’occasion de cet état migratoire, lorsqu’il s’agit pour le sujet de créer en terre d’exil sa demeure propre, la reconnaissance de l’autre occupe une place fondamentale chez les migrants en quête de lieu, et que le rapport du sujet à son déplacement dévoile des élé- ments relatifs à cette première reconnaissance maternelle. Cette dernière doit en effet suffisamment advenir pour que le sujet bénéficie d’un soi différencié du sien. Or parfois une telle reconnaissance a failli, ou s’avère incomplète. Et

lorsque le miroir maternel, à l’occasion de cette étape fon- datrice, a réfléchi un soi autre que celui du nourrisson, la formation d’un je différencié ne peut se produire. Le pro- cessus de l’identification primaire est entravé, propulsant le sujet dans un devenir potentiellement psychopatholo- gique. La « soif » inassouvissable de reconnaissance de certains sujets migrants, témoigne, selon nous, de cette opé- ration première ratée, qui va pouvoir se révéler à travers son

passage à l’acte migratoire.

Le passage à l’acte migratoire

du brûleur de frontière

D’une manière générale, qu’il soit réfugié, demandeur d’asile ou expatrié dit « volontaire », tout sujet déplacé traverse des mouvements internes, dont les effets psy- chiques vont s’avérer légers, passagers, ou à l’inverse, douloureux, intenses, s’inscrivant dans le temps, et le conduisant à des troubles psychopathologiques bruyants. Le déplacement va en quelque sorte agir tel un révéla-

teur – au sens photographique du terme –, des butées

traductives et des problématiques névrotiques ou psycho- tiques insoupc¸onnées jusqu’alors. Il va dévoiler, comme nous l’évoquions, quelque chose du rapport du sujet à l’objet primaire, et ce quelles que soient les raisons mani- festes du déplacement et ses conditions de vie à l’étranger – même si la précarité constitue certainement un facteur d’amplification du mal-être.

Il semble important d’insister également sur le fait que la migration, quand bien même elle apparaîtrait exclusivement prescrite depuis la scène extérieure (misère économique et sociale, conflits armés, etc.), elle n’empêche pas l’existence de « désirs d’exil » – selon la formule de J. Bennani [3] – refoulés, relatifs à la trajectoire propre du sujet. D’une cer- taine fac¸on, c’est ce que formule l’écrivain Nancy Huston lorsqu’elle écrit qu’« un exil peut en cacher un autre » [4]. Nous nous arrêterons donc sur cette proposition qu’« un exil peut en cacher un autre », un autre dont les motifs seraient d’ordre inconscient devrions-nous ajouter ici, afin de proposer des pistes de réflexion sur la figure du har-

rag, ce « migrant clandestin » qui traverse la Méditerranée

depuis le Maghreb, sur des embarcations de fortune, pour

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Déplacements et subjectivités dans le monde globalisé. Quand le « migrant clandestin » brûle ses attaches premières

rejoindre l’Europe, un eldorado selon l’imaginaire partagé, pour lequel il risque sa vie.

Ces réfugiés sont désignés en arabe par le terme

harragas (pluriel de harrag), qui se traduit par « brû-

leurs » – par extension à brûleurs de frontières, brûler ses papiers d’identité comme le rituel pré-migratoire en témoigne. Les travaux de jeunes psychologues cliniciens qui accompagnent en Tunisie les mères des disparus de la Méditerranée [5]1 nous ont particulièrement sensibili- sés à ce phénomène actuel. Ils ont exploré comment ces jeunes qui brûlent les frontières maritimes, brûlent les inter- dits de la loi [6], et dévoilent à travers cet acte radical une insubordination qui les pousse vers une mise en péril totalitaire, en se jetant dans les bras de la Méditerranée, devrait-on ici souligner. Mais ces psychologues ont égale- ment abordé, dans une dimension plus métapsychologique, quelque chose de la dynamique inconsciente qui se dégage du profil du harrag. Nous tâcherons de développer cette dimension et de montrer comment les différentes facettes de ce phénomène contemporain offrent un exemple para- digmatique d’une clinique à l’heure de la globalisation, en mettant en exergue l’intrication de la pulsionnalité avec la scène politique et sociale.

Fethi Benslama dans son dernier ouvrage La guerre des

subjectivités en Islam [7] parle du harrag, comme d’une

« figure de la mort volontaire»– au même titre que le mar-

tyr, le kamikaze, ou encore l’immolé par le feu. Il montre que

le sujet est soumis à une injonction interne qui pourrait être résumée par « la vie ou le pays » [7, p. 51], dans laquelle, et quel que soit le choix du sujet, la perte est en jeu, l’exil n’étant qu’un moyen d’aller vers la mort. D’ailleurs, les pro- pos du harrag du film Harragas de Merzak Allouache vont dans ce sens : le jeune homme, après plusieurs tentatives migratoires ratées se suicide. Dans une lettre, il adresse ces mots à sa sœur: « Si je pars je meurs. Si je ne pars pas je meurs. Alors je pars sans partir et je meurs »2.

Fethi Benslama reprend l’affirmation de Lacan dans

Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse qui

évoque « la bourse ou la vie ! », explorant ainsi la question du choix forcé et de ce qu’il induit d’une aliénation du sujet dans « la position subjective de l’être ». C’est précisément cette opération décrite par Lacan, que nous allons explorer afin d’élucider ce qui se trame chez celui qui choisit « la vie ou le pays », pour tenter d’éclairer son rapportà« la dépen- dance signifiante au lieu de l’autre » [8, p. 230]. C’est en reprenant la dialectique du maître et de l’esclave (Hegel),

1 Waël Garnaoui et Imen Twa sont des psychologues tunisiens qui tra- vaillent dans une association (Psycho Club Tunisien en collaboration avec le Forum tunisien pour les droits sociaux et économiques, FTDES, et le mouvement Boats for People) qui a mis en place un programme de consultation avec les familles des disparus. Dans cet article je me réfère à Garnaoui W [5].

2 Allouache M., Harragas, film, réalisation franco-algérienne, distrib. Jours2fête, 2010.

que Lacan parle du choix forcé de l’esclave qui se résume bien davantage selon lui par « la liberté ou la mort » que par « la liberté ou la vie ». Car « vous choisissez la liberté eh bien !, c’est la liberté de mourir » dit-il dans le Séminaire [8, p. 238].

Cette forme de condamnation du sujet à l’aliénation se relie, par extension au champ du déplacement qui est le nôtre, à une tentative subjective d’arrachement radical de la terre natale, celle d’une disparition qui lui permettrait de se séparer de cette aliénation au prix de sa vie (le naufrage, ou encore sa vie « offerte » aux passeurs qui abandonnent fréquemment les migrants à leur sort). Par cet acte, le sujet s’engage dans une opération risquée de séparation, qui, selon Lacan, suit celle de l’aliénation. À propos de la sépa- ration Lacan écrit : « Separare, séparer, j’irai tout de suite à l’équivoque du se parare, du se parer dans tous les sens fluctuants qu’il a en franc¸ais, aussi bien s’habiller, que se défendre, se fournir de ce qu’il faut pour vous mettre en garde, et j’irai plus loin encore, ce à quoi m’autorisent les latinistes, au se parere, au s’engendrer dont il s’agit pour l’occasion. ». [8, p. 239] Il est intéressant de relever qu’avec cette opération de séparation, on retrouve chez le brûleur le fantasme d’une nouvelle naissance, voire un fantasme d’auto-engendrement, dans lequel le sujet se transforme en un autre, par lui-même, à l’occasion de cette mise en péril. C’est le « meurs et deviens »3 dont parle Goethe, condition

sine qua non qui lui permettrait d’accéder, en vain, à un je

consistant, et d’être reconnu par tous en tant qu’homme.

Déplacement et ravivement

des opérations aliénation-séparation

Si le couple aliénation-séparation est à vif dans la clinique du déplacement, nous l’observons plus particu- lièrement dans la situation du harrag à l’occasion de son passage à l’acte migratoire. Les fantasmes d’évasion rejoignent des fantasmes archaïques liés au désir de l’Autre, qui commande cette injonction interne, le conduisant à faire ce choix forcé et féroce. De telles hypothèses méta- psychologiques se relient à des récurrences cliniques qui ont pu être observées chez ces brûleurs ; leur profil est souvent le même : des jeunes hommes prêts à tout pour relever ce défi mortel et incarner ainsi l’« enfant sauveur » [5, p. 33] qui sera le héros de sa famille, et de sa mère en particulier. Plusieurs cas rendent compte de la néces- sité d’une reconnaissance narcissique très forte chez ces hommes, reconnaissance de l’autre, qui les commande et les pousse à recommencer ad vitam æternam cette tentative d’exil (et de mort) quand elle échoue ; cette sorte d’« altérité

3 Goethe, « Bienheureux désir ». In : Le divan oriental-occidental, trad. H. Lichtenberg. Paris : Gallimard, 1950, p.43-44. On pense notamment aux derniers vers du poème:« Et tant que tu n’as pas compris/ Ce: Meurs et deviens !/ Tu n’es qu’un hôte obscur/ Sur la terre ténébreuse ».

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É. Pestre

eldoradienne » devient alors une obsession, et une fois engagé ce processus d’arrachement de la terre natale, le

brûleur poursuivra sa tentative de séparation jusqu’à la

fin. Mourir ou exister en vain, « là-bas ». C’est d’ailleurs l’image du tatouage que porte l’un des jeunes hommes dont la famille a été interviewée par le psychologue tunisien : sur une de ses mains est gravé mère et sur l’autre Roma, le nom de la ville dans laquelle il souhaite migrer. La référence pasolinienne – probablement insue – est ici extraordinaire. Dans le film Mamma Roma, la mère d’Ettore, ce jeune héros qui sera emprisonné à la suite d’un délit, entretient un rap- port ambigü à son fils, évoquant davantage une relation amoureuse qu’un lien d’attachement maternel4. Les actes

transgressifs d’Ettore ne doivent-ils pas être interprétés, à la lumière de ce rapport incestuel, tels des tentatives répé- tées de séparation de sa mère ? Insuffisamment médiatisé, le rapport aliénant de la mère à son fils, la conduira tout droit à la folie, et Ettore à la mort.

Comme dans Mamma Roma, les fils brûleurs qui trans- gressent ont une place bien particulière au sein de leur famille. Et toujours selon l’hypothèse de Garnaoui, leur lien à leur mère apparaît privilégié, jusqu’à témoigner d’une « symbiose mortifère ». L’hypothèse d’une implication fantasmatique liée aux manifestations d’un désir maternel puissant, semble se révéler dans ce mouvement transgres- sif. C’est comme si, pour citer Lacan, ils se chargeaient « en quelque sorte de la douleur de l’autre » [9], celui d’une mère qui désire ailleurs/l’ailleurs. L’impossibilité de satis- faire intégralement cet autre en demande le conduit tout droit vers l’issue fatale, qu’il endosse à son propre compte. Or, ne tente-t-il pas ainsi, et par le biais de cet acte de sépara- tion, d’« inventer un lieu autre que celui du giron maternel » [5, p. 10] ?

On voit ici combien il convient d’interroger ce qui se pro- duit au niveau inconscient et pulsionnel lors de la migration dite « clandestine ». Une dynamique subjective s’enclenche, et l’on comprend davantage qu’avec cette dimension de commandement interne lié à ce choix forcé, on sorte d’une polarisation simplificatrice entre migration « volontaire » et migration « involontaire ».

Une figure contemporaine à l’heure

de la globalisation

Cette figure du harrag, on l’a évoquée, présente plu- sieurs facettes. Elle renvoie à une forme de subjectivité nouvelle en lien avec la globalisation et témoigne des manifestations actuelles de contestation locale du système politique établi, autant qu’elle rend compte d’un mouve- ment d’insubordination à une échelle plus globale. Elle

4 On pense notamment à la scène de danse au début du film où le rapproché corporel entre la mère et son fils dévoile la passion mortifère qui est à l’œuvre (Pasolini PP. Mamma Roma. Italie, 1962).

crie au monde l’aspiration du sujet pauvre, relégué, et à la marge de la consommation, à pouvoir accéder lui aussi « à sa part du gâteau », c’est-à-dire appartenir à une société dans laquelle il pourra entrer en possession d’objets signés, de marque, et ainsi satisfaire, comme nous tous, ses pulsions partielles. En effet, dans cette logique capitaliste globalisée, « chacun peut alors avoir l’espoir qu’il récupère ou qu’il va récupérer un peu de ce dont il est spolié », écrit A. Vanier [10] au sujet du va-et-vient entre dépossession, production et gain, qui fonde la structure de l’échange.

La question de la spoliation – ici sociale et économique – rencontre celle de la reconnaissance narcissique du sujet en quête de lieu. Ravalé, disqualifié politiquement et sociale- ment, il semble, par le biais de son acte migratoire, invoquer une reconnaissance sociale, pour que soit réparé quelque chose du préjudice qu’il a subi « là-bas ».

Cette question de la reconnaissance politique et sociale n’est pas étrangère à la reconnaissance narcissique pre- mière, relative à l’opération qui a permis au sujet d’advenir, en tant qu’être différencié, grâce « au rôle de la mère qui réfléchit au bébé son “soi” propre » [2, P. 214]. Rappe- lons, dans une forme de prolongement lacanien du miroir maternel de Winnicott, que pour accéder au champ du sym- bolique, le sujet doit être reconnu par l’autre qui fait du miroir une surface de « lieu de tension et de répartition du pulsionnel que l’image refoule » [11], renforc¸ant ainsi la reconnaissance d’un je différencié. Cette phase première lui permettra ainsi de se sentir unifié et d’accéder au langage.

À l’inverse, l’échec de la fonction identifiante liée à la reconnaissance de l’autre en tant que condition du soi, semble le conduire tout droit vers une quête effré- née d’identité et de refuge. Dans ce contexte-là, avec cette possibilité d’être nouvellement regardé, et reconnu comme sujet ayant bravé tous les dangers, la destinée migratoire risquée va être extrêmement investie par celui qui est en quête de reconnaissance narcissique. D’ailleurs, la dimen- sion du regard, et de la pulsion scopique en jeu dans la reconnaissance spéculaire, se retrouve à travers le voir et l’être vu en jeu dans les images et les photos diffusées à la télévision lors de reportages sur les harragas. On sait que les proches regardent les images des naufrages et des sau- vetages, pour tenter de reconnaître leurs enfants, quand ils sont portés disparus.

Avec une telle conduite à risque, pour ne pas dire

conduite à mort, qu’incarne la figure du harrag, la quête

de reconnaissance démesurée rend compte d’un assujet- tissement à l’autre, et de sa tentative d’affranchissement ratée. On pourrait citer ici les propos de S. Lesourd [12] dont la lecture peut nous aider à penser les enjeux subjec- tifs contemporains, en lien précisément avec cette situation migratoire. Il écrit : « le sujet soumis au désir de l’autre, aliéné au désir de l’autre, construit son rapport au monde, et à lui-même, à partir de l’autre et de ses incarnations premières [.. .]. L’autre, en tant donc que référence, est à la fois origine du sujet et lieu d’adresse du sujet, comme

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Déplacements et subjectivités dans le monde globalisé. Quand le « migrant clandestin » brûle ses attaches premières

le montrent bien les processus du discours. Que le sujet dans le champ du langage et de la parole rec¸oive de l’autre son “message sous une forme inversée” n’est jamais que l’expression clinique de cette adresse à l’autre. » C’est un « pars et meurs » plus qu’un « reste toujours avec moi » qui semble être entendu par le sujet migrant qui brûle ses attaches premières.

Nous voyons ainsi comment la nécessité interne – plus que le désir – de quitter la terre première sous-tend fré- quemment un vœu inconscient de séparation des objets premiers, qui s’y rattachent. Or, avec l’éloignement de la

terra patria c’est plutôt le ravivement de l’aliénation pri-

maire, plus que son extinction, que va généralement trouver le sujet exilé à l’étranger. Le sujet peinera ici d’autant plus à se déprendre des identifications imaginaires aliénantes, qu’elles se verront considérablement alimentées par la sépa- ration et l’éloignement.

Ici, nous ne parlons plus seulement du harrag. Qu’il soit qualifié de réfugié, migrant ou expatrié, si le lien mater- nel primordial n’a pas fait l’objet d’un sevrage effectif, qu’il n’est pas suffisamment marqué par la perte structu- rante qui institue l’ordre du désir, le sujet, une fois arrivé en terre d’exil, ne pourra pas créer sa demeure propre. La séparation, plus encore lorsqu’elle est advenue de manière incomplète dans ces temps primitifs, sera ravivée par la distance spatio-temporelle et deviendra potentiellement destructrice. Une fois ex-patrié, le réservoir pulsionnel du sujet gonfle, l’inconscient apparaît à fleur de peau, et le retour du refoulé amplement favorisé. Les opérations d’aliénation et de séparation sont ainsi actualisées.

Vers une clinique de l’expatriation

Il apparaît, au fil de mes recherches conduites depuis ma pratique clinique auprès de sujets déplacés, l’ébauche d’une métapsychologie du sujet expatrié, qu’il soit dit migrant

volontaire, ou involontaire, comme nous l’évoquions. On

rencontre en effet des mécanismes et des opérations communes liées aux effets psychiques du déplacement, qui ont trait à l’actualisation de l’expérience d’attachement pri- maire à l’occasion de la création d’un lieu pour habiter en terre étrangère.

En ce sens, l’expression de clinique de l’expatriation, en tant que déclinaison de la clinique de l’exil5 et de la

clinique de l’asile que nous avons développé à l’occasion

de recherches axées sur la vie psychique des réfugiés [13], s’avère elle aussi pertinente pour continuer de cerner les motifs inconscients du déplacement, et leurs effets sur la subjectivité, une fois la migration « consommée ».

Le signifiant expatriation permet précisément de mettre l’accent sur le couple aliénation-séparation précédemment déployé. Le terme « expatrier » renvoie étymologique- ment à « ex patria » qui signifie « hors de, loin de la patrie »; le terra patrum renvoie au patrem qui signifie père. À travers le mouvement du hors de sa patrie, le sujet s’éloigne non seulement de la terre-mère mais éga- lement du patrem, du père. Les effets d’un tel éloignement ne sont pas seulement métaphoriques, car cet écart peut aller jusqu’à désarrimer plus encore le sujet de ses attaches symboliques, lorsqu’elles s’avèrent fragiles. En quittant la

mère patrie, c’est le rapport aux objets internes et leur

assise, qui est réactivée et mise à l’épreuve. Avec la dis- tance spatio-temporelle, les imagos parentales vont prendre de l’importance, nous montrant ainsi combien ce n’est pas l’événement même du déplacement qui peut créer du trauma, mais le rapport du sujet à ces objets, et sa capacité à créer, transformer, inventer un lieu où exister, à l’écart de tels objets. Dans ce contexte, la continuité d’existence et la

capacité d’être seul [14] sont rudement mises à l’épreuve.

La quête effrénée

d’une reconnaissance narcissique

Il est intéressant de voir qu’avec ce déplacement clan-

destin vers un ailleurs fantasmé comme étant meilleur,

la revendication d’une reconnaissance s’apparente à une forme de réparation, une indemnité psychique et sociale. Cette réparation passerait ici par un autre pays, un état tiers qui incarnerait cette instance symbolique qui semble faire défaut en partie, dans la subjectivité. Un autre qui recon- naîtrait, qui réparerait, un autre qui séparerait. Mais entre les deux, il y a la mer, ses tempêtes, le soleil brûlant... et les « passeurs » qui représentent aussi un risque humain majeur6.

C’est comme s’il y avait donc, à travers cet acte migratoire, l’attente de la délivrance d’une reconnaissance externe qui aurait la vertu de « tout » résoudre, sur un mode imaginaire, chez celui qui éprouve tant de difficultés à se projeter dans son existence propre.

Or, déshabillé du politique, le migrant est renvoyé – nu –, au registre du réel, et à ce qui se situe hors du symbolique. Par extension, et depuis nos observations cliniques, nous devons ici inclure les sujets réfugiés d’une fac¸on plus géné- rale, et les demandeurs d’asile en particulier. Il apparaît en effet que lorsque tombe le rejet administratif sur le deman- deur d’asile, et que se produit chez lui un écho à une telle absence primordiale de reconnaissance, cette forme d’exclusion répétée peut le conduire à l’agonie psychique.

5 Nous nous inscrivons ici dans le prolongement des travaux de F. Bens- lama, O. Natahi, A. Cherki, O. Douville, J.-M. Hirt etc. et du paradigme de la « clinique de l’exil » qui s’est développé dans les années 1990, notam- ment dans les Cahiers Intersignes : « Incidences subjectives de l’exil ».

Cahiers Intersignes 1991 (Paris : éditions de l’Aube);3: 51-69.

6 Nous l’avons récemment vu le 15 septembre 2014, avec une nouvelle catastrophe dans laquelle un bateau à bord duquel cinq cent migrants tentaient de traverser la Méditerranée a été délibérément coulé par leurs passeurs.

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É. Pestre

Car lorsqu’il s’agit pour le sujet d’un nouveau « laissé- tombé » lié au défaut de témoin garant initial, cet autre primordial, une telle annonce pourra revêtir un caractère d’absolu et engendrer chez lui une symptomatologie singu- lière parfois massive [13].

Enfin, pour conclure, nous pourrions revenir sur la perti- nence de l’emploi des catégories de « migration volontaire » et « involontaire » relatives au champ des sciences poli- tiques et sociales, et de leur exportation dans d’autres champs – notamment celui de la psychopathologie. Ces catégories, en balisant et clôturant des populations entières, ont, pensons-nous, des effets réducteurs. Elles induisent d’autres catégories sous-jacentes (ceux qui seraient en bonne santé psychique versus ceux qui iraient mal), pola- rité qui ne rend aucunement compte de la complexité des mouvements psychiques en jeu en lien avec le déplacement humain. Certes, l’objet de ces catégorisations ne vise pas une telle différenciation, mais cet avertissement demeure important pour que la place impartie aux subjectivités ne soit pas étouffée et réduite à une dimension volon- taire/involontaire, qui ferait fi de la division du sujet. Celui qui a choisi de travailler à l’étranger, ou encore l’étudiant qui y séjourne, peut souffrir psychiquement, voire décom- penser sur un mode névrotique ou psychotique, alors même qu’il avait choisi de migrer, et à l’inverse un réfugié ayant vécu des violences politiques ne souffrira pas nécessaire- ment d’un psychotraumatisme.

Nous voyons ici combien la capacité de subjectivation de l’expatriation du sujet dépendra d’un ensemble conjoint de facteurs–à la fois inconscients, politique et social – qui assoiront – ou pas – sa capacité à tolérer le potentiel de rupture généré par son déplacement territorial. Lorsque des motifs pré-migratoires refoulés, ou relatifs à une néces-

sité interne d’exil se révèlent en terre étrangère, le sujet

n’est pas à l’abri d’une désintrication pulsionnelle massive. Afin d’être en capacité de se créer une demeure propre, différenciée de l’autre, il devra ainsi tolérer ce possible déferlement lié au ravivement des opérations primaires, en expérimentant ainsi la continuité d’être, et sa capacité à être

seul. Dans le contexte migratoire, la non-reconnaissance

politique, lorsqu’elle se joint à l’absence d’hospitalité, ren- forcera son dénuement à la fois politique et psychique. Et à l’inverse, cette reconnaissance, – qui passe notamment

par l’octroi d’un titre de séjour –, permettra de favoriser les prémisses de « la création d’un hébergement psychique» [11], témoignant ainsi des multiples correspondances entre psyché et lien social, qui fondent l’identité même du sujet.

Liens d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de lien

d’intérêt en rapport avec cet article.

Références

1. Freud S. Psychologie des masses et analyse du moi (1921).

In : Essais de psychanalyse. Paris : Payot, 2001, p. 137.

2. Winnicott DW. « Le rôle de miroir de la mère et de la famille

dans le développement de l’enfant ». In : Jeu et réalité. Paris : Gallimard, coll. « Folio Essais », 1975, p. 206.

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Psychologie Clinique nouvelle, série 3, « Les sites de l’exil ».

Paris : L’Harmattan, 1997, p. 31-38.

4. Huston N. Nord perdu. Paris : Actes Sud Babel, 1999, p. 24. 5. Garnaoui W, Migration clandestine « Harga ». Entre désir

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la dir. de F. Benslama, co-jury E. Pestre. Université Paris Diderot, Paris, (UFR Études Psychanalytiques)].

6. Merdaci A. Anthropologie de la souffrance psychique et

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7. Benslama F. La guerre des subjectivités en Islam.

Paris : éditions Lignes, 2014.

8. Lacan J. Le séminaire, Livre 11. Les quatre concepts fon-

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Références

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